LE RAPPORT DE FORCE GÉOPOLITIQUE SINO-INDIEN

Christophe REVEILLARD

Avril 2008

Dans l’étude comparative des facteurs de puissance, il apparaît que l’Inde et la Chine connaissent des développements les plus souvent distincts dans un environnement géopolitique régional commun, malgré l’existence de la barrière himalayen-ne et du plateau tibétain ainsi que de leurs tropismes en Asie du Sud-Est pour le premier et au Tibet pour le second. C’est donc non dans l’appréciation mais dans la posture choisie en fonction des intérêts nationaux que diffèrent les positionnements stratégiques des deux autres grands de l’Asie1.

L’environnement géopolitique dans lequel évoluent ces puissances présente évidement les déterminants propres à la région mais on peut également constater qu’ils semblent porter à leurs paroxysmes certaines de leurs caractéristiques si particulières.

La course à la prolifération a aboutit en Asie au record du nombre des puissan­ces possédant la capacité nucléaire avec la Chine (1er essai en i960), l’Inde (1974) et le Pakistan (1998). Seule la Chine est reconnue puissance nucléaire au sens du Traité de non prolifération de 1967 (TNP)2. En outre, de nombreux échanges de technologies nucléaires et balistiques existent ou ont existé entre l’une ou l’autre de ces puissances et l’Iran, la Corée du Nord et la Libye.

Le continent asiatique connaît de plus une multitude de différends et de conflits frontaliers qui n’ont pas épargné les deux grandes puissances chinoise et indienne elles-mêmes dont pourtant la stratégie de la seule force d’inertie semblait conduire leurs relations frontalières, contrastant avec le dynamisme de leur politique d’in­fluence sur les autres théâtres extérieurs.

Le cadre de la compétition entre les deux grandes puissances asiatiques est éga­lement indissociable d’une histoire fortement marquée par la lutte idéologique, issue principalement de la guerre froide, du non-alignement et du tiers-mondisme, qui se maintient et perdure comme le révèlent notamment les rôles respectifs de l’Armée et du Parti communiste en Chine et les marxistes et les partis communistes en Inde.

Il s’ajoute aux éléments fondamentaux qui façonnent l’environnement géopoli­tique asiatique, le recours aux facteurs identitaires nationaux, ethniques et religieux. Un point commun y est facilement décelable : un certain rejet de l’Occident plus ou moins accentué mais qui s’incarne surtout contre les Etats-Unis.

Au regard de sa puissance potentielle, les ambitions de l’Inde se précisent sur les échelles locale, régionale et mondiale. New Delhi doit résoudre d’authentiques problèmes de géopolitique intérieure, car, tout comme dans le reste de l’Asie du Sud caractérisée par une forte inégalité économique, la péninsule indienne connaît une très grande disparité politique et sociale et le maintien de tensions chroniques crée un contraste singulier avec la réalité de son développement économique et politique. Elle doit, de plus, garder son influence sur son environnement proche, notamment dans l’Océan indien, adapter sa politique de puissance aux ambitions chinoises et chercher à correspondre aux attentes de la communauté internationale dans l’éventuelle perspective d’une réforme du Conseil de sécurité de l’Onu.

Si l’Inde domine largement son environnement proche du point de vue écono­mique, sa croissance économique soutenue ne peut masquer de véritables limites en interne. À la suite de la Révolution verte, qui en plus de l’autosuffisance la propulsa en tête de la production de certains secteurs de l’agroalimentaire, puis de la diversification son économie vers l’industrie de pointe dans les années 1980, en 1991, l’Inde choisit d’inscrire son économie dans le commerce mondial et accepte les règles du commerce international, privatisation, dérégulation et abaissement (relatif) de la protection douanière. Sa croissance est tirée vers le haut, son système de formation est prisé et favorise de nombreux investissements directs à l’étranger (IDE) dans l’industrie informatique et les hautes technologies notamment au cœur des pôles d’excellence.

Le coût du miracle indien se résume dans le maintien voire le développement des inégalités sociales. Avec un quart de la population dans un état d’extrême pau­vreté, l’Indice de développement humain (IDH) indien se situe au 127e rang sur 175 et le système des castes n’y est évidemment pas étranger. L’on peut également constater que de façon très classique, l’inégalité est aussi géographique entre régions rurales et celles urbanisées autour desquelles se sont développés pôles d’excellen­ce et application de la révolution verte et donc où ont été privilégiées les travaux d’équipements et d’infrastructures. Sa dépendance énergétique est proportionnée à sa croissance économique et, par exemple, sa consommation de pétrole est cinq fois supérieure à sa production. Enfin, la corruption de la bureaucratie indienne est notoire qui a pu freiner certains investissements étrangers. Il est intéressant de confronter les équivalences et les irréductibilités existantes entre les économies et les questions sociales en Chine et en Inde3.

 

L’Inde, Etat fédéral démocratique, possède l’une des plus grandes dispersions ethnico-religieuses au monde, gros facteur de déstabilisation à partir de trois princi­paux foyers insurrectionnels, Cachemire (sécession musulmane), Pendjab (sécession sikh) et le Nord-Est de l’Inde avec différents groupes autonomistes. Ces territoires connaissent une violence endémique (attentats, émeutes, massacres interethniques ou interconfessionnels) et le gouvernement indien doit y engager 400 000 soldats pour la sécurité intérieure. La crédibilité de la puissance chinoise passe par le même prisme de la capacité à résoudre les problèmes intérieurs tenant tant à la disparité du développement Chine du littoral/ Chine intérieure qu’aux mouvements insur­rectionnels tibétains ou ouïghours.

Au niveau régional, l’Inde est cernée de pays d’une très grande pauvreté, ce qui ne facilité pas la synergie industrielle et commerciale qu’aurait créée l’existence de marchés complémentaires et le développement des échanges. Le Pakistan connaît une évolution de pays sous-développé (80 % de la population sous le seuil de pau­vreté, urbanisation et infrastructures limitées, disparités régionales, faible niveau de formation, budget militaire disproportionné), qui ne doit son salut que dans les aides internationales (dopées par la volonté des Etats-Unis) et les perspectives de ses richesses énergétiques potentielles. Les autres pays de la région, Sri Lanka, Bangladesh, Népal, Bhoutan et Maldives sont plongés dans un marasme économi­que et s’accrochent à leur lien de dépendance avec l’Inde.

Cette situation attise un certain nombre de conflits, tant inter qu’intra-étati-ques, principaux facteurs d’instabilité de la région. En Asie du Sud, les tensions inter étatiques sont majoritairement issues des contentieux frontaliers touchant le Cachemire et deux territoires himalayens, le premier mobilisant 500 000 soldats indiens et 250 000 soldats pakistanais face à face le long des 740 km de la « Ligne de contrôle » (LOC), les seconds constituant une pomme de discorde potentielle plus ou moins récurrente entre Chine et Inde en raison de l’imprécision de la délimita­tion territoriale de l’Aksaï Chin à l’Ouest et l’Arunachal Pradesh à l’Est. Cependant, la question des frontières himalayennes ne constitue plus une raison suffisante de conflit entre deux pays détenteurs d’une force de dissuasion. De plus, en juin 2003, lors de la première visite d’un Premier ministre indien en Chine depuis 10 ans, une déclaration commune fut signée qui voyait l’Inde reconnaître la souveraineté de la Chine sur le Tibet, et la Chine la possession du Sikkim à l’Inde.

L’Union indienne désire concurremment à la Chine s’imposer diplomatique­ment non seulement en Asie du Sud mais également dans tout le champ asiatique. Pour ce faire la normalisation des relations avec la Chine et le Pakistan s’imposait pour obtenir une pacification de l’environnement régional sud-asiatique, laquelle favorisait l’autre aspect de la stratégie indienne qu’est la pénétration des organisa­tions régionales, comme l’affirmation de sa prééminence au sein de l’Association de l’Asie du Sud pour la Coopération Régionale (AASCR ou SAARC) et le rapproche­ment de l’ANSEA (ASEAN).

À l’échelle internationale, la stratégie de puissance diplomatique indienne se décline sur plusieurs fronts : la recherche de l’indépendance énergétique, la mul­tiplication des accords économiques (MERCOSUR, Etats-Unis, Russie et Union européenne) et des investissements notamment en Afrique (diaspora indienne de 2 millions de personnes), de l’Est et Australe (industrie pharmaceutique, textile et l’automobile), mais aussi l’Afrique francophone (pour ses réserves énergétiques et des concessions pétrolières). L’Inde choisit également une politique d’engagement pour l’application du Droit international public ce qui renforce sa visibilité dans les grandes instances internationales (opérations de maintien de la paix) notam­ment dans la perspective de la candidature de New Delhi à un siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU, s’appuyant notamment sur le G4 des prétendants (Allemagne, Brésil et Japon) et les pays africains partenaires commerciaux pour obtenir une réforme du Conseil de sécurité. Là encore, la stratégie de puissance indienne rencontre celle de la Chine. Patrice Touchard rappelle qu’« à l’occasion du 60e anniversaire de l’Onu, de longues négociations ont été engagées en vue de réformer les statuts, le financement et d’élargir le Conseil de sécurité à un certain nombre de pays dont l’Inde et le Japon. Tout en affirmant son soutien à la candida­ture indienne, Pékin, avec l’appui des autres pays de l’Asie du Sud-est a fait barrage à l’entrée du Japon au Conseil, entraînant l’échec de la totalité du processus. La Chine reste ainsi le seul représentant de l’Asie et du Tiers-monde dans son ensemble au Conseil de
sécurité »4.

L’avantage du rapprochement indo-américain est réciproque. Reconnaissance diplomatique au plus haut niveau (dimension mondiale, perspective du Conseil de sécurité et officialisation d’un rôle primordial dans l’Océan indien), contournement de l’alliance privilégiée pakistano-américaine et ouverture commerciale (OMC et triade) pour New-Delhi. Pression sur la Chine et lutte contre le terrorisme islami­que pour Washington.

Il ressort de la politique indienne essentiellement continentale et peu maritime (qui freine la réalisation plénière de sa géopolitique), que le Pakistan occupe une place essentielle dans la partie jouée par New-Delhi avec la Chine et les Etats-Unis. La chute des Talibans aura d’ailleurs représentée une remarquable opportunité pour New-Delhi de doubler Islamabad dans la course à l’influence dans la région. L’ambiguïté de la politique américaine vis-à-vis du Pakistan (prolifération nucléaire, aide des services aux Talibans) s’explique après l’intervention en Afghanistan pour faciliter la collaboration du Pakistan mais également par l’intérêt économique et géostratégique que représente le Pakistan. Le projet d’acheminement des hydro­carbures via ce pays permettrait aux Etats-Unis d’avoir un débouché sur la mer d’Oman sans passer par l’Iran. L’intérêt de la Chine à l’égard du Pakistan est de même nature. Le rapprochement de Pékin et d’Islamabad qui vise en partie à s’op­poser au partenariat indo-américain ne remet cependant pas en cause les relations entre d’une part Pékin et New Delhi qui multiplient les accords économiques et d’autre part Islamabad et Washington.

Chercheur à l’École doctorale 188 (Université Paris-Sorbonne) et UMR Roland Mousnier (CNRS), est directeur de séminaire de géopolitique à l’École de guerre (Cid), membre du comité de rédaction des revues Conflits Actuels, Revue Française de Géopolitique, et Histoire Economie et société. Dernières publications : (avec E Dreyfus) Penser et construire l’Europe 1919-1992, Sedes, 2007 ; (co-dir. B. et G. Dumont), La culture du refus de l’ennemi, Presses de l’Université de Limoges, 2007.

 

Bibliographie sommaire

  • Sophie Boisseau du Rocher (dir.), Asie, dix ans après la crise, études de la documentation française, édition 2007-2008, Asia Centre, Centre études Asie/ la documentation française, 2007
  • Isabelle Cordonnier et Bruno Tertrais : L’Asie nucléaire, IFRI, 2001
  • Guy Faure (dir.), Nouvelle géopolitique de l’Asie, Ellipses, coll. « Référence Géopolitique », 2005
  • Pascal Gauchon (coord.), Inde, Chine à l’assaut du monde, Rapport Antheios 2006, puf, coll. «

Major », Paris, 2006

  • François Godement, Sophie Boisseau du Rocher (dir.), Entre pragmatisme et attentisme, études de la documentation française, édition 2006-2007, la Documentation française, Paris, 2006
  • Christophe Jaffrelot (dir) : L’Inde contemporaine, Fayard (nouvelle édition 2006)
  • Sunil Khilnani : L’idée de l’Inde, Fayard, 2005
  • Eric Nguyen, L’Asie géopolitique, Studyrama, 2006
  • Jean-Pierre Paulet, L’Asie : nouveau centre du monde ?, Ellipses, 2005.
  • Jean-Luc Racine, « L’Inde et l’ordre du monde », Hérodote, n° 108, 2003, pp. 91-112
  • Jean-Luc Racine, « L’Inde, l’Europe, le monde : une politique étrangère pragmatique », La revue internationale et stratégique, n°59, automne 2005, pp. 95-105

 

Notes

  1. Puisque évidement le « jeu » géopolitique asiatique se joue à l’échelle mondiale entre Chine, Inde, Etats-Unis et Japon.
  2. Le Traité de non prolifération nucléaire (TNP), signé en 1968 par le Royaume-Uni, Les Etats-Unis et l’URSS et rejoint par de nombreux autres pays, fut prolongé en 1995 pour une durée illimitée. Ce traité interdit la prolifération nucléaire, favorise le désarmement de ceux qui en possèdent déjà et l’utilisation du nucléaire à des fins strictement civiles. La quasi-totalité des pays ont signé et ratifié le traité (dont les 5 puissances nucléaires officielles : Etats-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France) à l’exception d’Israël, de l’Inde et du Pakistan. Ces trois pays sont détenteurs de l’arme nucléaire. La Corée du Nord a annoncé en 2003 son désir de se retirer du TNP. Le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICEN ou Comprehensive Test Ban Treaty) vise à limiter la prolifération nucléaire par l’interdiction des essais nucléaires. Il a été signé par les cinq puissances nucléaires du Conseil de sécurité mais le Sénat américain refuse encore à ce jour de le ratifier. Le traité a été ratifié par les parlementaires de Russie en avril 2000. En revanche, des pays comme l’Inde et le Pakistan n’ont toujours pas signé le traité.
  3. Notamment Géostratégiques n°XVII, « La Chine », septembre 2007.
  4. Patrice Touchard « Retour vers la puissance » in Pascal Gauchon (coord.), Inde, Chine à l’assaut du monde, Rapport Antheios 2006, Puf, coll. « Major », Paris, 2006, p. 102.
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