Le nouveau marché global de la terreur

Raphaël LIOGIER, sociologue et philosophe il est Professeur des universités au Collège international de philosophie à Paris, il est aussi Professeur des universités à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, ou il dirige l’Observatoire du religieux depuis 2006. en 2012, il publie un livre intitulé : le mythe de l’islamisation.

Colloque; La géopolitique de l’islam
Académie de Géopolitique de Paris
Actes du colloque
Conference proceedings
Lundi 09 février 2015
Assemblée Nationale
Peut-on sérieusement soutenir, en effet, que le conflit qui éclata au Mali était une guerre entre Etats ? Certainement pas. Etait-ce pour autant une guerre civile ? Nullement. Un peu des deux – guerre civile et conflit international – pourrions-nous répondre dans une première approche. Des Etats étaient bien présents sur la scène belliqueuse, l’Etat malien d’abord, l’Algérie frontalière aussi, et la coalition occidentale, France en tête, bien sûr. Mais les autres protagonistes – qui d’ailleurs jouaient sur l’avant scène – étaient des groupes plus ou moins bien définis, l’un par l’étiquetage ethnique assez vague de nomades touaregs, et l’autres par l’étiquetage maléfique d’islamistes-terroristes. Ces derniers étant les principaux protagonistes de ladite guerre, constituant à l’origine un groupe disparate qui s’offrit une unité et une visibilité mondiale, par l’adoption de l’acronyme AQMI : Al Qaïda au Maghreb Islamique. Quel éblouissant label, qui ne pouvait que lui assurer les feux de la rampe globale.

Soudain célèbre pour ses hauts faits spectaculaires du 11 septembre 2001, et l’escapade de plusieurs années de son chevalier noir Oussama Ben Laden, Al Qaïda est en effet passée en quelques courtes années du statut de simple organisation à celui de label, comme on trouve des franchises dans la restaurations, l’hôtellerie ou la grande distribution. Comme Leclerc fut la première grande franchise de la grande distribution, avec des succursales réparties à travers le monde. Al Qaïda est devenu la première grande franchise terroriste globale, qui fonctionne aujourd’hui un peu comme une marque de fabrique, un label, qui permettrait d’ouvrir son commerce si l’on respecte la charte de la maison mère – en l’occurrence une certaine esthétique, tunique et barbe obligatoires, et un certain type d’activité, terrorisme anti-occidental (anti-européen, anti-américain, anti-judéo-chrétien) afin d’être pris immédiatement au sérieux et que les publics s’y reconnaissent (médias en tête). N’importe quel rassemblement de personnes peut aujourd’hui acquérir notoriété et jouer un rôle sur la scène du monde grâce à la griffe Al Qaïda. Il suffit d’entrer en contact par internet, les réseaux sociaux, de s’acclimater à la culture du réseau terroriste comme l’on s’acclimate d’une culture d’entreprise, s’approprier le vocabulaire, les signes de reconnaissance, les méthodes de travail, les objectifs, et l’on peut en quelque temps demander à se faire reconnaître comme une filiale du groupe. C’est ainsi qu’Al Qaïda, fort de son prestige gratuitement entretenu par la terreur mondiale qu’il suscite, label médiatiquement sur-exposé et dont le nom est sans cesse prononcé dès qu’une opération de prise d’otage n’est pas immédiatement revendiquée, a réussi à s’étendre à peu de frais, accueillant de nouvelles ramifications qui ne demandent qu’à se fondre dans le moule. Mais la concurrence a commencé à se faire sentir dès 2013, et comme jadis Carrefour qui supplanta Leclerc dans la grande distribution, parce qu’il était plus radical dans ses objectifs et son marketing, plus sérieux dans son management, nous avons vu, à la faveur du soulèvement syrien contre le président Bachar El Assad, entrer sur la scène publique Isis, acteur islamiste original qui, faute de supplanter le champion Al Qaïda, a réussi à occuper une place centrale dans le théâtre de la terreur jihadiste planétarisée.

Comme dans toute opération markéting efficace, il convient de démontrer que l’on est plus original que ses concurrents, si l’on veut espérer prendre son autonomie sur un marché déjà occupé par une entreprise célèbre. C’est ainsi qu’ISIS – contrairement à l’universalisme islamique d’Al Qaïda que l’on peut résumer ainsi : tout l’islam, rien que l’islam – a trouvé son petit apport distinctif, en ne s’attaquant pas seulement à l’Occident, l’Amérique, l’Europe, la société de consommation, la chrétienté, les juifs, Israël, mais en se faisant le champion de la guerre contre la pourriture Shiite, représenté en particulier par l’Iran . Le slogan est islamiquement beaucoup moins universaliste : seul le sunnisme pur est l’islam, rien que le sunnisme. Comme en matière de consommation, Isis se situe dans une logique de niche, ciblant plus précisément son public de consommateurs / fidèles potentiels. Il s’agit de répondre aux vieilles rancœurs anti-chiites des populations sunnites très majoritaires dans l’ensemble du monde arabe. La niche est immense, et a permis immédiatement de rogner la domination d’Al Qaïda.

Au même titre que prolifèrent des mafias transnationales essentiellement motivées par des objectifs économiques, qui passent par les trafics de drogues, la prostitution, mais aussi par le trafic énergétique, se développe le jihadisme, expression organisée la plus violente des frustrations économiques et symboliques planétaires. En évoquant les « frustrations » je ne cherche pas à excuser les actes terroristes, mais à faire le diagnostic des processus à l’œuvre pour leur permettre d’exister. Le désir éperdu de reconnaissance – alimenté par le sentiment d’humiliation, le sentiment de ne pas être valorisé, reconnu, cœur de la frustration symbolique – nourrit la motivation aussi bien les jeunes jihadistes occidentaux que les fils de petits paysans de l’Atlas algérien fraîchement convertis à « la guerre de civilisations » qui se sentent floués par la corruption urbaine. L’expression « guerre de civilisation » ne désigne pas une réalité mais un fantasme qui est le carburant à la fois du jihad islamiste et du contre jihad obsessionnel des populistes européens. Usama Ben Laden croyait fermement à la thèse du choc des civilisations tout comme les fondamentalistes protestants américains. Leur haine à la fois mutuelle et symétrique dessine une même image du monde.

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