Sébastien ABIS et Barah MIKAÏL
Octobre 2005
Si le 11-Septembre a mis en exergue le lien de solidarité affiché par les Etats-Unis et l’Europe au nom de leurs « valeurs communes », l’invasion anglo-saxonne de l’Irak de mars 2003 a pour sa part contribué à mettre sur le devant de la scène une notion d’ordre plus directement politico-stratégique : la nature et la portée concrètes des relations transatlantiques. En effet, si Washington a pu justifier sa volonté d’en finir avec le régime de Saddam Hussein par des considérations tour à tour sécuritaires – la supposée détention par ce dernier d’Armes de destruction massive (ADM), puis ses liens éventuels avec le groupe terroriste al-Qaïda -, puis morales – la « nécessité » de faire rayonner la démocratie au Moyen-Orient -, force est de constater que, trois ans plus tard, aucun de ces motifs ne s’est avéré probant. La question des ADM, faillible, a été peu à peu occultée puis évacuée par l’Administration américaine. Quant au lien éventuel unissant des membres restants du Baas irakien déchu avec certains groupes djihadistes agissant aujourd’hui en Irak, il est souvent évoqué par Washington, quasi-automatiquement validé par une foule d’experts très souvent autoproclamés du terrorisme, mais manque toujours de preuves concrètes. La question, enfin, d’une hypothétique démocratisation du Moyen-Orient qui en viendrait à rayonner progressivement sur l’ensemble du Moyen-Orient, reste également à prouver. Car rien ne saurait occulter le franc embrasement que vit l’Irak depuis maintenant près de trois ans, qui plus est sur fond de réactivation de réflexes communautaires archaïques qui restent malvenus dans une région aux enjeux religieux sensibles, et où les affiliations d’ordre communautaire, ethnique ou encore tribal dépassent de loin le seul cadre frontalier des Etats-nations.
On ne saurait pour autant dire que cette guerre d’Irak, réel point de révélation de failles dans les relations transatlantiques contemporaines, a amené l’Union européenne (UE) à adopter une ligne diamétralement opposée aux ambitions américaines. Car de position européenne unie il n’y eut tout simplement pas, les gouvernements européens se montrant partagés sur la pertinence de l’ouverture d’un front militaire irakien.
Reste que la guerre d’Irak a bien eu lieu, avec des conséquences inquiétantes pour l’évolution de la région, et qu’elle a finalement pointé, sous couvert de fragilisation du lien transatlantique, l’incapacité des pays de l’UE à parler d’une seule voix en matière de politique étrangère. Mais cette situation implique-t-elle une réelle rupture dans le futur des relations américano-européennes prises dans leur globalité ? Rien n’est moins sûr, évidemment, les pays de l’UE, France en tête, s’étant efforcés depuis de dépasser leurs différends avec les Etats-Unis et de raviver la « cordialité » qui avait entretenu leurs relations jusqu’alors. Dès lors, le Moyen-Orient, zone sensible s’il en est, pourrait-il servir de point de réactivation des relations transatlantiques ? Cette région du monde a en tous cas été l’objet d’une attention particulière de la part des puissances européennes et américaine tout au long du XXe siècle (I), poussant même à une mise à épreuve du lien transatlantique au lendemain du 11-Septembre (II). Il est donc légitime de se demander si le Moyen-Orient contemporain pourrait incarner, pour le meilleur comme pour le pire, un terrain de réconciliation transatlantique dont l’UE reste le principal demandeur (III).
Européens et Américains au Moyen-Orient : une longue tradition d’intérêts
Les premiers investissements par les Etats-Unis de l’espace stratégique moyen-oriental ont été motivés par des considérations d’ordre économique, avant que de se doubler de préoccupations plus purement politiques. Washington ne faisait ainsi qu’initier une voie que ses homologues européens avaient entamé quelques siècles plus tôt.
De la constance américaine…
C’est la question particulièrement vitale de l’approvisionnement de Washington en pétrole qui a poussé les Etats-Unis à tenter de s’imposer pour la première fois au Moyen-Orient. Nous sommes alors à la fin des années 1920, et les Etats-Unis, nécessiteux d’or noir bon marché mais peu aptes à investir militairement un Moyen-Orient riche en la matière, optent pour un investissement stratégique basé sur un partage des ressources pétrolières de cet espace. Le protocole du 31 juillet 1928, signé à Ostende (Belgique), permet ainsi à Washington d’imposer la Near East Development Company (NEDC), consortium rassemblant l’essentiel des compagnies pétrolières américaines, sur les territoires riches en or noir. Ce sont dès lors les réserves pétrolières irakiennes (1927), saoudiennes (1933) et koweitiennes (1934) qui consacrent, dans un premier temps, la NEDC aux côtés de l’Anglo-Persian Oil Company, de la Compagnie française des pétroles, de la Royal Dutch Shell et de l’arménien Gulbenkian.
Washington entretenait évidemment depuis longtemps la tentation de s’imposer politiquement au Moyen-Orient. Mais les diverses tentatives qu’il entreprendra dans ce sens ne suffisent pas, et c’est pourquoi il doit patienter jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale avant que de pouvoir prendre progressivement le relais des Français et des Britanniques dans la région.
La doctrine Truman, énoncée le 12 mars 1947, et qui stipule la nécessité pour les Etats-Unis de se consacrer au renforcement de leurs intérêts stratégiques et économiques quitte à recourir à la force, marque la première approche politique concrète et aboutie de la région par Washington. Un intérêt justifié dans une large mesure par la « menace communiste » qui pèserait sur les intérêts américains. Trois constantes quasi-immuables caractérisent dès lors l’approche américaine du Moyen-Orient : hégémonie, institution de relais politiques locaux, et consolidations des acquis stratégiques. L’apport d’un soutien indéfectible à Israël, dont Washington encourage fortement la création en 1948, participe évidemment de cette logique. Au soutien actif de l’Etat hébreu répondra ainsi une seule exception : la crise de Suez (1956), que les Etats-Unis dénoncent afin de mettre en échec les velléités des puissances française et britannique. Cette stratégie s’avère largement payante, puisque Paris et Londres consacrent, avec leur échec égyptien, la fin effective de leur influence au Moyen-Orient. Ainsi, quand la Couronne britannique procède au retrait de ses dernières troupes en présence dans quelques émirats de la péninsule arabique, la voie est laissée libre pour Washington, qui peut se consacrer librement à l’investissement de l’espace stratégique moyen-oriental.
La politique américaine au Moyen-Orient passe dès lors par la mise en pratique des trois constantes précitées de manière à garantir l’aboutissement de trois objectifs-phares : la préservation des intérêts d’Israël, la mise en difficulté de l’URSS et le maintien des intérêts pétroliers régionaux. L’encouragement de la politique de l’Etat hébreu durant la guerre civile du Liban (1975-1990), le soutien à l’Irak dans sa guerre contre l’Iran (1980-1988) ou encore la guerre du Golfe de 1991 répondent en grande partie à ces logiques respectives. Mais l’ensemble de cette stratégie évacue néanmoins le principal pôle de déstabilisation de la région : le conflit israélo-arabe, qui ne connaît pas d’issue favorable en dépit de divers investissements américains concrets quoique pas suffisamment déterminés sur la question. Ainsi, quand interviennent les événements du 11-Septembre, c’est à un report sine die de ce conflit que l’on assiste, au profit de la consolidation par Washington d’une politique moyen-orientale qui fait la part belle à une coercition déstabilisante plus que constructive, comme le prouve le chaos qui s’est installé en Irak depuis son invasion en mars 2003.
… au(x) paradoxe(s) européen(s)
Quant à l’émergence de l’acteur européen au Moyen-Orient, il demeure un phénomène récent. En 1948, date de création de l’Etat d’Israël, l’Europe sort à peine d’un second conflit mondial aux retombées politiques, économiques et morales désastreuses pour le Vieux-Continent. « L’idée européenne » tire pourtant sa force de ce contexte. Enclenchée dans les années 1950, la construction européenne va connaître une dynamique rarement démentie depuis, révélée par l’approfondissement de ses politiques et l’extension de sa géographie. Si dès le début les événements du Moyen-Orient ont suscité une vive préoccupation en Europe, l’inexistence d’une action diplomatique commune dans cette région traduit l’absence de dimension politique au sein d’une Communauté européenne fondée sur l’intégration des économies.
C’est la décennie 1970 qui marque un tournant fondamental dans l’approche par les Européens du Moyen-Orient, pour des considérations essentiellement économiques. Un Dialogue euro-arabe est ainsi aménagé en 1974, le besoin d’approvisionnement en pétrole primant sur le traitement des problèmes politiques. De plus, et en dépit des attentes des Etats moyen-orientaux concernant le dossier palestinien, l’Europe n’avance unie que sur le terrain économique, concluant des accords commerciaux bilatéraux avec Israël en 1975, puis avec l’Egypte, la Jordanie, le Liban et la Syrie en 1977 dans le cadre de sa « politique globale méditerranéenne » (1972).
Certes, la Coopération politique européenne (CPE) a permis de traiter des questions internationales au niveau intergouvernemental. Mais l’activité européenne s’est limitée à une diplomatie déclaratoire, inaudible ou presquei. Ce n’est qu’en juin 1980 que l’Europe parvient à faire entendre sa voix à travers la vibrante « Déclaration de Venise »ii. Premier signe d’une prise de position européenne unanime et forte sur le conflit du Proche-Orient, ce texte sera la base de la politique moyen-orientale de la Communauté européenne tout au long des années 1980.
Au début de la décennie 1990, le double choc que constituent la fin de la guerre froide et le conflit du Golfe modifie la donne internationale et recentre l’attention du monde sur le Moyen-Orient. Placée devant de nouveaux paradigmes stratégiques, l’Europe opère une transformation profonde de sa politique intérieure et extérieure. Instituée en Union européenne (UE) par le Traité de Maastricht de 1992, elle s’engage dans l’élaboration d’une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) pour acquérir davantage d’autonomie vis-à-vis des Etats-Unis et pour développer une action extérieure plus forte. Le credo partagé étant de redonner à l’Europe son rôle mondial, les Etats membres de l’UE s’accordent sur la nécessité de promouvoir une vision européenne des questions internationales. Le dossier du Moyen-Orient constitue alors une priorité, non seulement en raison de sa proximité géographique avec l’Europe, mais aussi parce que cette région polarise une multitude d’enjeux stratégiques.
Pourtant l’UE ne parvient pas à fortifier son influence dans la région, ne dépassant pas le simple rôle de donateur économique et d’assistant technique. Associée en 1990-1991 à la coalition anti-irakienne menée par Washington, elle observe de loin les processus de Madrid en 1991 et d’Oslo en 1993 et paraît étranglée au Moyen-Orient par la suprématie des Etats-Unis. Pour compenser cette carence en rentabilité et se repositionner, elle instaure le Partenariat euro-méditerranéen (PEM) avec la Déclaration de Barcelone du 28 novembre 1995. Par la promotion du libre-échange et l’intégration économique régionale, l’UE compte établir un cadre de relations privilégiées avec 12 pays partenaires méditerranéens (PPM), cherchant ainsi à combiner ses besoins de sécurité avec les besoins de croissance du Sudiii. Israël y côtoie l’Autorité palestinienne tandis que l’Egypte, la Jordanie, le Liban et la Syrie complètent le noyau moyen-oriental du PEM. Il est significatif de constater l’absence des Etats-Unis dans cette enceinte de coopération.
Objet de nombreuses attentes, le PEM sera l’otage de deux handicaps fondamentaux régissant toute effectivité de l’action européenne dans la région : la non-résolution du conflit israélo-palestinien et l’asthénie de la PESC. Le premier paralyse le volet politique et de sécurité du PEM tandis que le second phagocyte la capacité de l’UE à s’exprimer unanimementiv et à agir politiquement au Moyen-Orient. Seule à nouveau la dimension économique et commerciale y caractérise l’activité européenne. En dépit de nouveaux outils politiques (Envoyé spécial de l’UE au Moyen-Orient, Haut Représentant pour la PESC) et de l’émergence de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD), l’action de l’UE reste diminuée par les divergences de vues intra-européennes, avec des Etats membres qui oscillent entre recherche de solutions pacifiques et multilatérales avec les Nations-Unies et alignement sur la politique américaine.
C’est ainsi en témoin de sa puissance économique tout autant que de son impuissance politico-stratégique que le Moyen-Orient constitue le parfait miroir du paradoxe européen.
La relation transatlantique à l’épreuve du 11-Septembre 2001
Peu ou prou, les événements du 11-Septembre 2001 ont exhorté l’UE à jouer un rôle plus politique au Moyen-Orient. La spirale de violences dans la région et les répercussions de ces tensions en Europe ont plaidé dans ce sens. Mais cette volonté de stabilisation régionale par des efforts de solutions négociées est rapidement contrecarrée par l’unilatéralisme croissant de la puissance américaine et par la multiplication de désaccords transatlantiques pour la gestion du monde post-11-Septembre. Solidaire de Washington au moment du 11-Septembre, l’UE se distancie cependant progressivement de la vision et de la stratégie américaines au Moyen-Orient. Si l’attention de l’UE pour son proche environnement géographique n’a jamais été aussi forte, sa capacité d’action se heurte néanmoins aux visions guerrières de Washington et à l’impossibilité d’établir un consensus européen sur la thérapie à préconiser au Moyen-Orient. Aux nouvelles dissonances transatlantiques s’ajoutent donc les éternelles divisions entre Etats membres européens sur les questions de politique internationale. Parallèlement, la donne se complexifie au Moyen-Orient : stigmatisée comme terreau du terrorisme islamiste, la région éprouve une inversion de son agenda stratégique. Suite à l’opération relativement consensuelle contre le régime des Talibans en Afghanistan, la relation transatlantique explose sur le dossier irakien qui, par effet d’entraînement, déchire ensuite le continent européen.
Si la lutte contre le terrorisme unifie les Etats-Unis et l’Europe, l’analyse diverge sur la situation internationale et le traitement des nouvelles menaces. Pour l’UE, la condition préalable est l’éradication de l’environnement instable dans lequel le terrorisme se développe, d’où l’importance d’un travail diplomatique et de renseignement multilatéral, accompagné par un règlement du conflit israélo-palestinien. A l’inverse, l’Amérique de l’Administration Bush capitalise sur le 11-Septembre aux vues d’aboutir à la consolidation de ses propres intérêts stratégiques par-dessus tout. C’est le sort de Saddam Hussein, sur fond de polémiques quant à la détention par le régime irakien d’ADM, qui détermine alors le calendrier au Moyen-Orient. Certes, Européens et Américains parviennent néanmoins à s’entendre en 2002 sur la nécessité d’établir à terme un Etat palestinien, d’où l’élaboration de la « Feuille de route » par le Quartet (Etats-Unis, ONU, UE et Russie). Mais l’année 2003 n’incarne pas moins un condensé des tensions transatlantiques et un révélateur pour l’UE de son déficit de politique étrangère communev. L’écart se creuse dès lors entre la formule musclée de Washington et celle plus souple de l’UE qui reste attachée au respect du droit international. A ce titre, la guerre contre l’Irak déclenchée en mars 2003 représente assurément le paroxysme de la décomposition transatlantique mais aussi celui de l’impuissance européenne au Moyen-Orient.
Sur ces faits, une partie des Etats européens soutiennent l’idée que l’UE a un besoin urgent d’autonomie stratégique. Quitte à constituer des coopérations renforcées en matière de politique étrangère et de défense, et donc de proposer une PESC/PESD à la carte, ces Etats, France et Allemagne en tête, ont pour souci principal de se dissocier de la politique de la puissance américaine. Dynamisée sous l’effet de la conjoncture internationale et du malaise transatlantique, la capacité d’action de l’UE connaît ainsi une substantielle évolution depuis trois ansvi. Les illustrations les plus significatives sont la gestion efficace de crises extérieures (Bosnie, Macédoine, République démocratique du Congo) et la rédaction d’une Stratégie européenne de sécuritévii.
Consciente de l’interrelation entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, l’UE porte son attention sur ses périphéries Est et Sud. Dans cette optique, une Politique Européenne de Voisinage (PEV) a été conceptualisée en 2003 visant à englober dans un cadre unique de coopération les politiques extérieures de l’UE dans son environnement stratégiqueviii. A ce titre, il est prévu de fondre le PEM dans la PEV dès 2007 et d’établir des relations plus poussées avec les Etats partenaires de l’Europe. De profondes interrogations existent cependant sur la cohérence de cette politique et sur les moyens qui lui seront consacrés. Par ailleurs, l’UE s’interroge sérieusement sur l’opportunité d’étendre sa politique méditerranéenne aux pays du Moyen-Orient non inclus ni dans le PEM ni dans la PEV. Sans doute en réaction au projet américain du Grand Moyen-Orient, un document intitulé « Partenariat stratégique entre l’Union européenne et la région méditerranéenne ainsi que le Moyen-orient » a été présenté en juin 2004, dans lequel l’Europe affiche ses priorités dans la région et manifeste le souhait de renforcer la coopération avec les Etats du Golfeix.
Mais les fenêtres d’opportunités limitées qui parfois peuvent apparaître au Moyen-Orient sont immédiatement refermées par la politique de « deux poids deux mesures » que mène la puissance américaine dans la région. A Washington, où l’on parie sur une démocratisation du Moyen-Orient à partir de Bagdad, la question israélo-palestinienne demeure biaisée par le soutien apporté par l’Administration Bush au gouvernement d’Ariel Sharon. Ni la construction du mur de « sécurité » israélien ni la poursuite de la colonisation ne sont condamnées par les Etats-Unis, sinon du bout des lèvres. Or la bantoustanisation de la Cisjordanie, la sénescence de la « Feuille de route » et la radicalisation des mouvements palestiniens enlèvent tout espoir de paix à court et à moyen terme. Sans compter les bouleversements récents intervenus en Irak et au Liban, qui sont en passe de faire du communautarisme le substitut à toute affiliation d’ordre national confinée à un cadre étatique unitaire. En d’autres termes, le Moyen-Orient demeure, politique américaine aidant, la première zone de turbulences du monde.
Dans ce tableau peu optimiste, l’UE, qui réussit pourtant à jouer un authentique rôle politique et stratégique dans les Balkans, se cantonne à son rôle de banquier et de modérateur au Moyen-Orient, peinant à s’y affirmer comme opérateur stratégique crédible. Ce n’est pourtant pas faute de moyens d’action opérationnels, puisqu’elle dispose notamment d’un instrument de défense autonome. Mais l’UE n’a toujours pas de politique étrangère commune, et ce constat est très préoccupant vis-à-vis d’une région aussi proche que celle du Moyen-Orient, dont l’instabilité affecte la sécurité de l’Europe. A la lumière des situations dans les Balkans et au Moyen-Orient, le lien entre présence américaine et impuissance européenne suscite ainsi bien des interrogations, puisque, là où l’Amérique est puissante et là où ses intérêts nationaux se concentrent, l’influence européenne n’est que mineure et somme toute limitée. Cette impuissance localisée expose l’UE à d’inévitables divisions entre ses Etats membres, pour la majorité desquels l’intérêt national, qui coïncide souvent avec la portée de leurs relations avec Washington, prime sur l’intérêt politique de l’UE prise dans sa globalité.
Le Moyen-Orient, alchimie circonstancielle pour la consolidation des relations transatlantiques ?
Le dossier moyen-oriental n’a pas pour autant été exempt de signes concrets de rapprochement entre les Etats-Unis et l’UE, particulièrement depuis le printemps 2004. Face à la complexité de la donne régionale, chaque partie semble reconnaître que seules une concertation dans l’action et une coopération dans l’effort sont à prescrire. Néanmoins, si les objectifs sont communs, les désaccords demeurent profonds sur la méthode à suivre, en dépit d’inflexions américaines sur certaines positions européennes.
L’initiative américaine du « Broader Middle East and North Africa » (BMENA), issue du projet de Grand Moyen-Orient formulé début 2004, reprend en effet une partie de la dialectique européenne consistant à articuler les progrès économiques avec les réformes démocratiques sous l’effet de l’aide financière et d’un accompagnement dans l’ajustement structurel. Préconisé par l’UE depuis 1995, à travers le PEM, ce schéma de coopération a influé sur la stratégie américaine du BMENA. En effet, à la suite du sommet du G8 de juin 2004, un « Partenariat pour le progrès et pour un avenir commun avec la région du Moyen-Orient élargi et de l’Afrique du Nord »x est instauré sous l’impulsion de Washington, qui envisage parallèlement d’établir d’ici 2013 des zones de libre-échange avec tous les pays de la région. Surpassant les traditionnelles alliances stratégiques bilatérales (Israël, Egypte, Jordanie), les Etats- Unis cherchent désormais à s’appuyer également sur des Etats pivots dans la région au plan économique (Maroc, Tunisie, Bahreïn, Qatar). Enfin, de nouvelles tonalités se dégagent dans la diplomatie moyen-orientale de Washington : démocratisation, éducation pour tous et égalité homme-femme deviennent récurrents dans le discours américain. Le « Forum pour l’avenir » organisé en décembre 2004 à Rabat est là pour en témoigner.
L’UE s’est naturellement félicitée de ces événements dans lesquels elle voit de surcroît une opportunité pour la consolidation des relations transatlantiques. Les alignements des points de vue américains et européens à propos de la région se sont ainsi étonnamment succédés au cours des derniers mois, comme l’attestent les déclarations communes sur le Moyen-Orient de Dromoland en juin 2004xi et de Washington en juin 2005xii.
Certains Etats européens se repositionnent en Irak, soucieux d’y redonner à la Communauté internationale tout son rôle (conférence de Charm el-Cheikh en novembre 2004). D’autres effectuent de spectaculaires revirements diplomatiques, comme la France sur le dossier syro-libanaisxiii, où Paris s’allie à Washington pour exhorter Damas à respecter la résolution 1559 des Nations-Unies. Enfin, les Etats-Unis sont plus attentifs aux recommandations européennes sur quelques questions stratégiques régionales, du nucléaire iranien à l’aide au gouvernement palestinien post-Arafat, en passant par le dialogue avec les forces religieuses et l’absolue nécessité que les réformes émergent de l’intérieur de ces sociétés.
Cherchant à revitaliser la relation transatlantique par une action cohérente et durable au Moyen-Orient, l’Allemagne notamment a pris plusieurs positions courageuses, dont la première remonte à février 2004, quand le ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer, proposa de créer une « Initiative transatlantique de paix, de stabilité et de démocratie pour la Méditerranée et le Moyen-Orient »xiv, posant ainsi la question cruciale de la faisabilité d’un partenariat transatlantique au Moyen-Orient. Un questionnement particulièrement bienvenu, puisqu’il met en doute la rentabilité du lien transatlantique en l’absence de rénovation radicale quant au rôle et à l’action de l’OTAN dans le monde post-11 Septembrexv.
L’adaptation de l’OTAN aux nouvelles réalités stratégiques passe en effet par une action plus politique et moins militaire. Cet impératif est particulièrement tenace au Moyen-Orient, où la relation transatlantique pourrait retrouver les bases d’une coopération équilibrée et juste, mutuellement profitable aux Etats de la région. Lors du sommet d’Istanbul en juin 2004, l’Alliance atlantique a décidé d’approfondir et de renforcer son Dialogue méditerranéen (DM)xvi et de lancer séparément l’Initiative de Coopération d’Istanbul (ICI), destinée à promouvoir une coopération bilatérale pratique entre l’OTAN et les Etats du Moyen-Orient dans le domaine de la sécuritéxvii.
Toutefois, une action plus concrète et plus politique de l’OTAN au Moyen-Orient reste handicapée par un paramètre inévitable : la connotation américaine et non transatlantique de cet outil aux yeux des acteurs régionaux. L’OTAN demeure certes à la fois absente du théâtre irakien et écartée du dossier israélo-palestinien, mais en cas de rôle accru dans la région, elle pourrait devenir cet instrument militaire multilatéral dissimulant très mal l’expression de la puissance américaine.
S’il ne fait pas de doutes que pour répondre aux multiples défis régionaux, Etats-Unis et UE doivent associer leurs actions au Moyen-Orient, cela présuppose que chacun des acteurs accepte une certaine division du travail. L’hypothèse d’un partage des tâches consisterait naturellement à donner à chacun le domaine dans lequel il a la compétence, le savoir-faire et la légitimité. Sans tomber dans une schématisation binaire où l’Amérique traiterait du politico-militaire et l’Europe de l’économique et du socioculturel, cette solution pourrait miser sur une capitalisation des moyens appropriés et une complémentarité des tactiques respectives. Les Etats-Unis combleraient ainsi certaines déficiences européennes (au niveau militaire et stratégique) tandis que l’UE par son soft power (diplomatie, dialogue socioculturel, aide économique) atténuerait l’image parfois brutale de la politique américaine. La relation transatlantique semble ne pouvoir fonctionner efficacement au Moyen-Orient que dans ce cadre là.
Fondée sur le pragmatisme et la recherche de solutions politiques adaptées aux spécificités de la région, une telle coopération pourrait éventuellement jeter les bases d’une stratégie transatlantique commune au Moyen-Orient. La lutte contre la prolifération d’armes de destruction massive et le combat contre le terrorisme peuvent présenter suffisamment d’intérêts communs pour que partenaires américains, européens et arabes s’y retrouvent. A condition toutefois de jouer le jeu du multilatéralisme et de respecter le droit international dans la région. Dès lors, il convient d’encourager à la constitution d’un Organe multilatéral global pour le Moyen-Orient impliquant l’ensemble des acteurs régionaux et qui serait placé sous l’autorité des Nations-Unies. Outre le mérite de simplifier l’existant, cet Organe puiserait dans les actions positives de chacun pour dégager des synergies communes et ainsi peser efficacement et équitablement sur les questions stratégiques du Moyen-Orient. Imprévisibles, les soubresauts du Moyen-Orient exigent des réponses pratiques, coordonnées et concrètes. En conséquence, ce n’est pas par la concurrence, mais par la complémentarité des politiques que ces défis pourront être traités.
Conclusion
Parce que l’action internationale commune et multilatérale est plus influente et plus juste pour traiter de problèmes complexes et délicats, Etats-Unis comme UE doivent travailler ensemble sur les défis du Moyen-Orient. En effet, de l’évolution de la relation transatlantique dépend pour beaucoup l’avenir du Moyen-Orient. Soit l’UE parvient à infléchir la stratégie américaine en devenant un acteur politique et stratégique de premier plan dans la région, soit les Etats-Unis, prédominants et dépourvus d’amortisseur de puissance, poursuivent leur politique du deux poids deux mesures visant au remodelage du Moyen-Orient à des fins non multilatérales.
L’Europe demeure certes politiquement trop faible pour estimer pouvoir influer sur l’action américaine. Et quoiqu’on en dise, son activité extérieure reste paralysée par les tiraillements de ses Etats membres, incapables de s’entendre sur le rôle et l’action de l’UE dans l’échiquier international. Quant aux Etats-Unis, force est de constater que leur politique choisie du « deux poids deux mesures », ne leur permet en rien de se gagner la faveur des opinions publiques moyen-orientales, phénomène qui ne manque pas d’inquiéter beaucoup des pays membres de l’UE qui craignent de voir leur image écornée par les vicissitudes des Etats-Unis, pays avec lequel ils partagent une même sphère d’affiliation occidentale.
Mais, si l’UE souhaite influer sur la politique américaine au Moyen-Orient, la seule option immédiate est d’acquérir les moyens et les outils nécessaires pour prétendre au rôle d’acteur politique et stratégique dans la région. Maximiser la visibilité et l’influence de l’UE permettrait ensuite de plaider pour la constitution d’un Organe transatlantique pour le Moyen-Orient fondé sur une réelle relation partenariale symétrique. La Grande-Bretagne pourrait ici jouer le rôle de pivot exprimant une vision transatlantique consensuelle, tandis que la France et l’Allemagne pourraient continuer à mettre à profit leur rôle moteur au sein de l’UE en le canalisant au profit de l’édification d’une politique étrangère européenne claire et affirmée. Les Etats-Unis, puissants sans pour autant être omnipotents, ne manqueraient alors probablement pas d’être intéressés par la consolidation de relations transatlantiques qui verseraient dans le sens de la préservation de leur puissance économique, diplomatique et stratégique.
Le Moyen-Orient constitue ainsi un réel terrain favorable à un rapprochement transatlantique. Reste néanmoins à savoir si cette question importante de la consolidation des relations transatlantiques pourra se faire autrement qu’au prix d’un attisement du feu moyen-oriental. Il ne faut en effet pas oublier que le « printemps arabe » ne saurait aboutir en présence de la guerre et de l’injustice. L’exemple irakien suffira-t-il à le prouver aux principaux intéressés ?
*Sébastien ABIS est chercheur sur les questions euro-méditerranéennes.
*Barah MIKAÏL est chercheur à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), où il est spécialiste du Proche et du Moyen-Orient.
Note
- Dans le cadre de la CPE, trois positions communes européennes sur la question du Moyen-Orient vont être prises au cours des années 1970 : le Document Schuman adopté le 17 mai 1971 (il trace les grandes lignes de la position européenne sur le conflit israélo-arabe, mentionnant principalement la résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations-Unies du 22 novembre 1967), la Déclaration de Bruxelles adoptée le 6 novembre 1973 (elle constitue une tentative d’harmonisation des positions des Etats membres sur le Moyen-Orient et marque une inflexion de la position communautaire en faveur des thèses arabes) et la Déclaration de Londres du 30 juin 1977 (elle précise en particulier « la nécessité d’une patrie pour le peuple palestinien»).
- Les 9 Etats membres de la Communauté européenne s’y prononcent pour la reconnaissance du droit à l’autodétermination des Palestiniens, pour la fin de l’occupation israélienne, pour l’illégalité des colonies juives et des actes de lois modifiant le statut de Jérusalem et pour la nécessaire implication de l’OLP dans les négociations de paix (Déclaration de Venise des 12 et 13 juin 1980, disponible surhttp://europa.eu.int/comm/ external_relations/mepp/decl/).
- Le Partenariat euro-méditerranéen regroupe en 1995 les Quinze Etats membres de l’Union européenne et Dix Etats de la rive sud : Algérie,
Egypte, Israël, Jordanie, Liban, Maroc, Syrie, Tunisie, Turquie et Autorité Palestinienne. Il s’organise autour d’une coopération globale, décliné en trois volets de partenariat : politique et sécurité, économique et socioculturel. Trois grands objectifs sont ainsi définis : la création d’une zone de paix et de stabilité, la création d’une zone de libre-échange à l’horizon 2010 fondée sur des accords d’association et enfin le développement d’un dialogue entre les cultures et les peuples du bassin méditerranéen (La déclaration de Barcelone des 27 et 28 novembre 1995 est consultable à l’adresse suivante : http://europa.eu.int/comm/ external_relations/euromed/bd.htm). Dix ans après son lancement, le Partenariat fait l’objet de nombreux bilans critiques, dont celui du réseau FEMISE sur le volet économique (7he Euro-Mediterranean Partnership ten years after Barcelona : achievements and perspectives, February 2005) et celui du réseau EuroMesCo sur le volet politique et de sécurité (Barcelona Plus: towards a Euro-Mediterranean Community of Democratic States, April 2005).
- Il faut néanmoins mentionner la Déclaration de Berlin en 1999 où les Etats membres de l’UE affirment « que les Palestiniens conservent un droit sans réserve à l’autodétermination, y compris le droit de créer un Etat » et soulignent que « la création, par la négociation, d’un Etat palestinien souverain démocratique, viable et pacifique sur la base des accords existants constituerait la meilleure garantie pour la sécurité d’Israël et l’acceptation d’Israël comme partenaire égal dans la région » (Conseil européen de Berlin, 24 et 25 mars 1999, texte disponible sur : http://www.europarl.eu.int/summits/ber2_fr. htm#partIV).
- Pour un travail de synthèse aux points de vue diversifiés, lire Paecht (Arthur), sous la dir., Les relations transatlantiques : de la tourmente à l’apaisement, PUF/IRIS, Paris, novembre 2003.
- Se reporter à Gnesotto (Nicole), sous la dir., La politique de sécurité et de défense de l’Union européenne, 1999-2004, Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne, Paris, octobre 2004.
- European Security Strategy, « A secure Europe in a better world », European Council in Brussels on 12 December 2003 (disponible à l’adresse suivante: http://www.ue.eu.int/cms3_fo/showPage.ASP?=EN).
- Sur la Politique Européenne de Voisinage, voir le site officiel de l’UE à l’adresse suivante :http://europa.eu.int/comm/world/enp/index_en.htm
- Ce document s’adresse aux pays partenaires méditerranéens membres du PEM (à l’exception de la Turquie) mais aussi aux pays du Conseil de Coopération du Golfe, à l’Iran, au Yémen et à l’Irak, sans oublier la Libye et la Mauritanie. Les questions essentielles qui figurent dans cette Stratégie sont le processus de paix au Moyen-Orient, les Droits de l’Homme et l’Etat de droit, la non-prolifération et la lutte contre le terrorisme, les migrations, les réformes économiques, le développement social et le dialogue culturel et la stabilisation de l’Irak. Ce document laisse enfin entrevoir une forte dimension euro-arabe, tant Israël apparaît comme esseulé dans ce cadre de Partenariat stratégique (document disponible à l’adresse suivante :http://ue.eu.int/uedocs/cmsUpload/ Partnership%20Mediterranean%20and%20Middle%20East.pdf).
- Déclaration du G8 lors du sommet de Sea Island du 8 au 10 juin 2004
(disponible sur : http://usinfo.state.gov/fr/Archive/2005/Jan/24-868824.
html). Cette initiative est désormais reprise sous le terme de BMENA, dont les mots d’ordre sont les valeurs universelles que sont la dignité humaine, la démocratie, le progrès économique et la justice sociale (voir le Forum pour l’avenir organisé le 11 décembre 2004 au Maroc).
- Déclaration commune des États-Unis et de l’UE, « Déclaration en faveur de la paix, du progrès et des réformes dans le Moyen-Orient élargi et dans la région méditerranéenne », Dromoland Castle, 26 juin 2004 (disponible sur: http://europa.eu.int/comm/press_room/presspacks/us20040625/ htm).
- Déclaration commune des États-Unis et de l’UE, « Œuvrer de concert pour promouvoir la paix, la prospérité et le progrès au Moyen-Orient », Washington, 20 juin 2005 (disponible sur : http://usinfo.state.gov/
fr/Archive/2005/Jun/23-34950.html).
- Paris s’est rapproché de Washington en lui proposant de co-parrainer la résolution 1559, adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU le 2 septembre 2004, et qui demande, quoique dans des termes spécifiques, le retrait des troupe syriennes du Liban ainsi que le désarmement du Hezbollah libanais comme préalable au retour du Liban à sa souveraineté.
- Discours de Munich à l’occasion de la 40ème conférence de Munich sur la politique de sécurité, le 7 février 2004 (disponible sur : http:// auswaertigesamt.de/www/fr/ausgabe_archiv?archiv_id=5339). L’idée propose d’instaurer un processus commun entre l’UE, le PEM et l’OTAN, qui à terme, devrait déboucher sur l’adoption par l’ensemble des acteurs régionaux d’une Déclaration sur l’avenir commun dont le socle serait l’adhésion aux règles du Droit et aux principes partagés.
- Déclaration de Gerhard Schrôder lors de la Conférence sur la sécurité à Munich, le 13 février 2005 (disponible à l’adresse suivante: http:// securityconference.de/konferenzen/rede.php?menu_2005=&menu _konferenzensprache=en&id=143&).
- Etabli en décembre 1994, le DM traduit alors la conception otanienne selon laquelle la sécurité de l’Europe est dépendante de la sécurité en Méditerranée. Visant à instaurer une politique d’ouverture et de coopération en matière de sécurité, le DM cherche avant tout à améliorer la confiance entre les alliés et certains Etats partenaires du Sud. Sensibles à cette proposition, l’Egypte, Israël, la Mauritanie, le Maroc et la Tunisie prennent part à ce Dialogue en février 1995. Ils seront rejoints par la Jordanie en novembre 1995 puis par l’Algérie en mars 2000. L’importance du DM a été réévaluée après le 11 Septembre 2001, d’où la volonté en particulier américaine d’en faire un outil important dans la coopération avec la Méditerranée et le Moyen-Orient (Pour plus de renseignements sur le DM, se reporter au site de l’OTAN à l’adresse suivante : http://www.nato.int/med-dial/home.htm)
- Pour une analyse des décisions prises lors du Sommet d’Istanbul, lire De Santis (Nicola), « Ouverture à la Méditerranée et au Moyen-Orient élargi », in Revue de l’OTAN, Bruxelles, Automne 2004. Enfin, pour l’évolution en cours de l’action de l’OTAN en Méditerranée et au Moyen-Orient, se reporter au Research paper n°21, Academic Research Branch
of the NATO Defense College, Rome, June 2005.