Le Brésil, un acteur proactif dans le domaine de la coopération pour le développement

Claude duval

Avocat spécialisé en droit des relations internationales et ancien fonctionnaire international à la Banque mondiale

Alexandra TRZECIAK

Consultante en politique internationale du développement ; anciennement, responsable de la division des politiques du Comité d’aide au développement de l’OCDE et fonctionnaire internationale à la Banque mondiale

4eme trimestre 2013

À l’instar d’autres pays émergents, tels que la Chine ou l’Inde, le Brésil s’affirme et s’affiche sur la scène de l’aide internationale au développement en essayant de se démarquer des acteurs traditionnels en la matière. Dans quel contexte géopolitique s’inscrit son approche ? Quelles ambigùités recèle-t-elle potentiellement ?

Just like other emerging countries, such as China andIndia, Brazil wants toplay a growing role, dis­tinct from that oftraditional players, on the stage of international assistance for development. What is the geopolitical context for Brazils approach? What ambiguities does its rolepotentially harbour?

POUR AIDER À MIEUX CERNER LE DEBAT, s’impose un rappel de quelques chiffres de base en guise d’observation préliminaire.

Si le volume de l’Aide publique au développement (APD) fournie par le Sud peut être évaluée à 13 % du total mondial de 142 milliards USD, soit environ 19 milliards USD (la part des pays membres de l’OCDE représentant 125 mil­liards USD), le Brésil y est partie prenante pour 1,5 milliard USD : 500 millions USD pour la coopération technique et le même montant pour l’expertise en na­ture dispensée par les divers intervenants brésiliens impliqués dans la coopération internationale pour le développement, le solde consistant en des dons à divers pays ou institutions ; notons que les chiffres de l’APD Sud-Sud étant bien loin d’être aussi fiables que ceux publiés pour les pays de l’OCDE, il ne s’agit là que d’approximations assez grossières.

À ce 1,5 milliard USD d’APD, il convient d’ajouter 3 milliards USD émanant de la banque publique de développement, mais ces sommes doivent-elles être comptabilisées dans l’aide au développement, au sens où l’entend l’OCDE ?

Avec de tels montants, le Brésil reste assurément à la traîne, en matière d’aide au développement, par rapport à la Chine ou l’Inde mais n’est pas très éloigné de pays tels que le Canada ou la Suède.

Par ailleurs, faisons une autre observation liminaire, à savoir que c’est seule­ment à partir de 2005 que le Brésil a accordé davantage d’APD qu’il n’en a reçu.

Pour mieux comprendre le contexte dans lequel s’inscrit cette coopération internationale pour le développement du Brésil, il convient de brièvement passer en revue les fondements, depuis des décennies, de la politique étrangère du Brésil, avant de se pencher sur les caractéristiques de sa mise en œuvre prises dans leurs dimensions institutionnelles et de recenser les domaines et les pays où elle s’ins­crit, ainsi que ses modalités.

Politique étrangère du Brésil

En préalable, un bref rappel historique n’est pas inutile pour appréhender cette politique.

Sous le gouvernement Cardoso (1995-2002), l’importance attachée aux rela­tions Sud-Sud n’a jamais atteint celle que va lui accorder le gouvernement Lula, à partir de 2003.

Cela se manifeste aux plans idéologique et politique.

Sur le plan idéologique, le gouvernement Cardoso prônait une vision libérale qui emportait l’insertion dans une mondialisation conforme aux règles du système la régissant, la crédibilité économique et financière, et la participation aux accords internationaux de régulation : en fait, le Brésil ambitionnait surtout de rejoindre les pays qui sont au centre de la mondialisation. En revanche, avec le gouverne­ment Lula (2003-2010), s’est amorcée une approche critique de la mondialisation et manifestée une volonté de réforme en profondeur du système international.

Cette différence idéologique recoupe un autre clivage, de nature politique, qui oppose, dans un mouvement de balancier, et ce, depuis les années 1930, une tendance bilatérale et suiviste caractérisée par un alignement sur Washington et sur son libéralisme économique à une tendance universaliste et autonomiste.

La diplomatie conduite par le gouvernement Cardoso se rattache clairement à la première tendance tandis que l’avènement du gouvernement Lula (2003-2010) signe un retour à la tendance autonomiste et universaliste ; cette dernière tendance, qui remonte aux années Vargas (1930-1945 et 1951-1954) pour se poursuivre jusqu’aux années 1980, vise à diversifier les partenaires commerciaux du Brésil et favoriser le développement économique dans le sillage d’un activisme diplomatique que manifeste l’ouverture de près de 40 ambassades (dont presque 20 en Afrique) au cours de la décennie passée.

Mais de quel développement économique s’agit-il?

Ainsi, nombre d’observateurs avisés, dans leur appréciation de la politique étrangère menée depuis 2003, hésitent dans leur caractérisation de cette politique.

S’agit-il d’une diplomatie solidaire avec les marqueurs idéologiques et politiques qui s’y attachent, le Brésil essayant de s’affirmer, aux yeux de ses pairs, comme faisant partie de la catégorie des pays en voie de développement au motif qu’il en partage les mêmes intérêts ?

Ou, faut-il plutôt parler d’une diplomatie d’influence soucieuse de la défense de ses intérêts économiques qui sont ceux d’une puissance émergente qui se veut parallèlement acteur d’une géostratégie assurément régionale, voire mondiale ? Sa tentative, d’il y a quelques années, de s’immiscer, avec la Turquie, dans la résolu­tion du dossier nucléaire iranien porte témoignage d’une telle ambition élargie qui aspire à trouver sa consécration dans l’entrée du Brésil au Conseil de sécurité de l’ONU, en tant que membre permanent ; cette dernière considération explique pour partie, mais seulement pour partie, la politique de coopération pour le déve­loppement qu’elle conduit très activement en Afrique, ce continent comptant pour près de 55 voix à l’Assemblée générale des Nations Unies.

En définitive, le Brésil n’entrant manifestement pas dans la catégorie des pays les moins avancés, son identité réelle n’est donc pas à rechercher à la périphérie mais plutôt à mi-chemin entre la périphérie et le centre de la mondialisation, ce qui ne peut manquer d’affaiblir la rhétorique fondée sur la solidarité et l’opposition centre-périphérie qu’elle met en exergue dans ses rapports avec les autres pays en voie de développement, singulièrement ceux qui sont les moins avancés.

instruments institutionnels de la coopération internationale du Brésil

Tout d’abord, le fait que l’Agence brésilienne de coopération (ABC) fasse partie du ministère des relations extérieures n’est pas neutre, de la même façon que le fait d’avoir confié, en Chine, l’administration de l’aide au développement à celui du commerce signe un ordre de priorité : dans les deux cas, des considérations autres que purement altruistes ont leur rôle à jouer, ce qui ne les disqualifie pas pour autant. Dans le premier cas, appuyer les ambitions de puissance du Brésil évoquées ci-dessus et dans le second favoriser les activités commerciales de ses entreprises pour permettre à la Chine d’accéder aux sources de matières premières qui lui font défaut.

En ce qui concerne l’efficacité de l’ABC, elle est parfois défaillante car, quand bien même elle a été créée en 1987 pour assurer la coordination de la coopération technique entre tous les ministères et autres entités œuvrant dans ce domaine, elle se trouve toujours, à ce jour, en concurrence avec le bureau des affaires interna­tionales du ministère de la santé, le ministère du développement social, le service national d’apprentissage industriel, et la société brésilienne de recherche agricole (EMBRAPA). De surcroît, l’ABC, étant cantonnée dans une position subalterne au sein du ministère des relations extérieures, son autonomie financière ou en matière de gestion du personnel n’est pas toujours à la hauteur de ses ambitions.

Cet état de choses explique que l’ABC soit limitée dans sa capacité (a) d’une part, à formuler une politique de coopération pour le développement en se fondant sur la remontée des expériences de terrain, et ce, en raison tant d’une compétence analytique insuffisante de la part des gestionnaires de projets et des diplomates qui la servent que d’outils d’évaluation et de monitoring idoines, et (b) d’autre part, à déployer les ressources humaines et financières nécessaires à sa mise en œuvre.

Enfin, fait aussi défaut un cadre juridique adéquat qui puisse faciliter la four­niture par le gouvernement des différentes formes de coopération pour le dévelop­pement. Ainsi, des contraintes juridiques, sous forme de conditionnalités, limitent les transferts monétaires du secteur public aux gouvernements étrangers. Telle est la raison pour laquelle le Brésil vise principalement l’assistance technique et n’offre d’assistance financière que par le biais des canaux multilatéraux existants. La passa­tion des marchés publics et les contrats passés avec le privé recèlent des contraintes de même nature.

Un aggiornamento serait donc le bienvenu pour mieux mettre en perspective cet écheveau institutionnel qui se complexifie à la mesure du nombre croissant d’insti­tutions brésiliennes qui deviennent partie prenante à la coopération internationale : aussi, le gouvernement Roussef, très conscient de cet état de choses, conduit-il une réflexion sur le sujet. Associer quelques pays partenaires à cette réflexion, en sollici­tant leurs recommandations, pourrait en améliorer la qualité.

Domaines, pays et modalités de la coopération brésilienne

Depuis 2003, les politiques de coopération avec les pays en voie de développe­ment ont pris la forme d’annulation de dettes (Angola, Mozambique, etc.), de prêts de la banque publique de développement mais surtout de programmes d’assistance technique qui sont passés de quelques dizaines annuellement à quelques centaines dans les secteurs de la formation professionnelle (22 %), de la santé (19 %), de l’agriculture (15 %), et de l’éducation (10 %). D’autres domaines sont concernés par la coopération technique, comme le sport pour 2 % des programmes.

Les fonds alloués à l’assistance technique sont répartis entre l’Afrique (52 %), l’Amérique du Sud, les Caraïbes (16 %), et l’Asie (10 %), les pays lusophones d’Afrique (Angola, Mozambique, Cap-Vert, Sao Tomé et Principe, Guinée Bissau) se voyant attribuer 78 % du total de ces fonds, illustrant, partant, l’importance de ces pays pour la politique africaine du Brésil.

Ce rapprochement très net avec l’Afrique, comme en témoigne aussi l’ouverture de nouvelles ambassades sur ce continent qui porte le nombre total de représenta­tions à 33 sur ce continent ainsi que la définition d’objectifs prioritaires par le gou­vernement, montrent qu’il ne s’agit pas d’une politique entièrement désintéressée. En effet, au-delà d’un discours solidaire se fondant sur de réelles affinités culturelles et historiques, une telle politique correspond parallèlement, ce qui ne la disqualifie en rien, à une logique économique visant la recherche de matières premières stra­tégiques et de débouchés pour la production industrielle du pays, et ce, à l’instar d’autres puissances émergentes telles que la Chine et l’Inde.

La promotion brésilienne des biocarburants en Afrique est particulièrement to­pique de cette politique. En effet, les biocarburants suscitent un intérêt grandissant sur ce continent car ils sont perçus comme une solution pour réduire la dépendance énergétique des pays non producteurs de pétrole, tout en constituant un moyen de développement économique pour l’agriculture familiale. Jouant de son savoir-faire reconnu mondialement en matière de développement agricole et de biocarburants, le Brésil met en exergue une politique d’assistance technique qui se veut vertueuse en s’appuyant sur un discours de solidarité à destination de l’Afrique. Dans cet exercice, EMBRAPA est associée étroitement à deux entreprises brésiliennes (PETROBAS et ODERBRECHT) qui sont implantées en Afrique dans l’exploitation du pétrole off-shore et la construction d’infrastructures, tout en étant des acteurs importants des biocarburants.

Cette promotion des biocarburants, qui est assurément mise au service d’intérêts économiques évidents pour le Brésil car il est non seulement le premier exportateur mondial de biocarburants mais dispose également d’un avantage incontestable en matière de production d’éthanol et de maîtrise technologique de cette production, présente un volet plutôt positif pour les pays africains, à condition qu’elle ne déplace pas la production agricole de base nécessaire pour assurer la sécurité alimentaire de ces pays.

En effet, le Brésil, qui vise sans doute, à terme, la constitution d’un cartel mon­dial des producteurs d’éthanol des pays du Sud dont il assurerait la direction, per­mettrait (au-delà des avantages qu’il en retirerait pour lui-même) aux pays africains d’en tirer également parti en les faisant accéder aux marchés du centre de la mon­dialisation. En tout état de cause, une telle promotion fait du Brésil un modèle de développement durable, contribuant, par la même, à grandir son influence dans la gouvernance mondiale de l’environnement.

Ce bref panorama de la coopération technique brésilienne ne serait pas complet si n’était pas évoquée une modalité de coopération dont le Brésil est de plus en plus friand.

Il s’agit de la coopération triangulaire qui réunit un donateur traditionnel four­nissant une assistance financière couplée avec une expertise avancée en matière d’aide au développement, un pays récipiendaire de l’aide, et un pays pivot, comme le Brésil, qui met à disposition une assistance dont le coût est réduit par rapport à celle des donateurs traditionnels et une expérience de terrain proche de celle du pays récipien­daire, ce qui ne peut qu’être bénéfique pour ce dernier. ABC conduit une centaine de projets de cette nature dans plus de 30 pays, tant avec des agences bilatérales de développement de pays-membres d’OCDE que des institutions multilatérales.

S’associer à de telles agences et institutions confère aux projets d’assistance tech­nique du Brésil une légitimité certaine, tout en lui permettant d’acquérir une exper­tise dans les domaines où elle lui fait défaut ou de la perfectionner dans ceux où elle est déjà présente, les pays récipiendaires bénéficiant avec le Brésil, quant à eux, d’une expérience du terrain qui manque bien souvent aux donateurs traditionnels : en effet, l’émergence du Brésil de son statut de pays en développement étant un phéno­mène relativement récent, les techniques, compétences et approches qu’il a utilisées à cette fin (et auxquelles il recourt encore dans le Nordeste) peuvent se révéler plus pertinentes et mieux adaptées au contexte actuel des pays récipiendaires que celles des donateurs traditionnels qui ont bien souvent plusieurs décennies d’âge. Par ail­leurs, les montants que le Brésil peut engager dans cette forme de coopération étant relativement modestes, le Brésil est soucieux de ne pas se commettre dans des projets dispendieux que le pays récipiendaire aura du mal à porter une fois le financement international venu à son terme.

Toujours dans le registre de la coopération triangulaire, mérite d’être aussi souli­gné que le Brésil n’hésite pas à s’investir dans des pays fragiles (Mozambique, Haïti, Guinée-Bissau, etc.) où il contribue à la formation des forces de police ou à la ré­forme des systèmes judiciaires, conditions indispensables pour le rétablissement de la paix et de la stabilité dans ces pays. Ce faisant, il est plus sensible, d’une part, à répondre à des préoccupations manifestées sur le terrain qu’à prendre en compte des considérations stratégiques formulées à Paris, Washington D.C. ou Londres et, d’autre part, à favoriser le développement agricole au niveau local (Mali) car c’est bien souvent dans les campagnes que s’amorce le délitement de l’État. Enfin, le multiculturalisme, dont se targue le Brésil, facilite les discours de réconciliation qu’il peut mener dans les pays déchirés par les conflits ethniques et religieux.

Esquisse d’un bilan

Le bilan, qui se dégage de la coopération internationale du Brésil, ressort, donc, en demi-teinte.

Ainsi, si le Brésil prend parfois pour cible de sa coopération en Afrique les pays susceptibles de lui fournir des matières premières stratégiques pour son propre déve­loppement ou d’absorber les exportations de son industrie, le développement, avec les pays africains, d’un partenariat de production de biocarburants sous son égide, ouvre à ces pays (ce sont souvent les moins avancés) la possibilité de s’affranchir de la contrainte énergétique et de renforcer les capacités de l’agriculture familiale.

Par ailleurs, la pratique brésilienne de coopération internationale entre souvent en résonance avec celle des agences bilatérales des pays-membres de l’OCDE, ainsi qu’en témoignent les nombreux projets de coopération triangulaires que le Brésil conduit, de plus en plus fréquemment, de concert avec ces dernières ou des ins­titutions multilatérales, ce qui ne peut que renforcer l’efficacité et les capacités d’intervention de sa coopération.

Bibliographie

China andBrazil in African Agriculture. IDS Bulletin. Volume 44. Number 4. July 2013 Le Brésil et sa généreuse diplomatie : un dragon amical ou un tigre de papier ? Revue internationale de politique de développement. Robert MUGGAH & Eduarda PASSARELLI HAMANN.

Présence chinoise en Afrique : contribution à son développement ou…à ses problèmes ? Claude

DUVAL. Géostratégiques No : 33. 4ème trimestre 2011 La coopération brésilienne avec l’Afrique. Sebastian SANTADER. 1er avril 2011 La diplomatie Sud-Sud du Brésil de Lula : entre discours et réalité. Enrique VENTURA. OPALC.

Juin 2010

Brazil : an emerging aidplayer. ODI. 2010

Brazil’s « southern effect »in fragile countries. Robert MUGGAH & LQNA SZABO DE

CARVALHQ. Novembre 2009 Les économies émergentes et l’aide au développement international : le cas du Brésil. IDRC&CRDI.

Décembre 2007

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