L’Afrique noire mise hors jeu dans le challenge UPM L’Afrique et l’UPM : carton jaune pour la France ?

Jean-Paul GOURÉVITCH

Universitaire et consultant international, spécialiste de l’Afrique et des migrations.

Octobre 2009

Le jeu de la diplomatie française

Depuis que, sous la houlette de Nicolas Sarkozy, le sommet de Paris du 13 juillet 2008 a redonné du souffle au projet d’Union Pour la Méditerranée (UPM), les pays de l’Afrique subsaharienne, principalement les pays francophones, pren­nent conscience qu’ils ont été exclus de ce « grand marchandage » et soupçonnent la France, leur alliée traditionnelle et dont les intérêts dans ce continent sont consi­dérables, de l’avoir trahie ou abandonnée.

En langage diplomatique, la critique est plus feutrée. On préfère reprocher à la France son « désengagement », la défense de ses seuls « intérêts commerciaux » ou la persistance des « mauvaises habitudes héritées de la Françafrique ». Mais le constat est patent. « La réconciliation des deux rives de la Méditerranée, unies et déchirées par mille soubresauts de l’histoire » (Bernard Kouchner) exclut l’Afrique noire de ce champ géopolitique. La commission européenne a beau jurer que « ce projet ne sera pas financé au détriment des autres » et qu’il devra trouver des ressources propres complémentaires, les chefs d’Etat africains ont compris le message. L’Afrique subsa­harienne ne peut compter que sur elle-même. C’est d’ailleurs ce qu’ont déclaré, en termes presque identiques, Barack Obama et plus maladroitement Nicolas Sarkozy dans leurs discours respectifs d’Accra et de Dakar même si l’un et l’autre ont précisé que leurs pays aideraient l’Afrique à finaliser ses évolutions indispensables.

La diplomatie française, comme l’a souligné le président Sarkozy dans sa feuille de route de la rentrée 2009, s’est recentrée sur le rééquilibrage des puissances éco­nomiques. Elle fait le pari que le Brésil, l’Inde et la Chine sortiront de la crise par le haut. Les pays émergents s’affranchiront de la tutelle des grandes puissances, comme l’a montré le forum Inde-Brésil-Afrique du Sud qui a réuni en septembre 2009 trois des plus grandes démocraties multiraciales du monde. Il importe de leur faire toute leur place. Ainsi le G 8 est aujourd’hui concurrencé par le G 20, une structure élargie qui a pour mission de poser les règles d’une gouvernance mon­diale : évolution des prix de l’énergie et des matières, harmonisation fiscale et mise en question du secret bancaire et des paradis fiscaux, supervision des fonds spécula­tifs, surveillance du cours des monnaies, prévention et gestion des crises.

C’est la fin de la diplomatie du tête à tête dont se sont nourries pendant plus de 30 ans les relations franco-africaines. Et aussi de la politique de guichet qui permettait à un chef d’Etat africain qui n’obtenait pas satisfaction auprès de l’ex-ministère de la coopération de frapper à la porte des Affaires Etrangères, de la cellule Afrique de Matignon ou de celle de l’Elysée. Le ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE) vient de créer en son sein une Direction générale de la mondialisation pour défendre ses dossiers techniques dans les grandes instances de débat international, les directions géographiques du MAEE étant réduites à un rôle d’accompagnement des mesures décidées en haut pour les pays de leur champ.

les demandes des pays africains

Nous avons mentionné l’Afrique francophone. Ce n’est pas un hasard. Certains pays de l’Afrique non-francophone continuent à attirer les investisseurs. Les uns parce qu’ils représentent une puissance économique non négligeable (l’Afrique du Sud), d’autres parce que l’importance de leur population et/ou de leurs richesses minières et pétrolières en fait des partenaires incontournables du développement économique (Nigéria, Guinée Equatoriale), d’autres enfin parce que l’amélioration de leur gouvernance peut vaincre la susceptibilité des bailleurs de fonds et la frilosité des opérateurs économiques (Ouganda, Ghanal).

En revanche, depuis près de trente ans, les dirigeants de l’Afrique noire franco­phone, confrontés à une situation économique aléatoire, et à une opinion publique revendicative, s’arc-boutent sur quatre principes qu’ils arborent comme des condi-tionnalités de leur développement.

  1. La France a le devoir d’aider l’Afrique qu’elle a pillée pendant la colonisation, exploitée au temps du néocolonialisme des indépendances et dont elle continue à tirer des revenus substantiels supérieurs à l’aide qu’elle prétend lui fournir.
  2. La France doit être le porte-parole de l’Afrique auprès des autres puissances occidentales et des bailleurs de fonds pour que l’aide multilatérale relaye l’aide bi­latérale et que les investisseurs privés reviennent vers des pays dont les ressources naturelles sont importantes.
  3. La France comme l’Afrique Noire est engagée dans le combat de la franco­phonie contre la domination anglo-saxonne et le dieu dollar, qui est aussi celui de la tolérance et du dialogue des cultures. Le corollaire de cette fraternité de combat est naturellement la reconnaissance d’une préférence francophone, le développement des bourses de stages et d’étude et le financement des institutions qui en sont les pôles de convergence.
  4. La diaspora africaine subsaharienne présente en France est de plus en plus nombreuse – 2,4 millions de résidents d’origine africaine en métropole soit près de 4% de la population – ce qui confère aux gouvernements successifs un devoir : faci­liter la circulation des personnes et des biens entre pays d’accueil et pays d’origine, et favoriser les transferts de fonds et de savoir-faire.

les exigences françaises

A ces demandes, la diplomatie française a répondu avec une générosité tein­tée de paternalisme et de moralisme pendant l’époque Mitterrand, avec une bien­veillance sourcilleuse et de plus en plus distante pendant l’époque Chirac, avec un réalisme pédagogique et froid depuis l’époque Sarkozy. Les gouvernements Villepin puis Fillon, avec l’aval de l’Elysée, leur ont apporté des réponses dont les consé­quences économiques et sociales ne sont pas négligeables.

  1. Le débat sur le passé des relations franco-africaines doit être laissé aux his­toriens qui feront le partage entre les torts respectifs. Le système paternaliste de l’aide appartient désormais au passé comme d’ailleurs les Africains l’admettent. Place au partenariat contractuel ! Depuis plusieurs années le Ministère des Affaires Etrangères et Européennes signe avec les pays africains intéressés des documents cadre de partenariat (DCP) étalés sur plusieurs années, précisant les obligations des parties contractantes, l’échéancier des versements et les modalités d’évaluation de l’efficacité des résultats.
  1. La France a toujours été l’avocat de l’Afrique, impulsant des initiatives auprès de ses partenaires (remise de dettes, taxe Chirac sur les billets d’avions…). Elle a joué un rôle majeur dans l’initiative du G8 d’annuler 100% de la dette multilatérale de 19 pays et dans la reprise des négociations des Etats africains avec les investisseurs privés. Elle a financé une partie des initiatives de coopération décentralisée, fait bé­néficier les donateurs d’avantages fiscaux considérables, encouragé les groupements d’intérêts et les associations de managers africains. Mais elle ne peut que constater que la dette africaine ne diminue pas, que les fonds versés ne vont que pour une faible part à des projets porteurs, que la corruption et le clanisme creusent l’écart entre la nomenklatura et la majorité de la population qui ne voit pas trace des dividendes de la croissance proclamée. Par ailleurs elle ne peut pas contraindre les opérateurs privés à investir dans des opérations conduites par des Etats dont la gouvernance reste mé­diocre et qui ne tiennent pas leurs engagements.
  2. La France a largement participé au financement des organismes impliqués dans la francophonie comme l’AUPELF (Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue Française), a contribué à l’adoption de la charte de la Francophonie (Antanarivo 2005) et à la fusion OIF-AIF. Mais bien que l’OIF compte 56 pays membres et 14 pays observateurs, représentant 715 millions de ressortissants, le français n’est langue officielle que dans 32 d’entre eux. Cette organisation au bud­get limité regroupe des pays où le français est très peu parlé (Albanie,Vietnam…). Son action est plutôt symbolique. Son image est celle d’un cocktail mal dosé de linguistique et de politique qui véhicule une vision passéiste et quelque peu élitiste de la mondialisation, face à la modernité et à la puissance du monde anglo-saxon. Son avenir est hypothéqué par l’évolution démographique. Selon les projections faites sur 2050, il n’y aurait dans la tranche des 15-24 ans que 10 millions de personnes dont le français sera la langue maternelle contre 166 millions de sinophones, 72 millions d’arabophones, et 60 à 65 millions d’anglophones ou d’hispanophones. Quant aux efforts consentis pour les bourses, ils se limitent à ceux qui sont engagés dans des études de 3e cycle qu’ils ne pourraient poursuivre dans leur pays.
  3. L’existence en France d’une diaspora africaine dont plus de 10% des résidents sont en situation irrégulière n’oblige pas à une régularisation systématique qui consti­tuerait un appel d’air pour tous ceux qui veulent émigrer et priverait l’Afrique de ses forces vives. En revanche la création du compte épargne-développement, l’ap­pui financier aux associations d’immigrés représentatives, les facilités données à des membres de la diaspora pour se rendre au pays d’origine montrent l’engagement de la France dans le développement solidaire.

Les efforts d’intégration en faveur des jeunes issus de l’immigration africaine par le biais des crédits donnés aux ZEP, des collèges ambition-réussite et des expé­rimentations de discrimination positive, la création de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations (HALDE) traduisent le souci des gouvernements suc­cessifs de favoriser l’égalité des chances, ce qui constitue un investissement puisque ces jeunes sont dans leur très grande majorité bien décidés à rester en France.

le désamour

L’écart est considérable entre ce que les Africains attendent de la France et ce que la France leur offre. Il s’aggrave du fait que l’Afrique Noire constate que la France abandonne par paliers son partenariat privilégié, alors qu’elle est en première ligne des négociations engagées entre l’Union Européenne et les pays de la rive Sud de la Méditerranée. Bien qu’elle n’ait accepté qu’à son corps défendant d’y asso­cier les pays non méditerranéens de l’Union Européenne, le forcing du Président Sarkozy et le traitement de faveur réservé à des chefs d’Etat comme les présidents algériens, syriens ou libyens, nourrissent un réel ressentiment. Celui-ci s’exaspère de ce que l’Afrique considère comme une entrave à sa souveraineté : soutien à des régimes impopulaires ou corrompus comme ceux du Tchad, ingérence dans les affaires de Côte d’Ivoire, négociations en sous-main avec les autorités nigériennes sur l’uranium, intervention plus ou moins discrète dans les élections présidentielles africaines,. Ces rumeurs ont été démenties par les autorités françaises qui arguent de leur neutralité dans les conflits internes aux pays africains. Pourtant nombre de leaders africains n’hésitent pas à les jeter en pâture à l’opinion publique comme boucs émissaires. C’est ce que l’écrivain Calixthe Beyala exprimait en substance dans une émission de télévision de France 24 à propos des élections gabonaises en suggérant de détourner la colère des foules sur Robert Bourgi, « le ministre des af­faires étrangères bis du Président Sarkozy ». Mais ce n’est pas Bourgi que l’opinion publique africaine déchire à belles dents. C’est la France entière, la Sarko-land.

littoral sud et Afrique Noire : les déséquilibres

Que faudrait-il aujourd’hui pour que l’Afrique noire ne soit pas exclue de la mondialisation mais apparaisse comme le phare d’une politique euro-méditerra­néenne vers laquelle convergent les convoitises ?

La première condition est que le niveau de vie de ses habitants se rapproche de celui des pays riverains. Trois paramètres peuvent être ici testés , le PIB par habitant, l’Indice de Développement Humain (IDH) et la progression démographique.

L’approche par le PIB

On trouvera ci-dessous un tableau comparé du PIB par Habitant (exprimé en dollars) des principaux pays de la rive Nord, des pays de la rive sud et de quelques pays africains1.

Pays côte Nord PIB/Hab Pays côte Sud PIB/hab Afrique Noire PIB/hab
Espagne 27.522 Maroc 5.249 Afrique Sud 12.796
France 34.145 Algérie 7.827 Ouganda 1.626
Italie 30.732 Tunisie 8.898 RDC 850
Grèce 25.975 Libye 12.204 Gabon 7.403
Slovénie 23.843 Egypte 4.836 Côte Ivoire 1.699
Roumanie 9.869 Israël 30.464 Sénégal 2.007
Bulgarie 9.799 Liban 5.457 Mali 1.300
Malte 20.426 Syrie 4.117 Bénin 1.408
Chypre 29.105 Turquie 12.900 Madagascar 989

 

Certes le PIB par habitant n’est qu’un indicateur. Il néglige le poids de l’éco­nomie informelle, plus présente au Sud où elle représente sous ses diverses formes plus de la moitié de l’économie, qu’au Nord où elle se situe entre 17 et 35%. Cette moyenne est aussi peu significative car elle ne tient pas compte de la redistribution des richesses.

Le tableau montre néanmoins que si les pays de la côte Nord peuvent tirer vers le haut les pays de la côte Sud comme l’Europe de l’Ouest continue à le faire avec ceux de l’Europe de l’Est qui les ont rejoints, l’écart est trop important pour qu’il en soit de même avec ceux de l’Afrique Noire, à l’exception de l’Afrique du Sud.

  1. Ces chiffres sont extraits des dernières statistiques du FMI. Les années de référence sont comprises entre 2004 et 2008. Le CIA Wordl Factbook donne des estimations peu différentes mais fait figurer les territoires palestiniens (1500$)

 

L’approche par l’IDH

Cette mesure mise au point par le PNUD des Nations Unies classe les pays dans une échelle comprise entre 0 (exécrable) et 1 (excellent). Elle calcule à la fois le niveau de vie et les aspects qualitatifs du développement: espérance de vie, accès à l’eau potable, aux dispositifs de santé, à l’éducation pour les jeunes et les adultes, au logement, au sport, aux loisirs et aux transports collectifs. Les petits écarts traduisent de grandes disparités.2

Pays côte Nord PIB/Hab Pays côte Sud PIB/hab Afrique Noire PIB/hab
Espagne 0,949 Maroc 0,646 Afrique Sud 0,670
France 0,955 Algérie 0,748 Ouganda 0,493
Italie 0,946 Tunisie 0,762 RDC 0,361
Grèce 0,947 Libye 0,852 Gabon 0,729
Slovénie 0,933 Egypte 0,716 Côte Ivoire 0,431
Roumanie 0,825 Israël 0,938 Sénégal 0,502
Bulgarie 0,837 Liban 0,796 Mali 0,391
Malte 0,897 Syrie 0,736 Bénin 0,459
Chypre 0,918 Turquie 0,798 Madagascar 0,533

 

Les pays du Nord ont une grande avance sur les pays de la côte Sud si l’on excepte Israël dont le mode de vie est proche de celui des pays occidentaux. Ceux qui s’en sortent le moins mal sont ceux qui disposent de la manne pétrolière (Libye) ou de la solidité financière (Liban). La différence est plus faible si l’on compare les pays qui viennent d’entrer dans l’Union Européenne (Malte, Chypre, Roumanie, Bulgarie) et ceux qui aspirent à le faire (Croatie dont l’IDH est de 0,803 et Turquie).

En revanche, les pays d’Afrique Noire sont décrochés du peloton, la meilleure performance (Gabon) étant à peine supérieure à la plus mauvaise des pays de la côte Sud (Egypte), et les autres étant souvent classés parmi les pays à IDH faible (moins de 0,500). On peut s’étonner que les pays ayant des rentrées de devise importants provenant du tourisme (Egypte, Turquie, Maroc) soient à la traîne.

  1. Ces chiffres publiés en 2009 par le PNUD concernent essentiellement l’année 2006. La Palestine y est répertoriée avec un taux de 0,736.

C’est oublier que le tourisme est aussi un facteur de déstructuration sociale, qu’il accroît la fracture entre ceux qui tiennent les leviers de l’économie et le peuple des paysans, des ouvriers et des sans emploi, et que, mettant en contact la population avec les touristes, il contribue à renforcer le désir d’émigrer.

L’approche par la démographie

En 2001, les 5 grands pays méditerranéens de l’Union Européenne (Portugal inclus) représentaient 178,5 millions d’habitants alors que ceux de la Méditerranée Sud ne comptaient que 144,9 millions d’habitants, ceux de la Méditerranée Est 95 millions et l’Afrique subsaharienne un peu moins de 700 millions.

En 2010, les trois premiers ensembles représentent respectivement 179, 168 et 106 millions d’habitants face à une Afrique Noire, d’environ 820 millions3. Pour 2030, les démographes laissent entendre que le Sud de la Méditerranée avec sa forte croissance démographique atteindrait 215 millions d’habitants contre 174 pour les cinq pays de la rive nord, et 138 pour la côte Est. Les projections pour l’Afrique Noire sont si aléatoires que la fourchette s’établit entre 1,1 et 1,45 mil­liard d’habitants.

En réalité, en raison du solde migratoire et de l’importance des diasporas qui augmentent leur taux de fécondité, la croissance démographique des pays de la côte Nord se rapprocherait du taux de renouvellement des générations fixé à 2,07. Pour ceux de la côte Sud, le différentiel extrême de fécondité qui était dans les années 90-95 de 5, 16 (Libye 6,39, Espagne 1,26) est descendu à 4,28 pour la période 2005-2010 (Palestine 5,70 Espagne 1,42) et il n’est pas exclu que les pays du littoral Sud et Est, à l’exception de la Syrie, de la Libye et de la Palestine, reviennent dans un proche avenir au niveau du seuil de renouvellement des géné­rations. Au contraire, l’Afrique Noire dont le taux moyen est supérieur à 4,6 ne devrait connaître les effets de la transition démographique qu’à partir de l’horizon 2050. De fait, pendant la période transitoire, le nombre de naissances continue à augmenter car si les femmes ont moins d’enfants, il y a plus de femmes en âge d’en avoir.

Ces prévisions induisent un rapprochement des niveaux de vie des pays mé­diterranéens, une baisse de pression des flux migratoires et une augmentation des investissements vers le littoral Sud et Est. Inversement avec un indice de fécondité

  1. Chiffre approximatif compte tenu de l’absence de fiabilité des états-civils dans ces pays quasi stable et une croissance économique inférieure ou égale à la croissance dé­mographique, le déséquilibre économique entre l’Afrique noire et les pays de la côte Sud ne peut qu’augmenter renforçant les menaces de déstabilisation sociale et attisant l’imaginaire migratoire.

Orages sur la Méditerranée

La pression migratoire

La surchauffe de la pression migratoire risque d’atteindre un niveau incom­patible avec les capacités d’absorption des sociétés européennes. L’européanisation des politiques migratoires des pays de l’Union Européenne, en dépit de quelques avancées, n’est qu’un objectif à long terme qui laisse perdurer des différences impor­tantes dans les politiques d’accueil, d’intégration, de main d’œuvre, de prestations sociales et de reconduites. Les migrants qui en sont conscients pratiquent ce qu’on appelle aujourd’hui le shopping migratoire, choisissant le pays d’accueil non plus seulement en fonction de la langue d’origine et de l’importance de la diaspora qui y réside, mais en fonction de la balance avantages/obstacles. D’où la naissance d’une culture de la mobilité qui fait qu’on peut s’installer provisoirement dans un pays de l’espace Schengen, le quitter pour un autre, faire des aller-retours pendulaires vers le pays d’origine ou tout simplement se diriger vers d’autres horizons (Etats-Unis, Australie, Canada, Amérique Latine) jugés plus propices.

Aussi les pays de l’Union Européenne ont-ils tenté de développer un système d’externalisation des demandes d’asile pour les traiter en amont à partir du pays d’origine ou du pays de transit et non à l’arrivée où ceux qui sont déboutés s’éva­nouissent dans la nature. Mais les pays concernés d’Afrique maghrébine (Maroc) ou subsaharienne (Mali), répugnent à cette « traque aux clandestins » sous la pression de leur opinion publique qui considère cette mesure comme vexatoire vis-à-vis de leurs frères de couleur. On voit donc se développer un double scénario.

Le premier commence par une émigration de l’Afrique subsaharienne vers le Maghreb et le Machrek via le Sahara. Les pays de la côte Sud devenus des pays de transit n’ont le choix qu’entre fournir du travail à ces candidats à l’émigration vers l’Europe pour leur permettre de réunir les fonds et d’attendre les opportunités de la « grande transhumance », ou les refouler plus ou moins brutalement vers le pays d’origine. Certains comme la Libye qui compte plus de 10% d’immigrants sur son territoire choisissent alternativement l’une ou l’autre solution selon les opportunités du marché du travail ou les incidents avec leurs résidents. Les relations entre les populations d’Afrique Noire et celles de la côte Sud en sont d’autant plus tendues. Les premières accusent les secondes de trahir leurs frères, les secondes fustigent par­fois avec mépris l’ « invasion » de ces Africains qui viennent voler le travail de leurs « nationaux ». L’une et l’autre se révèlent impuissantes à combattre les maffias de passeurs qui convoient à prix d’or les candidats à l’émigration sans aucune garantie quant à leur destination.

Le second scénario, c’est la concurrence entre les immigrants d’Afrique noire qui cherchent au péril de leur vie à gagner les côtes européennes, et ceux des pays de la côte Sud et Est. Ces derniers partent parce qu’ils vivent une crise sociale et un chômage endémiques (Algérie), que l’offre de main d’œuvre qui leur est faite ne correspond pas à leurs attentes (Tunisie, Syrie), qu’ils sont originaires de régions ru­rales qui ne suffisent plus à la survie des populations (Maroc), ou qu’ils fuient un ré­gime qu’ils exècrent ou dont ils redoutent les dérapages (Liban). Cette concurrence s’avive des flux migratoires des pays de la côte Nord qui veulent eux aussi profiter du boom européen (Albanie, Bosnie, Kosovo, Ukraine, Roumanie…). Elle se joue à deux niveaux. Le premier est celui du « brain drain », de la fuite des cerveaux, qui fi­nissent dans leur majorité par trouver leur port d’attache à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Union européenne. Le second est celui d’une main d’œuvre moins formée et spécialisée qui vise à s’insérer dans les niches où la demande est forte (restauration, bâtiment, sécurité, professions de santé, aides familiales et ménagères) plutôt que dans ceux qui cumulent les inconvénients des trois D (« dirty, dull, dangerous »).

La tentation radicale

La seconde menace est d’ordre géopolitique. Elle provient de la radicalisation progressive des opinions publiques de l’Afrique subsaharienne qui dénoncent à la fois leurs gouvernements corrompus, l’absence de solidarité de leurs frères maghré­bins ou libyens et l’accueil à bras fermés des pays européens.

La tentation existe de rejoindre les groupuscules islamistes ou révolutionnaires, comme en Mauritanie, au Mali et même au Gabon où on a entendu des contesta­taires faire l’éloge d’Al Qaïda, ou de s’en prendre aux intérêts, aux bâtiments et au personnel des pays de la côte Nord.

Dans cette perspective, le dilemme est angoissant pour les Européens implantés en Afrique dont certains constituent des diasporas importantes : 15000 Français à Madagascar, 12.000 au Gabon, 11.000 en Côte d’Ivoire. Partir en laissant tout à la dérive c’est à dire renoncer à tout ce qui avait constitué leur vie et leur engage­ment, ou solliciter une intervention des forces armées du pays d’origine qui seront perçues comme des troupes d’occupation venant défendre les intérêts des nouveaux colonisateurs.

Changer la donne ? La coopération Sud-Sud

Recréer un espace d’échanges ?

On aurait pu imaginer un scénario alternatif selon lequel les pays de la côte Sud joueraient le rôle de locomotive pour ceux de l’Afrique noire Cela suppose la mise en place préalable d’une coopération Sud-Sud concernant les biens, les personnes et les messages qui est actuellement peu développée sur le plan économique4 comme sur le plan culturel.

Le Sahara n’a jamais été une barrière infranchissable. Le mot « Sahel » (le rivage du Sahara) est d’origine arabe. Mais les premiers contacts transsahariens établis vers le IXe siècle ont été marqués par les souvenirs douloureux de la traite arabo-isla-mique5 et d’une domination des Arabes sur les Noirs qui se perpétue encore au­jourd’hui sous diverses formes en Mauritanie ou au Soudan. Le NEPAD, Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique, qui voulait selon ses trois présidents cofondateurs, (Algérie, Nigeria, Afrique du Sud) promouvoir une stratégie intégrée de développement depuis la Méditerranée jusqu’au Cap de Bonne Espérance n’a pas atteint un seul de visibilité et de crédibilité suffisant pour mobiliser les ressources des investisseurs et des bailleurs de fonds. Les échanges économiques Afrique Noire-Maghreb, marqués par une méfiance réciproque, par ailleurs innervée par la poli­tique sécuritaire de l’Europe, restent marginaux. Ainsi ceux de l’Algérie avec les pays africains ne représentent qu’1% du volume réalisé avec ses autres partenaires et se limitent essentiellement à trois pays, la Côte d’Ivoire, le Nigéria et l’Afrique du Sud.

Dans le domaine culturel qui pourrait être un terrain de rencontre et d’enrichis­sement réciproque, aussi bien dans ses formes d’expression artistiques, musicales et littéraires que sur les problématiques de l’engagement, du panafricanisme, de la mo­dernité de l’islam ou du renouveau démocratique, les échanges dépassent rarement le cadre de manifestations locales. Pourtant certaines, comme le festival panafricain d’Alger qui a eu lieu en août 2009, quarante ans après le premier, sont porteurs de réelles avancées.

En fait ce qui manque pour faire avancer l’attelage Maghreb-Afrique Noire, c’est une institution médiatrice et motrice. C’était pourtant le rôle assigné à l’Union Africaine

L’impossible médiation de l’Union Africaine

L’union Africaine (UA), qui a remplacé en 2002 l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) et regroupe 53 Etats membres représentant toute l’Afrique (à l’ex­ception notable du Maroc) a pour vocation de renforcer et de promouvoir l’inté­gration de l’ensemble des pays du continent pour aboutit à terme aux Etats-Unis d’Afrique, la grande idée de son fondateur, le colonel Kadhafi. Elle est présente dans les conférences internationales et notamment au G 20. Son objectif comme le souligne Jean Ping6, le Président de la Commission de l’Unité Africaine qui en est l’exécutif , est « de favoriser l’émergence d’une Afrique à l’abri de la peur et du be­soin, une Afrique prospère, bien gouvernée, en paix, qui serait dirigée et gérée effica­cement par ses propres citoyens et qui représenterait une force active et dynamique sur la scène internationale ». Elle a créé en 2004 un Conseil de Paix et de Sécurité pour la prévention et la gestion des crises qui déchirent l’Afrique .

Malgré sa volonté de parler d’une seule voix, de rendre plus efficace et transpa­rent son fonctionnement interne, de proclamer son attachement à la démocratie et à l’Etat de droit, son poids réel sur la scène internationale n’est pas représentatif du milliard de citoyens qu’elle représente. Les troubles récemment survenus sur tout le continent ( Guinée, Somalie, RDC, Zimbabwe, Mauritanie, Côte d’Ivoire, Tchad, Soudan, Madagascar…) montrent qu’elle n’est ni apte à prévenir les conflits, ni à appliquer les décisions de ses membres (exclusion des sommets de l’U.A. de tout gouvernement issu d’un coup d’Etat) ni à imposer sa médiation dans les guerres et les rébellions qui déchirent l’Afrique. La contradiction entre le principe de « non-ingérence » dans les affaires des Etats membres et celui de « devoir d’ingérence » en cas de violations graves et répétées des droits de l’homme souligne l’ambiguïté d’une institution vouée aux compromis fragiles et dont les interventions les plus marquantes relèvent de l’action humanitaire.

  1. Le Monde Diplomatique supplément au numéro de septembre 2009

On aurait pu imaginer que la coexistence dans ses instances représentatives de pays de la côte Sud de la Méditerranée et de pays situés au cœur de l’Afrique permet­trait à cette Union Africaine de jouer un rôle décisif dans l’élargissement du projet de partenariat euro-méditerranéen. La conférence de Rabat en 2006 qui regroupait 30 Etats européens et 28 états africains aurait pu en faire évoluer le principe et les modalités. Trois hypothèses s’offraient alors aux participants ; une coopération eu-roafricaine qui s’articulerait sur l’axe Europe du Sud-Maghreb, donnant un statut particulier aux autres pays de la côte Sud et Est et à plusieurs pays africains suscep­tibles de rejoindre cet ensemble, une coopération euro-maghrébine limitant la zone d’intervention aux pays de l’Europe du Sud et au Maghreb, une coopération euro-méditérranéenne élargie à l’ensemble des pays du pourtour faisant ainsi de cette mer méridienne un lac euro-arabe. C’est cette dernière conception qui l’a emporté, ex­cluant de fait l’Afrique Noire, avant d’être rééquilibrée par l’implication de tous les pays de l’Union européenne dont aucun ne voulait se trouver à l’écart du processus.

L’Union Africaine manque à la fois de moyens et de conviction. Son déficit en forces militaires n’a pas permis à la Mission de l’Union Africaine au Soudan (MUAS) ni à la Mission de l’Union Africaine en Somalie (AMISOM) de rétablir une situation de paix civile dans ces régions. Ses autres interventions en Afrique même quand elles connaissent le succès (Comores 2008) restent marginales. Elle a adopté des textes juridiques comme le protocole sur les droits des femmes (2003) vite tombés dans l’oubli ou la Charte africaine pour les élections, la démocratie et la gouvernance (2007) qui ne sont pas ratifiées par les Etats membres et sont aussi inapplicables que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples adoptée par l’OUA en 1981 et bien oubliée depuis.

Surtout l’Union Africaine n’a pas réussi à se positionner clairement sur les pro­blèmes qui touchent directement le partenariat euro-méditerranéen : la pollution maritime, le réchauffement de la planète et la désertification, la lutte contre la pi­raterie, le retour à des règles de droit concernant les pavillons de complaisance, la mobilisation contre les pandémies,

Fin de partie ?

Alors que le rêve fou de rapprocher les deux rives de la Méditerranée se concré-tise7, le Sahara est redevenu un limes entre le Maghreb et l’Afrique noire. Les dirigeants européens y trouvent leur intérêt car ils savent que leurs opinions publiques mobilisées sur les problèmes liés aux crises économiques, aux pressions migratoires, aux menaces sur l’environnement, aux déséquilibres de la mondialisation leur de­manderont des comptes au moment de leur réélection ou de leur succession. Les pays du Maghreb également, car ils profitent des opportunités de développement économique sans en payer le coût humain. Mais on ne peut imaginer que coexis­tent pacifiquement deux continents dont l’un est trois fois plus peuplé et dix fois moins riche que l’autre. Le pari de laisser l’Afrique hors du partenariat euro-médi­terranéen est vraisemblablement à terme un pari perdu.

 

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