L’Afghanistan : une situation sans issue

Ali RASTBEEN

Fondateur et président de l’Académie de géopolitique de Paris. Directeur éditorial de la revue Géostratégiques. .Auteur de Géopolitique de l’islam contemporain, Éditions ItES, 2009.

Trimestre 2010

Les NÉOCONSERVATEURS AMERICAINS ont été évincés du pouvoir, mais les dif­ficultés qu’ils ont suscitées pour te monde ne peuvent être résolues facilement. Ces difficultés sont les résultats de la vision particulière du système étatique américain qui, sous le pouvoir des néoconservateurs, avait atteint son paroxysme.

Ce qui justifiait cette vision au lendemain de la Seconde Guerre mondiale était le partage du monde en deux blocs : le communisme et le capitalisme. Dans ce monde bipolaire, tous les moyens étaient utilisés en vue de combattre l’adversaire, il en résulte, à ce jour, les guerres maintenues en Asie du Sud-Est et de l’Est, les guerres ouvertes en Europe, les guerres fratricides spontanées en Afriqueet en Asie (1).

Dans des conditions strétéeiques déterminées, ie bloc de l’Est, démuni des moyens économiques de soutenir la rivalité militaire avec l’Occident, s’est disloqué. Or, la course aux armements s’est poursuivie au sein du bloc occidental, devenant l’axe stratégique des néoconservateurs. Une des armes utilisées par Washington lors de la guerre froide a été la religion : la marine américaine, avec l’aide du Vatican, a empêché la victoire du communisme en Italie, où la CIA, faisant concourir le Pape, a détaché la Pologne du pacte de Varsovie… (2)

Or, l’instrumentalisation de la religion et la mobilisation en vue des guerres interconfessionnelles, l’équipement militaire des chefs de tribu en vue d’assurer leur domination sur les régions urbaines, contribuant au développement de la vie et de la culture citadines, l’incitation des montagnards à supplanter un régime qui s’était efforcé durant un siècle en vue de créer des universités, une armée, une loi et une organisation civique, la dévastation des acquis d’un siècle d’efforts d’un peuple (3) – toute l’intervention de Washington en Afghanistan se résume en forfaitures que l’histoire ne peut pardonner. Ces agissements ne se sont pas cantonnés en Afghanistan mais se sont propagés à toute la région. Il n’est pas difficile de démon­trer que les sociétés humaines construisent leur espace vital sous l’influence des fac­teurs naturels et historiques. Les facteurs naturels sont : la position géographique, les potentialités territoriales et les conditions climatiques. Les facteurs historiques englobent l’évolution de la société depuis son installation dans un espace géogra­phique donné et constituent l’objet d’études par les sciences sociales : la diversité ethnique, la composition sociale, l’état de l’évolution économique de la structure de la société, les liens et les fractures internes et externes, et l’évolution culturelle étroitement liée à l’infrastructure économique, confèrent à la société son identité.

Notre Terre, dans son ensemble, constitue une unité géographique assemblée. Or cet assemblage, face aux nécessités de la civilisation bâtie par les hommes, qui exigent l’interconnexion des sociétés humaines, a traversé des obstacles difficiles et chaque découverte de moyens pour contourner ces obstacles a été à l’origine d’une évolution historique. La découverte des voies maritimes a été l’un des événements majeurs de l’histoire de la civilisation (4). Cette découverte a permis à l’Europe d’as­surer sa domination mondiale, tandis qu’en Asie elle a été à l’origine de la stagnation et de la domination du colonialisme. Auparavant, les communications passaient par les voies terrestres qui reliaient l’Est et l’Ouest de la planète. Ce fut sur le trajet de ces voies terrestres qu’apparurent le christianisme et l’islam, et les peuplades turques du nord de l’Asie envahirent l’est et l’ouest de ce continent.

Le changement des voies de communication a conduit à l’abandon de la « route de la soie » qui, dorénavant, n’était qu’au service des relations limitées entre les territoires voisins (5). Les grandes villes situées sur la route de la soie ont perdu de l’importance, de même que leur identité. Les peuplades immigrées sur ces ter­ritoires se sont trouvées abandonnées aux conditions climatiques et sont tombées directement ou indirectement dans le piège du colonialisme. L’Empire britannique a étendu sa domination sur l’Est de l’Asie tandis que la Russie s’est octroyé le Nord et le Centre du continent. Les gouvernements européens se sont mis aux aguets de l’Empire ottoman. Le « Turkestan russe », s’étendant sur des villes importantes telles que Boukhara, Samarkand, Merv et Kharazm, prit – après la Révolution d’Octobre – l’appellation des républiques d’Ouzbékistan, de Kirghizstan, de Turkménistan et de Tadjikistan. Les villes de Kandahar, de Herat et de Balkh, frontières entre l’Inde britannique et le Turkestan russe, constituèrent, après cinquante ans d’af­frontements entre la Russie, la Grande-Bretagne et l’Iran, l’Afghanistan, placé sous protection britannique. Les frontières de ce nouveau pays furent établies selon des visées coloniales. La région des tribus pachtounes fut partagée en deux : une partie restant en Afghanistan, tandis que la seconde était annexée au territoire de l’Inde. Après la déclaration d’indépendance de l’Inde et son partage religieux en Inde et Pakistan, la revendication du territoire pachtoun du Pakistan devint un des piliers du conflit entre Kaboul et Islamabad. À l’intérieur de l’Afghanistan, la composition de la population a gardé son identité tribale. Les difficiles conditions climatiques ont empêché l’évolution de la structure tribale fondée sur l’élevage et l’agriculture élémentaire de ce pays montagneux s’étendant de l’est vers l’ouest. Cependant, le principal facteur de la stagnation de la croissance et du développement de l’Afgha­nistan a été le colonialisme britannique. À terme, la « guerre d’indépendance » menée par Amir Amanullah a limité les exigences britanniques (6).

Au cours du xxe siècle, les deux guerres mondiales ont créé des occasions his­toriques pour l’Afghanistan. Après la fin de la Première Guerre mondiale, Amir Amanullah a obligé la Grande-Bretagne, sur le champ de bataille, à accepter l’in­dépendance de l’Afghanistan. Après cette victoire, il a entamé des réformes fonda­mentales dans le pays. Suite à la réunion de la Loya Jirga, il a proclamé un régime constitutionnel. La loi constitutionnelle qu’il a fait approuver comportait des liber­tés et droits sociaux de grande envergure. Il visait ainsi le système tribal. Cependant, Amir ne pouvait pas concevoir que sa seule volonté était insuffisante pour une résur­rection nationale. Huit années plus tard, cette évolution rapide a trouvé sa réponse à travers un soulèvement religieux connu sous le nom de « soulèvement de Bacha e Saqao » et a enflammé le pays entier, mettant un terme au règne d’Amanullah et à ses réformes. Or, le pouvoir religieux de Bacha e Saqao n’a duré qu’un an (7). Le général Mohammed Nadir, qui se trouvait en Europe, s’est rendu en Afghanistan et, avec l’aide de quelques tribus, a conquis Kaboul. Une nouvelle Constitution fut approuvée, dans laquelle le pouvoir juridique revenait aux autorités religieuses, qui ont imposé le port du voile aux femmes. Le pouvoir fut partagé entre le roi et les religieux, situation qui perdura jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Avec les évolutions survenues après la Seconde Guerre mondiale, l’Afghanistan connut le développement de l’organisation publique, de l’armée, de l’éducation et de la formation universitaire. L’identité citadine se dressa face à l’identité tribale. À travers les relations avec l’étranger, des idées nouvelles firent leur apparition. Les programmes de formation des militaires et des civils dans les pays-tiers, parallèle­ment aux relations commerciales et culturelles, préparèrent le terrain à l’apparition des partis politiques et à la revendication de la démocratie, dépassant les liens entre le trône et la religion. La genèse de l’identité citadine, dans le cadre de l’identité nationale, mettait en péril la survie du système monarchique. Les potentialités du pays, auparavant au service de la monarchie et de la religion, se dressaient contre elles. Suite à quelques actions identiques à des pseudo-coups d’État, le pouvoir tomba entre les mains d’officiers qui avaient suivi leur formation dans les pays du bloc de l’Est. Dans un pays où l’identité urbaine ne constituait pas encore une force dans la structure économique, les idées de gauche placèrent à l’ordre du jour la déclaration d’une république démocratique socialiste. Ce fut à l’époque où les crises sociales dues à l’intervention des politiques occidentales prenaient de l’am­pleur dans la région. La confrontation entre les deux blocs se fit sentir clairement dans les pays en crise.

On pourrait peut-être affirmer que la plus grande erreur du jeune pouvoir en Afghanistan a été sa volonté de vouloir accaparer le pouvoir du pays et de fomen­ter une coup d’État contre le président en place. En fait il n’était conscient ni des moyens du système tribal évincé de son territoire, ni des réalités et conditions inter­nationales et régionales, et cela au moment où l’Occident avait décidé le transfert du pouvoir monarchique au pouvoir théocratique dans leur voisinage. Tous les pays voisins de l’Afghanistan étaient devenus des bases visant à emporter le point stra­tégique commandant la lutte entre les deux blocs. La présence militaire de l’Union soviétique en Afghanistan était une erreur aussi grave que l’absence de son ministre des Affaires étrangères lors de la réunion du Conseil de sécurité au moment de la guerre de Corée (8).

Cependant, la politique menée par les États-Unis en Afghanistan était erronée, et plus grave encore : la mobilisation de tous les éléments extrémistes religieux de la région, la mobilisation des réserves financières issues du pétrole du golfe Persique, la mobilisation tribale et militaire au Pakistan qui avait des prétentions territoriales sur l’Afghanistan, le transfert de l’organisation terroriste d’Al-Qaida sur le champ de la « guerre anticommuniste » en Afghanistan ont entraîné l’Union soviétique dans un piège où elle fut contrainte d’admettre son échec. Ce fut le début de la défaite de Moscou et la victoire définitive des États-Unis dans la « guerre froide ».

Mais cette victoire a été obtenue au prix : de la destruction de l’Afghanistan, de crimes affreux des tribus mobilisées avec les dollars et les armes américains, de la prise du pouvoir des forces tribales assoiffées de vengeance à l’égard du système de vie urbain, de la fuite de millions d’hommes et de femmes afghans vers les pays voisins et vers l’Occident, du massacre des dirigeants gouvernementaux qui, avec l’accord de Moscou et de Washington, avaient signé des traités de paix avec les tri­bus et, enfin, de l’affrontement des vainqueurs pour la prise du pouvoir et, à terme, de l’instauration au pouvoir des talibans, l’aile la plus violente des vainqueurs, et de la proclamation des Émirats islamiques en Afghanistan avec le concours d’al-Qaida. Or, cette victoire emportée fut éphémère. Tandis que les grandes compagnies amé­ricaines tentaient d’établir des accords avec Kaboul en vue de faire passer les pipe­lines par le territoire afghan, les tours jumelles de New York explosèrent et boulever­sèrent le monde. La réaction du président des États-Unis face à cet événement fut telle qu’elle provoqua le soupçon quant à la connivence de Washington et d’al-Qai-da en vue de précipiter l’invasion militaire par les États-Unis au Moyen-Orient, en Russie et en Chine (9). Les campagnes militaires des néoconservateurs américains, d’abord en Afghanistan puis en Irak, malgré l’opposition mondiale et la déclaration des guerres préventives de la part du président américain, ont conduit le monde au bord du précipice. Or, il apparut très vite que Washington avait mis les pieds dans une impasse. La grande crise financière qui a sévi d’abord aux États-Unis et ensuite en Europe a mis un terme à la chevauchée des néoconservateurs. Les Etats-Unis, qui avaient lancé le projet des « guerres préventives », ont très vite eu besoin, en Irak et en Afghanistan, de l’aide de l’Europe, des Nations unies et de l’OTAN. À ce jour, les efforts conjoints des États-Unis et des pays membres de l’OTAN ne leur ont tou­jours pas permis de sortir du bourbier afghan, au contraire, la dépendance militaire a créé davantage de complications. Les dépenses militaires annuelles pour la guerre en Afghanistan s’élèvent à des sommes astronomiques, dont une partie seulement est dépensée sur place. Le principal bénéficiaire de ces dépenses est l’ensemble du dispositif militaire. La voie la plus rationnelle est celle qui permettrait aux puis­sances en place – en guise d’occupants – de mettre un terme au conflit et de trouver le chemin de la reconstruction du pays. À notre époque, le monde est en proie à une contradiction qui, plus que par le passé, provoque des crises : d’une part, les vic­toires remportées par le savoir et la technologie ont transformé notre planète en une unité géographique homogène, dont les différents éléments s’attirent mutuellement de manière naturelle. D’autre part, les sociétés humaines, facteurs de cette homo­généité, vivent encore dans un climat de recherche de puissance digne des époques de l’esclavagisme et de sa progéniture, le colonialisme (10). Les évolutions du droit international, même après deux guerres mondiales, n’ont pas réussi à instaurer un climat de sécurité et dépourvu de discrimination et de violation dans les relations entre les peuples. Les progrès du savoir et de la technologie, loin de satisfaire les besoins de la civilisation humaine, sont devenus des instruments de la prospérité du marché d’armes de plus en plus dévastatrices et de destruction massive.

L’Afghanistan n’est pas un exemple unique. Le Pakistan, à son tour, est égale­ment un centre entré en éruption en raison de sa proximité avec l’Afghanistan et des agissements irrationnels des États-Unis. Les anciens voisins communistes de l’Afghanistan sont passibles, chacun à leur tour, de se noyer dans la tourmente de l’extrémisme religieux. La principale difficulté de ces pays réside dans le fait qu’ils ne vivent pas dans leur époque. Dès qu’ils se trouveront dans une position d’affron­tement avec les réalités, ils se sentiront étrangers et tenteront de se défendre (11).

C’est une difficulté à l’échelle planétaire, à laquelle même les pays européens sont affrontés, sans pour autant la régler avec des armes. Il faut transformer les conditions d’existence grâce à des projets à caractère structurel. Ce changement doit s’effectuer avec la participation et à l’initiative de ceux qui ne sont pas en conformité avec leur époque. Les montagnes de l’Afghanistan doivent par des réseaux routiers rapprocher les villes et les villages les plus éloignés. Les potentialités et les capacités naturelles du pays doivent attirer la population autochtone. La modernisation des méthodes d’élevage et d’agriculture, si elle se réalise par la population elle-même, transformera automatiquement les relations traditionnelles au sein des tribus.

Pour la mise en œuvre de tels projets, il n’est guère besoin d’avions sans pilote, de canons et de chars (12). Les États qui, selon l’expérience, sont des éléments étrangers doivent céder leur place à une puissante fondation internationale afin de mettre en place le programme de développement des sociétés arriérées. C’est le premier pas qu’il convient de franchir en Afghanistan. Des millions d’hommes et de femmes qui ont expérimenté depuis trente ans la vie en exil sont les meilleurs éléments pour mettre en œuvre ce projet. Il suffirait simplement que, sous couvert des Nations unies et bénéficiant de son pouvoir exécutif, une telle fondation voie le jour afin que l’État afghan soit en mesure de défendre sa sécurité.

Sans doute, le départ des 135 000 soldats américains, européens et australiens de l’Afghanistan sera la meilleure contribution au retour de la tranquillité dans ce pays et apaisera l’inquiétude des autres pays de la région qui observent la présence militaire de l’OTAN dans leur voisinage (13).

Notes

  1. Claude Quétel, Philippe Masson, Christophe Prime et collectif, Larousse de la Seconde Guerre mondiale,
  2. Sophie Chautard, La guerre froide. Les origines, les enjeux, les moments clés,
  3. Georges Corm, La question religieuse au XXIe siècle. Géopolitique et crise de la postmodernité,
  4. Jean-Noël Robert, De Rome à la Chine. Sur la route de la soie au temps des Césars,
  5. Pierre Biarnès et François Thual, La route de la soie. Une histoire géopolitique,
  6. Pierre Chuvin, René Létolle et Sébastien Peyrouse, Histoire de l’Asie centrale contemporaine,

2008.

  1. Pierre Cambon, Une histoire millénaire, 2002.
  2. Levesque, URSS en Afghanistan, 1979-1989,
  3. Marie-Dominique Charlier, « La guerre sous-traitée à des entreprises privées mercenaires d’État », Le Monde diplomatique, février 2010.
  4. Ram Rahul, Afghanistan, the USSR and the USA,
  5. Maxime Lefebvre, Le jeu du droit et de la puissance. Précis de relations internationales,
  6. Najam Sethi, « Exaspération populaire, pressions de Washington. Le Pakistan se retourne contre les talibans », Le Monde diplomatique, juin 2009.
  7. Alain Gresh, « Obama et l’Afghanistan-Pakistan », Le Monde diplomatique, mars 2009.

 

 

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