La puissance américaine: déclin ou ajustement ? assisterait-on à un déclin des États-Unis d’Amérique ?

Steven EKQVICH

Professeur de Sciences politiques- Université américaine de Paris.

Mai 2009

TouT DÉcLIN doit ÊTRE envisage dans une durée, ou à tout le moins en référence à un certain moment du passé, récent ou lointain. Il doit aussi être mesuré en fonction de critères clairement définis et évalué par rapport à d’autres nations du monde. C’est dans ce cadre que l’on interrogera cette hypothèse.

À quel moment de leur histoire pourrait-on considérer que les États-Unis sont entrés dans une phase de déclin ? Depuis la fondation de la république au 18ème siècle, et en dépit de revers conjoncturels et de cycles de récession, les États-Unis ont connu un accroissement impressionnant de leur richesse et leur puissance dans la longue durée. Mais dans les médias actuels, le déclin des États-Unis est perçu à travers le prisme de l’expérience vécue. Il existe incontestablement un sentiment et une perception de déclin américain, mais il faut s’interroger sur la pertinence de ces impressions. Pourquoi pensons-nous vivre une période d’affaiblissement de la puis­sance américaine ? Peut-être en raison de la véritable révolution depuis une ving­taine d’années dans la diffusion planétaire de l’information et des images du monde entier circulant en boucle. L’immédiateté des images et l’intensité des nouvelles 24 heures sur 24 se combinent pour produire un battage médiatique permanent. Chaque perturbation météorologique se transforme en « ouragan de la décennie ». Chaque bombe qui explose devient une « breaking news ». La révolution de l’infor­mation est si massive et récente que les journalistes, chroniqueurs, lecteurs, téléspec­tateurs, dépourvus de repères, commencent tout juste à inscrire ce présent dans un contexte de plus longue perspective. On peut s’interroger sur l’effet hyperbolique de la place des États-Unis dans le monde que les médias contribuent à façonner.

Néanmoins, les États-Unis ne sont à l’évidence plus dans la même position domi­nante que celle qu’ils occupaient à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale. L’effort de guerre considérable avait permis à l’économie américaine de surmonter la plus grave crise économique de toute son histoire, la Grande Dépression. Parmi tous les pays industriels avancés du monde existant avant la guerre, les États-Unis furent les seuls à sortir de ce conflit en meilleur état qu’à la veille de celui-ci. Après la Première Guerre mondiale, les Américains produisaient 25% de la richesse mondiale, alors que dans les années 1950 la prospérité américaine représentait presque la moitié de celle du monde – ou au moins 40%, selon les méthodes statistiques employées. Aujourd’hui, l’économie américaine est revenue à son niveau « normal » d’avant-guerre, environ 25% de la richesse mondiale. Dans la décennie qui a suivi la fin de la Guerre Froide, le pourcentage a même rebondi, atteignant jusqu’à 30 % en 2000. Au début des années 1990, les États-Unis n’étaient pas seulement plus puis­sants économiquement que n’importe quel autre État pris individuellement, mais leur puissance, comparée à celle cumulée de tous les autres principaux pays, s’est accrue entre 1990 et 2000. En dépit d’une croissance relativement faible, les États-Unis ont presque atteint le seuil de 50% de la richesse produite par tous les grands acteurs économiques — non loin d’une véritable hégémonie globale. Néanmoins, aujourd’hui la concurrence est devenue rude. Durant les deux dernières décennies, le taux moyen de la croissance américaine est passé de 4% par an à seulement un peu plus de 2% par an. Durant la même période, la Chine a connu un très fort taux de croissance (10% par an), une performance vraiment exceptionnelle, si on se fie aux statistiques chinoises.1

Une chose est sûre, la période de relatif fléchissement des États Unis a été, au point où nous en sommes, assez courte, mais pourrait néanmoins constituer un signe avant coureur d’un fléchissement plus marqué dans un avenir prévisible. Il est vrai que dans la très longue durée, depuis Rome, en passant par la Chine Impériale, Venise, l’Espagne, la France, La Grande Bretagne, l’Union Soviétique jusqu’aux États-Unis aujourd’hui, l’ascension et la chute des grandes nations a été fondée avant tout sur une relative force économique. Comme Paul Kennedy le décrit dans son ouvrage classique The Rise and Fall of Great Powers, plus un État est engagé in­ternationalement, plus il a besoin d’une force économique.2 L’extension du pouvoir et de la présence internationale d’un pays exige davantage de ressources, d’où une pression de plus en plus forte qui, en fin de compte, mène à un affaiblissement. Kennedy parle à ce propos d’une logique de « sur- extension impériale » (imperial overstretch). Cependant, les critiques du livre de Kennedy estiment que la faiblesse

La puissance américaine : déclin ou ajustement ?

de son analyse réside dans son insistance à établir un parallèle entre l’empire britan­nique et l’actuelle hégémonie des États-Unis. En bref, la présence américaine dans le monde a très peu de ressemblance avec un empire territorial classique du 18ème ou 19ème siècle. Or, jusqu’à une période tout récente, le ressort des grandes puissances dépendait largement du contrôle, plutôt direct, d’un large territoire fournissant matières premières et agricoles, population et position géostratégique. Cela est bien sûr encore vrai de nos jours, mais dans une moindre mesure. Indépendamment d’un large territoire, les États-Unis bénéficient aussi, comme d’autres grandes puissances de l’histoire, d’une façade maritime favorable à l’essor commercial. Historiquement, les États les plus forts ont été à la fois des puissances territoriales et commerçantes. Les États-Unis ont certes conjugué ces deux formes d’avantages. Mais d’après Richard Rosecrance, les américains ont inventé une nouvelle forme de pouvoir, géré par une forme d’Etat inédit – ce qu’il appelle l’État « virtuel ».3 Ce dernier succède à l’État territorial et à l’État commerçant. Là où l’État territorial contrôlait les ressources de la terre, et l’État marchand l’échange des produits finis, l’État virtuel contrôle le flux de capital, de travail, mais surtout le flux de l’informa­tion et du savoir.

 

Qu’entend-t-on plus précisément par « État virtuel » ?

Dans le passé, les forces matérielles étaient dominantes dans la croissance, le prestige et le pouvoir d’une nation. Aujourd’hui, ce sont les produits de la matière grise qui prennent le devant. C’est ce que l’économiste Robert Reich, ancien secré­taire d’État au travail et ami de Bill Clinton, a appelé le travail « symbolique-analy­tique ».4 Aujourd’hui les produits de ce travail sont aussi ce qu’on pourrait appeler les produits culturels véhiculés par les moyens de communications post-modernes. Les nations qui maîtrisent le virtuel peuvent déplacer la plupart de leur production matérielle sur des milliers de kilomètres, en centrant leurs efforts à domicile sur la recherche, le développement et la conception. Il en résulte un nouveau type de partenariat de production entre ce que Rosecrance nomme les « head nations » (les nations de « tête » ou de « cerveau ») qui conçoivent les produits et ensuite coordonnent leur production, et les « body nations » (les nations du « corps »), qui produisent ces richesses matérielles. La délocalisation de la production permet aux nations de tête de se spécialiser dans la production de biens de l’esprit qui possèdent une plus grande valeur ajoutée. Prenons comme exemples la poupée Barbie, les CD et les DVD. Leurs composants matériels en plastique à eux seuls ont très peu de valeur. Mais ces objets sont importants par les effets produits sur l’acquéreur sur le plan symbolique et esthétique. Il en est ainsi pour de nombreux produits dont la forte valeur symbolique repose sur un support matériel de médiocre valeur.

Jadis, les grandes entreprises hiérarchiques estimaient nécessaire de rester pro­priétaires d’un maximum de composants de la production pour en assurer direc­tement la gestion. C’étaient là les mêmes objectifs que ceux des États territoriaux et même commerçants : la gestion directe de la production, et des stocks. Mais les entreprises post-industrielles ont évolué vers la création de petites unités indépen­dantes soumises à la gestion de la « tête ». Celles-ci possèdent et contrôlent la seule part de la production qu’elles sont en mesure d’assurer seules et ont transféré la res­ponsabilité du reste à des sous-traitants, dont elles coordonnent les activités grâce à un réseau dense de relations financières et gestionnaires. Si on traçait des frontières territoriales entre les activités de « tête » de ces entreprises et leurs sous-traitants, on obtiendrait alors les contours d’une nouvelle organisation transnationale de la pro­duction mondiale. On observe néanmoins que tout en réalisant les mêmes produits que par le passé et à moindre coût, ces sociétés transnationales ont réduit leurs res­ponsabilités directes : c’est une plus petite organisation, mais qui contrôle autant.

 

Comment un État virtuel doit-il s’y prendre ?

L’État et le marché doivent travailler ensemble afin d’obtenir de bons résultats économiques. Dans ce type de partenariat, l’État doit faciliter le mouvement des facteurs de production vers la nouvelle économie mais également s’ouvrir aux autres pays afin d’accueillir des capitaux, du travail, de la technologie et de l’information. Il préfèrera ainsi accueillir les meilleurs talents et les plus éduqués, ce qui explique la capacité des grandes universités américaines à recruter les meilleurs étudiants étran­gers, et le foisonnement des centres de recherche, ainsi que leurs subventions par le gouvernement américain et le secteur privé. Dans le meilleur des cas, un État virtuel doit produire lui-même ces étudiants, mais les États-Unis n’y parviennent pas tout à fait. Dans la mesure où ils peuvent attirer chez eux la matière grise venant d’ailleurs, ou la mobiliser là où elle se trouve, cela ne constitue pas encore un problème, du moins en termes économiques.

Afin de maintenir le réseau de relations nécessaires à la coordination de la pro­duction en dehors de ses frontières, l’État virtuel doit d’autre part développer et faire respecter un cadre réglementaire capable d’administrer de façon impartiale, même à l’égard des entreprises étrangères, un système de droit qui régit les flux éco­nomiques tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Il doit aussi, bien sûr, maintenir l’intégrité du cadre juridique des marchés. Ce cadre ne doit pourtant pas être trop pesant, ni chercher à trop planifier les résultats. Cependant un manque d’encadre­ment de la part de l’État peut conduire au règne abusif de l’argent, avec pour consé­quences néfastes la corruption et l’imprévisibilité, sans mentionner le non-respect des valeurs éthiques de la société.

On remarque, dans l’histoire, que la puissance économique est fonction de l’in­novation. Les pays qui inventent et développent les nouvelles technologies et les nouveaux modèles de gestion prennent l’avance sur les autres. Il faut constater que les États-Unis n’ont pas perdu leur position d’État le plus innovant du monde, avec chaque année un nombre de brevets supérieurs à tous les autres pays réunis. Mais comme le signale Fareed Zakaria dans son ouvrage récent, The Post-American World, la capacité à diffuser de nouvelles technologies s’est répandue rapidement à travers de nombreuses régions du globe, et avec elle les sources ultimes du pouvoir d’un État – les capacités productives de ses entreprises et ses citoyens.5 Et il est vrai aussi que de nos jours la domination des États-Unis est moins écrasante dans les technologies et les industries de pointe de l’économie de la connaissance. Durant les périodes précédentes du développement industriel, l’âge du fer, l’âge de l’acier, et les révolutions industrielles précédentes – les États les plus puissants maintenaient leurs avantages technologiques durant de nombreuses décennies. La connaissance se répand plus vite aujourd’hui, et cette rapide diffusion globale constitue un puis­sant facteur de concurrence pour l’hégémonie américaine.

Il faut, bien entendu, intégrer dans l’équation de la puissance américaine l’énorme poids de son appareil militaire. Au moment de la guerre d’Irak, il aurait fallu virtuellement réunir toutes les puissances d’importance pour s’opposer acti­vement aux États-Unis en mettant sur pied une coalition équivalente susceptible de concurrencer la puissance militaire américaine. Compte tenu du contexte, la création d’un contre-pouvoir militaire face aux États-Unis n’était pas pensable – et restera impensable pendant un certain temps encore. Cependant, d’autres grandes puissances s’efforcent d’utiliser les instruments du « soft power » – reposant sur les outils économiques, diplomatiques, médiatiques, et informatiques afin de contre­balancer l’écrasante puissance militaire américaine. Ou certains tentent de gagner par le terrorisme ce qui n’est plus possible avec l’outil militaire conventionnel. La confrontation avec les États-Unis doit être forcément asymétrique.

En bref, on serait tenté de se rallier à la thèse toute récente de Fareed Zakaria qui ne conclut pas à un déclin de la puissance américaine, en tout cas pas absolu, mais qui voit plutôt l’essor d’autres puissances dans un monde non pas anti-américain à proprement parler, mais post-américain. Ou, plus précisément, un monde qui est devenu, dans une large mesure, américain à beaucoup d’égards – économiquement, culturellement, voire en termes de valeurs politiques. Ce monde de plus en plus « américanisé », commence en effet à concurrencer avec un succès croissant les États-Unis sur leur propre terrain. Les citoyens des États-Unis pourraient se conso­ler en constatant que ce monde « américanisé » devient parfois plus performant que le pays qui a diffusé son mode de vie sur la planète. Bien évidemment, qualifier d’ « américain » le monde post-américain relève de la simplification grossière. Les États-Unis sont les héritiers de plusieurs puissants courants de cultures et de valeurs européennes, et bénéficient aussi de l’apport des cultures des peuples africains trans­portés de force de l’autre côté de l’Atlantique, ainsi que des cultures amérindiennes et de l’immigration asiatique.

Zakaria nous convie à observer autour de nous les preuves concrètes de ce monde post-américain. Il remarque que le plus haut gratte-ciel du monde se trouve pour l’instant à Taipei, mais sera bientôt à Dubaï. La plus grande société cotée en bourse est à Pékin. La plus grande raffinerie mondiale est en construction en Inde. Le plus gros avion est construit en Europe. Le plus important fond d’investisse­ment sur la planète se situe dans le centre financier d’Abou Dubaï; la plus puissante industrie du cinéma est Bollywood, ce n’est plus Hollywood. Les icônes culturels naguère constitutives de la quintessence de l’Amérique ont été usurpées par les autochtones. C’est à Singapour que se trouve la plus gigantesque grande roue, et à Macao le plus grand casino du monde, qui a dépassé Las Vegas en revenus du jeu l’année dernière. L’Amérique, même dans son sport favori, le « shopping », n’exerce plus de position dominante. Le « Mall of America » dans le Minnesota, se targuait naguère d’être le plus grand centre commercial du monde. Il n’atteindrait pas le top ten aujourd’hui. Dans les classements les plus récents, seules deux sur les dix plus grandes fortunes du monde sont américaines. Zakaria admet bien le caractère arbitraire et quelque peu anecdotique de ces exemples, mais il remarque qu’il y a seulement dix ans les États-Unis auraient en toute tranquillité occupé les premières places dans tous ces domaines.

Arrêtons-nous pourtant sur l’un de ces exemples pour réfléchir à sa signification quant à la perspective du déclin de l’Amérique et de l’Occident : le gratte-ciel le plus haut du monde. Bientôt il s’agira de la Tour Burj, en construction à Dubaï. Mais en réalité, Dubaï n’a fait qu’acheter la tour. Celle-ci sera effectivement le plus haut bâtiment du monde, et très probablement pour peu de temps. Mais il a été fabri­qué, conçu, et décoré pour l’essentiel par l’entreprise basée à Chicago, Skidmore, Owings and Merril, firme de design célèbre pour avoir conçu et construit d’autres bâtiments immenses sur la planète. De plus, la conception technique innovante qui permet de réaliser un gratte-ciel aussi haut est l’œuvre de l’ingénieur américain Bill Baker. Les maîtres d’œuvre de la tour Burj sont l’entreprise sud coréenne Samsung et la belge BeSix. Plusieurs étages sont en cours de décoration par Giorgio Armani. Les 8 000 ouvriers sur le site viennent pour la plupart d’Inde. Ils gagnent entre 5 et 20 dollars par jour, selon leur niveau de qualification. D’ailleurs, ils ne bénéficient d’aucune protection syndicale et ont plus d’une fois cessé le travail pour réclamer de meilleurs salaires, conditions de logement, et assurances médicales. Bref, concep­tion et ingénierie américaine, décoration par un styliste italien, construction réali­sée par une entreprise sud coréenne et une belge, et main-d’œuvre essentiellement indienne – mais qui ne bénéficie pas encore du droit du travail minimum d’un ouvrier occidental.6

N’en concluons pourtant pas que tous les meilleurs ingénieurs dans le monde sont américains. Mais beaucoup d’entre eux, qui ne sont pas américains, ont été formés dans des universités américaines. De fait, les étudiants étrangers et les im­migrants représentent presque 50% de l’ensemble des chercheurs scientifiques aux États-Unis. On estime qu’en 2010, 75% des doctorats scientifiques décernés aux États-Unis le seront à des étudiants étrangers. La moitié des « start-ups » de la Silicon Valley comporte un fondateur qui est un immigrant ou un américain de la première génération.7 Fareed Zakaria est lui-même un exemple de ce genre d’améri­canisation. Citoyen américain naturalisé, diplômé des grandes universités de Yale et Harvard, né en Inde, à Mombai, il est issu d’une famille musulmane, et dont le père était un politicien, diplômé en études islamiques. Le nouveau citoyen américain, et fier de l’être, constate : « Plus largement, c’est là la grande force – potentiellement indépassable – de l’Amérique. Elle reste la société la plus ouverte et la plus souple du monde, capable d’absorber d’autres peuples, cultures, idées, biens et services. Le pays prospère sur la soif de réussir et l’énergie des immigrants pauvres. Confronté aux nouvelles technologies des firmes étrangères, ou des marches émergents dans d’autres régions du monde, il s’adapte et s’ajuste. Si l’on compare ce dynamisme au caractère hiérarchique et fermé d’autres nations qui furent jadis de grandes puis­sances, on réalise combien les États-Unis sont différents, et peu enclins à tomber dans le piège de la richesse, l’obésité et la paresse ».8

Mais s’il faut admettre que la crise économique actuelle est, hélas, elle aussi lar­gement « made in America », les deux décennies de croissance que nous venons de connaître ont elles aussi été tirées par la locomotive américaine – et pas seulement dans le monde riche. Les statistiques de la Banque Mondiale montrent que, en 2006 et 2007, 124 pays ont connu une croissance supérieure à 4% par an. Cette liste inclut plus de trente pays africains. Durant cette même période, les régions situées hors la sphère de l’Occident industrialisé et post-industriel ont connu des taux de croissance qui auraient été naguère impensables. S’il y a eu des alternances de surchauffes et de crises, la tendance de fond est clairement restée celle de la crois­sance. Et c’est une croissance poussée par des entreprises autres qu’américaines — si tant est que de nos jours on puisse distinguer clairement une entreprise strictement et purement américaine, même avec un nom classiquement américain. Antoine Van Agtmael, le financier qui a popularisé le terme de « marchés émergents », a identifié 25 entreprises ayant vocation à devenir les prochaines plus grandes mul­tinationales mondiales. Sa liste comprend quatre firmes provenant respectivement du Brésil, Mexique, Corée du Sud et Taiwan ; trois viennent d’Inde, deux de Chine, et quatre autres respectivement d’Argentine, Chili, Malaisie et Afrique du Sud. Il s’agit d’un phénomène de bien plus large envergure que la simple émergence de la Chine ou même de l’Asie. C’est l’émergence et l’essor du reste – le reste du monde.9

De plus, la proportion des gens vivant avec un dollar par jour est passée de 40% en 1981 à 18% en 2004, et avant la crise actuelle on a estimé qu’elle baissera à 12% en 2015. Les dernières décennies ont vu la pauvreté régresser dans les pays abritant 80% de la population mondiale. S’il reste, de manière particulièrement préoccu­pante, une cinquantaine de pays où 1 milliard d’habitants vivent dans la misère – il n’en demeure pas moins que la tendance de fond n’a jamais été aussi encourageante. Le volume de l’économie globale a plus que doublé durant les quinze dernières an­nées et le commerce mondial s’est accru de 133 % durant la même période, malgré l’infléchissement négatif des derniers mois. La croissance de la richesse mondiale a revêtu une telle ampleur, et avec la participation de tant de pays, que même le renversement de tendance récent ne parvient pas à l’effacer.

Certes, les appréciations divergent sur l’évolution de la pauvreté. Outre la di­mension pécuniaire, la pauvreté s’exprime sous d’autres dimensions — dimensions sanitaire, éducationnelle, sociale, culturelle, et politique. Il faut aussi prendre en considération l’inégalité dans la distribution des revenus, de la consommation et d’autres attributs au sein de la population. Au-delà d’une progression absolue, la position relative des individus ou des ménages dans la société constitue un aspect important de leur bien-être. Le niveau général des inégalités à l’intérieur d’un pays, d’une région ou d’un groupe de population, dans ses aspects monétaires et non monétaires, est aussi un indicateur important du niveau de bien-être. Ce progrès n’est pas uniforme et diffère selon les régions. L’Asie de l’Est affichait le taux de pau­vreté le plus élevé du monde avec 80 % en 1981. Ce taux est tombé à 18 % et 600 millions de personnes y sont sorties de la très grande misère. Le taux de pauvreté recule aussi en Asie du Sud, en Amérique latine, aux Caraïbes, au Moyen Orient et en Afrique du Nord, tandis que le nombre des très pauvres ne baisse pas. Le taux de pauvreté général de l’Afrique subsaharienne, malgré des réussites impressionnantes, n’a pas diminué depuis vingt-cinq ans (50 %). Le nombre de très pauvres (en moyenne, moins de 0,70 dollar de revenu par jour) a pratiquement doublé, passant de 200 à 380 millions de personnes. En 2015, on estime qu’un tiers du milliard de pauvres du monde habitera l’Afrique subsaharienne.10 À l’instar des perceptions du déclin des États-Unis , les appréciations sur l’évolution de la pauvreté ont tendance à diverger en fonction de l’idéologie. Les libéraux ont tendance à trouver que la pauvreté est plutôt en régression, les interventionnistes étatiques ont tendance à la voir gravement croître (et à préférer les indicateurs relatifs). Néanmoins, à part certaines enclaves, l’Afrique subsaharienne étant la plus importante, la pauvreté absolue a diminué sur la planète.11

Pour le meilleur ou pour le pire, les États-Unis ont été au coeur de la puissance internationale depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Leur réussite écono­mique a joué un rôle moteur dans la progression du monde vers la sortie de la misère, en dépit d’exceptions préoccupantes. Et lorsque l’économie américaine s’af­faiblit, les contrecoups revêtent une dimension planétaire. Mais la perception d’un certain déclin doit toujours s’inscrire dans un contexte, plus précisément celui de la longue durée. Sur l’ensemble du 20ème siècle, la part de la richesse produite par les États-Unis, et par conséquent sa puissance, s’est élevée à environ 25%. Les évé­nements dévastateurs des deux guerres mondiales et de la fin de la Guerre Froide, affaiblissant d’autres puissances, ont renforcé celle des États-Unis, lui permettant de concentrer une part plus large de la richesse mondiale, par rapport à l’étiage « na­turel » de sa position globale sur l’ensemble du siècle. Alors que d’autres puissances retrouvent leur équilibre et leur croissance, la part de la richesse mondiale produite par les États-Unis décline, mais en termes relatifs. Globalement, le 20ème siècle se caractérise par un essor général et absolu de la richesse américaine, qui a constitué un part essentielle de l’élévation planétaire du niveau de vie et du bien-être.

Un système de modélisation globale développé à l’Université de Denver, « International Futures model », et qui est utilisé par le National Intelligence Council (instance d’analyse des services de renseignements américains), présente des scénarios, passés et envisageables dans le futur, de la distribution du pouvoir dans le monde. La modélisation complexe intègre les paramètres démographiques, économiques, énergétiques, culturels, agricoles, sociopolitiques, technologiques, militaires et environnementaux, pour 183 pays.12 Les résultats montrent qu’en 2005, les États-Unis possédaient environ 23% de la puissance mondiale. L’Union Européenne arrivait en seconde place avec 19%, la Chine troisième avec 11%. D’autres puissances importantes se classaient ainsi : Inde, 8% ; Japon : 5% ; Russie et Brésil : environs 3%. Les projections pour 2025 montrent un fléchissement amé­ricain et européen, respectivement à 21% et 14%. La Chine progresserait à 14% et l’Inde à 9%. Le Japon connaîtrait une légère baisse de 1%, la Russie et le Brésil une modeste hausse de 1%. Ce modèle complexe, intégrant toute une panoplie de facteurs, démontre que les États-Unis sont loin de faiblir de manière significative, et maintiennent leur place dans les 15 années à venir, en dépit de l’essor des autres.

Le déclin des États-Unis demeure donc modeste et, mis en contexte, n’affecte pas sa place de nation la plus puissante du monde. Cela ne signifie pas, bien évi­demment, que les Etats Unis soient en mesure d’imposer leur volonté. Mais cela veut dire que, s’ils parviennent à s’adapter à un monde de plus en plus américanisé et occidentalisé, les États-Unis continueront de jouer un rôle dominant et, espé­rons-le, responsable.

Notes

  1. Voir Robert A. Pape, « Empire Falls », The NationalInterest (22 Janvier 2009). Disponible en ligne. Pour des explications concernant les différentes méthodes de mesure du PNB, voir les glossaires du FMI, « World Economic Outlook Database » (Octobre 2008) et de la Banque Mondiale « World Development Indicators » (2008), disponibles en ligne.
  2. The Rise and Fall of the Great Powers from 1500 to the Present (Random House, 1987). Traduction française : Naissance et déclin des grandes puissances : transformations économiques et conflits militaires entre 1500 et 2000 (Paris, Payot, 1989)
  3. Voir Richard Rosecrance, The Rise of the Virtual State: Wealth and Power in the Coming Century (Basic Books, 1999). Traduction en français : Débat sur l’État Virtuel (Presses de Sciences Po, 2002). Voir aussi, du même auteur The Rise of the Trading State: Commerce and Conquest in the Modern World (Basic Books, 1986). Pour un développement plus ample de la pensée de Rosecrance voir Steven Ekovich, « Libéralisme et Militarisme aux États-Unis » in Politique Américaine (N° 2, Éte-Automne 2005).
  4. Robert Reich, The Work of Nations: Preparing Ourselves for 21st-Century Capitalism (Vintage Books,1992). Traduction: L’économie mondialisée ( Dunod, 1997).
  5. Fareed Zakaria, The Post-American World (W.W. Norton and Company, 2008). Un long passage de son livre est reproduit dans un numéro de la revue Newsweek (Mai 2008) sous

 

le titre « The Rise of the Rest » disponible sur http://www.newsweek.com/id/135380. Voir aussi son article « The Future of American Power: How America Can Survive the Rise of the Rest, » in Foreign Affairs, (Mai/Juin 2008).

  1. Voir l’article de J.M. Ledgard sur la tour Burj, dans « More Intelligent Life », (Hiver 2008, publié par The Economist) Disponible surhttp://www.moreintelligentlife.com/story/ tallest-building-world.
  2. Cité dans Zakaria, p. 7, Newsweek, cit.
  3. pp. 7-8.
  4. Pour l’histoire du terme et la controverse qu’il a suscitée, voir John Authers, « The Long View: How adventurous are emerging markets? », The Financial Times (20 Octobre 2006), Disponible surcom. Sur ces 25 firmes, voir: Antoine van Agtmael, The Emerging Markets Century: How a New Breed ofWorld-Class Companies Is Overtaking the World (Free

Press, 2007).

  1. Voir Aline Coudouel, Jesko S. Hentschel et Quentin Wodon « Poverty Measurement

and Analysis », in PRSP Sourcebook, World Bank, Washington D.C (2002). Disponible

en version française « Mesure et analyse de la pauvreté ».

  1. Voir « La proportion de pauvres dans la population mondiale a diminué de moitié depuis 1981 », Le Monde, 27 août 2008.
  2. Disponible àifs.du.edu. Un résumé se trouve dans Quentin Peel, « The wider order comes into view », in Financial Times (5 avril 2009). Disponible sur le net à FT.com.

 

 

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