La politique américaine dans la guerre subversive au Moyen-Orient

Professeur Roger TEBIB

Octobre 2005

Les événements de ces derniers temps nous donnent des exemples de la politique américaine utilisant la désintégration des régimes communistes, avec un retour à la question d’Orient.

Les Etats-Unis et l’aide aux intégristes islamistes

Pour des raisons de politique internationale – à l’époque de la guerre froide – et pour des raisons économiques – en particulier afin de mettre la main sur les matières premières, dont les produits pétroliers – les gouvernements américains ont toujours soutenu les partis extrémistes islamiques, avec de graves revers, dont celui du 11 septembre.

Cette politique a été ainsi définie par un de leurs spécialistes : « Les islamistes luttent contre les gouvernements autoritaires qui refusent leur représentation politique et notre meilleure réponse à ce facteur islamiste croissant est le dialogue, lequel doit commencer avec les mouvements islamistes d’aujourd’hui avant qu’ils ne parviennent à former les États islamistes de demain. Ce dialogue doit être approfondi avec les activistes ou mouvements islamistes modérés1.

Mais cette dichotomie entre les « bons » et les « méchants » est, évidemment, très discutable et aide au développement de conflits locaux dont on ne voit pas la fin. Il y a également une méconnaissance grave de la mentalité intégriste fondée sur la dissimulation qui consiste à cacher ses convictions par prudence jusqu’au moment où l’on devient plus fort que l’ennemi. « Taqiyya » (précaution) et « kitman » (secret) sont des mots techniques que l’on retrouve dans toute la glose des fondamentalistes islamiques. Ils disent, par exemple : « Il faudra procéder graduellement, par étapes, en mobilisant toutes les forces patriotiques pour passer ensuite à la pratique révolutionnaire de l’action armée. » (Déclaration du Comité central du Fath, 1er janvier 19692.

Une diplomatie du gazoduc

La géopolitique du pétrole permet aussi d’expliquer en grande partie l’alliance des États-Unis avec l’Arabie Saoudite et les intégristes islamistes. « Les piliers de l’aide aux mouvements islamistes furent d’une part l’organisation Rabitet ul-alem-al-islami, fondée en 1963 et qui recevait des fonds de l’Aramco (la société pétrolière fut progressivement nationalisée de 1974 à 1980) et, d’autre part, les consortiums des banques islamiques dont Fayçal et Al-Baraka. Cette aide fut amorcée dans les années 80 avec l’aval des États-Unis pour lesquels il s’agissait d’un antidote à la subversion communiste. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique et la guerre du Golfe, cette aide vise surtout à contrer l’influence de la révolution iranienne. »3 Et quand Georges Bush a essayé de bloquer les réseaux d’Al-Baraka, il s’est aperçu, comme par hasard, qu’ils servaient au financement des clans de Ben Laden. Ajoutons que l’opposition islamiste chi’ite pro-iranienne, en Irak du Sud, a été directement financée par les États-Unis dont le Congrès avait voté, fin 1998, l’Irak libération act, avec 97 millions de dollars alloués à ces opposants à Saddam Hussein. Pour les Américains, le nouveau « grand jeu » est maintenant de débloquer les routes du pétrole et du gaz naturel de la mer Caspienne et de l’Asie centrale qui sont les troisièmes réserves pétrolières et gazières du monde.

De plus, ils veulent encore affaiblir la Russie en la coupant de ces bases et en développant des pipelines, notamment en Turkménistan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan, le tout sans passer par l’ex-U.R.S.S. ni l’Iran. L’énergie pourrait être ainsi livrée à des acheteurs comme l’Inde et le Pakistan en passant, en particulier, par l’énorme gazoduc Cent gan, long de 1400 kilomètres, pouvant acheminer le gaz turkmène et qui avait été mis en œuvre par deux sociétés, l’une américaine – Unocal – et l’autre saoudienne – Delta Oil. Un autre projet permettrait aussi, sans transiter par l’Iran, de transporter gaz et pétrole par un pipeline reliant Bakou à Ceyhan, en Turquie.

L’intervention en Afghanistan était ainsi prévue avant l’attentat du 11 septembre 2001. Le gouvernement américain avait l’intention de mettre en place un régime modéré avec l’ancien roi Zaher Shah (voir : Monde et vie, n° 691, 15 novembre 2001). L’Inde et l’Iran étaient d’accord pour aider les U.S.A. dans une action militaire limitée contre les talibans. Mais, de source aussi généralement bien informée, on sait que les Américains avaient avancé d’autres « pions », dont Abdul Haq, qui fut tué à Kaboul.

Bref, une diplomatie à la va-vite et vraiment inadaptée puisqu’on sait, par exemple, que les forces armées américaines ne disposent d’aucun interprète parlant couramment le pachtou, langue communément utilisée dans le sud et l’est de l’Afghanistan.

La campagne afghane, exemple d’une guerre par procuration

Faire en sorte qu’une guerre soit menée par d’autres soldats que les siens, souvent avec des armes fournies par des tiers et finir par obtenir la victoire, est un modèle de stratégie américaine.

Il ne pouvait être question de dépêcher sur le terrain des citoyens américains, fussent-ils membres des forces spéciales, tout particulièrement entraînés à une opération de ce type ; Washington, en effet, s’est toujours refusé à ce que ses soldats puissent être tués, blessés ou faits prisonniers par l’Armée rouge. À cause de la détente, les deux Grands s’efforçaient de ne jamais se trouver en contact militaire direct. Les moudjahidines afghans fournirent donc la troupe souhaitée, à la fois combative et très indisciplinée.

Le Pakistan, allié des Américains depuis l’accord de 1959 et soucieux de contrer toute avancée soviétique dans la région, accepta de constituer une base arrière, d’assurer le soutien logistique et d’organiser les convois de ravitaillement.

De plus, pour éviter que les Russes saisissent sur les moudjahidines des armes américaines, la C.I.A. a fait parvenir aux résistants afghans des équipements d’origine soviétique ou en provenance des pays du pacte de Varsovie. Comme de tels armements figurent en grand nombre, comme autant de prises de guerre, dans les parcs de l’armée israélienne, le gouvernement de Tel-Aviv accepta d’en livrer pour les moudjahidines afghans. Et, pour ne pas alourdir le budget militaire américain, on demanda une aide financière à l’Arabie Saoudite, au nom de la lutte contre le communisme. Riad accepta une légère participation au financement. Ce fut le deuxième exemple officiel de guerre par procuration après le soutien que Moscou avait apporté aux Nord-Vietnamiens pendant la guerre du Vietnam.

Le poids économique des Etats-Unis, facteur de déculturation de l’Etat d’Israël

L’appui décisif des U.S.A. à la communauté juive du Moyen-Orient n’a pas que des avantages : inexorablement, il installe l’État d’Israël dans un type de société qui serait à l’image de l’Amérique. Il rend difficile de trouver une réponse aux questions de culture et de religion : pourquoi les Israéliens, venus de tous les horizons, traumatisés par des siècles de pogroms et d’inégalités, risquent-ils d’être condamnés à vivre dans un pays où se développerait un mercantilisme à l’américaine ?

Les « kibboutzim » ne sont plus ce qu’ils étaient. Une réorientation les apparente de plus en plus à la société technologique (installation d’usines complètes, programmations par ordinateurs…) et entraîne l’apparition de nouveaux managers, l’emploi d’ouvriers agricoles arabes et la naissance d’une bureaucratie.

Leur importance devient secondaire par rapport à l’industrie israélienne tournée vers les secteurs à forte valeur ajoutée : produits pharmaceutiques, matériel électronique, équipements pour l’emploi de l’énergie solaire, ainsi que la taille des diamants. Le kibboutz était pourtant une création originale, fondée sur une communauté à base religieuse.

Tous les ans, les U.S.A. donnaient à l’État d’Israël près de quatre milliards de dollars pour une aide économique et militaire, c’est-à-dire environ la moitié de leurs financements à l’étranger. De plus, la couverture et les prêts de Washington permettaient à l’État hébreu de ne pas subir l’humiliation du Fonds monétaire international. Mais cette politique a été pratiquement arrêtée. La crise économique et financière persiste malgré toutes les mesures qui ont été expérimentées : mise en flottement du « shekel », suppression quasi-totale des restrictions de change, accent mis sur la rentabilité, abandon progressif des principes dirigistes.

Depuis des années, le mécanisme de rattrapage des salaires ne parvient plus à enrayer l’amputation progressive du pouvoir d’achat : en 1977, plus de 200 000 Israéliens vivaient au-dessous du seuil de la pauvreté ; ils sont près de 400 000 actuellement, sans tenir compte des colons de la bande de Gaza qui risquent de ne pas trouver d’emplois dans le monde urbain, tandis que des paniques boursières éclatent régulièrement.

On arrive même à des phénomènes étranges : « Les officiers de « Tsahal » sont très jeunes : colonel à trente ans et général à trente-cinq ans ne sont pas des exceptions. Mais ces cadres prennent très tôt leur retraite pour des emplois réservés, nombreux dans les compagnies nationales, étatiques ou mixtes, et rémunératrices. »4

De plus, beaucoup de spécialistes pensent que les États-Unis ne s’intéressent plus comme avant à l’État d’Israël mais plutôt aux « macro problèmes » du XXIe siècle. L’un d’entre eux écrit : « Ce sont : la ligne de fracture Islam-Europe et Russie, et Islam-Inde ; la rivalité envenimée Chine -Unis ; le vieillissement démographique de l’Occident et du Japon, lourd de conséquences économiques ; l’instabilité chronique de l’Afrique noire et surtout les risques épidémiques accrus et la menace d’une catastrophe écologique au XXIe siècle du fait de l’industrialisation de la planète ; réchauffement de l’atmosphère, désertification, épuisement des terres arables et des réseaux halieutiques, etc.5»

Le drame irakien et ses conséquences sur le terrorisme

Le régime de Saddam Hussein a conduit à trois guerres, deux régionales avec des horreurs incroyables dans le Golfe et la dernière dirigée par les Américains. En ce qui concerne cette dernière, rares ont été les organisations humanitaires occidentales à ne pas exprimer leur opposition à ce conflit, fondé sur une politique du pétrole et « justifié » en inventant l’existence d’armes de destruction massive en Irak.

On a constaté dans cette guerre une stratégie du mépris. Ainsi, en 1996, la démocrate Madeleine Albright, ambassadrice des États-Unis à l’ONU, interrogée par la chaîne C.B.S. sur la mort de 500 000 enfants irakiens en raison des sanctions économiques américaines, a parlé d’une manière répugnante. « C’était un choix difficile, a-t-elle dit, mais nous pensons que le prix en vaut la peine ». En dirait-elle autant s’il s’agissait d’enfants américains ?

Il en est résulté des conséquences graves :

  • Un terrorisme face à une démocratie arrogante. « La brûlure d’être traités en êtres inférieurs dans un monde où les États-Unis font la loi, fait beaucoup plus pour le développement du terrorisme fondamentaliste que l’inégale répartition des richesses. »6 Beaucoup d’islamistes, surtout originaires d’Arabie Saoudite furent également révulsés par le traitement barbare infligé à l’Irak qui a fini par faire de Ben Laden, l’ancien allié américain, une « certaine conscience du monde arabe. Il est devenu le secret de famille de l’Amérique, le double noir de son président7 »
  • Le contre-terrorisme global défini par le Pentagone n’a pas une valeur stratégique sérieuse. « C’est une sorte d’alliance entre deux formes de barbarie : une barbarie de destructions et de massacres venue du fond des âges et une autre barbarie venue du règne anonyme et glacé de la technique, d’une pensée qui ignore tout ce qui ne relève pas du calcul et du profit. » (Edgar MORIN, Guerre ou terrorisme ?8

En guise de conclusion : contre une ivresse impériale

Daignent les puissants de ce monde prendre garde aux « moissons de tempête » qu’ils nous préparent s’ils persévèrent dans le refus d’aller au fond des vrais
problèmes !

Le déploiement militaire américain, en particulier en Orient, dans une « guerre sans limites » et de longue haleine montre actuellement, en Irak, son échec et sa vanité.

Dans ce « nouveau grand jeu » où l’humanité est lancée, les mercenaires, les hommes d’affaires et leurs avocats, les chefs des grandes compagnies pétrolières et gazières ne devraient plus reléguer diplomates et autres acteurs politiques à des prestations de second rôle.

Le « Dieu réel » de l’idéologie islamiste n’est autre que la finance et les affaires et il rejoint celui de l’ivresse du dollar qui veut balayer frontières, institutions, cultures et États.

Il faut donc lutter à la fois contre Mac Donald’s et les prophètes armés. La situation en Orient doit être réglée par des institutions internationales qu’il convient d’adapter. Elle nous montre qu’il faut aller au-delà de la contemplation des hommes et des femmes qui souffrent et lutter pour un monde de fraternité et d’espérance.

* Roger TEBIB, Professeur des Universités – Sociologie – Reims

Note

  1. Graham FULLER, in : Politica exterior, n° 50, mars 1996.
  2. In, Textes de la révolution palestinienne, par N. et B. KHADER, Sindbad, 1975.
  3. Yves LACOSTE, Dictionnaire de la géopolitique des États, Flammarion,

1996.

  1. Alain MÉNARGUES, in : Le Figaro magazine, juin 2001.

 

  1. (Gérard FOUCHET,   Israël   risque-t-il  de  disparaître ? Réflexion géostratégique sur la nouvelle Intifada. In : Géostratégiques, n° 5, mai

2001.

  1. Robert BADINTER, in : Le Nouvel Observateur, 31 janvier 2002.
  2. Arundhati ROY, in : Le Monde, 14 et 15 octobre 2001).
  3. Entretien avec Philippe MERLANT, Transversales, nouvelle série, n° 1, premier trimestre 2002). La politique américaine dans la guerre subversive au Moyen-Orient 
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