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Eugène Berg
Ancien ambassadeur, essayiste et enseignant, est notamment l’auteur de Ukraine. Les racines du conflit. Son impact sur les démocraties. Un nouvel ordre mondial ?, Paris, Hémisphères/Maisonneuve et Larose, 2023, 460 p., cartes (vr. la rubrique recensions dans ce numéro).
Résumé : Quelles sont les raisons d’ordre historique, civilisationnelles, géopolitiques et stratégiques qui ont poussé la Russie à la guerre en Ukraine qu’elle jugeait un pays frère, issu du même rameau de la Rus’ de Kiev ? Ce conflit en apparence local s’est mué rapidement en un conflit global, devenant la première guerre mondialisée avec d’énormes conséquences économiques, commerciales, technologiques et financières. La question se pose de la forme que prendra le retour aux négociations.
Mots clefs : Accord céréalier, Crimée, Démondialisation, désoccidentalisation, Intermarium, Mer Noire, Nations Unies, Russie, Ukraine.
Abstract: What are the historical, civilizational, geopolitical and strategic reasons why Russia went to war in Ukraine, which it considered a sister country, descended from the same branch of the Rus’ of Kiev? This seemingly local conflict quickly turned into a global one, becoming the first globalized war with enormous economic, commercial, technological and financial consequences. The question is what form the return to negotiations will take.
Keywords: Grain agreement, Crimea, deglobalisation, dewesternisation, Intermarium, Black Sea, United Nations, Russia, Ukraine.
« le temps est court, l’art est long, l’occasion est difficile ». Ce premier aphorisme d’Hippocrate définit le kirs, moment décisif de l’action. Qu’il a résonné sur l’agora universelle ! Pour le monde libéral, la guerre qui a éclaté en Ukraine n’est que l’expression du désir de revanche de Vladimir Poutine, de son aspiration de restauration impériale, de sa lutte contre un Occident « affaibli et dépravé ». On le sentait depuis des années. Nous voilà dûment avertis depuis le discours du président russe, prononcé, le 30 septembre 2022, à l’occasion de l’annexion des quatre oblats de Donetsk, Louhansk, Zaporijjia et Kherson.
Mais au-delà decette rhétorique, s’agit-il des revendications d’un individu isolé et de son clan ou cela correspond-il aux motivations intimes de la société russe, dont près d’un million des siens, les plus jeunes, les plus urbains, les plus éduqués ont voté avec leurs pieds en abandonnant le sol de leur sainte Russie ? Saurons-nous sonder l’âme d’un homme qui, seul, aurait choisi de jeter son destin et son peuple dans l’inconnu ? Quel moderne Andreï Blok nous transmettra les pulsations de la Russie profonde ? Est-ce le pays de Tourgueniev, de Tolstoï, de Dostoïevski, de Tchékhov, de Tchaïkovski ou Prokofiev qui a pris la décision d’envahir l’Ukraine, sa mère, ou sa petite sœur ?
On a dit un temps, s’agissant de la Grande-Bretagne, qu’elle avait abandonné un empire, mais n’avait pas découvert un rôle. La Russie semble, après bien des cheminements, avoir trouvé le sien. La guerre d’Ukraine a fait entrer le globe dans une ère différente. Elle redessine une nouvelle géographie des rapports de force. Elle aura mis un terme à la période de la post-guerre froide, aura porté une secousse à la mondialisation, redessiné les rapports transatlantiques, poussé davantage la Russie vers l’Eurasie, suscité un néo-non-alignement du Sud, mis à bas l’architecture de la sécurité européenne.
Décidément, le mois de février est un mois important dans l’histoire russe et mondiale. Révolution de févier 1917, Euromaïdan du 22 février 2014, accords de Minsk du 12 février 2015 dont la non-application aux yeux des Russes a provoqué leur entrée en guerre du 24 février. Si pour Mikhaïl Gorbatchev, ses six années au pouvoir (1985-1991) se sont déroulées comme un seul jour, il en a été de même pour Vladimir Poutine, qui jusqu’au 24 février 2022 n’a cherché qu’à effacer l’Euromaïdan de 2014.
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