La guerre en Syrie change la règle des jeux

au Proche-Orient 

Fayçal Jalloul

Ecrivain et journaliste spécialiste du Moyen Orient

        En moins d’une décennie, Moscou est devenue le centre d’un mouvement diplomatique général au Moyen-Orient, au point de surpasser les grandes capitales occidentales telles que Washington, Paris, Londres, Bonn, Bruxelles. La capitale russe figure aux côtés de Pékin comme l’un des décideurs du groupe de BRICS.
En un mois, un président égyptien, le prince héritier saoudien, un émissaire iranien et turc, le Premier ministre israélien, le ministre libanais des Affaires étrangères, un émissaire jordanien, un émissaire du Qatar, de l’Irak ou de la Palestine, ainsi que des représentants du gouvernement syrien et une partie de l’opposition non-armée pourraient bientôt se rendre à Moscou. Récemment, la Russie s’est directement intéressée à la crise algérienne, elle qui par le passé, recevait régulièrement des visites officielles marocaines et tunisiennes

   Aujourd’hui on se souvient à peine de l’époque du déclin, sous Boris Eltsine. La Russie, à cette époque, était un État apathique, incapable de subvenir aux besoins de ses retraités,  passive face à l’offensive atlantique qui avait touché ses profondeurs slaves en Serbie, en ex-Yougoslavie et jusqu’à ses frontières directes en Ukraine, en Géorgie, en Azerbaïdjan, au Kirghizistan et en Ouzbékistan. La Pologne était devenue le fer de lance de l’OTAN et le recul russe était partout palpable en Asie centrale, en Lettonie, en Lituanie et en Estonie. La Russie, sortie vaincue et humiliée de la Guerre froide, était frappée d’un échec qui semblait autant caractériser ses politiques internes qu’externes.

        Vladimir Poutine a depuis plusieurs années redonné à la Russie son rôle d’acteur de premier plan sur la scène politique internationale. Il a mis un terme à une expansion atlantique autour de son pays, se manifestant principalement par l’installation de régimes hostiles et de bases militaires américaines et occidentales tout autour de ses frontière immédiates. Poutine profita pleinement des événements intervenus à l’orée du troisième millénaire pour opérer le retour de la Russie dans le jeu international.

        L’événement le plus important a bien évidemment été l’attaque d’Al-Qaïda contre les tours du World Trade Center. George W. Bush, qui venait pourtant d’être élu président des États-Unis en portant un programme axé sur les priorités nationales, modifia radicalement son fusil d’épaule et lançant au cours de ses deux mandats, deux guerres acharnées contre l’Afghanistan et l’Irak. Convaincus de pouvoir changer le visage du Moyen-Orient, Georges W. Bush et les néoconservateurs imaginaient un nouveau Moyen-Orient sans influence iranienne et syrienne et sans cause palestinienne, favorable à la sécurité de l’État juif et où les relations entre le Golfe et Israël seraient normalisées. Leur pari se conclut en un terrible échec.

        Le bilan désastreux de l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak  détermina en grande partie le basculement de l’opinion publique américaine en faveur de Barack Obama. Ce dernier avait promis lors de sa campagne électorale de retirer les forces américaines de la région et de se replier vers l’intérieur des États-Unis et la mer de Chine. Les coûts humains et financiers exorbitants de ces deux guerres, ainsi que la réticence de la plupart des peuples du Moyen-Orient à obéir aux Américains et à se soumettre à leur domination décrédibilisèrent durablement le néoconservatisme américain.


        Alors que le printemps arabe éclatait, Washington préféra mettre sous tension la Libye, l’Égypte, le Yémen, la Tunisie et la Syrie plutôt que d’entrer ouvertement en guerre, exerçant la même politique que par le passé, mais à un coût économique et humain moindre. L’intervention américaine dans ces pays qui semble avoir été surtout tactique, n’a pas abouti à un ajustement stratégique du plan américain malgré les succès remportés. Les États-Unis sont ainsi contraints d’abandonner le Moyen-Orient et de se replier vers la défense de leurs intérêts en mer de Chine et dans l’océan Indien.

        Profitant du déclin de la présence américaine au Moyen-Orient, Vladimir Poutine a placé la politique étrangère de son pays au premier plan de la scène internationale, en contre-attaquant sur plusieurs fronts. Au Conseil de sécurité, il avait d’abord menacé avec la France, en 2003, de mettre son veto à la décision de la guerre américaine contre l’Irak et la légitimité internationale de la guerre avait été refusée à Washington. Poutine va également lancer une petite guerre à sa frontière avec la Géorgie, dont le système politique a été construit sur la base de l’hostilité à l’égard de la Russie. Dans cette guerre, Poutine a réussi à imposer à la Géorgie l’indépendance de l’Ossétie et l’Abkhazie. Il a formé une coalition sur de nouvelles bases avec les pays d’Asie centrale et nous verrons plus tard comment cette alliance a conduit à l’abandon d’une base américaine située sur son territoire.

        Dans les années suivantes, Poutine répondra à l’intervention atlantique dans les affaires de son voisin, l’Ukraine, en consolidant son alliance avec la Biélorussie, en annexant la Crimée par un référendum réussi et en soutenant la rébellion dans l’est de l’Ukraine. Il a également formé une alliance avec les pays d’Asie centrale, la CEI et le groupe de Shanghai, et reconstiuera une grande partie du rôle soviétique de Moscou. La nature de sa politique est toutefois plus tsariste et que communiste. La Russie occupe en effet une place mineure en Amérique latine, arrière-pays des États-Unis d’Amérique, en comparaison avec l’importance du rôle qu’elle y jouait pendant la Guerre froide, en protégeant Cuba (même si la Russie a récemment haussé le ton lors de la crise du Venezuela). 

        Mais le principal problème du président russe réside dans la faiblesse de l’économie de son pays, douzième économie mondiale selon les classifications internationales, et sa dépendance vis-à-vis des exportations de matières premières, notamment de pétrole. L’année dernière, dans son discours annuel, Poutine a promis à ses citoyens de faire passer l’économie russe à la cinquième place dans le monde, ce qui est loin d’être gagné.      

        C’est dans ce contexte qu’il convient d’analyser le sens de l’intervention de la Russie dans la guerre en Syrie, et plus particulièrement celui de l’utilisation d’armes chimiques. Le président Barack Obama en avait fait une ligne rouge qui, une fois franchie, conditionnerait la participation des États-Unis à la guerre en Syrie.

       
        Le 21 août 2013, les médias de l’opposition syrienne ont publié des vidéos montrant des victimes qui auraient été tuées par des armes chimiques de l’armée syrienne dans la Ghouta orientale. Alors que Damas démentait ces informations, les médias occidentaux se lancèrent dans une campagne de dénonciation de l’usage des armes chimiques qui ressembla beaucoup a celle qui avait précédé la guerre en Irak, dix ans avant.

        Cet événement servit indirectement à tester le sérieux de l’avertissement américain. Washington mobilisa ses navires de guerre autour de la Syrie avec l’aide de la France et de la Grande-Bretagne, et tout semblait alors indiquer l’imminence de la guerre atlantique contre la Syrie. Une première surprise se produisit le 30 août 2013 lorsque la Chambre des Communes britannique vota contre la guerre. Puis, le Président Obama renonça à utiliser son droit à déclencher la guerre, alors même que sa colère semblait être bien plus forte que celle de François Hollande. Ce dernier espérait un  renversement du président Bachar al-Assad par un coup d’État militaire syrien, afin d’éviter le recours aux frappes. Les développements ultérieurs déboucheront sur un accord dans lequel la Russie garantira la destruction du stock d’armes chimiques syrienne, contre la levée du blocus naval occidental du territoire syrien.

        C’est à la faveur de ces événements que Moscou retrouva son rôle passé. Elle joue, depuis, un rôle central au Moyen-Orient, susceptible de changer le visage de cette région, les relations de pouvoir qui la traverse et sa place dans le monde.

        Les relations russo-syriennes ne sont pas récentes. A l’époque de l’ère soviétique, la Syrie était l’un des alliés les plus importants de Moscou et maintenait une base navale russe à Tartous. Les armées syriennes profitaient de l’expérience et de la technologie militaire soviétique, sans parler du soutien diplomatique russe qui était apporté à Damas au niveau international.

        Durant les guerres qui secouèrent l’ex-Yougoslavie, pendant l’affaire du Kosovo et surtout lors de la guerre lancée par Poutine contre les fondamentalistes tchétchènes, Damas apporta son soutien à la Russie. Damas était l’une des rares capitales arabes et régionales aux côtés du président russe dans cette guerre atroce. Poutine, qui retourne sur la scène internationale avec force, ne peut donc pas négliger ce vieil allié syrien qui, s’il a peu d’impact sur la politique étrangère de l’Occident, occupe une position décisive au Moyen-Orient. Il ne faut par ailleurs pas oublier que la Syrie se trouve au cœur d’un axe de résistance régional à l’hégémonie américaine, avec l’Iran, le Hezbollah, le Hamas, Ansar Allah au Yémen, au Liban et partiellement en Irak.

        Vladimir Poutine a réalisé depuis le début du printemps arabe en Syrie qu’il peut bénéficier de l’erreur commise par son pays en Libye. La Russie participa en effet à autoriser une intervention humanitaire de l’Otan en Libye, intervention qui se transforma en une guerre atroce qui prit fin avec la chute de Mouammar Kadhafi  et sa mise à mort publique. Le démantèlement de la Libye engendra d’abord des vagues d’immigration « sauvage » vers l’Europe puis une aggravation d’un terrorisme menaçant la stabilité régionale et internationale.

        Moscou n’a alors pas hésité à utiliser son veto au Conseil de sécurité de l’ONU contre des résolutions d’interventions militaires en Syrie et était souvent soutenue par la Chine. Parallèlement, elle a accéléré l’exécution des contrats d’armement pour l’armée syrienne qui a montré une bonne cohésion par rapport à l’armée libyenne ou yéménite.

        L’intervention de la Russie dans la guerre en Syrie était la première du genre après le retrait de l’Afghanistan à la fin des années 70. Elle a été facilitée parce qu’elle reposait sur la sympathie populaire à Damas, une sympathie qui devint de plus en plus forte à mesure que l’ampleur des forces russes déployées sur le territoire syrien était connue des populations. Washington n’ayant finalement pas attaqué la Syrie, la Russie s’engouffra dans cette porte laissée grande ouverte et devint naturellement un acteur incontournable dans cette affaire. La capitale russe était devenue la garante internationalement reconnue de destruction du stock d’armes chimiques syriennes et se posait en médiatrice indispensable. La base militaire russe à Houmaimim a été créée dans la foulée, pour coordonner les opérations aériennes contre les agresseurs et pour coordonner et contrôler les domaines de la réduction de l’escalade et de l’organisation de la réconciliation entre le pouvoir et l’opposition.

 
        À ce stade, Moscou poursuivait ses activités militaires contre Daech et al Nousra, classés terroristes en Syrie, et contre d’autres organisations paramilitaires hostiles au pouvoir syrien. Le pari du président Poutine sur le gouvernement du président Bashar al-Assad était donc bien calculé.

  Assad avait survécu à l’occupation américaine de l’Irak et soutenait tant qu’il le pouvait la résistance irakienne. Il survécu également au retrait de son armée du Liban. Ses alliances avec l’Iran – par le biais du Hezbollah -, et des organisations palestiniens étaient solides (mis à part le mouvement Hamas qui se rangea aux côté des Frères musulmans).

 
        Le rôle militaire joué par la Russie en Syrie a contribué à la restauration par le gouvernement de la plus grande partie de son territoire et lui a ainsi donné l’occasion de reprendre son souffle en prévision de nouveaux combats dans le nord et l’est de la Syrie. Le Front Nousra y contrôle toujours Idlib et les forces séparatistes. Il n’est pas improbable que la Russie intensifie ses efforts pour permettre aux Syriens déplacés de rentrer chez eux et pour superviser l’élaboration d’une nouvelle Constitution et d’un nouveau gouvernement, aidant ainsi le pays à sortir de la guerre.

        La politique russe ne peut pas être la même au Yemen, agressé par une coalition militaire arabe dirigée par l’Arabie saoudite mais  sous contrôle américain. Moscou s’est abstenue lors du vote de la résolution 2216 au conseil de sécurité de l’ONU, qui impose un blocus total à ce pays pourtant extrêmement pauvre. Elle a ensuite fait profil bas dans cette affaire, probablement pour ne pas gêner l’Arabie saoudite, l’un de ses partenaires économiques importants. Moscou a conservé son personnel d’ambassade à Sanaa jusqu’en 2017, puis a été contrainte d’évacuer après l’assassinat de Président Ali Abdullah Saleh. Le ministre des Affaires étrangères, Serguei Lavrov a réagi à sa mort en qualifiant les Houthis de mouvement radical. Cependant, l’acharnement des Houthis tout au long de cinq années de guerre féroce et les efforts déployés par leurs alliés pour communiquer avec les Russes pourraient amener ces derniers à appeler plus ouvertement a une résolution pacifique de cette guerre.

        Les États-Unis et les puissances européennes sont conscients de leurs faibles puissances face aux Russes (et éventuellement aux Chinois) au Moyen-Orient. Ils savent qu’ils devront s’adapter, tôt ou tard, à cette nouvelle stature russe. En témoigne les sanctions économiques prises contre la Russie ainsi que les multiples accusations qui lui sont adressées d’avoir interféré dans les élections en Europe et en Amérique par le biais de leurs réseaux, médias et services d’espionnage. Washington sait que les Russes s’efforcent de revenir sur la scène internationale et sont en train de se relever de leur échec après la Guerre froide.

        Washington accroît donc la pression qu’elle exerce sur la Russie  en abandonnant les accords signés sur les armes nucléaires et s’apprête peut-être à reprendre la course à l’armement qui, par le passé, a eu pour effet l’affaiblissement de l’économie de l’Union soviétique. On peut se demander si ce retrait américain des traités nucléaires n’est pas un moyen de freiner le développement de la Russie, vu à nouveau comme un possible concurrent. Cela pourrait expliquer pourquoi Trump voulait se retirer du traité interdisant la mise au point d’armes nucléaires d’une porté de 500 à 5000 km.

        En moins d’une décennie, Moscou a donc été à l’avant-garde  de la diplomatie générale au Moyen-Orient, surpassant de grandes capitales occidentales telles que Washington, Paris, Londres, Bonn et Bruxelles. Le retour éclatant de Moscou au Proche-Orient par la porte syrienne est en train de changer les règles du jeux, dans une région qui fut longtemps considérée comme le cœur du monde. 

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