Par Mohamed TROUDI
Géostratégiques N° 7 -Avril 2005
L’Irak pays quatre fois plus grand que la Jordanie et trois fois plus petit que l’Iran est aujourd’hui le théâtre d’une nouvelle «croisade» démocratique. Il reste un pays incontournable dans le contexte Moyen-oriental aujourd’hui. Son influence s’explique par deux caractéristiques essentielles :
1) c’est l’Etat arabe le plus peuplé du Machrek après l’Egypte
avec 28 millions d’habitants
2) c’est l’un des premiers producteurs du pétrole après l’Arabie
Saoudite dans la région avant la guerre du golfe et constitue
la deuxième réserve mondiale du pétrole qui suscite les
convoitises et les appétits notamment américains.
Pays naguère apprécié par son modernisme laïque, et sa lutte
contre l’intégrisme iranien des mollahs, l’Irak est aujourd’hui source
d’instabilité depuis l’invasion du Koweit en 1990 et les craintes non
fondées d’existence d’armes de destruction massive.
La guerre conduite et gagnée militairement par les USA menace
aujourd’hui de morceler le pays ce qui déstabiliserait fortement et
dangereusement la région et permettrait paradoxalement à l’Iran
redouté naguère par les Américains et les Occidentaux de consolider
sa position dominante dans la région.
Une éventuelle occupation militaire comparable à celle de
l’Allemagne et du Japon après 1945 permettrait de faire du « Nation
bulding » c’est à dire introduire la démocratie et produire du pétrole.
190 Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale
MAIS QU’EN EST-IL POUR LE CAS IRAKIEN ?
Remanier la carte du Moyen Orient ( comme l’avaient fait les
Anglais et un peu les Français après la Première Guerre mondiale)
s’avère aujourd’hui un exercice périlleux pour les Américains qui n’ont
plus de capital confiance auprès des Arabes de la région et notamment
au près des irakiens qui ne connaissent que la guerre depuis 22 ans. A
ce titre, ils sont rodés et leur patriotisme très fort.
La guerre menée au nom du droit sans le soutien du droit est
toujours considérée comme injuste par les Irakiens. J’en prends pour
exemple le témoignage d’un poète irakien qui disait, je cite :
« Bush veut nous changer le régime ? Il le veut pour les Irakiens
et les Palestiniens. Et pourquoi pas pour les Egyptiens qui sont pris
avec Moubarak depuis 20 ans, et pas pour les Jordaniens ni pour les
Arabes de la péninsule condamnés à subir les hachémites, les saoudiens
et autres émirs rétrogrades et macho depuis plus de 40 ans ? Sans
vouloir excuser le régime dictatorial de Saddam Hussein, on sait qu’il
n’est pas le seul dictateur. La liste serait longue et inclurait des régimes
abusifs tels que ceux qui perdurent en Birmanie, en Libye, en Corée du
Nord, au Zimbabawé… S’il fallait que les USA déclarent la guerre à
chaque dictateur, ceux ci seraient en guerre continuelle sur plusieurs
continents à la fois. Pourquoi l’Irak ? Comment expliquer qu’hier encore
Ben Laden et Al Quaida étaient des ennemis de premier plan et
qu’aujourd’hui ils aient complètement disparu du décor ? Parce que
maintenant le président des USA décide que l’Irak est synonyme de
danger imminent envers les USA et le reste du monde. Pourtant dans le
passé, Waschington n’a jamais eu le moindre scrupule à soutenir Saddam
Hussein dans les années 1980 et d’autres dictateurs tels que Marcos
aux Philippines, Suharto en Indonésie, le Schah d’Iran, Somoza au
Nicaragwa, Batista à cuba, Trujilo à Saint-Domingue, Pinochet au Chili,
Mobutu au Congo Kinshasa et bien d’autres…
Dans certaines circonstances les Américains s’accomodent très
bien des dictateurs quant cela les arrange ! Ceux qui croient que les
USA sont intervenus en Irak pour restaurer la démocratie sont bien
naïfs. Certains stratèges sont plutôt convaincus que l’objectif principal
est de perpétuer la domination américaine dans le monde en contrôlant
le plus longtemps possible à leur profit les réserves pétrolières du pays.
Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale 191
Si les Américains réussissaient à contrôler la production irakienne, ils
pourraient étrangler l’Arabie Saoudite dont ils se méfient et l’Iran, exercer
un chantage sur la Russie et surtout retarder l’industrialisation de ses
futurs rivaux, la Chine et l’Inde qui, en 2020, auront besoin de
consommer la totalité de la production mondiale actuelle de pétrole.
Bref l’Irak constitue la première bataille d’une guerre pour la
domination économique du monde…
De ce point de vue quelle sera la place que prendra ce grand
projet de démocratisation de l’Irak et au delà du Grand Moyen-Orient
dans cette boite de pandore ouverte par les Américains par le
déclenchement de la guerre et qu’ils sont aujourd’hui incapables de
refermer tant ils sont pris dans le bourbier irakien ?
DÉMOCRATIE ET LIBERTÉ
Dans son important discours(1) datant du 06/11//2003, le président
américain a souligné les progrès de la démocratie depuis 1970 en ces
termes : « au début des années 1970, il avait dans le monde environ
40 démocraties. Au milieu de cette décennie il y eut des élections libres
au Portugal, en Espagne et en Grèce. Peu après de nouvelles
démocraties apparurent en Amérique latine et des institutions de liberté
émergent en Corée, à Taiwan et en Extrême-Orient. Fin 1989, après les
manifestations de Berlin-est et de Leipzig, toutes les dictatures
communistes d’Amérique centrale s’étaient effondrées. Une année
encore et le gouvernement d’Afrique du sud libérait Nelson Mandela…..A
la fin du 20ème siècle, il y avait dans le monde environ 120 démocraties,
et je peux vous assurer que d’autres se préparent. En un peu plus
d’une génération, nous avons assisté au progrès le plus rapide de la
liberté qu’il y ait eu dans les 2500 ans d’histoire de la démocratie. ».
Mais lorsque M. Bush affirme qu’il y a aujourd’hui dans le monde
120 démocraties, il adopte manifestement une définition peu exigeante
de ce régime. Il suffit de parcourir le site(2) pour s’apercevoir que la
vraie démocratie constitutionnelle est bien moins répandue : sur 192
pays analysés, il n’y en a que 60 dont les citoyens jouissent de droits
politiques corrects et 35 (souvent les mêmes) où ils jouissent d’une
liberté individuelle parfaite. Il n’y a que 89 pays sur 192 dont les citoyens
sont jugés libres. Le chiffre de 120 cité par le président américain est
192 Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale
quelque peu exagéré, il correspond aux 121 pays où il y a eu au moins
une élection, même lorsque celle-ci a élu, comme dans certains pays
musulmans, des parlements qui n’ont qu’une fonction consultative et
servent de paravent à un régime tyrannique. Aussi lorsque les Américains
promettent la démocratie en Irak et en Afghanistan, il s’agit seulement
d’un début d’un processus d’apparence démocratique, de l’émergence
de lois écrites alors qu’en pratique les droits de l’homme y sont bafoués
tous les jours et le gouvernement est souvent autoritaire.
Plus récemment dans son discours sur l’état de l’Union prononcé
le 3 février 2005 et s’agissant de la politique internationale, Georges
W.Bush l’a clairement signifié : la priorité de son second et dernier
mandat reste la « démocratisation » du Moyen-Orient. Une tâche
visiblement gigantesque au regard du contexte géopolitique et qui ne
peut réussir au delà de la situation en Irak, qu’en tenant compte de la
centralité de la question palestinienne.
D’après la vision américaine, l’instauration de la démocratie en
Irak par la force a pour avantage de lutter efficacement contre le
terrorisme international. Les Américains qui se considèrent en guerre
contre le terrorisme depuis le11 septembre déclarent sans cesse que
leur but est la démocratie en Irak et si possible et dès que possible
pour la même raison, dans les autres pays arabes.
Mais cet engagement pour la démocratie en tant que remède
préventif au terrorisme n’empêche pas les Etats-Unis de soutenir,
aujourd’hui comme hier, des dictatures comme celle de l’Arabie saoudite.
Ce soutien est basé sur la forte relation client-fournisseur entre les
deux pays, sur la politique extérieure modérée et sur la stabilité de ce
régime arabe. Il a risqué d’être mis à mal lorsqu’a été découverte
l’implication des ressortissants saoudiens dans l’attentat du 11
septembre. Mais les attentats suivants d’al Quaîda en Arabie saoudite
et les mesures énergiques prises par le gouvernement de ce pays ont
apaisé en partie les craintes de l’Amérique qui soutient de nouveau ce
régime rétrograde et dictatorial.
Il faut retenir donc que la politique américaine contre le terrorisme
est assez pragmatique pour soutenir tantôt la démocratie, tantôt les
dictateurs en place, au nom de l’efficacité. L’échec prévisible de la
démocratisation de l’Irak ou de l’Afghanistan ne poserait de problème
Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale 193
concret aux Américains que si ces deux pays continuaient à aider
ou abriter de nouveau des terroristes ennemis de l’Amérique et
leurs projets.
Un tel échec aurait cependant un retentissement politique
considérable : partout dans le monde les terroristes en concluraient
que l’Amérique est incapable de les combattre, et redoubleraient d’efforts
pour détruire les démocraties. C’est pour cela que dans son discours
programme, le président américain affirme que les Etats-Unis
continueront le combat tant qu’il le faudra et partout où ce sera
nécessaire. Pour l’heure ce combat se concentre en Irak où trois années
après l’invasion du pays par les forces de la Coalition, l’établissement
par des moyens militaires de la domination globale auquel continuent
de rêver les néo-conservateurs et les tenants du « Project for a New
Americain Century (PNAC), loin d’assurer l’élargissement des bases
politiques et géographiques de la paix et de la démocratie, engendre
un chaos généralisé et suppose la continuation d’une guerre qui faute
d’être préventive -au sens de la nouvelle stratégie américaine- devient
permanente et très coûteuse en vie humaine et en coût financier. Il
faut rappeler que dans un contexte de restrictions budgétaires pour
2006, le Pentagone bénéficie pourtant d’une enveloppe en augmentation
de 4,8% à 419,3 milliards de dollars pour faire face au coût faramineux
de la guerre en Irak, mettant l’accent sur une augmentation des troupes
au détriment d’équipements sophistiqués. Ce projet de budget et un
plan de dépenses militaires allant jusqu’en 2011 sont le signe d’une
préparation à une longue guerre en Irak et des déficits vertigineux en
hausse pour l’administration Bush (3).
QUELLE DÉMOCRATIE POUR L’IRAK OCCUPÉ ?
Dans le Wall Street Journal, l’ancien secrétaire à la Défence James
Schlessinger déclare … « qu’un retrait précipité d’Irak serait un
encouragement aux terroristes… ». Il préconise par conséquent une
série de mesures pérennisant la tutelle états-unienne sur ce pays. Il
faut observer que son raisonnement se fonde sur une confusion entre
résistance intérieure à l’occupant consacrée par le droit international et
le terrorisme international. Cet amalgame n’est pas sans rappeler celui
qui justifiait autrefois l’enlisement au Vietnam : se retirer aurait été
affirmait-on, un encouragement à la propagation du communisme. Dans
le même quotidien, que certains nomment parfois par dérision le War
194 Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale
Street Journal, Francis Fukuyana, l’un des théoriciens de la guerre au
terrorisme, souligne que la question principale n’est pas le transfert de
souveraineté, mais les élections. Ce qui revient à reconnaître quasiofficiellement
que le problème n’est pas de se défausser du pouvoir en
Irak – cela ne passionne personne -, mais de savoir à qui le remettre. Et
sur ce point, l’administration américaine n’a absolument pas l’intention
de respecter la volonté démocratique du peuple irakien. Dans un long
entretien à la chaîne de télévision émiratie « EDTV », reproduit par
Gulf News, Noam Chomsky avance des idées critiques sur l’action
américaine en Irak. Parlant de l’évolution du débat public aux EtatsUnis,
il affirme : « on est passé de l’affirmation selon laquelle il fallait
attaquer l’Irak pour le désarmer à celle selon laquelle on a eu raison de
renverser Saddam Hussein pour libérer les Irakiens. Et l’on a éludé
l’étape intermédiaire : à savoir la découverte des mensonges de Bush
et Blair. Avec la même candeur, on passe de la défense de la démocratie
dans le monde à la justification des assassinats ciblés en Israël ou à la
stigmatisation de la démocratie turque qui refuse de se joindre à la
Coalition. Il est plus que jamais évident que les stratèges de Washington
ne se préoccupent pas des dégâts qu’ils commettent, mais uniquement
du contrôle des ressources de la planète ». Il y a de quoi s’étonner de
la croyance des Etats-Unis en leur capacité de manipuler les peuples
au nom d’une démocratie qu’ils leur dénient.
Par ailleurs l’absence de découverte d’armes de destruction
massive a eu un impact celui de diminuer la justification de l’agression
contre l’Irak. On est passé de la possession d’armes de destruction
massive à la capacité et l’intention de les posséder, ce qui peut donc
englober à peu près tous les pays du monde. Ce qui, est admis c’est
que le prétexte a changé. Il n’est plus question désormais de lutter
contre la prolifération, mais d’exporter la démocratie version américaine
en Irak. Il a suffit que le discours du président change pour que le
débat change immédiatement et qu’il évolue vers la pertinence de la
démocratisation. Seulement personne n’a dit avant d’amorcer ce débat
qu’il fallait d’abord admettre que l’administration américaine et son
allié britannique ont versé dans les mensonges et que, s’ils ont menti
auparavant, il n’y a pas plus de raison de les croire aujourd’hui sur ce
nouveau projet de démocratisation de l’Irak. Mais peu importe puisque
la doctrine a changé. L’administration Bush, se moque, en vérité, de la
démocratie. Ce qui est important pour elle, c’est le contrôle, et ceci
fonctionne mieux quand on ajoute une apparence démocratique. C’est
Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale 195
ce que les Britanniques ont appliqué en Irak dans les années 20 et que
les Etats-Unis appliquaient hier au Vietnam et continuellement en
Amérique du sud et dans d’autres endroits du monde.
Le dédain pour la démocratie a été démontré par le traitement
réservé à l’ex-président de l’autorité palestinienne et par les réactions
à la décision turque de ne pas suivre les Etats-Unis en Irak. Paul Wolfowitz
a été jusqu’à affirmé que : « la Turquie doit s’excuser et que le devoir
d’une démocratie était de soutenir les Etats-Unis ». L’invasion de l’Irak
et le dernier but affiché, l’exportation de la démocratie, participent
d’une seule et même logique : elle accroît le terrorisme, mais ce n’est
qu’un petit problème face à la perspective de posséder des bases
permanentes dans la région et les ressources de ce pays. Ce contrôle
des ressources est un sujet tabou aux Etats-Unis alors que tous le
monde sait que c’est le vrai but de la guerre en Irak .
Dans ces conditions il paraît légitime de douter un peu des
intentions démocratiques américaines. La démocratie en Irak me paraît
donc comme une macabre farce connue de tout le monde. Un officiel
des Nations-Unies en Irak va jusqu’à déclarer : « Si ces élections avaient
eu lieu au Zimbabwe, l’Occident les aurait dénoncées …. ». «Les
principes élémentaires pour la tenue d’élections sont tellement peu
respectés que si elles avaient eu lieu en Syrie ou au Zimbabwe, les
Etats-Unis et la Grande-Bretagne auraient été les premiers à les
dénoncer » affirme Salim Lone, ancien directeur de communication du
représentant spécial de l’Onu en Irak, Sergio Viera de Mello.
DÉMOCRATIE PROMISE ET JAMAIS LIVRÉE
Dans un livre très critique sur l’occupation de l’Irak, l’auteur irakien
Mohammed Hassan(4) fustige le chiffre de 57% des électeurs inscrits
ayant participé aux élections affirmé par la commission électorale
irakienne désigné par ailleurs par l’autorité occupante américaine. 57%
d’inscrits paraît un peu exagéré quand on sait que dans les régions les
plus peuplés d’Irak notamment dans les régions centrales, le taux
d’inscription était très faible. Dans la ville de Samara rebelle par exemple,
les statistiques les plus optimistes avancent le chiffre de 1400 votants
sur un total de 200.000 habitants. A Bagdad, selon la télévision arabe
Al-Jazera, la participation était jugée très basse et particulièrement
dans les quartiers populaires du centre et de l’ouest. Dans le sud à
196 Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale
majorité chiite, la participation était beaucoup plus basse dans la grande
ville industrielle de Bassora (où le parti chiite Hezbollah avait refusé de
participer) que dans les campagnes et les villes saintes.
Un autre signe qui ne trompe pas : à l’étranger, où les problèmes
de sécurité étaient totalement absents, seuls 25% des Irakiens (chiffre
avancé par la Commission électorale irakienne) se sont inscrits sur les
listes. Tous ces éléments indiquent qu’en réalité, moins de la moitié
des Irakiens voire même d’un tiers sont allés voter.
Les chaînes de télé ont filmé cinq bureaux de vote dans tout l’Irak
« un exemple de démocratie » affirment à contrario les grands médias
notamment occidentaux. Aucun journaliste indépendant n’a pu se rendre
hors de certains quartiers de Bagdad, de Bassora et du Kurdistan irakien.
Ce qui les rends totalement dépendants des informations de l’armée
américaine et des partis favorables à l’occupation. L’auteur avance le
chiffre de seulement 5 bureaux de vote filmés dans tout l’Irak, quatre
des cinq bureaux se trouvaient dans des régions à majorité chiite du
sud où la participation était plus importante. Sur le plan de l’organisation
internationale et notamment de l’ONU, la mission internationale de
contrôle mise sur pied ne comprenait que 20 experts internationaux
(à titre de comparaison, 2400 observateurs ont été envoyés en
Ukraine pour les dernières élections et plus de 2000 pour les
dernières élections palestiniennes). Enfin, l’immense majorité des
candidats étaient inconnus des électeurs car les partis ne les avaient
pas rendus publics de crainte d’assassinat. D’autre part, « les bulletins
de vote étaient si complexes que même Jalal Talabani, le dirigeants
kurde a dû recevoir un briefing pour savoir les utiliser » affirme le coauteur
de ce livre Salim Lone.
Comment les 8 millions d’électeurs inscrits ont-ils pu se retrouver
dans une centaine de candidats figurant sur d’énormes bulletins de
vote dont ils ne pouvaient prendre connaissance que le jour même ?
Autrement dit même ceux qui ont voté ne savaient pas généralement
pour qui ils avaient voté et encore moins souvent pour quel programme.
Quel pouvoir pour les élus ? Quel sera le pouvoir réel de ceux qui seront
ministrables dans le pays ? Pratiquement aucun et sûrement pas sur
les ministères clés . « Ils n’ont pas le contrôle sur le pétrole, aucune
autorité sur les rues de Bagdad, pas d’armée opérationnelle et de
police loyale. Leur seul pouvoir est celui de l’armée américaine » affirme
Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale 197
le journaliste Robert Fisk. Ceux qui auront voté pensant donner le pouvoir
à un gouvernement irakien démocratiquement élu qui améliorera leurs
conditions très difficiles et qui obtiendra le départ de l’armée US, en
seront pour leurs frais. Les mois qui viendront le démontreront. En
effet, rien n’indique que leur situation matérielle évoluera positivement
et que les marines quitteront l’Irak volontairement : 16 bases militaires
américaines sont déjà en construction. Un haut gradé US à Bagdad a
reconnu courant février que les « Etats-Unis faisaient face à une
insurrection à long terme qui ne cesserait pas avant… une décennie ».
LA DÉMOCRATIE SERA UN PROCESSUS DIFFICILE ET LONG
À METTRE EN PLACE
Il sera difficile d’organiser la démocratie en Irak tant la guerre a
déstabilisé le Moyen-Orient tout entier.
Ce conflit est le plus dangereux que le monde a connu depuis
longtemps. Ses conséquences sont et seront extrêmement difficiles à
gérer, car ils ont mis en cause beaucoup de structures politiques,
théologiques et économiques dans cette partie du monde. L’Irak est
une zone de faille entre deux parties du monde arabe, entre le monde
arabe musulman et le monde musulman non arabe, entre musulmans
chiites et sunnites, entre musulmans wahhabites et chiites. Ce conflit a
ouvert par ailleurs une série de questions de fond qu’il va falloir gérer
avec la plus grande prudence. Il a touché aux équilibres religieux de la
zone. En Irak il y avait un gouvernement sunnite minoritaire dans un
pays majoritairement chiite (plus de 60% de la population).
En Syrie on a exactement l’inverse avec un gouvernement alaouite
minoritaire (à peine 10% de la population) dans un pays majoritairement
sunnite. S’agissant de l’Arabie Saoudite, ses positions trachées sur des
questions de fond sont rejetées par d’autres pays de la région. Ces
conditions nouvelles créées par ce conflit inutile, la question qui se
pose avec beaucoup d’acuité aujourd’hui est de savoir à quoi on souhaite
arriver dans l’Irak post-Saddam ? Les Nations Unies vont-elles accepter
de jouer enfin le rôle sui lui revient de droit et devenir l’autorité de
référence pour la reconstruction de l’Irak de demain ? Va-t-on vers une
colonisation temporaire, ou pire, durable du pays par les Américains et
les Anglais ? Ces élections conduiront-elles à un pouvoir chiite après
tant d’années d’exclusion de la seine politique irakienne dominée par
198 Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale
les sunnites ? Cette majorité chiite va t-elle s’allier avec l’Iran voire le
Yémen ? L’empathie sera-t-elle plus forte entre les chiites arabes et les
chiites non arabes qu’entre les chiites arabes et les sunnites arabes ?
Sur le plan militaire et économique, un axe Iran-Irak serait
extrêmement puissant. Comment l’Arabie Saoudite et ses partenaires
réagiraient-ils à cette redistribution des cartes de la région ?
Face à cette pluie de question, on nous dit que les Irakiens vont
décider pour eux-mêmes. Mais la situation post-talibans en Afghanistan,
montre la difficulté d’unifier un pays, de changer un régime, de trouver
des dirigeants capables de conduire le changement. C’est une illusion
que de croire à la volonté américaine d’instaurer demain un régime
démocratique, libre et stable en Irak. Premièrement, ce n’est pas dans
l’intérêt des Etats-Unis de favoriser l’éclosion des régimes arabes
démocrates, libres et forts. La démocratie par définition accorde plus
de poids aux intérêts des populations locales, des intérêts qui dans le
cas des pays arabes et même ailleurs, convergent rarement avec les
intérêts hégémoniques américains, que cela soit sur le plan économique
ou sur celui du conflit israélo-palestinien. Il faut noter que pour le
moment, les Etats-Unis n’ont jamais accepté un partenariat avec les
pays arabes, juste des relations d’assujettissement avec des régimes
vassalisés. Le caractère autoritaire et anti-démocratique des régimes
arabes est même une nécessité pour l’administration américaine. Ce
fut ainsi de tous les temps et rien ne préfigure d’un changement
d’orientation de la part de l’actuelle administration.
Deuxièmement, il est inutile d’être dans le secret des dieux pour
savoir que la liberté des Irakiens dans la rhétorique de l’administration
américaine sert uniquement à placer le problème de l’invasion de l’Irak
sur un terrain moral. Qui oserait dire sans risquer de se couvrir de
ridicule, qu’il est contre la liberté ? Personne. Le président Bush sait
parfaitement que cette rhétorique trouvera un écho favorable auprès
d’esprits animés par les meilleures intentions du monde concernant les
Irakiens sans en prendre la peine de vérifier si cette vision se justifie
dans le discours d’ensemble de Bush et de ses hommes qui ont plaidé
en faveur de la guerre.
A l’instar de David Frum, ex-rédacteur des discours de Bush et
auteur de l’expression assassine « l’axe du mal » : «Une destitution de
Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale 199
Saddam Hussein, écrit-il, conduite par les Américains et le remplacement
du parti bassiste par un gouvernement plus aligné sur les Etats-Unis,
mettrait Washington en charge de la région, plus encore que n’importe
quelle puissance depuis les Ottomans, voire les Romains.»(5)
Les Etats-Unis n’ont pas davantage l’intention de libérer l’Irak
que de rendre justice aux Palestiniens.
La démocratie et la liberté seront uniquement l’œuvre des Irakiens
eux-mêmes. La résistance irakienne montre si besoin qu’ils refusent la
tutelle des gens qui fondamentalement les méprisent. Visiblement
l’Amérique ne fait pas assez attention à la complexité du monde arabomusulman
qu’elle connaît mal.
Avant la révolution iranienne, le monde occidental ne connaissait
pas ou très peu le mot «chiite». De même, il a fallut la guerre en
Afghanistan pour qu’il découvre le mot «wahhabite». Il est entrain
d’apprendre aujourd’hui la complexité du monde arabo-musulman à
travers ces crises.
J’aurais souhaité que ce soit par un moyen plus pacifique et plus
respectueux de la diversité de notre monde.
Plusieurs questions de fond s’ajoutent à cette complexité
irakienne : les sunnites risquent-ils d’être écartés du processus
démocratique pour avoir été aux affaires ces trente dernières années ?
La politique de « débaassification » menée par l’ancien proconsul
américain en Irak Paul Bremer a poussé nombre de sunnites dans les
rangs de la résistance armée. La marginalisation de la minorité sunnite
serait-elle facteur de guerre civile ? Ce vers quoi s’achemine
probablement l’Irak, commente un ancien général de l’armée de
Saddam. Que veulent les chiites ? Majoritaire dans le pays (plus de
60% de la population), ils rêvaient de retrouver le pouvoir dont ils
étaient privés depuis la naissance de l’Irak moderne dans les années
1920. Bien avant Saddam, les chiites étaient déjà les mal-aimés de
l’Empire ottoman. La grande inconnue : vont-ils vouloir prendre leur
revanche sur la minorité sunnite ou sont-ils prêts à composer avec
elle ?. Les chiites majoritaires représentés par le grand ayotollah Ali
Sistani vont-ils imposer en Irak le « velayati el-fagi » ( le gouvernement
des mollahs en vigueur en Iran) surtout qu’au sud du pays le grand
200 Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale
leader religieux conservateur Abdel Aziz Hakim ne cache plus ses liens
privilégiés avec l’Iran qui sera peut être le grand gagnant de ces
bouleversements qui se profilent.
Les Kurdes veulent-ils accéder à une indépendance totale ? 19%
de la population, ils ont élu un Parlement autonome, jouent la carte du
fédéralisme. Le grand dirigeants kurde Massoud Barzani, le chef du
puissant PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) n’a t’il pas déclaré au
« Point » que le jour de l’indépendance arrivera bientôt….Il est vrai
que les récentes découvertes de pétrole dans l’enclave kurde du nord,
grande comme la Suisse ne peuvent qu’accélérer le processus de sortie
de l’Irak du Kurdistan. Une perspective qui inquiète les pays voisins,
tant l’Iran que la Turquie. Celle-ci a fait très clairement savoir qu’elle ne
tolèrerait pas un Kurdistan indépendant. Ankara et Téhéran redoutent
un effet de contagion sur leurs propres minorités kurdes. L’Irak pourraitil
connaître la partition et le morcellement en plusieurs micro-Etats
kurde, chiite et sunnite ? C’est le pire scénario pour le pays, pour ses
voisins et pour les Etats-Unis. Un éclatement de l’Irak signifierait l’échec
d’une politique de centralisation du pouvoir menée par Washington,
qui a cependant joué sur les divisions entre communautés. Cependant
c’est ce à quoi on assiste. Le Kurdistan est déjà de facto dans un
processus de séparation, les chiites les plus nombreux, pourraient
envisager de créer un Etat dans l’Etat. Enfin les sunnites, repliés sur
eux mêmes, soumis à la terreur des islamistes irakiens et étrangers,
peuvent succomber à la tentation de certains salafistes de former un
émirat sunnite en Irak, ainsi que le recommande l’Egyptien Al-Zawari
un fidèle lieutenant de Ben Laden.
CONCLUSION
La démocratie en Irak n’a pas été appliquée depuis bien longtemps.
Mettre en place un système crédible prendra du temps et sera difficile
à organiser s’il n’est pas l’émanation du peuple lui-même. L’Afghanistan
le prouve. L’instauration de la démocratie demande du temps pour que
l’état de droit soir réel et accepté par tous. Il a fallu plus de 80 ans à la
Turquie pour devenir un pays (presque européen) digne d’entrer au
club européen. Ataturk a commencé son travail de laïcisation, de
modernisation et de démocratisation en 1924, ces efforts ont toujours
bénéficié du soutien vigilant de l’armée dont le gouvernement turc
actuel commence seulement à réduire l’influence. La démocratie qui a
Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale 201
besoin d’un état de droit, ne peut être instaurée rapidement et en tous
cas pas par ce moyen. L’instauration de la démocratie exige également
pour qu’elle ne se transforme pas rapidement en dictature, un minimum
de niveau de vie, en plus de l’état de droit. Plus le niveau de vie
économique est élevé plus la démocratie devient pérenne. Elle exige
aussi une société mûre, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui en Irak
notamment avec les divisions communautaires qui se profilent. Les
conditions ne sont donc pas remplies pour l’instauration de la démocratie
tant le niveau de vie est trop bas, les investissements internationaux
très limités et le contexte religieux et tribal est trop défavorable. Quant
aux promesses américaines d’installer la démocratie en Irak dans un
délais assez court, elles ne seront pas tenues. Les Américains ont prévu
sept étapes pour amener le plus vite possible l’Irak à la démocratie. A
la lecture de la situation irakienne, on voit qu’ils n’ont tenu aucun compte
du contexte exigé par une démocratie et qu’ils sont d’un optimisme
incroyable ou qu’ils considèrent qu’il suffit de l’existence d’élections et
de lois (même non respectées) pour qu’il y ait démocratie. Les Américains
chercheront tout au plus à se désengager sans perdre la face en confiant
la sécurité et le maintien de l’ordre à une police irakienne en espérant
que la formation qu’ils donnent à ces hommes en fera des forces fidèles
et en demandant à leurs alliés européens de participer financièrement
à la reconstruction du pays. A ce sujet Scott Ritter(6) écrit : « il n’y a pas
de solution élégante à notre débâcle en Irak. Il n’est plus question de
gagner, mais de limiter la défaite ».
Mohamed TROUDI
chercheur à l’Université Paris XII – s XII – s XII – Val de Marne
(1) La stratégie nationale de sécurité des Etats-Unis
d’Amérique : traduction française par Daniel Martin
http://perso.wanadoo.fr/dmo1/us/traduction.html.
(2) Freedom in the word 2003- The Annual Survey of Political
Rights and Civil Liberties –
http://www.freedomhouse.org/research/index.htm
NOTES
202 Irak : Laboratoire de la nouvelle démocratie moyen-orientale
(3) Dans un contexte général de restrictions budgétaires pour
2006, le Pentagone bénéficie pourtant d’une enveloppe
en augmentation de 4,8% pour faire face aux coût
faramineux de la guerre en Irak (sources courrier
international 2005).
(4) Mohammed Hassan et David Pestieau : « l’Irak face à
l’occupation (EPO 2004)
(5) Cité par Pascal Riché dans « Libération du 10 mars 2003 »
(6) Scott Ritter : Ancien inspecteur de l’armement en Irak
pour les Nations-Unies de 1991 à 1998. Il est l’auteur de
« Frontier Justice : Weapons of Mass Destruction ans the
Bushhacking of America », En français : «Les mensonges
de George W. Bush».