Histoire et enjeux de l’islamisme pakistanais

Mohamed Fadhel TROUDI

Avril 2006

Introduction à l’islamisme

Pendant que les ulémas contrôlaient de manière ferme le culte, l’enseignement et la jurisprudence, le XIXe siècle est le siècle du triomphe de la colonisation et de l’impérialisme européen. Sa relève est assurée par la suite par l’impérialisme américain qui atteint son point culminant aujourd’hui en Irak.

Paradoxalement le XIXe siècle est aussi le siècle du déclin de l’Islam et de la nation arabo-musulmane avec notamment un grand nombre de territoires conquis en Afrique, soit dominés comme en Indonésie, en Afghanistan et dans le golfe Persique par des Européens dominateurs.

Commence alors une lutte acharnée mettant aux prises les résistances conservatrices des milieux religieux et militaires comme celle du corps des janissaires, détruit en 1986. cette lutte sera suivie à partir de 1839 par le Tanzimat (réorganisation en turc), une péride de véritables réformes avec la modernisation notamment de l’enseignement, de l’armée, de l’administration et de la justice.

La période dite du réformisme religieux, a eu pour objectif de penser l »Islam en termes modernes pour l’adapter à un empire qui vit en décalage avec sa période. Mais très rapidement ce réformisme religieux s’est trouvé confronté aux influences contradictoires du patrimoine religieux d’un côté et du rationalisme moderne, il se divisa alors en deux branches :

– un courant libéral qui bénéficie du concours des intellectuels arabes et musulmans à travers tous le teritoire arabo-musulman. Il constitue à cette époque une chance d’établir une relation entre le religieux et la modernité sociale et politique rendue inévitable par les changements politiques sociales et économiques en Europe. C’est le courant constitutionnaliste musulman le plus ouvert sur la culture occidentale et qui considère qu’il faut dépasser le religieux pour s’inscrire dans une action politique. Ce courant principal de l’islamisme cherche à réaliser ses objectifs dans le cadre des règles et règlements en vigueur dans leurs sociétés respectives ;

L’autre branche forme l’ancêtre du courant islamiste.

En d’autres termes on trouve deux modèles de base qui se distinguent par les méthodes qu’ils utilisent pour réaliser leurs buts. Un courant principal de l’islamisme cherche à réaliser ses objectifs dans un cadre réglementé. Il est le plus souvent pragmatique, n’écarte pas l’existence de l’économie de marché. et ne s’oppose pas au pluralisme politique en vigueur dans les sociétés occidentales.

Ce courant est représenté essentiellement par les Frères musulmans d’Egypte et de Jordanie ainsi que certaines sections du Front islamique du salut (FIS) en Algérie, avant qu’il ne soit interdit par le pouvoir central en Algérie, le privant de sa victoire électorale, et le poussant ainsi vers la le chemin de la clandestinité. Le deuxième groupe appelé courant militant, épouse le concept d’un Etat islamique, il est composé d’islamistes révolutionnaires, radicaux et militants, prêts à recourir à la violence pour renverser les régimes en place. Cette tendance s’illustre notamment en Egypte à travers certains éléments des organisations islamiques (Jama’at Islamiyya) et par le Jihad Islamique (Jihad Islami). Ces islamistes rejettent en général l’idée du pluralisme politique et dénigrent la démocratie, la considérant comme une notion étrangère à l’Islam. Pour les partisans de ce courant, l’indépendance acquise ne doit pas être seulement territoriale et économique, il faut qu’elle soit également sociale et surtout morale.

Cette idée se fonde essentiellement sur un total rejet de la modernisation et de l’influence occidentale considérée comme dévastatrice et destructrice des valeurs morales et culturelles de la Ouma musulmane. Après s’être construit sur le plan culturel dans les années 1960, l’islamisme militant ou radical revendique aujourd’hui la gestion des affaires publiques et la récupération des oppositions aux régimes. Se construisent alors, à partir de centres de réflexion, les courants de l’islamisme contemporain : le mawdudisme depuis le Pakistan; le chiisme révolutionnaire depuis l’Iran et l’Irak et le wahhabisme depuis l’Arabie Saoudite.

Les origines du Pakistan et de l’islamisme

Le Pakistan (1) constitue un espace musulman entre l’Inde hindoue, la Russie orthodoxe et l’Iran chiite. Bien que le Pakistan soit une jeune nation, son histoire remonte à la nuit des temps. Il partage avec l’Inde une histoire sociale et culturelle longue de 5000 ans. Certaines régions du pays furent envahies successivement par des armées venant de Grèce, d’Afghanistan et de Perse, l’actuelle république islamique d’Iran. Les Arabes musulmans sont arrivés au VIIe siècle amenant avec eux la religion musulmane et plusieurs Hindous se sont convertis à cette nouvelle religion. En 1945 Jinnah (juillet-août 1946) (2) exigea la création d’une nation indépendante musulmane à proximité de l’Inde, où une grande partie de la population était musulmane. L’origine du pays remonte à la division en 1947, des Indes britanniques entre un Etat majoritairement hindou (l’Inde) et un Etat musulman (comprenant alors deux parties, l’une orientale, l’autre occidentale, le Pakistan actuel). Cette division qui s’est effectuée sur une base religieuse, est la conséquence des conflits ethniques et religieux, dont certains perdurent. En 1971, une guerre eut lieu qui amena la sécession du Pakistan oriental qui prit alors le nom de Bangladesh.

La question non résolue du Cachemire empoisonne aujourd’hui les relations indo-pakistanaises, l’accession des deux pays au rang des pays nucléarisés n’est pas sans ajouter à la tension dans cette région du monde.

Il n’est pas exagéré de rappeler que le Pakistan (le pays des purs), crée en 1947, pour et par les seuls musulmans refusant de cohabiter avec l’Inde hindouiste, est un Etat qui s’est bâti intrinsèquement sur l’instrumentalisation de l’Islam. La conséquence étant la montée en puissance de mouvements islamistes et la radicalisation à l’échelle de la société tout entière. Cette radicalisation islamique est avant tout un instrument majeur de la stratégie du Pakistan. Le pays se définit comme un Etat idéologique, beaucoup plus que comme un Etat-Nation.

Le Pakistan suit trois objectifs:

  • maintenir une tension au Cachemire pour affaiblir l’Inde
  • installer en Afghanistan un régime ami qui pour Islamabad ne peut être que fondamentaliste et pachtoune, afin de s’assurer une profondeur stratégique face à l’Inde ;
  • créer un corridor vers l’Asie centrale dont le Pakistan deviendrait le débouché.

Les réseaux fondamentalistes deviennent les acteurs de cette politique régionale ce qui fait du Pakistan aujourd’hui un des principaux sanctuaires du fondamentalisme même si l’Etat est loin d’être un Etat religieux.

C’est sous le régime militaire du général Zia (1977-1988) que le Pakistan a connu une véritable islamisation Il a fait de l’application de la chari’a sa priorité principale pendant ces onze ans de dictature. Progressivement différentes taxes d’origine religieuse sont introduites à l’exemple de la Zakât, aumône obligatoire instituée par le Coran. Une cour fédérale de la Charioah est créée pour statuer sur les affaires selon les préceptes du Coran et de la Sunna. Un Majlis-i-Shoora remplace l’Assemblée Nationale en 1980, perdant ses fonctions législatives pour devenir une assemblée de conseil du Président. L’arabe et les études islamiques deviennent de matières obligatoires dans la plupart des enseignements supérieurs. Les médias sont également visés par ce processus avec l’instauration de journaux télévisés en arabe, des présentatrices avec la tête couverte.

Dans l’armée, les théologiens obtiennent le grade d’officier afin d’attirer les meilleurs éléments des universités et des institutions religieuses. Ces initiatives de Zia en faveur d’une islamisation du pays ont eu un impact à long terme et sont encore d’actualité puisque nombre de textes sont en vigueur aujourd’hui. Refusant cette voie imposée par Zia, les partis du centre et de gauche sous l’impulsion du PPPle Pakistan People Party, créent le Mouvement pour la restauration de la démocratie (Movement for restoration of DemocracyM.R.D) le 6 février 1981. Il réclame la fin de la loi martiale, de nouvelles élections et le retour à la constitution de 1973. En réponse, le général Zia lance un référendum national sur la question de l’islamisation du pays en posant une question juridiquement complexe, qui revient en fait à demander s’il est souhaitable que le Pakistan soit un Etat islamique, question à la quelle une majorité de pakistanais ont répondu positivement.

La naissance de la révolution islamique en Iran et l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge en 1979, ont fait du Pakistan le principal point d’appui de la politique américaine de soutien aux islamistes dans leur djihad contre la présence soviétique dans la région. Ce faisant le Pakistan devient la base arrière de la lutte anti-communiste dans le sous-continent et un relais pour la transmission de l’aide financière et militaire américaine.

Les partis islamistes en présence et leur influence

Dans les Etats musulmans, les mouvements islamistes ou intégristes dits aussi fondamentalistes, sont des courants essentiellement politiques. Ils contestent le pouvoir en place en termes religieux, défendant la nature théocratique de l’Etat musulman en somme le pouvoir politique détenu par les religieux. L’intégrisme islamique prône un retour aux sources de la charia et à l’âge d’or de début de l’Islam. Outre la rupture avec l’Occident ce courant milite pour l’instauration d’un Etat islamique « authentique ». La nébuleuse intégriste actuelle englobe des organisations très diverses, souvent rivales comme au Pakistan et en Afghanistan.

Le Pakistan est le lieu de naissance et la base de deux importantes organisations islamistes les plus significatives du monde sunnite : le mouvement le Tabligh qui ne cache pas, par ailleurs, sa proximité idéologique avec les Talibans et le mouvement d’Al Quaïda aujourd’hui

Ensuite existe, le Jama’at-i-islami pendant indo-pakistanais des Frères musulmans avec qui possède une direction commune mondiale, organisation qui a inspiré les célèbres écrits de son idéologue, Aboulal’a Al-Mawdoudi, la doctrine révolutionnaire de Sayyed Qutb. Cette doctrine inspire aujourd’hui à la fois Al Quaïda et influence tous les mouvements égyptiens d’opposition islamiste issus des dissidences des frères musulmans : on y trouve le Takfir Wal Hijra, Jihad Islamique et Gamaà Islamiyya, tous tournés aujourd’hui vers la résistance armée voire à la guerre sainte et dont le GIA ( Groupe Islamique Armé), le GSPC ( Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat) ou le Takfiralgérien comme Ennahada en Tunisie sont les héritiers directs. Le Nord du Pakistan, généralement terre d’asile de deux millions d’Afghans, chiffre qui n’avait cessé d’augmenter depuis le déclenchement de la guerre en Afghanistan, est aujourd’hui une zone d’influence des idées talibanes et d’Al Quaïda, qui dans un monde de misère et d’inégalité ont trouvé un terreau fertile à l’intégrisme.

Faut-il rappeler que le mouvement des talibans composé d’étudiants des écoles islamiques (madrassas) est né dans les camps de réfugiés au Pakistan avec le soutien pakistanais, prétendant à l’époque ramener la paix en Afghanistan. Dépourvus d’une conception de l’Etat-nation, les talibans ignorent l’histoire de leur pays, et leur connaissance de l’islam est sommaire. Trouvant sa source dans une interprétation extrême et perverse de l’islam déobanti (3), leur croyance se limite à une interprétation restrictive et obscure de la charia. Les déobantis sont apparus en Inde pendant la période coloniale, sous la forme d’un mouvement réformateur qui se proposait de régénérer la société musulmane sunnite et de mettre les textes islamiques classiques en harmonie avec les réalités du moment. Des écoles déobanties furent crées en Afghanistan sans une grande adhésion de la population locale. En revanche, elles se sont développées à un rythme très soutenu au Pakistan, notamment après la partition de 1947.

Les déobantis créèrent même un parti politique, le Jamiat-Ulema-eIslami (JUI), qui jouira d’une certaine influence dans les années 90. Au Pakistan, en 1993, avec le retour au pouvoir de Benazir Bhutto, les talibans connurent un essor inespéré. Issu d’un mouvement apparu en Inde pendant la période coloniale. Si le JUI n’a pas joué de rôle direct dans la guerre d’Afghanistan, il a cependant profité du conflit pour établir des centaines d’écoles le long de la ceinture pachtoune pakistanaise, dans la province de la frontière nord-ouest et au Baloutchistan. Ce sont ces écoles dirigées par des mollahs souvent analphabètes qui « produiront » des centaines d’étudiants (talibans).

Ce parti politique s’est imposé en créant des structures sociales, en dispensant une éducation gratuite, en donnant un toit et de la nourriture gratuites et même un entraînement militaire aux jeunes pakistanais et aux jeunes réfugiés afghans. Comme nombre d’autres groupes islamistes, l’idéologie du JUI s’est peu à peu rapprochée du courant wahhabite au pouvoir en Arabie Saoudite .Demeuré relativement marginal et politiquement isolé, le JUI s’est alors allié au Parti du peuple Pakistanais (PPP) de Mme Benazir Bhutto qui a pour devise « socialisme, islam et démocratie » et est entré dans le gouvernement de coalition formé après la victoire électorale du PPP. Benazir Bhutto utilise alors ce parti pour contrer l’influence des islamistes proches de l’ancien pouvoir. Ces militants aguerris bénéficient d’un soutien militaire et logistique de la part des autorités pakistanaises.

Pourtant leur pénétration de plus en plus forte au sein de la société représente une grave menace pour la stabilité même du Pakistan . Depuis 1994 des milliers de militants islamistes pakistanais ont combattu aux côtés des talibans dans la guerre civile afghane, ils semblent déterminés à étendre la révolution islamiste talibane au Pakistan (4). On en a eu confirmation avec le coup d’Etat qui a permis aux militaires de renverser le premier ministre Nawaz Sharif, le 12 octobre 1999. Le Pakistan semble aujourd’hui fragilisé par de profondes et récurrentes crises économiques et politiques. Ses institutions sont au bord de l’effondrement et la société est fracturée par de multiples divisions ethniques et sectaires. Les mouvements néotalibans pakistanais jouissent d’une influence politique importante dans les zones pachtounes, au Baloutchistan comme dans la Province de la frontière nord-ouest. Et ils s’étendent aujourd’hui au Pendjab et au Sind.

Profitant de la bienveillance de l’armée et de la bureaucratie, ces groupes religieux se sont mués en une force bien organisée et bien financée, pesant d’un poids considérable. Ces derniers se voient comme les gardiens de l’identité. Lors de la crise de 1971, les militaires ont eu recours à la rhétorique islamiste et à l’appui des militants pour faire pression sur les leaders démocratiquement élus de la lointaine province. Aujourd’hui pourtant, la hiérarchie perçoit la classe politique comme sa plus sérieuse rivale, bien davantage que la mouvance islamiste, tour à tour instrumentalisée ou écrasée. C’est la marginalisation de la classe politique et l’exil des leadres emblématiques qui a fait le lit des partis religieux plus influents que jamais.

Tel est le cas de la « coalition pour l’action » dite la Muttahida Majlis-e-Amal(MMA), alliance de six partis religieux ( Jamiat Ulema-e-Pakistan JUP, Jamiat Ahle Hadith MJAH, Islami Tehrik-e-Pakistan ITP, Jamaat-e-Islami, Jamiat Ulema-e-Islami JUI-F, et Jamaat-Ahl-e-Hadith, occupe depuis les élections d’octobre 2002, un siège sur 5 soit une soixantaine de sièges à l’Assemblée nationale, devenant la troisième force politique du pays. Son secrétaire général, Maulana Fazlur Rehman a été désigné leader de l’opposition et occupe ce poste encore aujourd’hui. Cette alliance composite dirige de facto, depuis octobre 2002, la province de la NWFP après avoir raflé la majorité des sièges de l’assemblée provinciale.

 

Cette formation désormais difficile à ignorer ou à occulter, jouit d’une position politique enviable qui lui permet de prendre des positions virulentes contre le pouvoir civilo-militaire, à l’image de son secrétaire général à l’Assemblée nationale et figure de proue de la Muttahida Majlis-e- Amal,selon qui « les dirigeants ont fait de ce pays une colonie des Etats-Unis d’Amérique » (5), invitant pêle-mêle le général-Président à je cite « quitter son uniforme militaire, sans quoi la population joindrait ses forces à la MMA contre la dictature pour exiger la restauration d’une véritable démocratie dans le pays ». Ce ton, on ne peut plus provocateur, plein d’assurance et de confiance dans la capacité de l’alliance à déstabiliser le pouvoir en place, est révélateur de la dépendance du régime civilo-militaire à son égard. Cette alliance très influente a pour objectif ultime la prise du pouvoir et la création d’un Etat islamique.

 

On le voit, si l’affirmation de l’islam pakistanais a surtout une vocation identitaire nationale face à l’indouisme comme le prouve l’islamisation de la question cachemirie, le problème des rapports de cette religion avec l’Etat se pose dans le Pakistan contemporain. Certains penseurs religieux ont même envisagé la constitution d’un Etat islamique: c’est le cas notamment de Mawdoudi, mort en 1979 très apprécié par le général président Zia, il prône un islam totalitaire et l’application exclusive de la « loi religieuse », et rejette l’islam institutionnel à la manière des Frères musulmans d’Egypte. La collaboration du général Zia avec ce penseur très écouté, a assuré au dictateur une légitimité religieuse notamment après son coup d’Etat qui l’a amené au pouvoir et qui lui a permis en outre d’asseoir sa popularité notamment auprès des classes moyennes et bourgeoise pieuses qui se reconnaissaient dans la pensée de Mawdoudi.

 

L’instrumentalisation du pouvoir pakistanais de l’Islam ou l’islamisation de la question cachemirie.

 

Mohammad Ali Jinnah, le père fondateur du Pakistan, envisageait un Pakistan certes musulman mais laïque dans le quel les minorités religieuses (hindou, sikhs, chrétiens.. ) auraient leur place dans le nouvel Etat et chacun garderait son identité religieuse sans lui donner une dimension politique dominante. Sa mort en 1948 a empêché la mise en place de ce système de coexistence pacifique entre les différentes ethnies et religions du Pakistan naissant. La première Constitution de 1956, fait du Pakistan une République islamique. Cette tendance se confirmera tout au long de l’histoire contemporaine du pays. En 1980 le général président Zia ul Hacq veillera à renforcer l’Islam dans la société civile comme dans le jeu géopolitique. A compter de 1979, la guerre d’Afghanistan offre à Zia l’opportunité d’asseoir sa politique de soutien inconditionnel aux militants islamistes anti-soviétique avec l’aide logistique et financière des Américains. Même si la mort du général Zia a ouvert la voie à un changement politique, sa politique d’islamisation à outrance de l’Etat et de la société pakistanaise trouve encore ces effets aujourd’hui comme l’atteste la gestion du conflit au Cachemire.

 

Après une période de plus grande stabilité, la question du Cachemire a été remise sur le devant de la scène internationale par la relance de l’insurrection anti-indienne favorable au rattachement au Pakistan ou à l’indépendance. La nouveauté de ce mouvement de révolte est son caractère islamiste, puisque sous l’influence de la guerre d’Afghanistan vont se développer des mouvements djihadistes islamistes liès aux moudjahidin afghans et aux partis islamistes pakistanais. Les Cachemiris qui représentent 4 millions d’habitants sur un territoire très montagneux et élevé en altitude se lançant dans la lutte contre New Delhi dénoncent certes l’incurie et les manipulations de la politique indienne, qui depuis 1953, a commencé à rogner les droits à une autonomie du Cachemire, sans organiser davantage le referendum promis par Nehru en 1948.

 

A l’origine non islamiste, le noyau dur du mouvement, porté par le Front de Libération du Jammu et Cachemire, était plus indépendantiste que pro­pakistanais, même s’il bénéficie du soutien indéfectible du Pakistan. Mais il est aussi porté par l’histoire récente perçue comme celle d’un réveil de l’Islam: 1962, la guerre victorieuse du FLN algérien contre la puissance coloniale; 1979 la prise du pouvoir par l’imam Khomeyni en Iran; 1989, la défaite soviétique face à la ténacité des combattants moudjahiddins afghans; 1991, l’éclatement de l’URSS et la naissance des républiques musulmanes d’Asie centrale, sans oublier l’éternel combat des Palestiniens et l’apparition de mouvements djihadistes comme le Hamas ou le Djihad islamique appelant à l’islamisation de la résistance palestinienne.

 

Devant la forte résistance indienne, le pouvoir pakistanais prend vite conscience que le Cachemire ne sera pas l’Afghanistan et que l’Inde ne sera pas l’URSS. Islamabad change alors de stratégie et adopte une politique dangereuse d’instrumentalisation de l’islam qui montre ses limites. Au même moment que des leaders historiques non islamistes tel Yasin Malik ou encore Shabir Shah abandonnent la lutte armée pour le combat politique, Islamabad renforce son emprise sur les mouvements islamistes cachemiris, en y ajoutant aux combattants locaux du Hizb ulMujahideen des formations de combattants pakistanais ou anciens d’Afghanistan, formés au Cachemire, au Pakistan ou encore en Afghanistan, dont le programme est ouvertement islamiste. On peut en citer à titre d’exemple, le Harkat ul Ansar(Mouvement des compagnons du Prophète), les Laskhar e- Taiba (Combattants de la Pureté), ou encore depuis l’année 2000, la Jaish e Mohammad (l’Armée de Mohammed). Ces mouvements souvent salafistes, prêchent un retour puritain et réinventé de l’islam des premiers jours. Si le Cachemire est un terrain d’action et d’expérimentation de l’islam combatif, l’ambition du Pakistan est plus vaste. L’implication du Pakistan au Cachemire que le Pakistan considère comme entité pakistanaise du fait de la majorité musulmane de sa population comme en Afghanistan, s’explique par des raisons stratégiques. En conflit avec l’Inde, le Pakistan se devait d’une part d’éliminer tout risque d’alliance de revers et d’autre part, essayer d’acquérir une certaine « profondeur stratégique » pour compenser le déséquilibre des forces entre les deux pays et le fait que ses centres vitaux se situent à proximité de la frontière indienne. Cet objectif a été continuellement poursuivi de 1979 à 2001. Il est la principale justification du soutien pakistanais apporté aux moudjahidin afghans contre les soviétiques puis aux talibans à partir du milieu des années 1990 et bien évidemment au soutien des résistants islamistes cachemiris.

 

Les motivations pakistanaises sont aussi diplomatiques et économiques. La chute de l’Union soviétique et l’indépendance des pays musulmans d’Asie centrale a semblé offrir un champ diplomatique nouveau pour le Pakistan.

 

Mais les attentats du 11 septembre et la guerre menée en Afghanistan au nom de la lutte anti terroriste par les Etats-unis ont constitué un véritable bouleversement pour le Pakistan, conduisant celui-ci à réévaluer sa politique régionale et étrangère ainsi que la place de la religion dans l’identité nationale. La situation du Pakistan au plan international a radicalement changé. Le régime devient alors l’objet de toutes les convoitises et dispose d’une aide financière d’un niveau jamais atteint. Pour un pays dont 43% des dépenses publiques sont consacré au paiement de la dette extérieure, le choix de la coopération avec les Etats-Unis sur le front de la lutte anti-terroriste est difficile à refuser même s’il apparaît pour nombre d’observateurs comme une alliance contre nature en allusion au soutien du Pakistan au régime taliban avant sa défaite. Le Pakistan a pu obtenir rapidement la levée des sanctions diplomatiques et économiques qui le frappaient depuis les essais de 1998 et qui avaient été aggravées après le coup d’Etat de 1999. Dès janvier 2002, Pervez Moucharraf exprime son souhait de voir le pays revenir à une attitude plus distante avec l’Islam après toutes ces années d’instrumentalisation dans le cadre d’un compromis social avec la religion, sans pour autant remettre en cause l’appartenance fondatrice.

 

République islamique, le Pakistan paraît en effet comme profondément partagé entre son adhésion à l’islam et sa tolérance historique au fondamentalisme islamique d’une part, et les nécessités économiques et financières qui le conduisent à se présenter en allié fidèle des Etats-Unis.

 

Les attentats du 11 septembre ont aussi provoqué une évolution très importante de la politique religieuse au Pakistan. Ils ont conduit à repenser la place de la religion dans l’identité pakistanaise et ont fait prendre conscience des dangers de la montée de l’islamisme dans la société pakistanaise. Dans son discours du 12 janvier 2002, le président Moucharaf a décidé de retrouver les racines du compromis national pakistanais avec l’islam. Il ne s’agit en aucun cas de faire du Pakistan un Etat laïque à l’instar de la Turquie, mais plutôt de prôner dans l’esprit d’Ali Jinnaf fondateur du Pakistan, un islam

 

moderne et ouvert sur son environnement régional et international. En somme refuser que le Pakistan ne devienne un Etat religieux.

 

Cette orientation l’a poussé à dissoudre les partis musulmans pakistanais, à fermer un certain nombre d’écoles coraniques ou « madrassas » et à interdire des organisations terroristes islamistes au Cachemire. En faisant ce choix, le général Moucharaf pense ouvrir la voie d’une relance de la construction de l’identité nationale pakistanaise en refusant l’aventure islamiste et la « néo-talibanisation » du pays.

 

Cependant ce revirement de politique étrangère, qui s’est traduit par des mutations au sein de l’armée et notamment à la tête des services secrets militaires « ISI » principal soutien des islamistes (6), a provoqué d’importantes tensions politiques internes qui se sont traduits par des attentats contre Moucharaf lui même et contre des personnalités étrangères ou des intérêts étrangers au Pakistan. Le choix de l’alliance américaine porte les germes d’une déstabilisation interne au Pakistan. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’attentat à la grenade dans un temple protestant en mars 2002 ou encore les terribles attentats à Karachi contre les employés étrangers notamment français en mai et juin devant le consulat des Etats-Unis.

 

Sur le plan régional, cet alignement pakistanais sur les positions américaines ont eu des retombées sur la situation au Cachemire puisque progressivement, des liens s’étaient établis entre néo-talibans, Al Qaïda et les différents militants du djihad au Cachemire en raison de sa proximité géographique. Le Cachemire est rapidement apparu comme un terrain fertile de repli potentiel des militants islamistes chassés d’Afghanistan ou même du Pakistan.

 

Stimulées par la guerre en Irak, les organisations islamistes interdites qui étaient la cible de la capagne militaire américaine en Afghanistan, refont lentement leur apparition au Pakistan « pays des purs ». Ainsi d’anciens groupuscules intégristes, considérés comme des durs, relancent leurs activités sous de nouvelles étiquettes. Ils opèrent ouvertement comme « partis politiques »: JJaish e-Mohammed a été rebaptisé Khudam-ul Islam; Harakat-ul Mujahedeen se fait désormais appeler Jamiat-ul Ansar et Lashkar e-Tayyaba répond au nouveau nom de Jamaat e-Dawa. Le général président Pervez Moucharaf est par conséquent dans une situation de plus en plus périlleuse. Contraint de s’allier aux Etats-Unis dans sa guerre contre ce qui est appelé le terrorisme, il doit tenir compte de deux forces d’opposition très influentes dans le pays: l’armée idéologiquement dominée par les religieux les plus conservateurs qui étaient déjà très réticents à l’intervention américaine en Afghanistan et qui sont aujourd’hui farouchement opposés à la guerre qualifiée « d’impérialiste » en Irak; et certains éléments au sein des services de renseignement pakistanais qui sont encore plus proche des milieux islamistes.

Dans ces conditions et malgré les bonnes intentions du président-général Moucharraf, il convient de rester prudent et de ne pas croire que le Pakistan va désormais rentrer définitivement dans le camp des Etats « fréquentables » en rejetant au loin les attributs des « rogues states ».

« L’avenir du Pakistan est incertain », a en croire le spécialiste américain de l’Asie du Sud, Stephen Cohen, de la Brookings Institute de Washington, mais sa mort ajoute-il « n’est pas programmé ».

 

* Chercheur à l’Université de Paris XII- Val-de-Marne et vice-président du Centre d’études et de recherches stratégiques du Monde arabe -Paris.

Note

  1. Le mot Pakistan est un néologisme. Il peut s’interpréter comme le « pays des purs » soit comme un anacronyme formé avec le nom des provinces du pays, le Pandjab, l’Afghania (province frontière du Nord-ouest), le Cashemire, le Sind et le Bloutchistan.
  2. Jinnah Muhammad Ali 1876-1948, homme d’Etat pakistanais, gouverneur général du dominion en 1948, il est considéré comme le fondateur du Pakistan.
  3. L’Islam pakistanais contemporain est l’héritier des partis islamistes crées en lutte contre les infidèles hindous conquérants et dominateurs. Le plus important de ces courants fut crée en 1867 dans la ville de Deoband au Nord de Delhi ce qui explique son n

 

  1. Ahmed Rachid « les talibans au coeur de la déstabilisation régionale », Le Monde diplomatique, Nov 1999.
  2. The News, 01/12/04
  3. La diffusion du fondamentalisme islamique provient de plus en plus de l’armée elle même constate Elie Kra Kowski, chercheur à l’Institute for Afghan Studies. Beaucoup de jeunes officiers sortent des madrassas que des écoles et collèges nationaux et près de 30% des officiers de l’armée de terre disent aujourd’hui être des « militants islamiques » et réceptifs aux appelés des partis religieux en faveur d’une révolution islamique au Pakistan.
  4. Stephen Cohen, The Ideal of Pakistan, Brooking Institution Press, 2004.
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