Jean Paul CHARNAY
Avril 2006
La géopolitique oublie souvent de mettre en relation l’évolution des forces économiques et des faisceaux idéologiques avec la description et l’évolution des stratifications sociales. Or, à l’intérieur de chaque société la stratification sociale réagit directement sur la prise du pouvoir, donc sur la détermination de la volonté de l’entité stratégique, laquelle est l’élément qui donne, ou non, valeur géopolitique à tel ou tel « accident » géographique naturel (massif montagneux, détroit, désert, étendue marine) ou artificiel (mégalopole, lignes fortifiées, organisation de voies de communication terrestres, navales ou aériennes). A la limite, s’il n’y avait pas de distorsions sociologiques, il n’ y aurait pas de géopolitique. Seule la différenciation des groupes sociaux donne valeur d’obstacles à des accidents, et détermine les grandes invasions et migrations ; les déversements et remplacements de population, de dominances et de civilisations.
Mais toute stratégie s’inscrit dans un espace qu’elle s’efforce de dominer, ou matériellement (délimitation de territoires enserrés par des frontières) ou immatériellement (maîtrise de voies de communication, de flux de population, de marchandises ou d’information). Par agencement idéologique de cet espace, les structures mentales et sociales, les projections et les cultures des sociétés influent sur les doctrines relatives à la suprématie de la puissance de mer ou de terre sur la planète, à la géohistoire européenne, au géopolitisme américain, au géocentrisme islamique lesquels génèrent des concepts et des modes de raisonnement stratégique spécifique.
Certes, les grands obstacles naturels, les longues distances… favorisent la stabilisation des populations sur zones, donc leur développement politique, économique et culturel autonome et diversifié, donc leurs difficultés de reconnaissance et de communication réciproque, et leurs compétitions et antagonismes qui utiliseront les avantages et les servitudes de la géographie militaire ensuite conceptualisés en doctrines géopolitique légitimatrices des dominations et des exclusions qui peuvent n’être pas « spatialisables » et des comportements spécifiques à telles ou telles activités. La stratégie n’est plus seulement une conduite de violence plus ou moins contenue ou renforcée, se concrétisant en tel ou tel lieu, mais la variation de l’intensité de négations réciproques hors localisation spatiale. Cette notion ne peut donc servir à l’analyse stratégique que par sa dissociation.
Elle peut en effet proposer :
- un système d’autonomisation : un espace est à la fois lieu de rassemblement pour soi, d’exclusion pour les autres, d’intervalle entre deux ou plusieurs autres espaces. Ainsi pour un espace vert à travers les espaces urbains, d’une zone neutre en géopolitique, de milieu social intermédiaire entre deux classes ou partis en lutte ouverte, etc.
- un agrégat de localisation : ainsi des espaces où s’affrontent les combattants : théâtre de guerre, étendue marine, espace aérien, navo-spatial, urbain des espaces révolutionnaires où se réunissent les contestataires (salons, loges, cafés, théâtres, jardins publics, bourses du travail, salles de rédaction, usines, locaux syndicaux.) pour passer de l’élaboration à l’action (maquis, rue, lignes aériennes, ambassades, gares, grandes surfaces.). Où se réfugient les exclus (désert, marais, bocage, montagnes, caches dans les villes.) ces lieux sont permanents ; d’autres peuvent être temporaires ; fêtes, obsèques, émeutes de rues, etc. en fait, chaque localisation spatiale renvoie à :
- un type de sociabilité relative à telle activité : militaire, révolutionnaires, artistique, économique, diplomatique. On rejoint ici la notion de champ sociologique : un lieu pouvant être entendu au sens métaphorique, c’est-à-dire correspondre à un lieu symbolique ;
- un mode de perception, d’organisation et de représentation de l’espace au sens concret : arts plastiques, architecture, urbanisme, territoire. en tant qu’aménagement elle appelle une stratégie, ou plutôt une politique. Mais aussi « coup d’œil » du tacticien agençant ses forces sur le terrain, et idéologie du politique répartissant les territoires, les étendues selon sa doctrine géopolitique (espace vital, pré-carré.) ; enfin description, réaménagement et comparaison des milieux sociaux par le politique et le sociologue : géosociologie ;
Certes on a étudié depuis longtemps, dans les sociétés préindustrielles les guerres entre nomades pasteurs et sédentaires cultivateurs (en géopolitique : les empires de la steppe se déversant sur les plaines cultivées et leurs capitales ; et d’une manière plus limitée, encore durant la conquête de l’Ouest), et on a corrélé lutte des Etats, lutte des peuples et luttes des classes ; conflits entre nationalismes majoritaires et minorités irrédentes dans leur situation géographique (ville-campagne) respectifs. Simple cas particuliers qu’il faudrait systématiquement étendre. Car ce sont les variations, les remodelages, homogénéisations et fractures internes qui, en chaque société considérée, orientent dans la longue durée les affrontements. Il s’agit donc de déterminer les conséquences résultant de la répartition géographique de sociétés à stratification sociale plus ou moins homologues ou hétérogènes. Bref, une géosociologie.
Il serait d’ailleurs trop simple de penser que la géososiologie résulte d’une combinaison entre géostratégie classique, analyse de de géographie physique et humaine, et sociographie fonctionnelle. Elle agence une typologie
Typologie
- Société à stratification sociale complète :
Le concept de « complet » ne proposant pas un modèle absolu, mais relatif à tel type de société pris comme étalon eu égard à son opportunité empirique. Ainsi : si une société industrielle est adoptée comme étalon, seront considérées comme incomplètes les sociétés à très faibles classes moyennes, ou sans classe ouvrière, etc.
- Sociétés à parois horizontales ou à parois verticales. Horizontales : société de caste, d’ordres. Verticales : société de village, de tribus, de confessions, si les individus et les groupes homologues en chacun de ces éléments se sentent davantage membres de leur « lieu » d’appartenance villageoise, etc., que proche de leurs homologues des autres villages, etc.
- Société à segments identiques donc autarcique. Ou différenciés donc complémentaires, selon les idéologies ou les tâches techniques de la division du travail, et Outre tous les quadrillages possibles.
- Société à domination unique (aristocratie / peuple ; dirigeants / gouvernés) ou à domination démultipliées (un niveau répercutant sur un niveau plus bas), ou imbriquées (un niveau agissant sur un niveau extérieur à la hiérarchie dont il fait partie), etc.
- Société introverties (démographiquement, culturellement) et sociétés cosmopolites : dont les ressortissants s’épandent (guerre, commerce, mission, découvertes) hors de leur aire originaire ; distinction ne coïncidant que partiellement avec celle entre sociétés closes et sociétés ouvertes. La répartition géographique de ces sociétés coïncident-elles avec les propensions conquérantes ? Les essaimages démographiques, les « invasions interstitielles » peuvent parfois remplacer la guerre.
- Sociétés localisées et sociétés transnationales. Distinction supposant pour certains individus ou groupes une double appartenance : nationaux par rapport à une religion universelle ; marchands, capitalistes, prolé aux intérêts divergents à l’encontre de leurs pays, etc. La diversification de la nature et de l’intensité des liens rattachant à un territoire déterminé conduit-elle à des troubles de conscience, à des conflits trans-et internationaux ?
- Sociétés à diaspora et sociétés sans diaspora -la diaspora se différencie de la simple émigration en ce sens qu’elle se constitue en élément social résistant et durable par rapport à son pays d’origine comme à son pays d’accueil. En ce dernier elle peut être dominante ou dominée, mais elle conserve sa culture et ses traditions. Même imbriquée dans les pouvoirs politiques ou sociaux locaux, elle porte intérêt au devenir de la terre des ancêtres. Elle peut par la religion, la philosophie, le droit et les mœurs pallier durant des siècles l’absence d’un territoire et d’un pouvoir politique. A l’inverse pour les autochtones, le sentiment de dépossession territoriale ne joue pas seulement pour la souveraineté d’un peuple occupé, mais aussi pour l’individu confronté à des comportements pour lui extérieurs, aberrants, sur la place de son village ou dans son escalier.
A ce niveau microsociologique, surgissent les aspérités entraînées par les immigrations qui, en deçà des « instruments » empiriquement et subjectivement forgés à partir des statistiques (seuil de tolérance, niveau de saturation), déterminent le malaise quotidien des individus qui, à vivre côte à côte avec des familles ayant d’autres mœurs, finissent par ne plus le supporter sans déchirements internes- qui explosent parfois.
Alors point le racisme qui se cumule avec la crainte d’avoir à partager son travail et son bien-être avec des « étrangers ». D’où les appels aux notions « d’identité », « d’authenticité », de « préférence nationale ». mêlant intimement l’assise géographique, les traumatismes psychologiques et le respect des mœurs, us et coutumes, convivialité. Sur la longue durée, les grands mouvements de population, les basculements démographiques, les exodes peuvent générer des réactions de rejet, de « défense ethnique ».
Le principe de la géosociologie est donc de mettre en corrélation les types de stratifications sociales des adversaires ou des alliés réels ou potentiels, leur répartition géographique par milieux, et leur typologie sociale avec la nature et l’intensité des conflits qui en découlent. Il en résulterait quelques :
Perspectives de recherche
- La définition des liens et des transferts entre violence interne et violence externe au groupe (exportation ou étouffement) ;
- La recherche de l’influence des différences d’échelles topographiques (locales, régionales, nationales) et des positions (quartiers, provinces) et d’échelles sociologiques (groupes restreints, entreprises locales, administrations centrales, constellations de puissance) sur la propension ou la déflation conflictuelle ;
- La décantation des conséquences de la juxtaposition ou de l’éloignement géographique dans les conflits entre sociétés à structures hétérogènes : complètes ou incomplètes, verticales ou horizontales ;
- La réinterprétation de certaines notions classiques de géopolitique et de philosophie de l’histoire. En géopolitique les dominances ne sont pas seulement de nature politique et militaire, assurant une emprise culturelles et économique. En cas de dénivellation scientifique, technique, ou simplement organisationnelle et sociale, elles apparaissent avec force. De même en philosophie de l’histoire les notions d’apogée et de déclin sont très relatives ; elles doivent être mises en corrélation avec la consistance des territoires, la nature des peuples et des cultures, l’organisation des liens (droit de circulation des individus, préférences économiques, articulation des défenses, reconnaissance d’éléments éducatifs communs), donc avec des problèmes de morphologie sociale. La localisation des cultures et des techniques n’est pas neutre.
Ainsi devraient être conjugués la proxémique (on se bat davantage, ou non contre ses voisins, géographique ou classe sociale), la topologie (la transformation des positions géographiques et sociales respectives est-elle belligène ?) et la spatialité des activités. Ceci bien entendu en tant qu’aide à l’analyse, non en tant que schémas préconstitués. Reste le problème des concepts et des modes de raisonnement.
En synthèse donc, les divers niveaux de l’analyse stratégique ont toujours intégré des considérations géosociologiques.
1/ Géosociologie des modes stratégiques -le mode stratégique doit tenir compte des institutions et structures sociales.
a- En sociologie des institutions militaires : Guerred’usure ou guerre de destruction (en anglais attrition et annihilation). Cette différenciation pratiquée depuis fort longtemps (Sun zi) a été systématisée par Delbrùck qui demeure cependant au stade de la stratégie opérationnelle. Guerre révolutionnaire opaque où le renseignement -la torture- risque de chercher la transparence.
En réalité il faut sociologiquement établir des distinctions. En grande tactique la destructuration vise à démanteler une institution sociale très particularisée : l’armée et ses liaisons avec le gouvernement d’une part, le désir de résistance de la nation de l’autre, mais sans porter fatalement atteinte à l’ensemble de la substance démographique et économique du peuple ennemi. C’est le principe de destruction de la force organisée adverse selon Napoléon et Clausewitz, Moltke et Foch, Mahan et Castex à l’encontre de la grande tactique indirecte : faire le vide devant l’armée ennemie afin de la fatiguer, de lui enlever ses vertus offensives. En stratégie « alimentaire » l’espoir de cette destruction peut être remplacée par la volonté d’atteinte aux ressources, donc au niveau de vie voire au volume démographique de la population opposée, soit dans son ensemble (blocus économique), soit en certains de ces milieux sociaux : citadins en cas de siège.
b- En sociostratégie : considération des systèmes sociaux de combat en présence, et qui sont issus, et «affectionnent» plus ou moins tel type de terrain géographique. Après le millénaire antagonisme nomades / sédentaires encore apparu lors de la conquête de l’ouest américain entre cultivateurs et éleveurs de bétail, la répartition ville / campagne s’est diversifiée en de nombreux systèmes de conflits imbriqués.
L’extension démographique et l’avancée technologique ont développé depuis le XIXe siècle des zones de conurbation industrielles et résidentielles par rapport à la vieille cité et à ses banlieues classiques bien différenciées de l’espace campagnard environnant. Phénomène qui a conduit, d’une part à l’hyper-totalisation de la guerre au point de vue stratégique (l’ensemble des populations civiles est sous le feu adverse), d’autre part, à la dissociation tactique des combats à l’intérieur de la ville (toutes les armées constituées en souffrent) et au terrorisme urbain ; donc à une extrapolation psychologique de la violence et à une « dé-totalisation » opérationnelle de la guerre perçue par l’analyse des relations entre la composition de la « formation » nationale et l’assiette de la domination de l’Etat sur le terrain. Quant à la guerre des rues, à la guérilla urbaine, elle porte souvent les espoirs révolutionnaires de certains intellectuels et de la classe qui désire le pouvoir en s’appuyant sur les franges mécontentes des milieux les plus pauvres et les plus marginalisés, mais elle varie considérablement en fonction de deux facteurs techniques : qualité (matériau et mode de construction) et répartition (quartier centraux, périphériques, fortifiables ou non, facilités de communication) de l’habitat ; et performances des armements. A volonté égale, le conflit se règle souvent selon le rapport des armements ; schématiquement, relativement favorable aux insurgés au long du XIXe siècle, plutôt défavorable aujourd’hui -le terrorisme pouvant perpétuer le conflit.
Dans sa forme révolutionnaire immédiate si la prise du pouvoir se fait dans les villes mêmes : lorsque la classe ouvrière y est en cours de structuration (pays au début ou en cours d’extension industrielle : révolution européenne du XIXe siècle) phénomène mis en lumière par Rosa Luxembourg, par Gramsci.
- Dans une forme révolutionnaire dérivée si cette prise de pouvoir part des campagnes eu égard au caractère dominant de la paysannerie dans la société considérée : en définitive son objectif est d’installer le nouveau régime dans les grandes villes, qui seules ont la capacité de porter un pouvoir étatique moderne.
- Dans sa forme industrielle par les doctrines nucléaires anti-cités, qui menacent les élites dirigeantes et intellectuelles, les couches moyennes et la classe ouvrière avant la paysannerie.
- Dans sa forme guerres révolutionnaires anti-coloniales à l’encontre de sociétés en transition : elles demeurent souvent localisées dans leur terrain de combat ; excellentes dans la défensive-offensive ponctuelle sur leur terroir (usure), elles parviennent plus rarement à une vision stratégique générale du théâtre d’opération (pour marcher sur les villes), et de la stratification sociale, donc du milieu adverse à démanteler, et qui n’est pas fatalement le personnel apparemment dirigeant Le fait vaut pour les révoltes traditionnelles comme pour les guérillas actuelles non maîtrisées par l’Air Control (hélicoptères…) -Irak.
c- En sociologie des organisations de combat, l’opposition grande guerre / petite guerre / guerre révolutionnaire ou subversive / guerre secrète et terroriste affronte des groupes sociaux très hétérogènes : l’armée de grande guerre constitue un système clos, plus ou moins ouvert sur la société globale selon les modes de recrutement, de hiérarchie et de contrôle gouvernemental. De l’armée de métier aux milices en passant par la nation armée du soldat citoyen, le peuple en arme de la révolution militante, etc.,
toutes les variations sont permises, mais l’origine sociale des combattants (recrutement national ou étranger, régiments nationaux ou provinciaux.) influe sur les modes de combat et leur implantation géographique et topographique : mercenaires groupés sous la discipline ; patriotes détachés en tirailleurs ou en francs-tireurs ; volontaires plus ou moins marginaux des troupes franches ou légères à discipline plus lâche et capable de battre l’estrade, d’inonder le terrain entre le gros des armées ; militants de résistance dans le maquis ou le djebel, les guerres de l’ombre dans les cités, à organisation occulte ; organisation secrète, des mouvements terroristes aux petites cellules indépendantes dispersées dans les mégapoles, mercenaires, entreprises de sécurité.
d- En sociologie de la décision : initiative et subordination. Le mode d’organisation du commandement ordonne aux deux sens du terme la vision et l’action géostratégiques des forces en présence. La hiérarchie, la centralisation institutionnelle voire personnelle, se transpose dans la concentration topographique et intellectuelle des données (au lieu où se trouve le commandant, le souverain) et dans la diffusion des ordres à travers les hiérarchies subordonnées de plus en plus ramifiées. L’emprise géostratégique (fût-ce au simple échelon de combat ou de guérilla urbaine) se fait par un double flux inversé. Elle peut supposer des délégations de compétences et de commandement plus ou moins importantes, plus ou moins temporaires, lorsque ce double flux ne se fait qu’avec lenteur : proconsuls perdus dans les gouvernements, sous-marins en attente, cellules terroristes dormantes. L’ampleur géostratégique de l’autonomie varie selon trois facteurs : la philosophie politique de la société globale, les règles institutionnelles de son instrument de bataille, la portée et la fiabilité des moyens de communication. Et inversement en cas de démocratie à la base, de prise en main de leur destin par tous les intéressés, et qui peuvent combattre sur des micro-terrains.
Extensions de la géosociologie
D’autres séries de phénomènes servent de supports à la géosociologie. Il se définissent par leur contenu partiel : géoidéologie, proxémique culturelle, géomédiatique, géoéconomie.
1/ Géoidéologie, géojuridisme : La géoidéologie conjoint en partie la philosophie de l’histoire et la philosophie politique. Plus exactement elle projette les présupposés de l’idéologie, philosophie, morale ou théologie, sur l’organisation spatiale pour la remodeler. Elle a pour objectif la réalisation d’une construction politique, d’un ordre social et d’une philosophie éthique internes et internationaux cohérents en fonction de cette idéologie. Elle sert à étalonner l’ordre social existant par rapport à l’ordre social espéré, tout en procédant aux répartitions et expansions géographiques que suppose la réalisation de cet espoir.
Ceci au plan éthologique et macro-géographique. Au plan symbolique et micro-géographique au contraire la géoidéologie prend en compte la qualification et l’utilisation des lieux sacralisés : montagne, sources, fleuves, îles, mais aussi nécropoles, monuments aux morts, édifices religieux, palais, places, axes de circulations, artères principales des villes (forum, voie sacrée, Champs-Élysées) ; la topographie des cités et les avatars des appellations, « débaptisations », transferts de cultes d’une religion à une autre, récupérations des « lieux de mémoire ».
Forme plus juridique de la géosociologie : le géoconstitutionnalisme, ou répartition des Etats selon leur régime politique. Très souvent après les guerres les pays vaincus ou nouvellement créés adoptent une constitution inspirées de celle des vainqueurs : ainsi pour l’Europe centrale libérale après 1918, mais qui n’a pas résisté à l’expansion fasciste. Ainsi après 1945 l’adoption de régimes communistes ou socialistes en Europe, et le retour aux régions libéraux après l’implosion de l’URSS.
Le géoconstitutionnalisme apparaît inverse du géojuridisme qui fait dériver de la géographie physique et humaine les institutions juridiques, donc l’organisation et la légitimité des souverainetés : mais infléchi par les traditions ethniques et culturelles il le rejoint en partie.
Si le géoconstitutionnalisme réfère d’abord aux sociétés industrielles complexes (institution des pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire, informatif ; division du travail des administrations générales et locales, militaires, fiscales, économiques, sociales) il réfère aussi aux sociétés ethniquement moins complexes, ou aux sous-groupes des sociétés très complexes : à leurs phénomènes de dominances, de hiérarchies et de distinctions sociales, donc à leurs traditions, valeurs et comportements. Il débouche sur le géoculturel.
2/ Proxémique culturelle : Le géoculturel s’analyse en la répartition et les interférences des grandes civilisations, et, en leur intérieur et sur leur périphérie, des cultures nationales, régionales ou locales. Il s’appuie sur la langue, la littérature, les arts et les valeurs dominantes (religion, philosophie) : atlas linguistique, catalogue des formes esthétiques. Il dénomme « géolangues» les quatre ou cinq langues à valeur « universelle » porteuse d’une grande civilisation, vecteurs d’interférences avec les autres grandes civilisations, énonciatrices des mutations sociales et géosociologiques. Cependant la répartition -la fragmentation- des fréquences, la concentration des capitaux, les politiques gouvernementales réagissent sur le géolinguistique (retour ou non aux langues provinciales) et le géoculturel : extension des mythes, valeurs et divertissements d’une civilisation par la vente – le dumping parfois – de spectacles qui véhiculent aussi des idéologies. Ces aires de diffusion géolinguistiques, géoculturelles et géoidéologiques se recouvrent de par les aires d’émission des émetteurs, atteignent à la planète grâce aux retransmissions par satellites. La proxémique ne se constitue plus en topologie, mais en imbrication. Sa cartographie consisterait en une série de cercles plus ou moins vastes, emboîtés ou sécants avec plus ou moins de disharmonie les uns dans les autres, depuis les radios locales jusqu’aux émissions recouvrant un continent entier.
Le « village planétaire » rêvé par Mc Luhan se réalise par Internet. Les moyens de diffusion à travers les différents milieux atteignent à la « planétarité spatiale » du renseignement (problèmes d’accès libre ou avec filtre à telles banques de données, à tels types d’information, selon telles autorités et tels usages), étendent sur la planète des filets aux mailles plus ou moins serrées, que l’on a désigné sous le nom de :
3/ Géomédiatique : soit la localisation des endroits et centres de collecte et des itinéraires des flux « paysage audiovisuel », « autoroutes de l’information », « topologie de l’information » dans leur fonctionnement oligopolistique de quatrième pouvoir, qui n’est plus le pouvoir de la presse mais plus largement le pouvoir médiatique dont l’influence est à la fois enrichissante, déformante, et peut-être moins importante qu’il ne l’affirme lui-même (« syndrome de Watergate »).
La géographie de l’information comme répartition des centres de production et de consommation des moyens médiatiques (les instruments) et des données (les contenus de savoir) constitue un des cas particuliers de la géographie des inégalités technologiques entre le Nord et le Sud. Ces inégalités technologiques sont en partie dépendantes de la géographie physique (orographie, superficie permettant ou non l’envoi aisé des flux d’information) et de l’ethnologie géographique : capacité de recevoir (au sens humain) les messages adressés par les pouvoirs. La géomédiatique devrait également prendre en compte les modes « humains » de communication. Les civilisations traditionnelles avaient, ethnologiquement, de puissants moyens de transmission : tam-tam de brousse africain, feux indiens, téléphone arabe ou radio trottoir. Nos contemporains sont isolés devant les postes récepteurs téléviseurs ou transistors.
Il faudrait tenter de dresser :
- Une géographie des thèmes : par pays, par organes de presse ou de radio, par périodes, qui montrerait les répartitions géoidéologiques et géoculturelles. Ceci étant effectué non par la trop immédiate analyse de contenu, mais par les analyses de structures et de configuration (mise en page et illustration de la presse ; grille des programmes).
- Une topologie des préoccupations : à partir de cette géographie, il faudrait pondérer les éléments discontinus des flux d’information en apparitions aléatoires, contingentes, ou en faisceaux lourds indéfiniment reconduits, et constituer la trame résistante de la perception du monde telle qu’elle est extériorisée par les media et intériorisée (mais en quelles proportions et déformations ?) par les contemporains.
L’ensemble de ces stratégies et géographie de l’information, proxémique des moyens et des contenus, et analyse des flux, pourrait être groupé sous l’expression « géomédiatique », a bouleversé les modes classiques de diffusion des idéologies et des religions (la renaissance par les radios et les cassettes, la résonance des JMJ ou du pèlerinage à la Mecque).
4/ Géoéconomie : Les créateurs de l’économie classique (les physiocrates, Adam Smith, Ricardo.. ) avaient déjà insisté sur la localisation de la production des richesses et sur le circuit géographique des rentes. Les tenants de l’économie spatiale (Von Thùnen, Alfred Weber, Predôhl, Palander, Lôsch) avaient dissocié et mathématisé ces productions et circuits selon les distances de transports et les marchés. Mais plus qu’en micro-économie la géoéconomie s’efforce de synthétiser les dominances réciproques s’exerçant sur des ensembles géopolitiques.
Banalement la géoéconomie procède à quelques répartitions : pays les plus riches et anciennement industrialisées, pays en voie de développement à décollage réussi, pays aux secteurs secondaires et tertiaires en expansion par rapport au secteur primaire, pays en voie de développement à pôles industriels et zones de pauvreté discontinus, pays producteurs de matières premières de plus ou moins forte rentabilité, pays nouvellement industrialisés, nations prolétaires. Classification en partie contrariée par les regroupements en blocs, par les clientèles de pays aidants et aidés, et par l’endettement international facteur classique de dépendance des pays pauvres, et le contrôle des organismes internationaux (FMI, banque mondiale.).
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et surtout depuis le démantèlement des empires coloniaux, s’était accru le rôle des sociétés multinationales, transformant, par leur géofinance et les spéculations boursières, les technopôles nationales en technopôles directement reliés entre eux, au détriment semblait-il des Etats souverains, qui pourtant leur imposaient leur règles particulières en matière de planification, de législation sociale, de ponction fiscale, etc. Mais les ensembles semi-continentaux qui se structurent exigent des entreprises une vision globale, la libéralisation des mouvements de capitaux, des services et des hommes. Les entreprises abandonnent leurs stratégies plurales fonction des anciens compartimentages législatifs, fiscaux et douaniers nationaux, pour une tactique opérationnelle à la fois plus globale et plus fine de micro-marketing se différenciant par milieux, par mœurs, par culture autant que par pays. La récente dissémination du capital (années70) entre de multiples petits actionnaires et les transactions boursières planétarisées et instantanéisées déterminent dans le sociétés la constitution de majorité « noyaux durs » ou de minorités de bloquage sur lesquels les gouvernements n’ont parfois qu’un contrôle, et même qu’une connaissance, limités. Dès lors les sociétés multinationales se structurent par OPA, fusions, holdings, participation en des réseaux transnationaux fonctionnant d’une manière relativement autonomes, et se gouvernent sinon d’une manière totalement a-centrée (absence d’une direction générale remplacée par une circulation continue des matières premières et des produits finis, des cerveaux, des informations et des capitaux), au moins dans un espace économique et géographique en perpétuelle communication pour les prises de décisions et capables de se décentrer d’un pays à l’autre contre les absorptions financières, le « patriotisme économique » ?
L’étude des monopoles ou oligopoles de production sur les marchés mondiaux, des lentes constitutions de zones divisées ou de zones douanières forcées (Blocus continental) ou volontaires ( Zollverein, préférence impériale, communauté européenne, CAEM…), de zone de libre échange ou de protectionnisme ou plus ou moins autarcique, de l’organisation des « marchés communs » élargis, relève de l’analyse géoéconomique, renvoie à « l’arme économique », à la définition, aux emplois et aux résultats malaisément discernables : contrainte exercée par action sur les flux commerciaux.
D’où l’élaboration de théories sur la dominance économique, qui est peut être la forme contemporaine de l’empire. Or cette dominance établit ou maintient des hétérogénéités entre pays producteurs et pays consommateurs. En fait cette vision globale constitue une interprétation de géopolitique idéologique autant qu’une description de géoéconomie opérationnelle. Dans la contingence politique et sociale les doctrines de la mise en valeur des empires ont été remplacées par les doctrines du développement « durable », de l’industrialisation particulière des nations, du rééquilibrage des rapports entre pays à haute ou faible technologie, entre populations à forte ou latente progression démographique, par l’appel enfin à l’instauration d’un nouvel ordre économique mondial qui reconstituerait de nouvelles constellations géoéconomiques.
Inversement la géoéconomie appelle des transferts démographiques eux-mêmes contradictoires : ou appel à une nouvelles force de travail ; ou reconnaissance du droit de tous à venir dans les pays au meilleur niveau de vie et de liberté. Ce à quoi s’opposent précisément la géopolitique prise comme établissement d’une structure binaire, le géojuridisme et le géoculturel.
Enfin, la géoéconomie institue des stratifications sociales diversifiées dans les divers pays : problème géopsychologique.
5 – Géopsychologie : laquelle consisterait non en des reprises de la vieille psychologie des peuples, ou dans les aspects tactiques de la guerre psychologique, ou de la guerre des nerfs ; mais en la définition conjointe et la mise en corrélation :
- Des variations de contenu et d’intensité des idéologies (closes, ouvertes.) selon l’évolution historique, et telles qu’elles sont d’une part affirmées, d’autre part appliquées, par les leaderspolitiques en fonction de leurs convictions profondes (s’il est possible de les atteindre), et des opinions publiques internes et internationales ;
- De la volonté et des valeurs morales énoncées, reconnues, pratiquées par ces A quel seuil tel leader, menant une real politik pour le bien, la grandeur de son pays atteindra t-il car inversement il ne voudrait pas être pour l’histoire, pour l’éthique, celui qui aura déclenché le cataclysme ? Ceci à varier en fonction de l’importance des enjeux et de la nature des armes ; Question caricaturale : qui aurait appuyé sur le bouton (nucléaire) ?
- Des variations des liens économiques (statistiques précises des flux et des dominances commerciaux) et des affinités culturelles entre les peuples ;
- De l’évolution des systèmes d’armes dans leurs possibilités tactiques contingentes et leur adéquation avec telle idéologie de type expansif ou conservateur, pour tel théâtre d’opération, tel type et tel objectif de guerre ou révolution (libération, préservation.) ;
- Des modes spécifiques de raisonnement (catégories mentales, concepts, types de déduction ; inductif ou déductif, syllogistique ou analogique.) propres à chaque grande civilisation, religion ou philosophie ; une sorte de théo-ou philo-stratégie conjoignant les modes logiques de la pensée et les valeurs éthiques.
Vers une anthropologie stratégique
La notion de géopsychologie renvoie à celle de géosociologie : la lente constitution, l’homogénéisation ou la fragmentation des sociétés, par rattachement ou exclusion de terroirs, de provinces, et les luttes sociales et révolutionnaires locales ou régionales, rurales ou urbaines, résultent aussi des relations ou des dissonances entre les stratifications sociales, leurs normes et valeurs, leurs catégories mentales et leurs modes de raisonnement, réagissent sur leurs modes de combat.
Plus profondément tout apprentissage stratégique, toute acculturation tactique sont fonctions des virtualités psychologiques et sociales offertes par une société. Elles résultent des corrélations contingentes possibles ou non entre l’éthologie d’un milieu, ses structures politiques, économiques, industrielles, agraires, juridiques, et les techniques de combat. Elles consistent en la définition des éléments du volume social qui agiront et sur qui agiront les modes de combat.
Certes la géomédiatique peut surdéterminer ses aspects idéologiques. Mais géostratégies comme géomédiatique reposent sur la géotechnologie (pôles et transfert). La géosociologie doit alors réintroduire le sens des proportions humaines -ce qui ne veut nullement dire non conflictuelles.
Méthodologiquement, deux voies principales apparaissent. L’anthropologie stratégique pourrait consister ou en l’exposé heuristique des théories construites (plus ou moins) par les anthropologues et les sociologues de terrain sur les sociétés respectivement observées par eux ; ou en la systématisation et l’extension des théories anthropologiques relatives aux sociétés proto-historiques et primitives vers les sociétés industrialisées, différenciées et sectorielles.
D’autre part l’ethnocentrisme culturel et technologique qui a accentué la prépondérance de l’art de la guerre et de la dissuasion pratiqué par les grandes nations industrialisées depuis des décennies, voire des siècles, fait aspirer à une plus large et plus comparative dissociation des modes et mobiles de la stratégie.
L’anthropologie stratégique ne peut se borner à être une ethno-polémologie, ni même une théorie générale, englobant sociétés primitives, civilisations non occidentales des sociétés en voie de développement, et sociétés christiano, -ou ex-christiano- industrielles (marxisme inclus). Elle doit au contraire jouer un rôle critique : cantonner dans l’étude des conduites stratégiques la domination politologique, et critiquer les schémas historiques, démographiques ou sociologiques qui trop souvent leur servent de toiles de fond non explicatives.
Alors s’oriente la vocation épistémologique de l’anthropologie stratégique en deux directions. Conceptuelle : recherche des modes de rationalisation, des types de raisonnements et de démarches stratégiques. Agonistique : décodage des mobiles et des comportements agissant et concrétisant ces raisonnement dans l’enchaînement des actions, et non directement le contenu des moyens crus efficaces en telle ou telle société. L’analyse des séquences stratégiques réparties en stratagèmes, ruses, actions de force, essais de persuasion ou dissuasion. en est la matière. Sans oublier que la nature culturelle de ces stratagèmes (c’est-à-dire : la conception de l’efficacité de l’action humaine dans l’environnement) réagit sur la manière dont on les enchaîne.
* Islamologue et directeur de recherche au CNRS-Paris Sorbonne. Actuellement, il est président du Centre de philosophie de la stratégie – Université Paris IV- Sorbonne
Bibliographie indicative
- Charnay Jean Paul, Stratégie générative, de l’anthropologie à la géopolitique, Paris, PUF, 1992.
- « Alternance et dominances technologiques et démographiques », in Techniques et géosociologie, Paris, Anthropos-Economica, 1989.
- « Les Amériques dans leurs géopolitismes », Stratégiques, n° 56- 4ème trim,
1992, p. 281.
- « Géopolitique et géosociologie du monde arabe », in Frustrations arabes :
entre thawra et géosociologie, Al-Bouraq, Beyrouth, 1993, p. 193.
- « Sociostratégie de la négociation », in Le Trimestre du Monde, 3ème trim,
1994, p.175.
– « réflexions phénoménologiques sur les stratégies d’entreprises » in Epistémologie de la stratégie et économie, Bernard Paulré éd., coll. « Economie et stratégies », Publications de la Sorbonne, 1998, p.101.s