Jure Georges VUJIC
Avril 2015
Dans un cadre analytique systémique, incluant déconstruction géopolitique et instrumentalisa-tion du pan-islamisme, les documents politiques et les prospectives géopolitiques peuvent montrer la relation entre l’instrumentalité postmoderne et la structure organisationnelle, et révéler ainsi que la notion de Califat n’est pas étrangère à l’analyse stratégique de la puissance américaine. Les États-Unis, loin d’ignorer la pluralité et souvent l’antagonisme souvent sectaire dans le monde musulman, espèrent que l’avènement d’un califat sans territoire précis, donc virtuel, mais rassemblant sous l’autorité d’un guide spritiuel et politique, le Calife, l’ensemble du monde musulman, provoque une réaction en chaine dans la région du Moyen-Orient déstabilisant les derniers régimes chiites et Baassistes anti-imperialistes et anticipant sur leur implosion interne. La virtualité du récit mythique d’un Califat mondial aux contours géographiques et culturels imprécis, ne sauraitcacher la realité d’une entité déterritorialisée qui reste beaucoup plus petite que les califats historiques, et qui s’étend à cheval sur la Syrie et l’Irak, entre Alep et la province de Diyala aux portes de Bagdad, sur un territoire grand comme la Jordanie. Néanmoins cet espace exangu et instable correspond àune zone qui dispose aussi de nombreux puits de pétrole. Ainsi, dans le cas d’espèce d’une géopolitique conflictuelle moyen-orientale, la mise en place de cette hyper-réalité géopolitique révèle l’instrumentalisation postmoderne du pan-islamisme sous la forme d’un califat virtuel et à l’identité ambivalente géoéconomique et des intérêts états-uniens. Cette stratégie permettrait par ailleurs à long terme aux États-Unis de contenir la consolidation d’une alliance eurasiatique entre l’Iran, la Syrie et la Russie sur le plan géopolitique et énergétique, affaiblissantle flanc sud-oriental et moyen-oriental de la Russie, son Rimland moyen-oriental. Ce scénario reprend également l’idée d’un conflit généralisé entre Sunnites et Chiites, une fragmentation territoriale et politique de ces États-nations arabes et une « re-tribalisation » du monde ara-bo-islamique, vieux rêve partagé par les néo-conservateurs américains, les monarchies pétrolières wahhabites (sunnites) et les stratèges israéliens.
À la suite de la proclamation par Daesh d’un grand Califat qui, durant les cinq années à venir devrait couvrir un immense territoire allant du Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, de vastes zones de l’Asie, jusqu’à l’Espagne, les pays des Balkans et de l’Europe de l’Est, la communauté internationale assiste à une véritable guerre des représentations, dont les principaux acteurs sont les États-Unis, en tant que puissance géopolitique tutélaire, l’Irak, l’Iran, la Syrie et les nombreux acteurs asymétriques transnationaux djihadistes de la région. Daesh n’a jamais constitué un phénomène politico-religieux sui generis, surgi de nulle part, puisque de nombreuses analyses ont démontré que cette armée a été soutenue par les pétro-monarchies wahhabites du Golfe (Arabie Saoudite et Katar), la Turquie et les États-Unis dans leur lutte contre le régime Baassiste de Bachar Al Assad en Syrie. Qui dit guerre des représentations, dit influence sur l’opinion et modélisation de la perception : la géopolitique-image et l’épistèmologie du conflit sur le terrain. Ainsi, depuis quelques mois, nous assistons au déroulement d’un scénario d’hyper-réalité géopolitique : un Califat virtuel auto-proclamé aux prétentions expansionnistes globales, servant la cause d’une reconfiguration géopolitique d’un vaste ensemble territorial allant du Maghreb au Pakistan orchestreé par les États-Unis, puissance « postmoderne » réaliste et rationnelle par excellence, pour reprendre l’expression de Robert Cooper. En effet, la question de l’articulation épistèmologique et géopolitique entre le nouveau projet de Califat islamique et de la projection de puissance hégémonique des États-Unis dans le monde musulman, nous renvoie à la classification qu’a établi Robert Cooper1, qui sur la base d’une réflexion sur la capacité d’exercer la souveraineté (c’est-à-dire d’exercer une action sur la scène internationale) détecte et propose trois grands types d’États : l’État pré-moderne, L’État moderne et l’État postmoderne. Cooper parle d’État prémoderne pour des pays tels que l’Afghanistan, le Libéria, la Somalie, en tant qu’États instables, fragiles, chaotiques ou L’État, n’étant plus en mesure d’exercer le monopole de la violence légitime, telle qu’elle a été définie par Max Weber. Pour le deuxième type d’État moderne, Cooper donne comme exemple la Chine – on pourrait aussi citer le Pakistan ou d’autres États : ce sont des États qui, très attachés à la notion d’État-nation, peuvent prétendre encore détenir le monopole de la violence légitime – violence qu’ils pourraient envisager d’utiliser contre d’autres États. Pour eux, la défense de la souveraineté nationale joue un rôle très fondamental dans la politique étrangère et ils sont soucieux de mesurer les enjeux internationaux en termes d’intérêts et de rapports de force. Enfin, la troisième catégorie d’État décrite par Robert Cooper est l’État postmoderne qui renvoie aux vieux États occidentaux ayant globalement renoncé à l’usage de la force pour régler leurs différends, et dont la sécurité repose en grande partie sur la coopération et l’intégration internationale, ainsi que l’interdépendance des économies et sur un système de surveillance réciproque. Or dans le cas d’espèce du Califat autoprocla-mé, nous assistons au scénario singulier, où la puissance américaine « postmoderne, progressiste et bienveillante », qui n’a cependant pas renoncé à l’usage de la force pour maintenir son hégémonie globale, instrumentalise les ressorts idéologiques et religieux irrationnel d’une pre-modernité islamique qu’incarne ce califat virtuel.
Fantasmagorie et réalité du Califat
En sémiotique et dans la philosophie post-moderne, on utilise le terme d’hyper-réalité pour décrire le symptôme d’une culture postmoderne évoluée. L’hyperréalité étant caractérisée par le fait que la conscience perd sa capacité à distinguer la réalité de l’imaginaire, l’opinion public internationale est constamment soumise au matraquage médiatique sur les menaces de l’expansionnisme islamiste mondiale, sans être en mesure de discerner le dessous de ces stimulis médiatiques, qui tendent à occulter un paradoxe épistèmologique de taille : à savoir, un Califat « théocratique obscurantiste» visant à instaurer la Charia dans l’ensemble des territoires conquis, servant la cause de l’instauration d’un grand marché États-Unien, une sorte de Califat séculier postmoderne du Maghreb au Moyen-Orient. Si l’on se réfèrre aux études sémio-logiques de Jean Baudrillard, Daniel Boorstin, Albert Borgmann et Umberto Eco, on pourrait très bien conclure que la nouvelle carte du califat mondial que Daesh a diffusé au grand public, est si stupéfiante et détaillée (certes avec de nombreuses contradictions culturelles et géopolitiques) qu’elle recouvre une symbolique qui dépasse le cadre purement territorial. La proclamation d’un califat par Daesh, joue en réalité un rôle propagandiste majeur dans la mobilisation de nouvelles recrues djihadistes, en agitant le drapeau du pan-islamisme, même si les rêves de conquêtes territoriales de ce Califat mondial restent illusoires. D’un autre côté, cette carte du Califat joue le rôle, sur une base symbolique, de repoussoir fantasmagorique dans l’imaginaire d’un Occident « menacé par le péril islamique ». Il n’en demeure pas moins que la publication de cette carte rend compte de l’hyper-réalité géopolitique puisqu’elle se fond dans le paysage de la « réalité proxy », à savoir l’alliance militaire sur le terrain entre les États-Unis et Daesh et les puissances régionales sunnites wahabbites, contre l’axe Téhéran-Bagdad. Au-delà de l’instrumentalisation d’une menace virtuelle d’un califat mondial, il ne resterait ni la représentation ni le restant vrai, mais juste l’hyper-réalité géopolitique, opaque et équivoque, disséminant la confusion dans les esprits. En effet, dans cette logique néoréaliste qui cumule hyper-réalité et uchronie généalogique, les États-Unis s’accomodent très bien d’une tutelle sur un Califat islamique qui constituerait dans l’ensemble de la macro-région du Moyen-Orient un vaste espace conflictuel, anarchique et chaotique dans un état naturel de guerre permanente, ce qui permettrait aux États-Unis et à ses alliés, de procéder à la reconfiguration géopolitique et géoénergétique de la région, en déléguant les opérations militaires (déplacement de population, opérations de nettoyage) à Daesh en tant que bras armeée de ce Califat virtuel. C’est la raison pour laquelle les États-Unis ne semblent pas s’inquiéter de l’instauration d’un Califat, qui pourrait très bien leur servir de cheval de troie géostratégique et de cadre institutionnel dans la zone du Moyen-Orient. Dans ce sens, les États-Unis ont affirmé que la proclamation par des insurgés islamistes d’un califat couvrant les territoires qu’ils contrôlent à cheval sur l’Irak et la Syrie « ne signifie rien ». « Nous avons (déjà) vu ce genre de formule » de la part de Daesh (État islamique en Irak et au Levant, qui se fait désormais appeler État islamique-EI), a ajouté le porte-parole du département d’État, Jen Psaki. « Cette déclaration ne signifie rien pour les populations en Irak et en Syrie », a-t-elle déclaré. Daesh essaie seulement « de contrôler les populations par la peur », guidés par une « idéologie répressive ». Paradoxalement, la dimension mythique d’un Califat unifiant l’ensemble de la Oumma musulmane dans la paix et la fraternité, semble rejoindre le dessein messiannique et rédempteur de l’instauration d’un grand marché séculier où régnerait la démocratie globale et l’agora techno-communicationnelle, califat et marché global transcendant les frontières, privés de centre territorial identifiable. « Son centre est partout et sa circonfèrence nulle part » disait Pascal. On pourrait alors croire que le fondamentalisme séculier du Marché converge avec le fondamentalisme islamique dans une prophétisme utopique planétaire. On constate alors que ples racines religieuses de l’idéologie du libre échange, des Free Traders qui consacrent le marché en tant que sanctification rédemptrice de l’humanité versée dans une paix perpétuelle Kantienne, présente des analogies troublantes avec le messiannisme islamique iréniste d’un califat éternel, en tant que parabole du paradis perdu du Califat d’Al Andalous. Néanmoins L’annonce de la création du califat islamique par l’Irakien Abou Bakr al-Baghdadi met en lumière une grave crise d’identite dans le monde arabe. En effet, la pauvreté, la désespérance et les divisions idéologiques internes génerent des dispositifs oniriques et fantasmagoriques de substitut et de refuge. Restaurer le califat de Bagdad, c’est en quelque sorte revenir sur la période la plus brillante de l’Islam. Cette tentative n’est pas nouvelle à l’époque contemporaine. Mais la majorité des musulmans ne rêvent plus de vivre dans un califat, ni dans un empire sans frontières. Le fantasme d’un califat serait en quelque sorte une réponse au déclin du monde arabe et islamique. Par l’adoption forçée au XXIe siècle d’un mode de vie qui remonte à une période passée (VIIe siècle), propre au mental et aux structures de l’maginaire d’un bédouin du désert. Même s’il se considère comme étant l’héritier des califats de l’âge d’or, celles des califes despotes orientaux éclairés et tolérants siégeants de Bagdad à Cordoue (le Califat occidental) ou se produisit en milieu urbain une extraordinaire floraison intellectuelle, le Califat de Daesh s’illustre plutôt par son obscurantisme religieux et intellectuel, sa cruauté à l’égard des populations non-musulmanes et « hérétiques » et sa volonté de faire renaitre par la terreur le Califat dans le désert, démontrant ainsi sa filiation nomade et bédouine. Contrairement à la genèse des Califats de l’Age d’or, l’islamisme du Califat de Daesh constitue la continuation en milieu urbain, du bédouinisme nomade originel.
Cependant, il est à douter que les musulmans du Moyen-Orient veulent adopter la solution d’un Califat sans frontières de forme impériale, car le fait national est dans cette région fortement ancré dans la conscience collective des peuples Irakiens et Syriens, et a fortement structuré la conception et la genèse étatique depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à nos jours. « Quand le nationalisme arabe reviendra en force, il ne reconnaîtra pas la légitimité de ce découpage et appellera à la constitution d’un État unitaire, panacée à tous les maux de la région. Les États réels seront ainsi frappés d’illégitimité et durablement fragilisés », écrivait déjà en 2003 l’historien et spécialiste de la région, Henry Laurens. D’autre part, pour que le rêve du Califat devienne potentiellement une réalité géopolitique, il faudrait que Daesh prenne les deux grandes capitales historiques que sont Damas et Bagdad. Damas fut le siège du califat des Ommeyades (671-750) et Bagdad le siège du califat des Abbassides (750-1258), jusqu’à l’invasion mongole. Tant que l’État islamique en Irak et au Levant ne détient pas ces deux lieux symboliques, il lui manquera toujours quelque chose2. À présent et malheureusement, ce rêve mythique se consume dans l’intolérance religieuse et le cauchemar des massacres populations civiles musulmanes et chrétiennes (ainsi que de la minorité yézidie, une communauté kurdophone, pré-islamique et considéré par les djihadistes comme « adoratrice du diable »), sur le territoire dudit Califat où devait régner la paix et la concorde. En fait le Califat constituerait bien un « déni de réalité » si l’on songe à toutes les bases occidentales disséminées dans les monarchies arabes, faisant du Monde arabe la plus importante concentration militaire atlantiste hors des États-Unis. Loin d’être un bastion contre l’ordre hégémonique américain, ce califat virtuel dans sa version moderne ou post-moderne, pourrait très bien revêtir la forme d’une vaste confédération des pays de la ligue arabe plus l’Iran et la Turquie soit 500 millions de personnes, des réserves énergétiques bon marché et une main d’oeuvre abondante3.
Déconstruction géopolitique et instrumentalisation du pan-islamisme
Dans une perspective institutionnaliste et systémique, il convient de rappeler que toute institution définit sa culture au moyen de politiques qui préscrivent les activités et les fonctions propres à soutenir l’hyper-réalité qu’impliquent sa mission et sa vision. Ces politiques peuvent traduire des attributs essentiels du postmodernisme et entendent influer sur la mise en place et la pratique postmoderne du leadership et subir tout à la fois son influence. Dans le cadre de cette analytique systé-mique, les documents politiques et les prospectives géopolitiques, peuvent montrer la relation entre l’instrumentalité postmoderne et la structure organisationnelle, (voir la structure entropique chaotique volontairement dés-organisée). Ainsi il convient de rappeler que la notion de Califat n’est pas étrangère à l’analyse stratégique de la puissance américaine. En effet, fin 2004, la CIA a déclassifié un rapport dans lequel elle présentait un scénario où elle imaginait la naissance d’un nouveau califat autour de 20204. Ledit document « Un nouveau califat », constituait l’un des chapitres du rapport de la CIA intitulé : « Mapping the Global Future : Report of the National Intelligence CouncilS 2020 Project^. Ce rapport devait dessiner les contours géopolitiques de l’avenir, et ainsi anticiper sur la situation géopolitique mondiale en 2020. Il a été établi par des membres de la CIA et des specialistes militaires, après consultation d’experts non gouvernementaux, notamment un ancien membre de la compagnie pétrolière Shell6. Ainsi, le rapport imaginait que les États-Unis et l’OTAN s’emparent des champs pétrolifères, afin de se prémunir contre toute prise du pouvoir par le califat. De ce rapport il résulte pourtant que les États-Unis loin d’ignorer la pluralité et souvent l’antagonisme souvent sectaire dans le monde musulman, espèrent que l’avènement d’un califat sans territoire précis, donc virtuel, mais rassemblant sous l’autorité d’un guide spritiuel et politique, le Calife, l’ensemble du monde musulman, provoque une réaction en chaine dans la région du Moyen-Orient en déstabilisant les derniers régimes chiites et Baassistes anti-imperialistes, en anticipant sur leur implosion interne. La ruse de l’histoire a voulu que ce scénario de déconstruction étatique ait fonctionné avec succès par le jeu des printemps arabes mais non pas là où les Américains l’attendaient en premier lieu (Asie centrale, Pakistan et Afghanistan), mais en Afrique du Nord où les régimes politiques indociles ont été renversés, ainsi qu’en Libye, où déjà combattaient côte à côte salafistes sunnites et djihadistes armés par L’Arabie Saoudite wahabbite et les États-Unis qui constitueront le gros des troupes de Daesh. D’autre part, certains États musulmans pourraient très bien s’accomoder de l’instauration d’un Califat qui leur permetrrait d’assurer leur zone d’influence régionale. Ainsi, il faut rapppe-ler que le premier ministre turc, l’islamiste Recep Tayyip Erdogan, est parti en tournée dans les pays du printemps Arabe au mois de septembre 2013, ce qui laisse entendre que la Turquie d’Erdogan miserait pour l’instant sur une nouvelle domination des pays arabo-musulmans. D’autre part, certains chefs islamistes arabes sont toujours nostalgiques du temps mythique des califats : c’est le cas de la tête du parti islamiste tunisien Ennahda, Hamadi Jebali, qui convoite la fonction suprême de Calife et voudrait donc directement être désigné « sixième calife bien guidé ». D’autre part, loin d’être un délire sectaire d’islamistes isolés, les États-Unis étaient bien au courant que l’idéologie des Frères muslmans prônait ouvertement l’institution d’un Califat islamique. Hassan al-Banna, fondateur en 1928 de la confrérie des Frères musulmans, considérait le califat comme un symbole de l’unité islamique et cherchait à le réinstaller. Il souhaitait cependant que le califat soit précédé par des accords de coopération entre les États musulmans. Plus tard, le Hizb ut-Tahrir (Parti de libération), un groupe panislamique fondé en 1953, fut un fervent défenseur d’une unification des pays musulmans dans un califat. En 1996, les talibans ont installé en Afghanistan un émirat islamique, tombé lors de l’intervention américaine en 2001. L’État islamique était le grand rêve d’Al-Qaëda depuis les attentats du 11 septembre 2001. Pour les jihadistes, « l’État islamique (EI) proclamé n’est qu’un noyau pour le califat, qui s’élargirait avec l’effondrement d’autres États » La virtualité du récit mythique d’un Califat mondial aux contours géographiques et culturels imprécis, ne saurait cacher la realité d’une entité déterritorialisée qui reste beaucoup plus petite que les califats historiques, et qui s’étend à cheval sur la Syrie et l’Irak, entre Alep et la province de Diyala aux portes de Bagdad, sur un territoire grand comme la Jordanie. Néanmoins cet espace exangu et instable correspond à une zone qui dispose aussi de nombreux puits de pétrole. D’un point de vue géopolitique il s’agit d’une remise en cause complète des anciennes frontières coloniales, tracées par les accords Sykes-Picot en 1916 sur les ruines de l’empire ottoman. Pour ce qui est du fonctionnement du califat, on sait que la structure politique est fortement centralisée en la personne d’Abou Bakr al-Baghdadi qui occupe la fonction de calife, sous le nouveau nom de calife Ibrahim, et qui positionne donc en dirigeant politique et en commandeur des croyants. Ce Califat ne constitue pas un État au sens moderne d’une terme mais une communauté hiérarchisée qui cumule les fonctions juridiques, sociales et politiques (des tribunaux, des impôts, un service de sécurité et même une aide sociale). À l’intérieur de la juridiction Califale, la charia y est appliquée de manière très sévère. D’autre part, tous les musulmans du monde sont appelés à prêter allégeance au nouveau Calife et ceux qui refusent seront considérés comme des rebelles, et donc passibles de la peine de mort. Ainsi, dans le cas d’espèce d’une géopolitique conflictuelle moyen-orientale, la mise en place de cette hyper-réalité géopolitique révèle l’instrumentalisation postmoderne du pan-islamisme sous la forme d’un califat virtuel et à l’identité ambivalente géoéconomique et des intérêts états-uniens. En fait d’une manière suprenante, on assiste à la réalisation d’une dystopie dans laquelle la multiplication des « M » de McDonalds dans le désert et les métropoles du Moyen-Orient en tant que symbole du grand marché occidental, cohabiterait dans un proche avenir et s’interpénétrerait avec les minarets de lieux saint musulmans du VIIe siècle. Mais en réalité, la société d’opulence du Grand marché occidental, tout comme une Oumma transnationale, planétaire reéconciliée et pacifique sont tous deux des mirages. L’hyper-réalité du nouveau califat mythique pré-moderne, en tant qu’image d’épinal sublimée d’une oumma harmonieuse, œcuménique et pacifique constitue en quelque sorte les coulisses d’une stratégie d’engeance géopolitique postmoderne du grand Marché néolibéral undimensionnel, mécaniciste et constructiviste.
À qui profite la « Grande discorde » ?
En fait, dans une prespective doctrinale néoréaliste, l’instauration d’un califat virtuel, par essence instable et fragile, dans l’incapacité de contrôler un si vaste ensemble territorial religieusement, culturellement et éthniquement hétérogène (comme l’a d’ailleurs démontré l’expérience historique des Califats successifs), permettrait de développer un islamisme régional poleémogène, fluide, fragementé, asymétrique conflictuel (islamisme arabe / africain / balkanique / asiatique, chiite / sunnite) et à-polaire, destiné à saper l’émergence de toute forme étatique national et rationnelle arabe ou pan-arabe, en tant que centre politique unitaire de décision.
Et cela explique la constance de la politique étrangère des États-Unis et de ses allieés dans leur opposition à toute forme étatique ou politique nationaliste panarabiste dans le Moyen-Orient, qu’incarnait l’Irak de Sadamm Hussein et la Syrie de Bachar Al Assad, préférant promouvoir et instrumentaliser un courant panislamiste et sala-fiste wahhabite étranger à toute forme de modernité étatique. En fait, on pourrait très bien avancer l’hypothèse que les États-Unis jouent sur le potentiel de division et de discorde interne, que recèle déjà le nouveau Califat autoproclamé, afin de mieux contrôler ses intérêts géostratégiques dans la région7. La fameuse « Fitna » islamique et les dissensions religieuses et politiques internes, pourraient très bien affaiblir la cohésion du Califat et faire le jeu des puissances occidentales. En effet, il convient de rappeler qu’historiquement la période mythique des Califats était avant tout une histoire de divisions et de discorde. Ainsi « La Grande discorde » (Al-Fitna Al-Qûbrâ), désigne historiquement une constellation d’évènements qui ont abouti à la division de la communauté musulmane en sunnites, chiites, kharidjites8. Evoquer la question de la Grande discorde aujourd’hui, c’est d’abord faire référence à une série d’évènements douloureux et tragiques de l’histoire de l’Islam dont les conséquences furent l’apparition du chiisme, du sunnisme, du kharidjisme et la constitution d’écoles et de sectes comme par exemple les Mu’tazilites, les Qadarites et les Jahmites. Après qu’Osman ait déclare le califat héréditaire, lequel est revenu aux Omeyyades ; Ali qui s’opposait aux réformes sociales et politiques d’Osman aboutissent à l’assassinat d’Osman en 656 et Ali s’autoproclame calife en 657. Suite à des luttes internes dans le clan d’Ali, l’autorité est divisée entre la dynastie syrienne des Omeyyades, à Damas, et les chiites qui se replient à Kufa, en Irak. En effet un mytere plane toujours sur les origines de la Grande discorde. En fait, l’histoire du califat regroupe, dans un premier temps, les quatre premiers califes, Abu Bakr (632634), Omar (634-644), Othmân (644-656) et Ali (656-661), sous la désignation de califes « Bien guidés » ou « orthodoxes ». Ils ont été soumis au suffrage des différents compagnons du Prophète et organisent la communauté depuis Médine. Mais déjà les rivalités entre les différents clans divisent le monde musulman. Les partisans d’Ali, cousin et gendre de Muhammad, accusent les trois premiers califes d’avoir usurpé le pouvoir en éloignant Ali. Pour eux, il aurait du être le premier successeur du Prophète et ses fils auraient dû hériter de la fonction. Ils forment alors la branche du chiisme et ne reconnaissent pas le pouvoir de Mo’awiya en 661. Mo’awiya rend alors le califat héréditaire et forme la dynastie des Omeyyades. Le cœur de l’empire se déplace alors à Damas. En 750, la califat des Abbassides (750-1258) se met en place et prend pour capitale Bagdad. Cependant, à partir du IXe siècle, le calife abbasside ne dirige plus l’ensemble de l’oumma. Le Maghreb notamment, se scinde en une multitude de dynasties qui ne dépendent plus de l’autorité du calife. Le califat omeyyade de Cordoue (928-1038), formé par Abderrahman Ier, refuse également de prêter allégeance à Bagdad9. Le pouvoir califal est fortement affaibli et représente alors plus un symbole religieux que temporel. Au moment de la prise de Bagdad par les Mongols en 1258 et l’exécution du calife abbasside, le califat semble être une institution oubliée et sa mort a finalement peu d’impact sur la région. Baybars, sultan mamlouk qui régnait sur l’Égypte, juge alors important de rétablir cette fonction et fait venir au Caire un survivant de la lignée abbasside pour assurer cette fonction. Son pouvoir est cependant très limité et ce calife n’est finalement reconnu que dans les territoires mamlouks. Après une vacance califale entre 1453 et 1517 liée à des troubles de succession, le titre de calife est finalement récupéré par l’Ottoman Selim Ier, lorsqu’il conquiert les terres arabes10. Dans les moments les plus glorieux de l’Empire ottoman, la fonction califale regagne peu à peu son prestige. Mais, à la fin du XIXe siècle, plusieurs penseurs arabes commencent à dénoncer l’usurpation du califat par les Ottomans, alimentant ainsi les thèses nationalistes antiturques. Le califat est finalement aboli par Moustapha Kemal (1881-1938) le 3 mars 1924, jugeant l’institution dénuée de sens au XXe siècle et responsable de la dégradation des valeurs de l’Islam. Par ailleurs, plusieurs personnalités, dont Moustapha Kemal, ont alors cherché à mettre en avant son caractère illégitime, rappelant que cette forme gouvernementale n’est pas d’origine divine mais une pure invention humaine. La volonté de réunir l’ensemble des musulmans sous un même pouvoir s’est finalement révélée très utopique. Le monde islamique sunnite se retrouve alors sans chef. Le chérif de la Mecque Hussein tente alors de se proclamer calife mais son ambition est immédiatement stoppée par Ibn Saoud qui le chasse du Hedjaz11. D’autres personnalités ont également cherché, en vain à rétablir le califat tel que le roi égyptien Fouad I ou encore l’intellectuel syrien Rashid Rida qui le défend ardemment. Certains penseurs comme Rachîd Ridâ12, estiment que dans le cadre du « panislamisme » du dernier quart du XIXe siècle, une notion moderne de califat est mise en avant dirigée vers la constitution d’un front islamique face à l’Europe, autour de la personne du sultan-calife ottoman. Apparue de façon éphémère en 1774, cette nouvelle notion de califat trouve toute son expansion sous les sultanats d’Abdùlhamit et de ses successeurs, de 1876 à 1924. Selon lui, Elle joue d’une certaine confusion avec la notion de papauté, prétendant faire du calife un souverain pontife de l’islam à l’échelle universelle. La soif de la puissance perdue, tout autant que de l’honneur et du respect du monde entier, mène à pareille époque de nombreuses personnalités à réclamer une réforme intellectuelle, religieuse, sociale et politique et à en jeter les fondements. Apparu vers le milieu du siècle, ce mouvement trouve son ampleur vers sa fin, date à laquelle apparaît l’idée de congrès islamique universel. Un congrès général islamique est même organisé au Caire pour discuter de cette possibilité en 1926. Mais personne n’arrive à s’accorder sur un candidat. Aujourd’hui, le califat n’a toujours pas été rétabli mais certains mouvements islamistes comme les Frères musulmans ou le Hizb ut-Tahrir continuent à appeler à sa restauration.
Evolutions de la stratégie américaine dans la région du Golfe Persique et du Moyen-Orient
En dépit des visions restauratrices d’un Califat qui couvrirait un territoire aux frontières d’avant la première guerre mondiale, les États-Unis entendent bien maintenir et inclurel’espace du Moyen-Orient et de la Mésopotomaie dans une vaste « zone molle » d’instabilité permanente. En fait, on est loin des accents civilisateurs et de la stratégie americaine précédente de la « nation building » dans le monde musulman, car les États-Unis semblent aujourd’hui se concentrer sur l’effort de déconstruction des États nationaux et des régimes baassistes pour leur substituer des entités chaotiques difficilement gouvernables. À ce titre les États-Unis déploient dans cette zone concomittament trois stratégies pragmatiques et conjecturelles : une stratégie de partition/fragementation (l’implosion de la Lybie en trois entitées régionales et ethno-confessionnelles et la partition de l’Irak en trois entités sunnites, chiites et kurdes), une stratégie d’engeance islamique en soutenant Daesh en tant que force destabilisatrice centripète, et enfin, une stratégie d’enclavement/désen-clavement énergétique en sous traitant la sécurisation de ces zones d’exploitation énergétique (puits pétroliers, olédocus et gazoducs) à des milices islamistes alliées. D’autre part, cette stratégie permettrait à long terme aux États-Unis de contenir la consolidation d’une alliance eurasiatique entre l’Iran, la Syrie et la Russie sur le plan géopolitique et énergétique, affaiblissant le flanc sud-oriental et moyen-oriental de la Russie, son Rimland moyen-oriental13.
Après le11 septembre 2001, la menace terroriste d’al-Qaeda et les impératifs de la lutte anti-terroriste globale constituent la pierre angulaire de la doctrine militaire des États-Unis/OTAN. Elle justifie – sous un mandat humanitaire et le droit d’ingérence – la conduite « d’opérations préventives anti-terroristes » à travers le monde. Néanmoins, cela n’empêchera pas les États-Unis de soutenir dans la guerre contre la Libye de Kadhafi et le régime syrien de Bachar al Assad, l’État Islamique de l’Irak et d’al-Sham (ISIS, Islamic State of Iraq and al-Sham, ndlr) – qui sévit à la fois en Syrie et en Irak – est secrètement financé les alliés américains, dont la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Qatar. De plus, le projet de califat sunnite de l’État Islamique de l’Irak et d’al-Sham coïncide avec un vieil agenda américain visant à découper l’Irak et la Syrie en territoires distincts : un Califat Islamique Sunnite, une République Arabe Chiite, une République du Kurdistan. Daesh autoproclamé en 2006 a gagné en importance à partir de 2013, lorsqu’il a réussi à s’emparer de différents territoires dans le nord-est de la Syrie notamment aux dépens de l’Armée Syrienne Libre (ASL). Cette armée se bat contre les troupes loyales à Al-Assad comme l’ASL, car son but est beaucoup moins le renversement du régime syrien que le renforcement des territoires qu’il conquiert afin d’établir à terme un grand califat sunnite dans la région. En fait, Daesh tout comme les autres groupes djiha-distes, Al-Shabaab ou encore Ansar Dine au Mali sont l’expression d’une nouvelle génération de mouvements « djihadistes territoriaux » qui, paradoxalement, se présentent comme transnationaux voire universalistes (Califat), mais ont très souvent des objectifs plus localisés souvent motivés par le contrôle de zones stratégiques. Et c’est pourquoi ces groupes nouent des alliances de circonstance souvent contradictoires avec d’autres acteurs sur le terrain : chefs de tribus sunnites en Irak, ou organisations autonomistes comme les Touareg au Mali. À cette nouvelle forme de djihadisme territorial, vient se greffer l’émergence de nouvelles alliances conjectu-relles inédites sous l’influence de la crise syrienne et le jeu de puissance que se livrent l’Iran et l’Arabie saoudite par proxys interposés. En effet, l’Arabie saoudite soutient les groupes radicaux sunnites de la région, tandis que Téhéran donne son appui en hommes et en materiel militaire à l’armée de Bachar el-Asad. La crise syrienne a été l’occasion d’une revanche des Sunnites d’Irak contre le pouvoir chiite. Plus d’un conflit inter-religieux chiite/sunnite dans le Golfe, l’enjeu syrien constitue bien une lutte pour la domination régionale et l’établissement d’un nouveau rapport de force. Dans ce contexte, la convergence de fait entre Washington et Téhéran impensable hier autour de Bagdad, apparaît aujourd’hui possible et particulièrement singulière, avec l’ouverture des négociations sur le nucléaire, comme les prémices d’un revers d’alliance historique. L’Irak et la Syrie constituent les pivots de cette tectonique géopolitique de laquelle sortira un nouveau découpage des provinces ainsi qu’une nouvelle répartition géographique des richesses de la région. Depuis longtemps, le scénario d’un conflit généralisé entre les Sunnites et les Chiites est un vieux rêve partagé par les néo-conservateurs américains, les monarchies pétrolières wahhabites (sunnites) et les stratèges israéliens. En 1982, la célèbre note d’Odded Yinon – analyste du ministère des Affaires étrangères à Tel-Aviv -, préconise une casse des États-nations arabes, une fragmentation territoriale et politique de ces États et une « re-tribalisation » du monde arabo-islamique.
Rimland moyen-oriental et contrôle de l’Eurasie
Sur un plan géopolitique régional, la proclamation d’un Califat permettrait d’instrumentaliser pour le compte du camp occidental une guerre inter-confossion-nelle entre Chiites et Sunnites et d’autre part, de regagner en Irak le terrain perdu en Syrie (Washington et ses allies veulent casser l’« axe alaouito-chi ‘ite » — Iran, Irak, Syrie, Hezbollah libanais), renforcer la Turquie face à l’Iran et diviser le mouvement national kurde. Pour Washington, la Turquie reste le point d’appui principal de l’OTAN au Proche-Orient et le meilleur rempart contre une hégémonie iranienne, sinon chi’ite. L’offensive de Daesh permet ainsi la formation d’un croissant sunnite du sud, sud-est de l’Irak remontant jusqu’au nord, à la frontière iranienne. Ankara amplifie et manipule simultanément les divergences croissantes que ces derniers nourrissent avec les Kurdes d’Iran, de Syrie et de Turquie, cherchant ainsi à affaiblir définitivement la revendication nationale commune qui s’exprime depuis longtemps dans ces quatre pays. Cette stratégie américaine permet enfin de garder la maîtrise des hydrocarbures : faute d’accord avec Bagdad sur les meilleures conditions de vente de son pétrole, le gouvernement autonome kurde irakien entend exporter son pétrole directement, sans passer par le réseau d’oléoducs irakiens, en utilisant le port turc de Ceyhan. Le projet d’un nouveau tuyau concrétisera cette nouvelle route stratégique.
La stratégie americaine au Moyen-Orient a bien évolué depuis la fin de la guerre froide qui a ouvert la voie à une transformation des modes de représentations et d’approches géostratégiques précédées par un changement des règles du jeu, de l’environnement géopolitique et un changement d’acteurs (acteurs étatiques régionaux et deux superpuissances l’ex-URSS et les États-Unis durant la période bipolaire, et acteurs asymétriques contemporains). À l’approche multilatéraliste et à la confrontation bipolaire, a succédé, surtout depuis les attentats du 11 Septembre, une approche militaire unilatéraliste des États-Unis. D’autre part, la stratégie contemporaine des États-Unis à l’égard du Moyen-Orient de l’Irak et la Syrie, doit être replacée dans un vaste ensemble macro-régional que les stratèges américains appellent le « grand Moyen-Orient » ou « le vaste Moyen-Orient », zone géopolitique qui s’intègre du point vue géopolitique, dans le cadre de la stratégie américaine dans le Golfe persique, indissociable géopolitiquement du Moyen-Orient. En fait, si l’on se réfère aux théories stratégiques de Zbignew Brzezinski dans ses livres Plan du jeu et La géostratégie pour l’Eurasie, on constate que la zone du Moyen-Orient est partie intégrante de l’hyper-continent Eurasiatique du plus haut intérêt stratégique pour les États-Unis. Ainsi, « le vaste Moyen-Orient » constitue la priorité stratégique des États-Unis, une zone géopolitique dont les frontières s’étendent à l’Est, de l’Afghanistan et le Pakistan jusqu’au port de Karachi et au Nord, les frontières septentrionales de Kazakhstan à l »Ouest, les frontières occidentales de l’Égypte, le Soudan, l’Ethiopie, la Somalie jusqu’à Bab el-Mandeb. Bien sûr, l’Iran constitue toujours l’axe géopolitique névralgique de cette zone géostratégique. D’un point de vue géoéconomique, « le vaste Moyen-Orient » constitue un vaste ensemble géoénergétique et routier, stratégique pour le monde et l’Iran qui se trouve, bien sûr, au centre de ladite région. En effet, il convient de rappeler que les stratèges néoconservateurs, préconisaient apres le 11 septembre, le remodelage du Moyen-Orient sur plusieurs axes : en créant un consensus mondial américano-centrique, pour lutter contre le terrorisme, en mobilisant l’opinion publique derrière les politiques militaristes de la Maison Blanche et en jouant la carte messianique d’une Amérique salvatrice, certes, puissance bienveillante en privilégiant la amethodologie du « soft power », et du constructivisme geopolitique. Les initiatives successives (« The Great Middel East Initiative ») pour l’instauration d’un Grand Moyen-Orient américano-centré, démocratisé ave la création de nouveaux États ou de gouvernements alliés (en gommant la carte des « pays parias ») a finalement échoué. En raison du recours excessif au « hard power » ou « méthode dure » (surtout en Irak) et la tentation messianique d’une Amérique rédemptrice, le projet du remodelage occidental de la région s’est soldé par un échec car les États-Unis ont tenté de dépouiller les peuples de cette vaste région de leur identité islamique laquelle a inexorablement basculé dans le camp adverse. Très vite, les dangers de l’émergence d’une « croissant chiite » allait s’étendre de l’Iran à l’Irak en passant par la Syrie et le Liban. La victoire du Hamas en Palestine, et celle des frères musulmans en Égypte signa la fin des « espoirs américains ». Au lieu de porter au pouvoir les gouvernements démocratiques alliés, la méthode géoconstructiviste de la « nation building » et la transposition du modèle de la démocratie de marché sur les ruines des États Baassistes laics démantelés, a servi de tremplin à une montée en puissance des courants islamistes. La victoire de la coalition unifiée et la formation d’un cabinet islamique, en Irak, ont fait écho au triomphe électoral des combattants afghans et à la création consécutive d’un Parlement islamique. Le même scénario s’est reproduit, au Liban et en Palestine, où le Hezbollah et le Hamas sont sortis victorieux des urnes.
Les derniers bouleversements géopolitiques qui ont changé la carte du Moyen-Orient avec le démantelement de la Libye et la guerre en Syrie, démontrent une fois de plus que la stratégie de la sécurité nationale américaine consiste à assurer la sécurité du littoral du Golfe persique et plus précisement la sécurité en énergetique dans la région dont les États-Unis restent encore tributaires. En effet, les États-Unis avec seulement 2 % des ressources pétrolières du monde consomment 25 % du total du pétrole du monde. L’offre mondiale du pétrole, dans les 20 années à venir, qui est actuellement de 77 millions de barils par jour augmentera à 120 millions de barils par jour, (la plus haute augmentation concerne la Chine et l’Amérique). La stratégie de l’énergie pour l’an 2025 des États-Unis insiste sur le rôle prioritaire de la sécurité energétique au Moyen-Orient et le golfe Persique. Les bouleversements géopolitiques en Moyen-Orient sont intimement liés à cette nécessité stratégique des États-Unis d’accroitre leur influence géopolitique en Eurasie, en affaiblissant le flanc moyen-oriental de la Russie, puissance continentale eurastique par excellence. L’objectif stratégique final des États-Unis est de mettre en oeuvre un mouvement en tenaille, la fameuse stratégie de l’Anaconda (On se souvient que pour le géopoliticien allemand Karl Haushofer les Anglo-saxons pratiquent la politique de l’Anaconda, consistant à enserrer progressivement sa proie et à l’étouffer lentement) via le Pacifique et l’Atlantique pour imposer son hégémonie sur l’Eura-sie. En effet, pour que la suprématie américaine perdure, il faut éviter qu’un État ou un groupe d’États ne puisse devenir hégémonique sur la masse eurasiatique. Considérant que la principale menace vient de la Russie, Brzezinski préconise son encerclement – toujours cette stratégie de l’Anaconda – par l’implantation de bases militaires, ou à défaut de régimes amis, dans les ex- républiques soviétiques. Selon Brzezinski, l’effort américain doit porter sur trois régions clefs. D’abord l’Ukraine, car écrit-il « sans l’Ukraine la Russie cesse d’être un empire en Eurasie ». En fait, les États-Unis entendent se prémunir dans le cadre de leur stratégie totale, contre la menace du monde multipolaire, et la constitution d’un nouveau bloc geéopolitique anti-impérialiste comprenant le groupe des pays des BRICS plus l’Alliance Russie-Chine-Iran-Syrie. En effet les États-Unis craignent l’avènement d’une telle coalition « anti-hégémonique » à l’occasion de la guerre syrienne. Et c’est la raison pour laquelle, il ne s’agit plus pour l’Amérique de pratiquer l’endiguement de la guerre froide mais le refoulement (« roll back ») des puissances eurasiatiques concurrentes, en déstabillisant les « zones molles »14 du Rimland eurasiatique.
Califat et reconfiguration géoénergétique de la région du Moyen-Orient
Souvenons nous de l’aphorisme d’Alfred Korzybski « une carte n’est pas le territoire » (« A map is not the territory ») qui, dans le cadre d’une nouvelle grille de lecture des évènements de l’actualité et le simulacre quotidien, propose d’agir conformément aux faits et non à des représentations erronées. En effet, la carte dans ce contexte n’yant pas une valeur sémantique absolue ou univoque, en comparaison aux situations réelles et existantes sur le terrain. Ainsi la carte du califat mondial disséminée par les médias occidentaux en tant que nouveau épouvantail islamo-phobe dans le monde occidental, laisse à peine entrevoir une territorialité diffuse, fragmentée et volontairement balkanisée, dont les nouvelles lignes de fractures et de frontières coincident étrangement à la territorialité géoéconomique états-unienne des zones énergétiques (plusieurs piplines et gazoducs sous contrôle de Daesh) fortes et sécurisées sous tutelle directe de Washington. Ainsi dans le cadre de ce vaste laboratoire géoéconomique, le Qatar tient à construire un pipeline vers la Turquie, afin d’acheminer son gaz naturel vers le marché européen. Des pipelines sont déjà en place en Turquie pour recevoir le gaz, mais le régime de Bachar al-Assad en Syrie bloque le passage. En 2010, Assad a refusé que le Qatar construise un gazoduc passant par la Syrie pour rejoindre la Turquie. Depuis lors, le Qatar et la Turquie cherchent à faire tomber le régime Assad afin d’installer au pouvoir une division des Frères musulmans. La partition de l’Irak en trois entités, sunnite, chiite et Kurde repondrait aux intérêts géoenergetiques des Allies americains, et en premier lieu a Israël. En effet, le 20 juin, Israël achetait au gouvernement local kurde le pétrole que ce dernier avait volé à Kirkouk malgré l’avis international émis par le gouvernement fédéral irakien. Le transit du pétrole avait été facilité par Daesh qui contrôle le pipe-line et par la Turquie laquelle laissa la marchandise être chargée sur un tanker au port de Ceyhan15. En fait le conflit Syrien est devenu le theatre regional et global d’un conflits d’intérêts strategiques contradictoires concernant l’exploitation et le transport du gaz entre la coalition Russie-Chine-Iran-Syrie d’une part, et la coalition États-Unis (EU) – Union européenne (UE) – Turquie – Arabie saoudite – Qatar. La Syrie et la Turquie avaient commencé à intégrer leurs réseaux respectifs de gazoducs, les liant au Gazoduc arabe actuellement en place, et planifiant l’extension de ce dernier à partir de la ville d’Alep (en Syrie) jusqu’à Kilis (en Turquie), pour rejoindre le pipeline de Nabucco. Le régime Assad de Syrie a signé, en 2010, une entente de 10 milliards de dollars avec l’Irak et l’Iran visant à construire un réseau de trois pipelines capables de desservir l’Union européenne, et qui permettrait d’acheminer plus de gaz que Nabucco. Depuis, la Turquie et le Qatar, deux pays alignés liés au projet de califat des Frères musulmans, parient lourdement sur la chute du régime Assad en Syrie. Dans le cadre de ce projet Iran – Irak – Syrie », ces trois pays ont signé en Juin 2011 un protocole d’accord pour l’acheminement du gaz iranien vers la Syrie en passant par l’Irak sur une ligne terrestre d’environ 1 500 km (225 km en Iran, 500 Km en Irak, 500 à 700 km en Syrie) qui traverserait ensuite la mer Méditerranée pour rejoindre la Grèce sans passer par la Turquie16.
Le « projet qatari » que soutiennent les les États-Unis se propose de construire un gazoduc qui transporterait le gaz qatari jusqu’en Europe avec la participation de la Turquie et d’Israël. Il partirait du Qatar pour arriver en Syrie dans la région de « Homs, Al-Qusayr » en traversant l’Arabie saoudite et la Jordanie, sans passer par l’Irak. Le régime d’Assad a refusé de signer un accord proposé par le Qatar en vue de l’installation d’un pipeline partant du North field au Qatar et traversant l’Arabie saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie, en vue d’approvisionner les marchés européens – tout en contournant, crucialement, la Russie. Tant que le régime Assad demeure en place, le projet d’un pipeline du Qatar vers la Turquie ne pourra voir le jour. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Qatar finance activement des rebelles en Syrie. Le Qatar, riche en pétrole, a dépensé 3 milliards de dollars au cours des deux dernières années, soit beaucoup plus que tout autre gouvernement, pour soutenir la rébellion en Syrie. D’un autre côté, la Russie a intérêt au maintien du régime Assad, puisque celui-ci s’est évertué à bloquer les flux de gaz naturels de l’Arabie saoudite et du Qatar vers l’Europe, assurant ainsi de plus grands profits pour la Russie, qui contrôle Gazprom.La Russie-Gazprom détient actuellement un avantage stratégique sur l’Europe en tant qu’elle est son plus grand pourvoyeur externe de gaz naturel. Les revenus de la Russie-Gazprom diminueraient substantiellement si le projet de gazoduc Nabucco se réalisait. La rivalité autour d’un réseau à venir de pipelines fait apparaitre trois axes qui se livrent la guerre pour le contrôle du transport des ressources énergétiques du Moyen-Orient vers l’Europe. D’autre part il ne faut pas oublier que les dernières découvertes d’importants gisements de pétrole et de gaz en Méditerranée orientale [eaux territoriales concernées : Grèce, Turquie, Chypre, Syrie, Liban, Palestine, Israël, Égypte] ont radicalement changé la donne géopolitique et pourraient être à l’origine de rivalités geopolitiques.
Bibliographie consultée
Ouvrages
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- Vincent Cloarec, Henry Laurens, Le Moyen-Orient au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2005.
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- Robert Cooper, The Postmodern State and the World Order, Londres, Demos, 1996, 2000.
- Aboubekr Rahal, Le Califat, de sa naissance à son abolition, Alger, Entreprise Nationale du Livre, 1992.
- Thierry Meyssan, «Washington relance son projet de partition de l’Irak » ; « Jihadisme et industrie pétrolière » ; « ÉIIL : Quelle cible après l’Irak ? », Al-Watan/Réseau Voltaire, 16, 23 et 30 juin 2014. [2] « Israel accepts first delivery of disputed Kurdish pipeline oil », par Julia Payne, Reuters, 20 juin 2014.
- Fahd Andraos Saad, Mondialisation.ca, 21 juillet 2013,http://www.mondialisation.ca/la-syrie-dans-le chaudron-des-projets-gaziers-geants/5343462
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- Renaud Girard,http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2014/07/04/31002-20140704ARTFIG00215-califat-irakien-le-reve-de-l-oumma-est-il-realiste.php
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- http://www.algerienews.info/aux-origines-de-la-grande-discorde-al-fitna-al-qubra/
Notes
- Cooper, Robert, The Postmodern State and the World Order, Londres, Demos, 1996; 2000.
- Voir Article Renaud Girard,http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2014/07/04/31002-20140704ARTFIG00215-califat-irakien-le-reve-de-l-oumma-est-il-realiste.php
- http://www.mondialisation.ca/egypte-le-reve-fracasse-du-califat/5342483
- (http://www.dni.gov/nic/NIC globaltrend2020 s3.html#scen).
- http://www.dni.gov/nic/NIChtml.
- Le rapport de la CIA : Comment sera le monde en 2020 ?, pré A. Adler, Robert Lafont, 2005.
- Cette politique de balkanisation régionale, du « diviser pour régner » nous rappelle l’époque des taïfas andalouses (1031 à 149. 2), qui annonçait l’élimination totale des arabo-berbères d’Andalousie. Une taïfa (mot arabe) est un petit royaume andalou. Durant les périodes d’instabilité politique et de décadence, l’Andalousie a été, sous les coups de boutoir des rois catholiques espagnols, morcelée en plusieurs taïfas, sortes de micros émirats, qui n’est pas sans rappeler plus tard les États vassaux de l’empire ottoman ou les « vilayet» en tant qu’entité administrative ottomanne.
- http://www.algeriinfo/aux-origines-de-la-grande-discorde-al-fitna-al-qubra/
- Aboubekr Rahal, Le Califat, de sa naissance à son abolition, Alger, Entreprise Nationale du Livre,
1992.
- Ali Mérad, Le Califat, une autorité pour l’Islam ?, Paris, Desclée de Brouwer, 2008.
- Vincent Cloarec, Henry Laurens, Le Moyen-Orient au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2005.
- http://iremam.cnrs.fr/legrain/califat.pdf, L’dée d’un Califat universel et Congrés islamique face à la revendication de souveraineté nationale et aux menaces d’écrasement de l’empire ottoman.
- « On se souvient que L’idée fondamentale posée par L’amiral Mahan et le geopoliticien Mackinder, est d’interdire à la Russie l’accès à la haute mer, sera reformulée par Nicholas John Spykman (1893-1943), qui insiste sur l’impérieuse nécessité de contrôler l’anneau maritime ou Rimland, cette zone littorale bordant la Terre du Milieu et qui court de la Norvège à la Coré Pour lui, « qui maîtrise l’anneau maritime tient l’Eurasie, qui tient l’Eurasie maîtrise la destinée du monde ». Alors que chez Mackinder le croissant intérieur est un espace de civilisation élevé mais fragile, car toujours menacé de tomber sous la coupe des « barbares dynamiques » du Heartland, chez Spykman le Rimland constitue un atout géopolitique majeur, non plus à la périphérie mais au centre de gravité géostratégique. Pour lui, la position des territoires du Rimland « par rapport à l’Équateur, aux océans et aux masses terrestres détermine leur proximité du centre de puissance et des zones de conflit; c’est sur leur territoire que se stabilisent les voies de communication ; leur position par rapport à leurs voisins immédiats définit les conditions relatives aux potentialités de l’ennemi, déterminant de ce fait le problème de base de la sécurité nationale ». Après 1945, la politique extérieure américaine va suivre exactement la géopolitique de Spykman en cherchant à occuper tout le Rimland et à encercler ainsi le cœur de l’Eurasie représenté désormais par l’URSS et ses satellites. Dès le déclenchement de la Guerre froide, les États-Unis tenteront, par une politique de « containment » de l’URSS, de contrôler le Rimland au moyen d’une longue chaîne de pactes régionaux : OTAN, Pacte de Bagdad puis Organisation du traité central du Moyen-Orient, OTASE et ANZUS. Toutefois, dès 1963, le géopoliticien Saùl B. Cohen proposera une politique plus ciblée visant à garder uniquement le contrôle des zones stratégiques vitales et à remplacer le réseau de pactes et de traités allant de la Turquie au Japon par une Maritime Asian Treaty Organization (MATO). » article cité : Édouard Rix, « La stratégie de l’Anaconda », http://fortune.fdesouche.com/335901-la-strategie-de-lanaconda
- Dans son livre Le Grand Echiquier, Zbigniew Brzezinski (politologue américain, conseiller à la sécurité nationale américaine de 1977 à 1981) divise le monde en « zones dures » ou « acteurs géostratégiques » tels que les États-Unis, l’Inde, la Chine, la Russie, etc., alors que les « zones molles » désignent soit « l’ensemble des nations non souveraines » à l’image des nations africaines ou latino-américaines, soit les puissances ou civilisations anciennes (européennes, islamiques, etc.). La nature « molle » de l’Europe de l’Ouest est vitale pour les États-Unis dans la mesure où elle empêche qu’un bloc anti-hégémonique continental européen ne se constitue autour de l’Allemagne ou de la Russie. Il s’agit donc pour les États-Unis d’imposer leur politique unipolaire en s’opposant à toute velléité d’expansion des autres « acteurs géostratégiques » tels que la Russie ou la Chine en les encerclant jusqu’à l’étouffement. L’Europe de l’Ouest, L’Europe centrale, les anciennes républiques socialistes, l’Afrique, le monde arabe, les Balkans eurasiens et jusqu’aux bordures de la Mer Caspienne, tout cet espace couvrant la production et la circulation des hydrocarbures est condamné à ne constituer qu’un vaste ensemble de « zones molles » sous la tutelle ds États-Unis. Après la chute du bloc de l’Est, Brzezinski réactualise sa théorie en s’inspirant du principe de l’« arc de crise » (zone géopolitique allant de l’Égypte au Pakistan) de l’islamologue britannique, Bernard Lewis. Il préconise une stratégie « islamiste » dans la zone d’influence russe allant de la Turquie à l’Afghanistan, proposant de « balkaniser » le Moyen-Orient musulman pour créer des mini États pétroliers plus faciles à contrôler que les États souverains à forte identité.
- Washington relance son projet de partition de l’Irak » ; « Jihadisme et industrie pétrolière » ; « ÉIIL : Quelle cible après l’Irak ? », Thierry Meyssan, Al-Watan/Réseau Voltaire, 16, 23 et 30 juin 2014.[2] « Israel accepts first delivery of disputed Kurdish pipeline oil », par Julia Payne, Reuters, 20 juin 2014.
- Fahd Andraos Saad, Mondialisation.ca, 21 juillet 2013,http://www.mondialisation.ca/la-syrie-dans-le chaudron-des-projets-gaziers-geants/5343462