Dossier complémentaire
Jean Paul CHARNAY
Janvier 2008
Le système de la sécurité collective planétaire a perturbé l’esprit et les pratiques de la neutralité : chaque état est concerné par toute belligérance. Auparavant la neutralité pouvait moralement s’apprécier selon deux échelles de valeur. L’une intrinsèque : que risque le neutre pour ses intérêts propres, vitaux ?
L’autre éthique : quel degré d’injustice peut dans l’ordre international supporter un peuple lorsqu’un autre peuple est agressé ?
Historiquement neutralité positive, d’affirmation de soi protégée par une force conséquente, et neutralité négative, de défense dans une situation de faiblesse, se sont toujours entremêlé.
En fait, toute neutralité variant ses stratagèmes et ses ruses et ses « finesses » stratégiques. Ainsi pour Mussolini et Franco au début de la Seconde Guerre mondiale, le premier place sa neutralité dans une « co-belligérance », non armée mais favorable à Hitler (l’Axe) jusqu’à son entrée en guerre contre la France défaite.
Le second invoque aussi une « co-belligérance » non armée, mais préservatrice d’une neutralité qui lui permettra de refuser le passage de la Wehrmacht vers Gibraltar. Mais que se passerait-il si tous les Etats se déclaraient neutres ? Vivrait-on dans un monde immobile non soumis aux inquiétudes des peuples aux volontés des puissances ou aux révoltés de détresse ? Utopie glaçante ou rêve heureux ? La neutralité ne contient elle pas ses propres facteurs de corruption ? Peut- elle s’opposer à un monde pervers ?
Ambiguïté de la neutralité : elle pose en paradoxe le problème de l’Autre :
- Si l’on n’est pas neutre on le nie parce qu’on le combat.
- Si l’on est neutre on le nie en ne le protégeant pas.
En d’autres termes, le neutre veut il participer à la paix, proposer une paix ou imposer sa paix ? Il est ballotté entre diverses alternatives.
Egoïsme ou altruisme ? Un Etat doit assurer sa survie (son prestige ?), ses intérêts vitaux (comment les définir ?), ses ressortissants, la communauté des Etats doit protéger à son encontre les populations d’un Etat. Auto destruction (Pol Pot). Souveraineté régalienne classique contre démocratisme international. Humanisation prospective protectrice de la dignité personnelle contre le « monstre froid », l’Etat selon Nietzche. Devoir moral contre exclusivité (préférence) nationale. Normativité ou performativité : option entre une action juridiquement précisée en ses éléments constitutifs et une dérive vers la revendication d’une responsabilité réticulaire, totalisante : cas des législations s’attribuant une compétence universelle, hors ratione loci et ratione temporis, se déniant ainsi elles mêmes l’option de la neutralité. Equilibre ou Identification ? La neutralité est elle un outil des équilibres internationaux et régionaux, ou une concrétisation du moralisme humanitaire ?
Certes le combat contre l’Autre est l’extériorisation de sa propre identité. Mais la neutralité peut devenir fonction intégrante d’une personnalité. Elle varie selon l’heure et le malheur des temps.
Elle prend le visage de la non belligérance en cas de guerre ; celui des non alignement en temps de paix. En elle se nouent, d’étranges dialectiques entre le devoir d’humanité et le souhait (le souci) de sécurité.
Elle peut être :
- Sécuritaire, défensive, dissuasive : fondée sur une capacité armée qui, eu égard aux coûts et aux obligations de haute technologie, doit établir un rapport entre la probabilité et la nature d’une agression et son coût, donc présenter pour l’agresseur éventuel un enjeu supérieur aux pertes que son action entraînerait.
- Diplomatique, orientée, parlementant avec chaque camp pour : tenter de se situer, de constituer un point d’équilibre entre deux poussées opposées. Ainsi de la Suisse entre la France et l’Allemagne, de la Suède depuis Bernadotte :
- Flexible selon les idéologies et les types de conflit : elle peut alors intégrer, ou alterner, aussi bien l’aidé humanitaire que la lutte anti-terroriste. Au delà même : devoir supérieur de réprimer des violences déjà commises, et devoir de prévenir, à comparer avec la doctrine tactique : lancer la contre-offensive avant l’offensive.
Alors surgissent les problèmes de la peur, et de la preuve. Comment estimer a priori qu’un crime de guerre, un crime contre l’humanité, le forcement à l’exode, un génocide, sont inéluctables et soutenus sur une intentionnalité criminelle ?
Non sans paradoxe le droit – le devoir – de protéger autrui invoque les anciens conditions mises par les canonistes médiévaux et les philosophes des Lumières à administrer la justice par la guerre – « la guerre juste » : bonne intention, chances de réussite, proportionnalité entre les dommages causés et la violence exercée, autorité légitime. Conditions dont l’appréciation subjective peut être contestée.
Contestation d’autant plus forte qu’elle débouche sur les aléas de la situation contingente et de la « thérapie » appliquée :
Observateurs envoyés par l’Onu en vertu ou non d’accords préalables avec les Etats « hôtes », ou d’administrateurs, ou interposition entre des forces antagonistes. Le dilemme peut toujours surgir en cas d’escalade- de prévention – de la violence : intervenir ou non tirer ou non…
Ces dilemmes surgissent alors que la fonction militaire et les tâches des armées régulières subissent des mutations profondes, alors que s’effacent les conscriptions universelles au profit de volontariats nationaux professionnels. Le soldat tend à devenir « un gardien de la paix », à se « gendarmiser », à se transformer en constabulary force (Morris Janovitz). Le combat n’est plus la « raison » des armes : celles-ci doivent jouer en police dissuasive : en régulation d’une société à calmer : à redevenir « policée ».
Transformé en tiers « pacifiant » le soldat ou le mercenaire qui le double ou le décharge parfois doit-il conserver son statut d’arbitre neutre, ne s’assurer que de sa légitime défense personnelle ou intervenir de sa propre autorité ? La neutralité d’action (la non – action) sur le terrain alors que le massacre menace demeure, pour les gouvernements comme pour les responsables de terrain, l’objet de dures contrevenues.
Ainsi pour la France face aux représailles du FLN lors de l’indépendance algérienne, du massacre des musulmans à Srebrenitza en ex-Yougoslavie, du génocide des Tutsis par les Hutu au Rwanda. Pour protéger ses ressortissants de l’action des tribunaux pénaux internationaux, les Etats-Unis s’efforcent de passer des accords bilatéraux qui les exonéraient en cas de violation des droits de l’homme et des neutralités de terrain. Les militaires souhaitent que les instances nationales et inter nationales définissent avec précision les instructions, les « mandats » décrivant les moyens et les limites de leur mission.
La neutralité absolue est d’ailleurs illusoire.
- Au point de vue philosophique, car dans l’écart existant entre la connaissance objective de la situation et l’affirmation des valeurs à promouvoir, la tendance est de passer de l’analyse logique à l’affectivité des options, à l’appel des sirènes idéo Les guerres de religion, les combats des lumières, les communismes et les socialismes ont montré comment la passion engendrée par la croyance en la doctrine ont entraîné les dérives du jugement, et comment la neutralité se transforme en hostilité ou en inconditionnalité- en intolérance.
- Au point de vue stratégique, car la solidarité doit l’emporter sur la réalité des inégalités. Or la neutralité est contraire aussi bien au devoir de se sécuriser qu’à celui de ne pas porter atteinte à autrui. Le droit de véto accordé par la charte de l’Onu aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité. La dissociation entre le juridique, le droit contraignent ou au moins édicteur de la neutralité ; et la politique, l’attitude performative de la neutralité. Car ce droit peut neutraliser toute action extérieure sur tel conflit localisé, et par effet inverse conduire un Etat puissant à sortir des règles de l’Onu. Ainsi l’évocation d’un veto français lors de la seconde guerre d’Irak a contraint les Etats-Unis à rassembler une coalition ad hoc. D’ailleurs le fonctionnement international de l’ONU reposant sur deux principes, majorité, et subsidiarité, s’oppose en soi au respect de la neutralité.
- Au point de vue géopolitique, car la neutralité demeure souvent incertaine, ses appliquants oscillent entre l’alliance, la mésalliance et la « désalliance », les desseins de la neutralité s’étagent entre ces attitudes : s’isoler du milieu et de l’époque ou se garder d’un Etat hégémonique, modérer les antagonismes ou être un élément stabilisateur du déséquilibre existant. L’abandon de la volonté – de la pulsion de puissance débouche t-il sur l’acceptation, le repli vers la neutralité ? L’Europe – l’Union européenne – a-t-elle vocation à s’interroger sur sa neutralité ? Durant la Guerre froide et la grande époque de la dissuasion nucléaire réciproque, elle était non neutre, mais neutralisée scindée en deux par les deux Grands – Faute de s’unifier en politique étrangère et en action militaire, elle s’est dissociée durant la seconde guerre d’Irak 2003, la France et l’Allemagne ayant refusé d’y envoyer des contingents. Ainsi se rejoue l’arrière comédie de Peter Ustinov, l’amour des quatre colonels(1952), sur le retrait de l’Europe. L’Allemagne ayant été en 1945 divisée par les Alliés en quatre zones d’occupation, demeure au centre de la sylve germanique un mystérieux et inaccessible château où reposerait une Belle au bois dormant, et que chaque colonel des quatre troupes d’occupation rêve de séduire. Mais ils sont rappelés par leur gouvernement respectif : le Russe obéit immédiatement. L’Américain le suit pour ne pas lui abandonner la planète. Mais l’Anglais et le Français demeurent dans leurs songes. Déjà en 1936 la France et l’Angleterre avaient choisi de ne pas intervenir dans la guerre d’Espagne et d’Abyssinie.
Mal structurés les Européens n’ont-ils le choix qu’entre être neutres bienveillants ou auxiliaires supplétifs ?
En fait, le plus grand obstacle au maintien d’une neutralité demeure cette « force ed gravité » qui, comme dans un système planétaire, attire ou repousse les masses les unes par rapport aux autres. Force de granité qui distord les aspirations profondes des neutres : ou acceptation d’une marginalisation, ou participation à la vie internationale. Ce qui pose le problème fondamental : la neutralité peut-elle véritablement assurer l’autonomie ?
Ce fut à l’Onu l’agglomération autour de chaque Grand d’une nébuleuse d’Etats clientélistes, à la limite presque péjorative, la « finlandisation », mode pratiqué par la Finlande pour préserver sa liberté intérieure face à l’URSS ; et l’impossibilité pour les non Alignés du Tiers-Monde de constituer un front commun. Fidel Castro accède à leur présidence en 1979, alors que l’URSS envahit l’Afghanistan.
Ainsi s’était établi un système de bascule, chaque Grand attirant des Neutres mais s’efforçant de ne pas trop les »presser » afin qu’ils n’aient pas la tentative de rejoindre l’autre Grand – A moins que les Grands ne préfèrent jouer un remplacement, un changement de pion.
En fait un double mouvement se poursuit : l’un centripète : les petits Etats ont tendance à se rapprocher d’un des grands pôles de puissances internationales. L’autre centrifuge les entraînant à dissocier les regroupements régionaux. Mouvement extériorisant les réticences des « petits membres » d’un tel regroupement à laisser « dominer » pour l’Etat moyen le plus puissant de cette union – Ainsi du mode arabe par rapport à l’Egypte nassérienne, par rapport à l’Iran aujourd’hui. Inversement un Etat hégémonique, totalitaire, peut »protéger » ou maintenir l’existence d’un Etat neutre qui lui servira d’intermédiaire, plus au moins officieux avec ses adversaires, voire de bon d’action.
Ainsi pour Hitler de la Suisse, et, non sans paradoxe, d’une manière moindre pour l’Espagne. Dès lors la neutralité peut se décliner comme phénomène de dépendance ou de « dé dominance » comme un état de non guerre ou de non- prise de position. Mais est intervenu le passage du terrorisme d’intimidation, de protestation véhémente, indignée, de veille de « l’histoire » menée par des illuminés, des velléitaires ou des desperados, à un terrorisme aléatoire de destruction massive mené par des nébuleuses réticulaires et informatisées de volontaires auto-sacrificiels, de l’adolescent à la grand-mère. Alors la neutralité « à la suisse » est obligée de collaborer avec la traque internationale menée par les services spéciaux contre des groupes inter-recomposables non-étatiques. Entre les deux qualifications affectives et existentielles, criminalités contre guerre sainte, se joue hors neutralité « la guerre américano-islamiste ».
L’implosion de l’URSS, la fin de la bipolarité et l’affirmation du démocratisme des droits de l’homme ont déterminé la superposition de deux types de neutralité :
- une anti-neutralité contestataire issue de la société transnationale des ONG, prévue par l’article 71 de la charte des Nations unies, à 60% de financement et d’inspiration anglo-saxonne, protestantes reprenant le messianisme universaliste des missions chrétiennes, et prônant la mondialisation économique libérale, et la démocratisation des droits de l’homme. Songeant aux restructurations de l’Allemagne et du Japon après 1945, les Etats-Unis et leurs coalitions ont occupé militairement l’Afghanistan et l’Irak. Mais la Russie pourchasse les officines américaines de Nation Building, s’implantant dans les révolutions de couleur (bleu géorgien, orange ukrainien, kirghize) des pays émergents après l’implosion de l’URSS. Un tel pilotage mondial étant contesté par l’enrêne gauche planétaire, l’ancienne opposition Trilatérale (EU – Europe de l’ouest – Japon) Contre Tricontinentale engendrée par la décolonisation (Asie, Afrique, Amérique latine) est-elle remplacée par l’affrontement Réunion du G8, contre-forums sociaux alter mondialistes) ;
- sous cette anti-neutralité transnationale en partie orientée par les Etats-Unis demeure la neutralité de terrain des ONG spécialisées : les French Doctors engendrés
par la guerre du Biafra (1967-1970) et les Boats — People engendrés par l’entrée du Vietminh à Saigon (1975 ), etc. Mais les ONG s’affirment neutres sont en réalité « coincées » entre trois contradictions majeures.
- Comment justifier leur action en d’autres sociétés que les leurs : impératif kantien cosmopolite, ou « fardeau de l’homme blanc selon Kipling ? Devoir d’humanité contre accusation de néo-colonialisme « droit d’ingérence » devenu « droit de protéger ».
- Comment sur le terrain ne pas confondre les victimes avec les bourreaux tout en assurant aides et soins à tous ceux qui en auraient besoin.
- Comment demeurer neutre, alors que devenus un vivier d’otages virtuels, leur personnel a besoin de leur ambassade et, de leurs militaires, de la diplomatie de leur Etat pour être « rachetés » !
D’où l’ultime dilemme : être ou ne pas être, s’implanter ou s’infiltrer, se replier sur les villes ou à la limite se faire rapatrier, c’est abandonner sa neutralité locale pour rentrer dans la neutralité générale face aux agresseurs. C’est fuir : la violence pervertit la neutralité. Mais elle même n’est elle pas perverse en ce sens qu’elle peut affronter ses tenants à l’échec, ou à la mort, au moins l’enlèvement ?
Au-delà des doctrines et des intentions c’est dans la contrainte, au coup par coup, que se prennent les décisions, et se superposent les mentalités humanitaires et les mentalités internationales.
Les pays occidentaux et les plus occidentalisés quant aux valeurs professent la suprématie de la personne humaine sur l’idéologie. Les organisations de combat, les mouvements populaires radicaux se saisissent des ressortissants des pays comme otages afin de les contraindre à rentrer dans leur neutralité à rappeler leurs troupes, où à payer rançon. Ces pays sont ainsi « coincés » dans un étau : ou effectuer ce rappel ou affronter les risques d’une mise à mort afin de ne pas favoriser de nouvelles et incessantes autres prises d’otages. Neutralité de repli, ou neutralité dénaturée, imposée par chantage ?
Les contradictions s’exaltent entre la primauté éthique de l’individu et la violence idéologique extrême, entre la sécurité collective (la police internationale) et les neutralités égoïstes dévoyées.
Contradiction majeure de la neutralité : elle affirme à la fois une société close (qui ne veut pas, qui ne souhaite pas que l’on s’occupe d’elle), et une société ouverte maintenant ses liens avec toutes les sociétés extérieures.
Entre la tentation autarcique (la société qui n’a pas besoin des autres) et l’affermissement de réseaux multilatéraux, se joue le jeu du « commerce » ou des conflits. Là se situent, hétérogènes, les diverses formes de neutralité qui font miroiter un espoir plus profond : la capacité de refouler l’accident, de prévenir l’agression. C’est le rêve de la neutralité sécuritaire, personnelle, qui ne peut croire à l’efficacité de la sécurité collective. Mais une telle neutralité est-elle neutre, ou est-elle perverse en ce sens qu’elle peut couvrir hypocritement un ralliement caché au puissant ? Au delà la prise en compte de la balance des forces, pervertit-elle ceux qui en bénéficient : troubles de consciences suscitant un désir de compenser : certains intellectuels suisses de « la Genève de la paix » face aux déchaînements mondiaux ? Donne-t-elle sensation d’être hors du monde réel, donc est-elle facteur de culpabilisation ?
Peut-on échapper à cette culpabilisation en se réfugiant dans l’arbitrage ? Il offre deux stades : d’abord demeurer neutre entre les deux argumentations opposées ; puis, le jugement étant arrêté, le proclamer. L’arbitre sort alors de la neutralité sinon matérielle, au moins intellectuelle. Mais l’écart entre les deux ne constitue-t-il pas précisément le comble de la perversité ?
Il y a des neutralités de position (rentre de situation) et des neutralités de volonté. Elles sont souvent entremêlées en des propositions variables. Il y a des neutralités de protection et des neutralités de confort. Elles conjoignent les égoïsmes et l’attachement à la vie. Neuter : ni l’un ni l’autre ? Le neutre est-il d’abord le tiers exclu, ou l’exclus s’excluant ? En son secret la neutralité a ses ruses. En ses pratiques elle suppose l’impartialité. En son essence elle devrait se fonder sur l’impassibilité.
* Islamologue et Directeur de recherche au CNRS- Paris-Sorbonne, auteur de plusieurs publications sur les doctrines et les conduites stratégiques, sur le droit musulman, l’Islam et la pensée politique arabe contemporaine, notamment l’ouvrage, Technique et géosociologie, Le nucléaire en Orient. Paris : Anthopos, Economica, 1984. Actuellement, Président du Centre de Philosophie de la Stratégie.