États fragiles… ou états autres ? Comment repenser l’aide à leur développement, notamment en Afrique ?

Claude DUVAL

Avocat international et ancien fonctionnaire international à la Banque mondiale

François ETTORI

Consultant international et ancien fonctionnaire international à la Banque mondiale et à l’Agence européenne pour la reconstruction de la Commission européenne

Octobre 2009

Dans les débats consacrés à l’aide au développement, il est souligné de façon récurrente depuis quelques années que, sur les six milliards d’habitants de la planète, un milliard de personnes survivant avec moins d’un dollar par jour vivraient dans des Etats fragiles (la plupart en Afrique) qui regroupent un tiers de la population mondiale.

Avant d’aller plus avant dans une esquisse de la problématique des Etats fragiles et de l’aide au développement que fait apparaître une telle constatation, et qui ne peut pas manquer d’interpeller au regard des crises à répétition, de plus en plus sé­rieuses, qui secouent les pays du Sud et notamment ceux d’Afrique, quelques brèves considérations historiques peuvent contribuer à mieux cadrer le débat: Que faut-il entendre par la notion d’Etat ? Puis, par celle d’un Etat fragile ?

L’Etat est à la fois une réalité historique et une construction théorique qui s’est imposée relativement tardivement dans les pays du Nord à la suite d’un processus itératif où l’Etat et ses fonctions se sont construits de pair, souvent dans la violence et dans des tensions sociales extrêmes que résume avec brio l’aphorisme de Charles Tilly pour qui « les Etats font la guerre, et la guerre fait les Etats ».

Quant au terme d’Etat lui-même, il descend en droite ligne de celui de stato utilisé par Nicolas Machiavel pour caractériser « l’unité politique d’un peuple qui le double et peut survivre aux allées et venues non seulement des gouvernements mais aussi des formes de gouvernement ». Au début du XXème siècle, Max Weber a élargi cette définition de l’Etat à « …une communauté d’hommes… revendiquant le mono­pole du recours légitime à la force physique sur un territoire donné », ce que l’article 1 de la Convention de Montevideo de 1933 a, en quelque sorte, consacré en stipu­lant qu’un pays ou groupe humain devient un Etat souverain lorsqu’il remplit les quatre critères suivants : « être peuplé en permanence, contrôler un territoire défini, être doté d’un gouvernement, et être apte à entrer en relation avec les autres Etats ».

Cette idée de permanence de l’unité politique sur un territoire donné, chez les peuples des pays du Nord, a permis, dans un premier temps, l’exercice dans ces pays des fonctions dites régaliennes visant à l’édiction de normes (législation, règlementation), à la sanction de ceux qui les méconnaissent (justice, police), ainsi qu’à la mise en œuvre d’une diplomatie et d’une force armée. Dans un deuxième temps, le périmètre de l’intervention de l’Etat s’est élargi à l’éducation, la santé, et à tout un ensemble de services publics et d’activités économiques. Le financement de ces fonctions a impliqué, bien évidemment, que des ressources fussent préle­vées sur la collectivité nationale par le biais de l’impôt dont la légitimité s’est assise progressivement, au cours des siècles, dans les populations concernées.

L’exemple de Byzance, empire millénaire fragilisé par des agressions extérieures répétées et finalement failli, abandonné au moment critique par les populations ru­rales d’Asie Mineure en raison de l’écrasante charge fiscale imposée par l’Imperium, sans contrepartie de protection et de services publics, illustre l’importance critique du traditionnel lien de confiance, théocratique dans ce cas, entre l’Etat, incarné par le Basileus, et le peuple : lorsque la rupture de ce lien indispensable intervient, c’est le premier pas vers la chute de 1453 !

États fragiles

Il n’est pas étonnant, au regard du paradigme de l’Etat décrit ci-dessus et qui est très prégnant dans tous les pays de l’OCDE, que le Comité d’aide au dévelop­pement (CAD) de cette dernière en soit arrivé à définir, en contre-point de l’Etat westphalien apparu eu Europe à partir du 17ème siècle, un Etat fragile comme étant un Etat « dont les instances étatiques nont pas la capacité et/ou la volonté politique d’assumer les fonctions essentielles pour faire reculer la pauvreté et promouvoir le déve­loppement, ni d’assurer la sécurité de la population et le respect des droits de l’homme » (OCDE/CAD, 2007).

Plus simplement exprimé, un Etat fragile serait un Etat incapable de satisfaire les attentes de sa population, de répondre, par des processus politiques reconnus et acceptés par cette dernière, à l’évolution de ses attentes, de gérer les moyens dispo­nibles et de négocier l’obtention des ressources nécessaires pour y faire face, selon des normes inspirées de celles des pays développés.

À l’aune de cette définition, la Banque mondiale, le Brookings Institute et d’autres centres de recherche de renom qui se sont penchés sur la question, ont recensé en 2007 près de cinquante Etats fragiles, dont les deux-tiers se trouvent sur le continent africain.

Quant à cette fragilité, diverses études ont recensé qu’elle pouvait revêtir plu­sieurs formes. Ainsi, un Etat fragile peut être (i) soit faible, s’il exerce une emprise minimale de contrôle administratif sur son territoire, (ii) soit divisé, si les fractures sont importantes entre groupes religieux, ethniques ou nationaux, (iii) soit en situa­tion d’après-guerre, s’il a été touché par un conflit violent, ou (iv) soit en faillite, si les institutions et fonctions essentielles ne fonctionnent plus du tout.

Dans le cas des pays africains, ces diverses formes de fragilité ou de faillite sont souvent réunies dans un seul et même Etat, l’exemple le plus frappant étant la Somalie.

Ce qui est dit de ces pays et de l’APD

La fragilité d’un certain nombre de pays n’est sans doute pas récente mais ses manifestations médiatiques le sont. La prise de conscience de cet état de choses date de moins dix ans : il ne semble pas, en effet, exister de littérature datant des années 90 qui ait retenu pour thème explicite celui des Etats fragiles.

Cette prise de conscience très récente, qui a été singulièrement aiguisée depuis les attentats du 11 septembre, a fini par engendrer une littérature abondante (voire surabondante), surtout d’origine anglo-saxonne ou émanant d’ONG occidentales, consacrée aux Etats fragiles. Dans cette littérature touffue, qui se perd souvent dans des analyses mal bordées, un tropisme commun ressort : elle est focalisée, essentiellement, sur des considérations sécuritaires reflétant les craintes des pays riches d’être affectés par les actions et débordements pouvant provenir de ces Etats, avant tout le terrorisme mais aussi la piraterie, la subversion, etc.

Ces considérations sécuritaires sont, le plus souvent, camouflées derrière des objectifs de type compassionnel : « comment protéger et éduquer des populations très pauvres laissées à elles-mêmes et/ou à des dirigeants « irrationnels » (traduire par « imprévisibles et incontrôlables ») qui se retrouvent hors de portée de l’action, censée être bénéfique, des ONG occidentales et des institutions internationales ou nationales ayant pour vocation les problèmes de l’aide au développement (PNUD, FED, OCDE, banques multilatérales et agences bilatérales de développement, etc.), et ce, pour justifier une approche paternaliste de l’assistance aux Etats fragiles. Accessoirement, cette littérature a aussi l’ambition de tenter de proposer et apporter des solutions aux problèmes bureaucratiques posés par la coordination des pro­grammes et actions de ces institutions, souvent jalouses de leur rang et prérogatives, dont la « raison d’être », et surtout celle de leurs agents, est de se consacrer certes à la problématique de l’aide au développement mais aussi au maintien de leurs petits « bénéfices » respectifs.

En tout état de cause, les analyses et débats ainsi menés sont centrés, dans leur double dimension, non sur les besoins véritables des populations des Etats fragiles mais sur les problèmes, et carences, des pays du Nord à tenter de définir et fournir efficacement les ingrédients-clés de leur assistance à ces pays.

Il faut, toutefois, reconnaître que ces études commencent à se faire l’écho d’un certain mea culpa lorsqu’elles en viennent à admettre l’échec du paradigme sur le­quel reposait, dans les années 80 et 90, l’Aide Publique au Développement (APD), c’est-à-dire le dit « consensus de Washington ». Pour mémoire, ce consensus exi­geait, pour répondre à la mondialisation comme moteur de l’histoire en marche et de l’ordre nouveau, la « libéralisation », en fait la financiarisation et la marchandi­sation, de quasi tous les composants du contrat social liant un Etat à sa population.

Il est maintenant patent que l’introduction de cet ultralibéralisme et de la monétarisation généralisée qui l’a accompagné a eu pour résultat de dissoudre et de détruire, dans de nombreux pays, les traditionnels liens sociaux et relations de confiance implicites existant entre les populations et leurs élites historiques ou en­dogènes.

Le constat d’échec de ce paradigme est également partagé par le CAD lorsqu’il en vient à écrire explicitement, en 2008, que « le renforcement de l’Etat doit constituer l’objectif fondamental de l’aide internationale, et qu’il doit soutenir la mise en place d’institutions publiques efficaces, légitimes et robustes ».

Il s’agit incontestablement d’un important glissement conceptuel et politique qui se démarque tant des stratégies appliquées naguère en matière de développe­ment, lesquelles visaient à réduire au minimum le rôle de l’Etat, que de la tendance récente à inclure dans les opérations de construction de la paix engagées à la suite d’un conflit des activités d’aide au développement pour remédier à la fragilité de l’Etat[1].

Pour résumer, alors que les dispensateurs de l’APD ont cru qu’accroître les fonds ciblés sur les secteurs dits modernes des pays en développement (c’est-à-dire les sec­teurs hors du champ du contrôle et de la régulation étatiques) était la solution au développement et à la lutte contre la pauvreté, il appert que l’échec provient, en fait, d’une trop grande abondance de fonds d’aide mal ciblés et d’un manque cruel d’hommes et de femmes, aux postes de responsabilité de l’APD, ayant une forma­tion pertinente en sciences humaines (anthropologie, science politique, sociologie, droit, et familiarité avec les langues vernaculaires des pays du Sud, un peu à la façon de celle dispensée aux administrateurs de l’époque coloniale) doublée d’une expé­rience réelle et approfondie du terrain dans les pays concernés.

Il convient de remarquer ici que le niveau annuel des montants de l’APD (de l’ordre de 100 milliards d’euros) se révèlent être, depuis plusieurs années déjà, in­férieurs de plus de moitié tant aux montants (de l’ordre de 200 milliards d’euros) des transferts de fonds privés vers le Sud par les travailleurs expatriés dans les pays du Nord qu’aux montants (aussi de l’ordre de 200 milliards d’euros) des inves­tissements directs étrangers dans les pays du Sud. Un tel constat suggère ce que peut être, après l’effondrement des régimes communistes, la véritable signification politique de l’APD, à savoir tenter de préserver l’ordre et les hiérarchies mondiales hérités des puissances coloniales européennes, avant leurs adoption, renforcement et, en quelque sorte, « légitimation » par l’hyper-puissance mondiale subsistante.

Quelques leçons du contre-exemple d’un pays ayant surmonté sa fragilité

Avant de s’interroger sur quelques pistes à explorer pour tenter de rétablir les Etats faillis et consolider les Etats fragiles, il convient aussi d’observer que les biblio­graphies des ouvrages consacrés à ces Etats ne contiennent pratiquement aucun ou­vrage ou article portant sur le, ou provenant du, contre-exemple, jamais cité, d’un pays ayant surmonté remarquablement ses risques innés de fragilité et de faillite, à savoir l’Inde. Une analyse succincte, par l’abondante littérature évoquée ci-dessus, du pourquoi et comment de son succès politique et économique, malgré le handi­cap de ses masses humaines vivant dans la pauvreté absolue, aurait permis d’iden­tifier et souligner quelques facteurs-clé de la stabilité et de la résilience de ce pays, et d’en tirer des enseignements utiles pour les approches, programmes et prescrip­tions préparés par les acteurs de l’APD pour les Etats fragiles ou faillis. L’analyse du rôle de ces facteurs-clé dans le contexte complexe de la société indienne devrait faire l’objet d’un développement complet, trop long pour cet article. Néanmoins il est utile de rappeler ici brièvement quels furent, et sont encore, ceux de ces facteurs-clé les plus pertinents au regard de la problématique des Etats fragiles.

Ils concernent essentiellement :

  • le niveau élevé de qualité et d’éthique de l’élite politico-administrative, formée pour l’essentiel par l’« Indian Civil Service » puis dans les « Indian Institutes of Management » (IIMs), et choisie selon des processus méritocratiques transparents et fortement compétitifs ;
  • l’authenticité ethnique et culturelle du personnel politique et de sa désignation selon un mode démocratique unique au monde par sa dimension et son processus, ainsi que des autres corps intermédiaires servant de courroies de transmission entre l’Etat et la population ;

(ces deux premiers facteurs ont maintenu le contrat social implicite et le rapport de confiance réciproque entre population et élites)

  • le rôle marginal de l’APD extérieure dans la politique économique et les pro­grammes de développement, les approches de cette APD étant considérées par l’Inde comme trop standard et insuffisamment spécifiques, sinon étrangères, aux problèmes et besoins réels de la population et du pays;

–  le refus d’adopter, ou même adapter, les prescriptions du consensus de Washington, au profit d’une politique économique plus protectrice du capital hu­main et du capital social indigènes;

– pour résultats, la résilience de l’appareil étatique et de l’économie aux chocs internes (ainsi, sécheresses et calamités naturelles) et externes (ainsi, l’actuelle crise économique mondiale qui n’a affecté que très marginalement la croissance in­dienne), et leur capacité à changer et rebondir dans un ordre et selon un calendrier maîtrisés.

Le legs du passé

Dans un premier temps, et toujours dans le sillage de récents écrits du CAD (OCDE/CAD, 2008), un bref rappel historique s’impose à propos de ces Etats fragiles, surtout en ce qui concerne les Etats africains.

Dans la grande majorité de ces Etats, l’acquisition de la souveraineté s’est pro­duite du vivant des citoyens les plus âgés, remontant parfois à deux générations seu­lement. Pour ces pays, l’histoire de la formation de l’État n’a rien d’un phénomène abstrait perdu dans la nuit des temps, mais représente un aspect à la fois marquant et très actuel de la réalité qu’ils connaissent. En outre, dans un grand nombre de cas, la première phase de ce processus a été marquée par un conflit, généralement vio­lent, entre l’expansion coloniale européenne et les structures préexistantes d’ordre politique, culturel et économique.

Toutefois, tous les pays n’ont pas vécu ce processus de la même manière, car certains territoires conquis par les aventuriers et les hommes d’État colonisateurs avaient déjà leur existence propre. Dans ce cas de figure, les autorités coloniales européennes sont plutôt venues se greffer sur des systèmes d’organisation politique et sur des États – ou des structures analogues – déjà en place. Certains étaient déjà solides, et similaires en tous points aux États modernes : c’était le cas, par exemple, de l’Éthiopie. L’histoire du colonialisme fut finalement, pour ceux-là, celle d’une occupation relativement brève.

Dans d’autres cas, la colonisation européenne siphonna la richesse et imposa par la force la loyauté de royaumes ou d’empires parfaitement intacts mais relativement faibles, comme l’empire moghol en Inde qui constituait au XVIIIème siècle la se­conde puissance économique de la planète, après la Chine.

Pour de nombreux pays, toutefois – en particulier, mais pas exclusivement, en Afrique sub-saharienne – les gestionnaires délégués à l’administration des territoires coloniaux suivaient et appliquaient strictement les instructions provenant d’acteurs extérieurs qui contrôlaient les ressources financières et déterminaient l’ampleur des services a minima nécessaires pour que les populations colonisées ne se révoltent pas. Pendant les cinquante ou cent ans qui précédèrent l’indépendance de la plupart des pays africains, l’État fut donc une source d’oppression et de taxation, et non de services rendus à la population. Il s’ensuit que les relations entre les citoyens et les autorités qui les gouvernaient ne purent que se fissurer au cours d’un tel proces­sus, puisque les institutions de gouvernance des pays colonisés concernés fonction­naient sous l’influence d’un autre Etat et selon des objectifs et des normes propres à ce dernier. Quant au processus de construction de l’État postcolonial, il a consisté, pour les nouvelles autorités politiques, à établir de facto un État alors même qu’il n’existait antérieurement aucune forme d’autorité, ou que les structures déjà en place avaient été littéralement anéanties par la présence coloniale.

Aussi, n’est-t-il pas surprenant que dans beaucoup des pays ex-colonisés, les termes « renforcement de l’État » évoquent un passé de répression coloniale, à l’op­posé de ce qui s’était joué au cours de la même période en Europe, où la notion d’un « contrat social » entre les membres de la société- indiquant ce qu’ils pouvaient attendre des pouvoirs publics et ce que ces derniers pouvaient exiger d’eux en re­tour- se cristallisait, en donnant, par là-même, naissance au concept moderne de lé­gitimité du pouvoir fondé sur l’adhésion des gouvernés et non plus sur la naissance ou sur une appartenance clanique, religieuse ou géographique à une région passant, par effet de conquête, sous l’autorité d’un monarque quelconque.

Cette perspective historique doit être impérativement gardée à l’esprit, si l’on veut éviter les analyses et prescriptions de nature ethnocentrique plaquant des solu­tions toutes faites et des structures institutionnelles de pays du Nord, à l’expérience historique très singulière, sur des sociétés traditionnelles dont les mécanismes de transactions et les ressorts psychologiques[2] sont étrangers à ces derniers.

Que faire ? Comment le faire ?

Cela ayant été rappelé, quelles sont les pistes à explorer pour tenter de rétablir les Etats faillis et consolider les Etats fragiles?

Sauf à se résigner à ce que l’aphorisme précité de Charles Tilly soit la seule voie ouverte aux pays du Sud (notamment en Afrique) pour se constituer en entités politiques soucieuses des besoins de leurs populations et de leur développement, comment aborder ce problème de l’instabilité et de la fragilité minant ces pays, de sorte que la solution y apportée ne soit pas repoussée……………. aux calendes grecques? Il convient, en premier lieu, de cerner et définir l’objectif désirable.

Il serait vain et déplacé de prétendre reconstituer dans les Etats fragiles ou faillis des Etats-nation de type westphalien, une formule obsolète au regard de l’évolu­tion du monde actuel. De plus, il ne semble pas certain que l’Etat moderne, défini comme un Etat bureaucratique fondé sur la légalité et la rationalité de type occi­dental, soit le seul modèle légitime et à recommander pour les Etats fragiles. En effet, s’il peut sembler en principe désirable, notamment pour les acteurs de l’APD habitués à traiter avec des gouvernements établis dans le cadre de ce modèle, en pratique il peut être perçu par les peuples concernés comme imposé du dehors par les instances internationales /occidentales, et donc devoir être rejeté en tant que tel ! Une des solutions désirables, en termes d’efficacité, serait plutôt de viser une formule pragmatique propre à satisfaire les besoins essentiels de la population du pays en question, à savoir un Etat équipé des outils nécessaires à l’action sans qu’il ne présente nécessairement tous les attributs institutionnels d’un Etat moderne ; on pourrait le caractériser comme suit :

Etat de facto « souverain » : Etat dont la légitimité, la capacité, les institutions et les ressources résultent d’un processus politique endogène ayant négocié le « contrat social » et les attentes réciproques entre Société et Etat.

En second lieu, il est indispensable de rejeter toute approche standard, dont sont friandes les institutions internationales et autres acteurs de l’APD, et d’ajuster soigneusement le diagnostic et les prescriptions à la situation réelle de chaque Etat concerné. La variété des situations parmi la cinquantaine d’Etats fragiles recensés, et des solutions possibles, couvre un large spectre, allant d’une absence d’Etat dans une société tribale élémentaire (ainsi, la Somalie), à un Etat archaïque a minima dans une société tribale structurée (ainsi, l’Afghanistan), ou, à l’autre extrémité du spectre, à un Etat fragilisé par une agression extérieure et devant être reconsolidé dans un Etat de type moderne (ainsi, l’Iraq ou la Serbie).

Finalement, il faut sélectionner, parmi les fonctions et capacités d’un Etat sou­verain résilient, celles qui constituent le noyau critique minimal à mettre en place dans un Etat fragile donné selon sa situation et les objectifs poursuivis. En effet, vouloir mettre en place simultanément les nombreuses fonctions de l’Etat souve­rain à un niveau opérationnel dans un Etat fragile est supposé le problème résolu, ce qui est vain. Une approche plus humble doit prévaloir : en faisant preuve de prag­matisme, il faut cerner précisément le noyau critique minimal qu’il convient de mettre en place en première instance et cela dépend, bien évidemment, du degré de fragilité ou de faillite de l’Etat-nation considéré, ainsi que des objectifs à atteindre (qu’ils soient de nature sécuritaire, humanitaire, politique, etc.).

Pour rendre plus concret ce qui précède, rappelons ici que, à suivre l’ouvrage récent d’Ashraf Ghani et de Clare Lockhardt[3], les fonctions ou attributs d’un Etat de facto souverain sont au nombre de dix et peuvent être répartis en quatre groupes :

1er groupe — Sécurité et ordre

  • – Etat de droit, établissant les droits de propriété (notamment les droits sur l’usage de la terre et des ressources naturelles, et de l’espace « at large ») ;
  • – Monopole de la violence légitime (police, défense, justice[4]) assurant les droits de propriété et le respect des engagements et obligations transactionnels ;
  • – Contrôle administratif de l’exécution des tâches et de l’efficacité de l’exé­cution, par des fonctionnaires désignés par un processus perçu comme transparent et fondé sur le mérite et devant rendre des comptes (« accountables »), notamment pour les passations de marchés publics.

2″1 groupe — Contrat social

  • – Définition et désignation, selon un processus inclusif et participatif ac­cepté par la société et ses groupes constituants, des droits et obligations réciproques (le « contrat social ») entre la société et de l’Etat et d’un groupe reconnu et admis par tous pour exercer le pouvoir (une «élite» politique).

3ème groupe — Promotion et Protection des Biens Publics

  • – Formation et préservation du capital humain (Santé et Education) ;
  • – Fourniture d’infrastructures pour les biens publics de base (eau potable, communications et transports, irrigation, …) ;
  • – Finances publiques, taxation pour la fourniture efficace de biens et services publics ;
  • – Gestion des ressources et actifs de l’Etat (minéraux, espaces, concessions,…);
  • – Formation d’une économie sociale de marché et création des biens publics sous-tendant son fonctionnement stable (régulation et contrôle des marchés, droit commercial, des affaires et de la concurrence, droits des travailleurs, mécanismes d’arbitrage, respect des contrats, etc.)

4hme groupe — Reconnaissance et relations internationales.

Esquisse de Priorités et Séquence

Ne sera retenu ici que l’objectif purement humanitaire focalisé exclusivement sur le mieux-être de la population (le seul recevable à notre sens) afin de la sortir, dans un avenir proche et maîtrisé, de la malédiction de la fragilité et de l’instabilité qui caractérisent les Etats concernés, en écartant ici toute considération de sécurité internationale ou de coordination interinstitutionnelle (ces dernières considéra­tions font l’objet de longs développements dans l’abondante littérature existante). Dans une telle approche, le minimum minimorum pour un Etat failli (du type Somalie) pourrait comprendre les attributs 1, 2, 5 et 6 afin d’assurer la survie phy­sique et sociale de chaque individu. Assurer ensuite la durabilité et la résilience des structures institutionnelles ainsi mises en place demanderait la mise en place de l’attribut 4. Après un minimum de consolidation viendraient les attributs 3 et 7. Enfin, les besoins institutionnels du développement économique demanderaient la mise en œuvre des attributs 8 et 9 selon des processus progressifs qui exigent une prudence et une lenteur inhérentes à leur nature[5].

Enfin, le champ de pertinence et d’application du noyau critique d’attributs peut varier selon le degré d’éclatement ou de fragmentation de l’Etat/Nation en question. Le cas extrême serait un Etat parcouru par des fractures trop profondes (religions, ethnies ou tribus, classes sociales, conflits historiques, …) pour être sur­montées dans le court- ou moyen- terme. Dans l’éventualité où un (ou plusieurs) de ses fragments se dote de façon endogène[6], séparément des autres fragments (ou mieux encore conjointement avec d’autres segments), des attributs fondamentaux (1 à 6) d’un « Etat de facto souverain » résilient, la communauté internationale et les acteurs institutionnels de l’APD ne doivent pas craindre d’enfreindre un tabou bien établi et envisager de soutenir au plan international l’émergence d’un nouvel Etat (ou de plusieurs, ou mieux encore d’une confédération d’Etats) séparatiste de l’ancien Etat-nation failli, quitte si nécessaire à le défendre et le protéger contre les menaces ou menées des fragments restés instables ou anarchiques (le précédent du Bangladesh ayant fait sécession du Pakistan indique que cela n’est ni impensable ni impossible). Une telle éventualité, bien que considérée « politiquement incor­recte » par les instances internationales (encore qu’elles ont imposé cette solution à l’ex-Yougoslavie, pour des raisons géostratégiques), est préférable sur le plan hu­manitaire aux guerres civiles qui finissent inévitablement par surgir dans un Etat fragmenté ou éclaté en groupes devenus mutuellement intolérants.

Quelques perspectives prescriptives en guise de conclusion

La multiplication d’Etats fragiles ou faillis pose un sérieux problème de stabilité géopolitique et de développement humain, jusqu’ici abordé par la communauté in­ternationale et l’APD dans une approche visant essentiellement à assurer la sécurité et la dominance des pays du Nord (ainsi, le cas extrême de l’Afghanistan).

De surcroît, les analyses et prescriptions émanant de l’APD reposent sur une approche de nature ethnocentrique, visant à plaquer sur les Etats fragiles, aux si­tuations particulières très variées, des solutions standard largement inspirées du paradigme de l’Etat bureaucratique post-westphalien fondé sur la légalité et la ra­tionalité de type occidental, et ignorant ou même écartant les coutumes et institu­tions traditionnelles (formelles ou informelles) régissant le contrat social implicite des sociétés concernées.

Une autre approche est requise.

Elle devrait être exclusivement humanitaire, c’est-à-dire focalisée sur le mieux-être de la population concernée et la fourniture des biens et services publics indis­pensables tant à sa survie physique et à sa protection qu’à sa survivance en tant que peuple.

Elle devrait donc être, tout à la fois, individualisée, adaptée à chaque cas par­ticulier et épousant étroitement le terrain social et politique du pays en question, et aussi, sélective, rétablissant, à bon escient et dans le bon ordre, ceux des dix attributs et fonctions d’un Etat de facto souverain qui permettront d’atteindre les objectifs visés dans un laps de temps raisonnable.

La prise en compte et l’utilisation des mécanismes sociaux traditionnels de dé­finition et attribution des droits et devoirs des individus et des groupes au sein de l’Etat ou entité concerné doit devenir une prescription de cette nouvelle approche. Ce point est essentiel pour rétablir l’indispensable lien de confiance réciproque entre populations et élites dirigeantes.

Le tabou de l’intangibilité des Etats et de leur aire géographique doit être levé dans le cas d’Etats fracturés de façon insurmontable, et la création endogène de nouvelles entités soutenue lorsque de besoin.

Une telle approche requiert des institutions et acteurs de l’APD qu’ils procèdent à une introspection critique de leurs processus de choix et de décision, ainsi qu’à un réexamen, et, si nécessaire, à une remise en cause, des critères de recrutement de leur personnel de direction générale et des compétences et spécialités de leur personnel opérationnel.

[1]Ce dont témoigne la nouvelle stratégie « How to win hearts and minds » introduite dans l’approche de l’OTAN en Afghanistan, selon laquelle les opérations militaires et sécuritaires seraient accompagnées de projets de développement rural.

[2]En particulier :- vivre, ou survivre, dans le présent immédiat sans se soucier de préserver le futur et d’entretenir le patrimoine; – ce qui est donné par un tiers- de surcroît étranger- ne relève pas du sentiment de propriété et par conséquent n’a pas de valeur : il peut donc être détruit sans état d’âme particulier..

[3]Ashraf Ghani and Clare Lockhart: « Fixing Failed States — A framework for rebuilding a fractured world »; Oxford University Press; 2008.

[4]Le rétablissement dans un Etat failli des formes et institutions de la justice, une fonction régalienne présente dans toute société, doit être soigneusement pensé, en s’appuyant autant que possible sur les structures traditionnelles reconnues par la population, ainsi, les juges et tribunaux coutumiers, les conseils d’anciens, etc.

[5]A l’autre extrémité du spectre des objectifs poursuivis, la recherche de la sécurité internationale passerait par la mise en place prioritaire d’autres attributs (ainsi, attributs 2, 3, 4ème groupe,…), sans pour autant assurer ni résilience ni durabilité.

[6]Selon des processus délibératifs, ou mieux encore démocratiques, par lesquels est construit un corpus de textes, de dispositions et d’institutions définissant, créant et régissant une nouvelle communauté d’ intérêts et d’obligations réciproques entre les groupes ayant participé aux processus et ayant ainsi acquis le sens d’une appartenance et citoyenneté à la nouvelle entité. De tels processus et mécanismes d’agrégation politique sont décrits dans l’ouvrage visionnaire de Jùrgen Habermas : « Après l’Etat-nation » ; Fayard ; 2000.

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