DE L’« UNION MEDITERRANEENNE » AU « PROCESSUS DE BARCELONE : UNION POUR LA MEDITERRANEE » : EUROPEANISATION D’UNE IDEE FRANÇAISE

Bichara KHADER

Professeur et directeur du Centre d’Études et de Recherches sur le Monde Arabe contemporain-Université Catholique de Louvain.

Novembre 2008

Si l’on DEVAIT RECONNAÎTRE un mérite à l’idée de Nicolas Sarkozy d’Union Méditerranéenne, c’est qu’elle est un gros pavé dans la mare : elle bouscule bien des comportements, questionne des politiques, interpelle des Institutions, bref, elle relance le débat autour de la centralité de la Méditerranée dans la géopolitique de la France et de l’Union Européenne, et de l’adéquation des politiques européennes aux défis, de tous ordres, auxquels les riverains, et ceux au-delà, sont exposés.

Et pourtant, avant même que la proposition française ne soit portée par un pro­jet aux contours bien définis, elle suscite déjà étonnement, suspicion, grincements de dents, voire opposition farouche.. Et à vrai dire, le moment choisi pour la clamer, et l’imprécision de l’idée à ce stade quant à son contenu, ses objectifs, ses liens avec les politiques européennes en cours, son financement, sa valeur ajoutée, sa mise en œuvre et la délimitation de l’espace qu’elle est censée couvrir, fait problème.

Est-ce une raison pour la rejeter tout de go, d’un revers de main, comme un « discours chimérique », une « fantasia française », une « chevauchée solitaire », pour reprendre quelques qualificatifs glanés ici ou là dans les enceintes des Institutions européennes ou dans les cénacles des spécialistes ? Ce ne serait pas la bonne appro­che, car s’il faut rompre avec cette fâcheuse tendance à multiplier les discours et les projets sur la Méditerranée, il ne faut pas, non plus, ni condamner, presque à priori, toutes les politiques européennes à l’égard de la Méditerranée, ni, non plus, tout envisager dans le « seul cadre communautaire », comme si « hors de l’Eglise (l’UE) point de salut ».

Ce texte tentera, sans complaisance, de faire le tour de la question, en rappe­lant la genèse de l’idée, ses justifications, ses soubassements idéologiques, et na­turellement, les questionnements légitimes quant à sa pertinence comme « avan­tage comparatif », et à sa validité comme mécanisme destiné à extraire les pays méditerranéens du Sud du marasme économique, du malaise social et de l’atonie politique. On sait maintenant que depuis l’Appel de Rome, en décembre 2007, l’Union Méditerranée est devenue l’Union pour la Méditerranée, et que le Conseil Européen du 13-14 mars 2008 l’a rebaptisée « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ». C’est plus qu’un glissement sémantique. Ce chapitre tente d’ap­porter un éclairage sur les raisons qui ont conduit à cette nouvelle dénomination. Tout en reconnaissant la validité du cadre de Barcelone, ce texte se termine par une proposition que j’appelle « Partenariat Régional Privilégié » (PRP), et qui serait, en quelque sorte, le premier jalon de cette nouvelle initiative.

  1. L’Union Méditerranéenne par les textes

L’on devait s’y attendre : le nouveau président français ne manque ni de verbe, ni de verve. En rupture avec le langage convenu, il introduit une touche nouvelle, bouscule les repères, « fait bouger constamment les lignes ».Ce style nouveau peut certes plaire ou agacer, mais il révèle plus qu’un changement de ton, un changement de paradigme. Désormais, la France, par la voix de son Président, veut laisser son empreinte, se démarquer des autres pays européens, se faire remarquer, quitte à briser des tabous, chambouler les habitudes de penser et d’agir et s’engager hors des sentiers battus. C’est du moins l’intention affichée. L’idée d’Union Méditerranéenne (UM) est sans doute la clé de voûte de ce style nouveau, que d’aucuns ont déjà qua­lifié de « style hors norme », presque « dérangeant ».

  1. Le discours de Toulon

Mais c’est quoi au juste cette UM ? L’idée est explicitée durant la campagne présidentielle dans un discours prononcé par le candidat Sarkozy à Toulon, le 7 février 2007.

Passons outre les envolées lyriques sur cette Méditerranée de Braudel qui est « pour nous tous, même quand nous n’y avons jamais vécu », sur notre « retour aux sources », nous « les enfants de Cordoue et de Grenade… les enfants des savants arabes qui nous transmis l’héritage grec et qui l’ont enrichi », nous « les héritiers d’un même patrimoine de valeurs spirituelles… ». C’est assez touchant et parfois même nostalgique, surtout lorsque il regrette que la Méditerranée ait cessé « de représenter une promesse pour ne plus constituer qu’une menace » et que l’Europe et la France lui aient tourné le dos.

Or, poursuit le candidat, « en tournant le dos à la Méditerranée, l’Europe et la France ont cru tourner le dos au passé », alors qu’elles ont en fait « tourné le dos à leur avenir », car « l’avenir de l’Europe est au Sud ».

Suit ensuite la première gaffe du candidat Sarkozy en rappelant l’épopée des Croisades « ce rêve » qui jeta jadis les chevaliers de toute l’Europe sur les routes de l ‘Orient, puis l’expédition de Napoléon en Egypte, le « rêve de Napoléon III » en Algérie, et de Lyautey au Maroc. « Ce rêve qui ne fut pas tant de conquête que de civilisation » car la plupart de ceux qui partirent vers le Sud « n’étaient ni des mons­tres ni des exploiteurs », mais, en somme, des braves gens partis pour « gagner par eux-mêmes de quoi nourrir leurs enfants sans jamais exploiter personne, et qui ont tout perdu parce qu’on les a chassés d’une terre où ils avaient acquis par leur travail le droit de vivre en paix » (c’est moi qui souligne).

Ces quelques citations du discours de Toulon constituent un raccourci saisissant de la fameuse mission civilisatrice de la France et de la colonisation bienveillante et fraternelle. Certes, ces phrases sonnent agréablement aux oreilles des français rapatriés et des harkis, mais elles sont jugées insultantes et insupportables par la majorité des commentateurs maghrébins, algériens en tête. D’autant plus insup­portables qu’elles ne s’accompagnent d’aucune compassion pour les victimes de l’autre rive. Ni regret, ni pardon, ni repentance. D’ailleurs le candidat s’insurge, avec véhémence, contre les adeptes de la « repentance » : « De quel droit demandez-vous aux fils de se repentir des fautes de leurs pères et que, souvent, leurs pères n’ont pas commises que dans votre imagination », pour ajouter immédiatement et sans la moindre gêne, « Si la France doit des excuses et des réparations , c’est aux enfants des harkis qui ont servi la France, qui ont dû fuir leur pays et que la France a si mal accueillis ». Campagne électorale oblige.

Sarkozy poursuit sur sa lancée : « quand l’enfant grec cessera de détester l’en­fant turc, quand l’enfant palestinien cessera de détester l’enfant juif (etc.)… » La Méditerranée redeviendra le plus haut lieu de la culture et de l’esprit humain. Voilà une bien étrange manière de réduire les conflits complexes à des sentiments d’amour et de
haine !

Inspirée des thèses de Pascal Bruckner (le sanglot de l’homme blanc), cette par­tie du discours est sans conteste la plus légère et la moins clairvoyante. En revan­che les considérations du Candidat sur les Politiques Européennes à l’égard de la Méditerranée ont le mérite de la clarté. Quant à sa proposition d’une Union Méditerranéenne, elle est certes vague, mais ambitieuse (lofty but vague, commente l’International Herald Tribune).

Partant du postulat, non suffisamment étayé, que le « dialogue euro-méditerra­néen imaginé, il y a 12 ans à Barcelone, n’a pas atteint ses objectifs » et que « l’échec était prévisible dès lors que la priorité de l’Europe était à l’Est », que « le commerce avait pris seul le pas sur tout le reste », et que se perpétuait « cette frontière invisible qui de­puis si longtemps coupa en deux la Méditerranée », le candidat Sarkozy en arrive à sa pierre angulaire : l’Union Méditerranéenne.

Il s’agit d’appeler les pays méditerranéens eux-mêmes de « prendre en main leur destinée ». Mais il appartient à la France « de prendre l’initiative avec le Portugal, l’Espagne, l’Italie, la Grèce et Chypre » (pauvre Malte, elle est oubliée ) d’une Union Méditerranéenne qui aura pour vocation de « travailler étroitement avec l’UE » et à « développer, un jour, avec elle, des Institutions communes ». Cette UM offrira un rôle important à la Turquie qui « n’a pas sa place dans l’UE parce qu’elle n’est pas un pays européen » (…) mais « un grand pays méditerranéen avec lequel l’Europe médi­terranéenne peut faire avancer l’unité de la Méditerranée ».

Cette UM sera également le cadre ou du moins la perspective dans laquelle il faut « repenser ce qu’on appelait jadis la politique arabe de la France » et « approcher le problème de la paix au Moyen-Orient ». C’est clair : pas de Turquie en Europe, pas de politique arabe de la France.

Suit ensuite la présentation de la vision du candidat Sarkozy de ce que doivent être les missions de l’UM : a) concevoir une « politique de l’immigration choi­sie », 1er pilier des politiques communes à tous les pays méditerranéens ;b) affronter les défis écologiques (2ème pilier),forger une vraie politique de co-développement ( 3ème pilier) fondée sur des pôles de compétitivité communs, un libre échange négo­cié et régulé, une banque d’investissement, des entreprises mixtes et la gestion com­mune de l’eau. Naturellement les énergies renouvelables constituent une priorité, avec un accent particulier mis sur l’énergie nucléaire. L’éducation n’est pas oubliée, car c’est « ce par quoi commence toute politique de civilisation ».

Les priorités ainsi définies, il s’agit de faire de la Méditerranée :

 

  • « La plus grande source de créativité » ;
  • « Un enjeu pour notre influence dans le monde » :
  • Un enjeu pour l’Islam qui « hésite entre le modernisme et le fondamentalisme ».

Bref, l’UM c’est « faire une politique de civilisation ».

Telles sont résumées, à grands traits, les idées maîtresses du discours de Toulon. Elles sont révélatrices de l’activisme du Candidat et de la nouvelle réorientation qu’il compte imprimer à l’action extérieure de la France.

  1. Le discours de Tanger (23 octobre 2007)

Huit mois séparent les deux discours de Toulon et de Tanger. L’orateur n’est plus le même : il était candidat à Toulon, mais Président à Tanger. Son public n’est pas le même non plus : des électeurs et des sympathisants à Toulon, des marocains à Tanger. Généralement son ton est cordial envers le Maroc et plus posé en ce qui concerne l’axe majeur de son discours sur l’UM.

Ici aussi, passons outre les propos emphatiques sur le Maroc et la France « vieilles nations », toujours jalouses de leur indépendance et « qui ont brassé les peuples, les langues et les cultures et qui incarnent pour tous les hommes un idéal qui les dépasse, une cause plus grande qu’eux-mêmes ». Laissons de côté également cette évocation devenue incontournable de la « grande figure de Lyautey » et concentrons-nous sur l’UM.

Comme à Toulon, le président français revient sur une idée qui lui chère : l’ave­nir de l’Europe se joue au Sud. Puis il rappelle que l’Europe a vécu l’un des ces mo­ments terribles « où la souffrance et la douleur crient plus fort que l’amour ». Mais il ajoute que l’Europe a réussi à surmonter ses barbaries et qu’elle s’est construite, non sur la repentance et l’expiation, mais sur une volonté politique « plus forte que la souffrance » et sur « la conviction que l’avenir compte davantage que le passé ».

Puis il revient à son projet d’UM. Cette fois, le propos est plus pragmatique et presque pédagogique. Pour lui, vouloir l’Union de la Méditerranée, ce n’est pas vouloir « effacer l’histoire », mais la continuer. Pour ce faire, il propose de faire comme les pères fondateurs de l’Europe : tisser des solidarités de fait, par des ac­tions concrètes, autour de sujets précis. Mais s’inspirer de la méthode Schumann, Monnet et Adenauer, ne signifie pas, à ses yeux, que l’UM doive être un calque de l’UE, mais qu’elle devienne une « expérience originale et unique ».

Prenant en compte le scepticisme suscité par son discours de Toulon, le prési­dent français avertit qu’il est « déraisonnable » de continuer comme si rien n’était et qu’il faut faire preuve davantage d’audace. S’adressant à ses critiques et détracteurs, au sein des Institutions Européennes, il se veut rassurant. Selon lui, les initiatives européennes vont dans le bon sens, mais qu’« il est nécessaire d’aller plus loin, plus vite », de franchir une étape, d’imaginer autre chose, de « cristalliser les initiatives en cours » et passer « à une autre échelle ». Bref, de rompre avec les modes de pensées désuets.

Il dessine ensuite les contours d’un projet demeuré jusqu’ici plutôt nébuleux. Ainsi l’UM aura les caractéristiques suivantes :

  • Elle doit être pragmatique, à géométrie variable selon les projets ;
  • Elle mettra, d’emblée, au rang de ses priorités, la culture, l’éducation, la santé, le capital humain, mais aussi la justice et la lutte contre les inégalités ;
  • Elle sera une Union de projets pour faire de la Méditerranée, « le plus grand laboratoire du monde du co-développement » ;
  • Elle ne se substituera pas à toutes les initiatives et projets existants, mais elle aura pour vocation à leur donner un nouvel élan ;
  • Elle sera fondée sur une volonté politique se traduisant par des actions concrè­tes et communes. Pour cela, il invite les chefs d’Etat et de Gouvernement des pays riverains à une réunion au sommet devant se tenir, en France, en Juillet 2008, pour jeter les bases de cette UM fondée sur e le principe de « l’égalité ».
  • L’UM ne se confondra pas avec le processus euro-méditerranéen, mais elle ne se construira ni contre l’Afrique, ni contre l’Europe. D’emblée, la Commission européenne, devra être pleinement associée à l’UM ».
  • Enfin, l’UM devra être le projet de tous et non le projet de la France.

Les avertissements ont été entendus et pris en compte. Le discours de Tanger est plus explicite que celui de Toulon, plus rassurant aussi. La Commission sera asso­ciée, les pays Méditerranéens du Sud bénéficieront du principe d’égalité et le projet de l’UM sera le projet de tous.

  1. C. Le Rapport Avicenne (23 avril 2007)

Rendu public en pleine campagne présidentielle, le rapport Avicenne a sans doute inspiré le candidat puis le Président Sarkozy. Car l’idée de l’UM s’inscrit parfaitement dans cette « nouvelle politique volontariste de la France au Maghreb et au Moyen-Orient » que les rédacteurs de ce rapport remarquable appellent de tous leurs vœux. Anciens diplomates aguerris et fins connaisseurs des affaires du Monde Arabe, les rédacteurs de ce rapport font un diagnostic éclairant de la situa­tion de cette vaste région du Maghreb et du Moyen-Orient, une description, sans complaisance, des relations que la France entretient avec cette région, et enfin, des propositions concrètes quant à une contribution française à une action internatio­nale visant à faire de cette zone si proche et si vitale pour les intérêts français, une zone de réformes politiques, de paix et de développement.

Le diagnostic opéré par le Rapport Avicenne, ne fait pas dans la dentelle : il s’agit d’une zone de fortes turbulences : décomposition de l’Irak, instabilité liba­naise, reprise des activités du PKK en Turquie, pourrissement de la situation en Palestine, affirmation de la puissance iranienne, multiplication des acteurs non éta­tiques depuis le Hezbollah libanais jusqu’aux groupuscules franchisés d’Al-Qaeda.

Or, la France maintient dans cette région une présence considérable, y dévelop­pe une coopération multiforme, et y déploie une diplomatie active. Généralement l’image de la France y est positive, sans que son action soit toujours décisive. En partie, à cause de l’usage extensif des liens personnels qui confèrent aux relations po­litiques « un caractère théâtral », de l’effritement de la priorité conférée au Maghreb, du caractère déclamatoire de la politique française couplée à une difficulté de peser, seule, sur le cours des événements, et enfin, à cause de l’incapacité de la France à mettre sur pied, avec ses voisins du Sud, un système de sécurité collective régionale. De sorte que la relation de la France avec son environnement méridional névralgi­que semble « désenchantée et
incertaine ».

A partir de ce constat, le rapport Avicenne épingle quelques principes d’ac­tion :

  • Les problèmes du Moyen-Orient sont interdépendants ;
  • la question palestinienne est l’épicentre du ressentiment régional ;
  • Il n’y pas de solution militaire aux problèmes qui tenaillent la région ;
  • L’image des pays occidentaux, et surtout des Etats-Unis, s’y est dégradée ;
  • Les régimes de la région ne cherchent pas de leur propre chef à promouvoir la réforme et la démocratie ;
  • Les mouvements islamistes représentent le plus souvent la seule force organi­sée d’opposition aux régimes en place et donc la seule alternative ;
  • La menace d’Al-Qaeda s’est renforcée en Iran et le Maghreb n’est pas à l’abri d’une poussée jihadiste.

Mais tout n’est pas sombre : les sociétés civiles arabes s’éveillent, certaines réfor­mes timides ont lieu, il y a une demande démocratique avérée chez les élites et les populations, et il y a un désir d’Europe demeuré largement inassouvi. Les Pays du Golfe offrent un paysage surprenant avec une croissance considérable soutenue par des prix élevés du pétrole, mais aussi les premiers balbutiements démocratiques.

Ayant fait l’état des lieux, le Rapport propose ensuite quelques pistes d’action pour la politique et la diplomatie françaises :

  • Une meilleure organisation de la Politique Etrangère de la France, fondée sur une politique maghrébine volontariste, une approche transrégionale des nouveaux enjeux, une offre médiatique en langue arabe, une présence plus affirmée dans les médias et le sauvetage de l’Institut du Monde Arabe à Paris ;
  • Un développement des coopérations renforcées à partir de l’Europe du Sud et des pays les plus motivés du Nord, car avec une Europe à 27, il sera de plus en plus difficile de trouver un consensus sur les politiques les plus innovantes et les projets les plus ambitieux. Or la France « a un rôle majeur à jouer dans l’établissement de ces groupes ad hoc au sein de l’UE » en raison d’ « une certaine indépendance de vue « dont la France a fait preuve aussi bien dans la gestion de la crise irakienne que sur le dossier israélo-palestinien ;
  • L’objectif de la France dans la politique méditerranéenne ne devrait pas se limiter à proposer de nouveaux aménagements institutionnels mais de promouvoir « la mise en place de projets concrets avec les acteurs régionaux » dans des domaines essentiels pour les population

On trouve dans cette dernière proposition la philosophie et la méthode qui sous-tendent le projet de l’UM, bien que le Rapport, pourtant publié après le dis­cours de Toulon, ne le mentionne pas explicitement.

Parmi les autres propositions du Rapport on retiendra celle qui a trait au Monde Arabe et Musulman. Il faut combattre les conditions qui accréditent le « choc des civilisations », on peut lire dans le Rapport. Le Monde Arabe a sa place dans la ges­tion des affaires du Monde et par conséquent il faudrait sinon appuyer, du moins discuter, la demande d’un siège permanent pour le Monde Arabe au Conseil de Sécurité, ne pas s’immiscer dans la confrontation Sunnites-Chiites, ne pas hésiter à nouer un dialogue critique avec le Hezbollah et le Hamas, et ne pas fermer les portes aux mouvements islamiques modérés.

Enfin en ce qui concerne Israël, le Rapport préconise certes une consolidation du partenariat français avec ce pays, mais cela ne doit pas se faire au détriment « de l’expression publique des positions françaises sur le conflit israélo-arabe, ni de la capacité d’action de la France dans la région » fondée certes sur la « sécurité d’Israël », mais aussi sur le refus de l’occupation, la nécessité d’évacuation totale des territoires occupés en 1967 et de la création d’un Etat palestinien indépendant…On ne peut être plus clair.

Cette insistance sur l’occupation et l’urgence d’y mettre fin aurait, selon le Rapport, des avantages certains :

  • Repositionner le débat autour du problème de la terre et non des identités religieuses ;
  • Découpler l’enjeu de la lutte contre l’occupation de celui des droits d’Israël à l’existence en réaffirmant les droits des deux peuples à vivre chacun dans un Etat viable et à l’intérieur de frontières sûres.

Le Rapport rappelle à cet égard l’importance du Plan Arabe de Paix, adopté au Sommet Arabe de Beyrouth en 2002 et réaffirmé lors du Sommet de Ryad (en 2007), et souligne le souci de symétrie et d’équilibrage des exigences posées par le Quartet aux Palestiniens et à Israël.

Concernant le Maghreb enfin, le Rapport Avicenne regrette que le Maghreb soit à la fois la région la plus proche et la plus absente dans les réflexions françaises sur la région. Il s’étonne que la position française se cantonne à défendre une « supposée rente de situation » et que l’aide française soit demeurée marquée du sceau bilaté­ral. Le rapport propose dès lors d’affecter une partie des prêts accordés jusqu’ici à chacun des partenaires à une seule enveloppe régionale, finançant des projets d’in­tégration horizontale.

Revenant sur les politiques européennes, le Rapport considère que le bilan du Processus de Barcelone est décevant, mais il évite d’incriminer l’UE seule, car « la responsabilité est partagée entre le Nord et le Sud ». Le rapport ne disqualifie pas le Partenariat euro-méditerranéen, mais il suggère que ce partenariat « se concentre sur un nombre limité de projets structurants », contribue à la promotion des inté­grations sous-régionales, et développe davantage le volet culturel. Dans cet exercice, la France devrait organiser « une concertation plus étroite entre les partenaires euro­péens de la bordure méditerranéenne », notamment l’Espagne et l’Italie. On trouve dans ces propositions les principes de base de l’UM de Nicolas Sarkozy.

Tels sont les points les plus saillants du Rapport Avicenne. Il a certainement été épluché par les conseillers du Président Français, puisqu’on retrouve dans les propos du Président sur l’UM un bon nombre de propositions du Rapport Avicenne …

  1. Justification de l’Union Méditerranéenne

Du point de vue des concepteurs de l »idée de l’Union Méditerranéenne, celle-ci se fonde sur un triple diagnostic :

  • Aggravation de la marginalisation de la Méditerranée dans l’économie mondiale ;
  • Inadéquation des politiques méditerranéennes de l’Union européenne ;
  • Erosion de la place de la France en tant qu’acteur géopolitique en Méditerranée.
  1. La périphérisation de l’espace méditerranéen dans l’économie mondiale est attestée par de nombreux indicateurs : la contribution des pays méditerranéens de la rive sud aux échanges mondiaux est en baisse (prés de 4 %), les flux d’investis­sements sont minces (2 % du total des IDE), le dépôt de brevets est insignifiant (moins de V %), l’investissement consacré à la Recherche/développement est déri­soire (moins de 1 % du PIB), et les échanges intra-régionaux sont les plus faibles du monde (moins de 12 %). Dans ces conditions, la pauvreté continue à être un trait dominant, l’accroissement du PIB par habitant est très lent, le chômage ne baisse pas et il touche de plus en plus les jeunes diplômés, tandis que l’exode des cerveaux continue inexorablement à vider la région de ses ressources humaines éduquées. Quant à la croissance démographique, bien qu’en baisse notable partout, elle conti­nue à exercer une pression considérable sur les budgets des Etats.

Cette situation recèle de sérieux défis en termes de stabilité sociale. Elle peut aussi avoir des retombées négatives sur l’environnement immédiat, notamment l’Europe, en termes de flux migratoires irréguliers, d’exportation des conflits inter­nes, de crispations identitaires.

  1. Bien que consciente de tous ces risques, l’UE s’est attachée à mettre en œuvre des politiques à l’égard de la Méditerranée qui n’ont pas été en mesure d’y faire face. A cela, on peut avancer plusieurs raisons. Conjoncturellement, l’UE, depuis une quinzaine d’années, a été distraite par la fin du système bipolaire, l’unification allemande et ses conséquences, la préparation de l’élargissement à l’Est, et les crises identitaires et institutionnelles à répétition au sein de l’UE. Tout cela a mobilisé son temps, son énergie et souvent ses ressources.

Mais structurellement, l’action de l’UE en Méditerranée est demeurée rivée à des pratiques anciennes et des politiques désuètes qui avaient déjà démontré leur inefficacité (le commerce d’abord) de telle sorte que l’UE n’a pas pu devenir la force motrice capable de tirer les wagons méditerranéens, à l’instar du Japon en Asie. Sur cet aspect, Pierre Bekouche démontre, chiffres à l’appui, le minimalisme de l’enga­gement européen en Méditerranée en le comparant à ce qui se fait ailleurs. Ainsi le poids des pays en développement dans le PIB régional sud-asiatique y atteint 23 %, contre seulement 12 % dans la région MED. Quant aux investissements directs à destination de la Méditerranée, ils dépassent à peine 1 % du total des IDE euro­péens, contre 17 % des IDE des Etats-Unis en direction de l’Amérique centrale et latine et plus de 20% des IDE japonais en direction de leur périphérie asiatique1.

Outre la faiblesse des IDE européens en Méditerranée, les politiques méditer­ranéennes de l’UE n’ont pas réussi à impulser un véritable système productif régio­nal : peu d’échanges intra-branches ce qui témoigne d’un niveau peu élevé d’inté­gration économique et, globalement, la part des partenaires méditerranéens dans le commerce extérieur des pays de l’UE tend à stagner. Sans oublier qu’en dehors du gaz et du pétrole, l’UE dispose d’un confortable solde commercial positif quasi chronique avec tous les pays de la Méditerranée.

Bref, l’UE n’a pas su tirer les pays de la Méditerranée. Or la non-intégration pro­ductive n’est pas seulement un sérieux handicap pour les pays de la Méditerranée du Sud et de l’Est en raison de leur incapacité de monter dans les productions à plus haute valeur ajoutée et à plus grande teneur technologique, elle constitue aussi un manque à gagner pour l’UE elle-même. En effet le retard d’intégration économique productive entre l’UE et sa périphérie méditerranéenne se traduit par une perte moyenne pour l’UE estimée, selon les économistes, de 0,4 % à 0,6 %2 du PIB global. J’avais pour ma part calculé que chaque million d’euros supplémentaires de PIB méditerranéen, génère généralement plus de 150 000 euros d’exportations européennes. Autrement dit, il y a un intérêt réciproque que le commerce seul ne saurait satisfaire. Il faudra aller plus loin : développer de véritables réseaux de fir­mes transméditerranéennes et promouvoir les projets qui conduisent à l’intégration productive.

Jean-Louis Guigou plaide pour une véritable reconnexion des Nord et des Sud, fondée sur des intérêts réciproques et non sur un rapport de forces, et dépassant les seules questions économiques. Pour lui, une Communauté Méditerranéenne doit être lancée dans le cadre des coopérations renforcées, et à l’initiative de la France, pour promouvoir une telle reconnexion3.

Au vu de ce diagnostic, on comprend que le président Sarkozy ne soit pas tendre dans son analyse du Processus de Barcelone qu’il considère comme un échec, au moins pour deux raisons : la première c’est que l’UE ne s’y est pas engagée vérita­blement, ayant été distraite par les élargissements successifs, et la deuxième, c’est que l’UE est demeurée prisonnière du volet « économique » et a négligé les deux autres volets.

Cependant, ce diagnostic est sévère et manque de nuances. Il est vrai que le Processus de Barcelone n’a pas été à la hauteur des objectifs initiaux affichés. Economiquement, il n’a pas réduit les écarts de prospérité, n’a pas accru l’attracti-vité de la région pour les investissements directs étrangers et n’a bénéficié que d’un financement limité et mal utilisé au moins dans la première phase de MEDA 1. Politiquement, aucune Charte de Paix et de Stabilité n’a pu être signée faute de lan­gage commun entre les partenaires du Nord et du Sud. La participation d’Israël au Partenariat euro-méditerranéen avec d’autres pays arabes (considérée par les respon­sables de l’UE comme un acquis majeur ) n’ pas empêché l’Etat hébreu de continuer sa colonisation des territoires palestiniens et arabes et de détruire les infrastructures du Liban lors de sa dernière confrontation avec le Hezbollah libanais, en 2006. Culturellement, la relation culturelle de l’Europe avec son environnement arabe et turc a beaucoup souffert de la stigmatisation abusive de l’Islam, surtout depuis le 11 septembre 2001, et par le débat identitaire européen, surtout lors des discussions sur le projet de la Constitution européenne, comme si être européen, c’est d’abord ne pas être arabe, turc ou musulman.

Mais il est injuste de trop noircir le tableau. Le Partenariat euro-méditerranéen a permis l’éveil et la participation des acteurs de la société civile, suscité un intérêt aca­démique considérable, facilité le développement de réseaux d’Instituts (Euromesco et Femise), financé en partie une Académie diplomatique Méditerranéenne à Malte, donné naissance à une grande fondation culturelle euro-méditerranéenne, « Anna Lindt », permis la création, souvent spontanée, de centaines d’initiatives, de centres de recherches, d’Instituts euro-méditerranéens (IEMED à Barcelone, par ex.) ou de Maisons de la Méditerranée (comme celle de Marseille). Il a permis des rencontres fructueuses sur le plan humain, mais aussi politique. Il a également sensibilisé l’Eu­rope à la problématique méditerranéenne.

Mais surtout, on ne peut raisonnablement incriminer la seule UE pour les failles et les manquements du Partenariat. Les pays du Sud ont souvent traîné les pieds en matière de réforme, et n’ont rien fait de significatif pour promouvoir l’intégration sous-régionale. Certes, il y a eu l’accord d’Agadir auquel participent le Maroc, la Tunisie, l’Egypte et la Jordanie, mais ces quatre pays n’ont pas de frontières com­munes et l’accord demeure largement velléitaire et virtuel.

La Politique de Voisinage(PEV) est plus problématique4 et suscite davantage de questions que le Partenariat euro-méditerranéen. D’abord par une bilatéralisation excessive qui met l’intégration productive régionale hors de portée, par la ferme­ture de tout horizon d’adhésion, par le chevauchement avec les autres initiatives en cours. « Cimetière des illusions perdues »5, la PEV ne suscite par l’enthousiasme des foules. Mais les Etats du Sud y souscrivent, semblent jouer le jeu, et tentent de maximiser leurs bénéfices tout en minimisant leurs sacrifices (surtout sur le plan politique). Pour les partisans de l’Union Méditerranéenne, la PEV est trop large et concerne des Etats trop divers qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes, ne partagent pas les mêmes identités, ne poursuivent pas nécessairement les mêmes objectifs, et n’ont pas le même horizon.

Ici le diagnostic ne manque pas de pertinence. La question est de savoir si le cadre de l’UM et le nombre plus limité des Etats participants offrirait de meilleu­res perspectives en termes de travail commun, de cohérence, de coordination avec d’autres initiatives et d’impact sectoriel et global.

  1. c) L’érosion du rôle de la France, c’est le 3ème On le trouve moins dans les discours de Sarkozy que dans le Rapport Avicenne. Cette marginalisation de la France dans sa périphérie immédiate, surtout au Maghreb, serait le résultat d’une politique étrangère assoupie, d’un manque d’activisme français, et à l’opposé, d’un surcroît de volontarisme politique d’autres acteurs notamment les Etats-Unis qui ont lancé, depuis l’Initiative d’Eisenstadt pour le Maghreb, et la signature d’un Accord de Libre-échange avec le Maroc en 2004, une véritable offensive commerciale6 pour conquérir de nouvelles parts de marché et empêcher que la France et l’Union Européenne ne transforment la région méditerranéenne en « marché captif ».

Or la France ne peut pas dormir sur ses lauriers. Au Maghreb, en particulier, souligne le Rapport Avicenne, il faut redynamiser sa politique étrangère, assurer une présence, une visibilité. Elle y détient trop d’intérêts politiques, économiques, financiers et culturels pour s’y laisser distancer par d’autres acteurs, ou voir son rôle dilué dans des initiatives trop globales qui la relèguent à un second rang.

On comprend maintenant pourquoi le Président français veut remettre la France à la place qui lui revient par la géographie, l’histoire et les intérêts. Son discours se comprend eu égard à l’image que la France a d’elle-même et au rôle qu’elle croit lui revenir. Mais surtout il se justifie pleinement : impliquer les Etats les plus proches et les plus concernés dans des Initiatives Régionales est quelque chose qui se pratique ailleurs en Europe.

A cet égard, l’on peut se demander si les concepteurs du projet d’UM ne se sont pas inspirés des initiatives en cours au Nord de l’Europe, telles que :

  • Le Conseil des Etats de la Mer Baltique, mis sur pied en 1992 et qui fait de la sécurité collective un de ses objectifs primordiaux ;
  • Le Conseil euro-arctique de la Mer de Barents, créé en 1993 à l’initiative de la Norvège ;
  • Le Conseil arctique (1996) qui unit les pays scandinaves, la Russie, le Canada, les Etats-Unis et l’Islande et qui se focalise sur la protection de l’environnement dans une région qui couvre plus de 1.5 million de km2.
  • Le Conseil Nordique (1996) :
  • La Dimension Septentrionale, lancée en 1997 et qui regroupe certains pays de l’UE, la Russie, l’Islande et la Norvège dans le but de promouvoir des projets com­muns et d’améliorer les conditions de vie des populations des zones frontalières.

Toutes ces coopérations ciblées, autour de problèmes concrets (gestion de la frontière, trafics de tous genres, exploitation des ressources halieutiques, ou natu­relles, transport maritime, pollution, etc.) regroupent un nombre limité d’Etats voisins ou d’Etats concernés.

Tous ces coopérations régionales sont soutenues par l’UE, à titre de pourvoyeur principal d’aide, ou à titre subsidiaire. L’UE s’en réjouit, ne s’en offusque pas, et parfois, elle y est associée de plein droit. Fait saillant, une résolution du Parlement européen, en date de janvier 2003, invitait la Commission à étudier la viabilité d’une ligne budgétaire distincte consacrée à la Dimension Septentrionale dans le budget de 2004. On ne sait pas ce qu’il est advenu de cette proposition, mais c’est une indication que l’idée d’un Conseil Méditerranéen, voire d’une Dimension Méridionale Méditerranéenne n’est pas en soi absurde.

Ainsi, au vu de ce qui se passe ailleurs, la proposition française d’UM ne man­que pas d’à-propos et fait sens, puisqu’il s’agit globalement de maximiser les champs de coopération entre des voisins, autour d’intérêts partagés, pour « tracer les lignes d’un futur commun souhaitable »7. En somme il s’agirait de mettre en place quelque chose qui soit plus petit que la PEV (Politique Européenne de Voisinage) et plus efficace que le PEM (Partenariat euro-méditerranéen). Quelque chose qui serait, si je m’autorise sa formulation en anglais, smaller than the European Neighbourhood Policy and smarter than the Barcelona Process.

  1. Les mérites de la proposition française

Rarement une proposition comme celle de N. Sarkozy a alimenté autant de dé­bats et suscité autant de réactions. C’est d’ailleurs son premier mérite : cela traduit le retour de la Méditerranée au centre des préoccupations et souligne l’importance de l’enjeu méditerranéen. Ali Bensaad et Jean-Robert Henry le soulignent claire­ment : « A l’échelle continentale, le rapport à la Méditerranée est devenu un des facteurs organisateurs du projet européen et un révélateur de ses crises… ». Pour la France en particulier, son rapport à la Méditerranée, et plus spécifiquement au Maghreb n’est pas seulement un enjeu majeur de politique étrangère, « c’est aussi un enjeu qui tou­che profondément à l’histoire et à la composition de la société française »8.

Le deuxième mérite de la proposition c’est de sortir l’UE de son apathie, de l’amener à s’interroger sur la pertinence, la cohérence, et l’efficacité de ses politi­ques méditerranéennes, de procéder à une véritable évaluation de son action, et de répondre aux questions qui lui sont constamment posées : Pourquoi les dirigeants arabes ont-ils fait défection lors du Sommet du Xème anniversaire du Processus de Barcelone ? Pourquoi celui-ci n’a pas réussi son pari de réduire les écarts de prospé­rité entre les partenaires, d’impulser de véritables réformes politiques, et de retisser les fils du dialogue culturel ? Pourquoi la dégradation de la situation en Palestine a-t-elle contaminé le Processus de Barcelone, alors que l’UE européenne misait, au contraire, sur les retombées positives du Partenariat euro-méditerranéen sur le processus de paix israélo-arabe? Pourquoi la Politique de Voisinage est vue par les pays du Sud comme une simple compensation pour les pays qui n’ont pas vocation à l’adhésion ? Et en quoi, cette bilatéralisation excessive qui fonde la PEV peut-elle contribuer à une « dynamique régionale productive » ?

En adoptant une posture critique par rapport aux politiques européennes de la Méditerranée, même si elle me paraît excessive dans la formulation et peu nuancée quant au contenu, le Président Sarkozy ouvre à nouveau le débat, au sein des Institutions Européennes, sur la logique profonde de leurs interventions en Méditerranée.

Le troisième mérite de l’UM c’est l’approche pragmatique du projet, le gradua-lisme de la méthode, l’égalité « affichée » entre les participants et le nombre réduit des Etats impliqués. « Il faut éviter d’inclure trop de pays avec tous leurs problèmes… Il faudra commencer avec quelques pays, puis élargir l’Union à d’autres… »9, écrit Hubert Védrine. C’est d’ailleurs la réflexion qui inspire la proposition que je dé­fends en conclusion de ce texte.

En dépit de ces quelques mérites, les réactions ne sont guère enthousiastes. Voyons cela de plus près.

  1. Réactions à l’initiative française

Malgré les mérites de l’initiative française, Très vite l’UM suscite, au sein de l’UE, un certain agacement. Ainsi, Michel Rocard, ancien premier ministre, et député européen, expliquait le 7 septembre 2007, qu’il avait refusé une mission qu’entendait lui confier le Président Sarkozy sur l’UM estimant que « cette mission risquait d’ouvrir un conflit dommageable, et en tout cas paralysant, avec les Institutions Européennes »… « J’ai proposé », ajoute-t-il, « de s’y prendre autrement et de changer le calendrier de la mission, mettant des étapes et négociant d’abord avec l’Europe… mais le Président n’a pas souhaité cette distinction ».

Cette réaction est révélatrice des réserves européennes sur la démarche et la méthode du Président français. Certes, ceux en charge du dossier méditerranéen, au sein de la Commission, sont conscients de l’urgence de dynamiser les politiques en cours. D’ailleurs le 3 septembre 2007, Benita Ferrero Waldner, Commissaire chargée des Relations Extérieures, provoquait, à cet effet, la toute première réunion entre les Ministres des « 16 pays voisins » concernés par la PEV. A une question de H. Ben Ayache sur l’UM, la Commissaire a été on ne peut plus claire : « Tous les projets qui entrent dans cette dynamique, et qui pourraient être portés par l’UE sont bienvenus. Mais cela doit entrer dans ce cadre »10. Dans une autre déclaration, la Commissaire récusait ouvertement la démarche solitaire du Président français : « Nous sommes en faveur de tout ce qui peut renforcer la coopération, pour autant que l’ensemble de l’Union européenne soit impliqué, même si certains Etats sont plus inté­ressés que d’autres

D’autres réactions reflètent certains doutes quant à la pertinence de l’idée même de l’UM. Au nom de la présidence de l’UE, Victor Monteiro, estimait qu’il était impossible d’envisager le lancement de l’UM réunissant des pays tiers méditerra­néens « sans avoir réglé au préalable les problèmes politiques entre eux ». Réflexion pertinente mais qui n’avait pas été prise en compte lors du lancement du Processus de Barcelone où on a invité des pays toujours en conflit.

Au sein de la Commission européenne et du Parlement Européen, certaines voix s’interrogent sur la pertinence d’un projet d’essence intergouvernementale dont nombre de domaines d’intervention envisagés (environnement, sécurité collective, énergie, développement humain et social, dialogue culturel, etc.) ne relèvent plus du tout, ou partiellement, de la compétence des Etats, mais des compétences de l’UE. En plus, les enjeux qui fondent l’UM proposée ne concernent pas seulement les pays européens méditerranéens, mais également les autres. Sans oublier naturel­lement qu’il sera difficile de financer des initiatives avec l’argent de l’UE si tous les pays ne sont pas associés.

A cet égard la réaction des Allemands est éclairante. Angela Merkel ne fait guère mystère de son agacement : « Il se pourrait que l’Allemagne se sente pour ainsi dire plus concernée par l’Europe Centrale et Orientale et la France plus attirée du côté de l’Union Méditerranéenne : ceci pourrait alors libérer des forces explosives dans l’Union Européenne et cela je ne le souhaite pas », déclare-t-elle lors d’une conférence à Berlin le 5 décembre 2007, avant d’ajouter : « Je crois qu’il faudrait faire une offre en la matière à tous les autres Etats européens… Si tous les pays ne souhaitent pas participer, il est possible de le réaliser par le biais d’une coopération renforcée ».

Toute aussi significative la réaction du Président du Parlement européen, Hans-Gert Pôttering, qui n’a pas manqué de reprocher au Président français d’« avoir ignoré le Parlement européen lors du lancement de son projet ». Il poursuit sur un avertissement « le Parlement européen sera pris au sérieux »12 et d’ajouter, en écho aux avertissements des autres responsables européens, qu’« il est important que l’Union Méditerranéenne, quelle que soit la forme qu’elle prendra, renforce et approfondisse le Processus de Barcelone ». Se plaçant sur un autre registre, plus terre à terre, la Pologne, quant à elle, a manifesté son étonnement face aux largesses financières que prodigue l’UE au Sud en comparaison des « 500 millions d’euros » qu’elle consacre à son voisin ukrainien.

En somme, les premières réactions des pays européens portent autant sur la mé­thode que sur la pertinence, la compétence et le financement de l’UM. Les français s’attendaient-ils à un tel scepticisme ? Probablement pas, à en juger par certains propos irrités de leurs diplomates. Ainsi l’ambassadeur Degallaix s’est étonné de telles réactions, alors que l’UM n’est, à ce stade, qu’une idée, un concept et s’est empressé de lever « quelques contresens » dans les réactions à l’idée française. Tout d’abord, dit-il, l’UM « n’est pas une machine de guerre contre le Processus de Barcelone, ni un substitut », qu’« elle ne repose pas sur un groupe pionnier des « happy few », qu’il s’agit d’« un partenariat ouvert et non fermé », et que l’UM « est une idée tournée résolument vers des résultats ». L’ambassadeur griffe au passage le partenariat euro-méditerranéen demeuré « prisonnier des considérations politiques ». liées à la situa­tion du Moyen-Orient et à la lutte contre le terrorisme et l’immigration. Certes ce sont des questions « essentielles », mais elles « ne doivent pas empêcher des progrès sur d’autres dossiers »13.

  1. Réactions des Etats Méditerranéens

Au moment du lancement de l’idée d’UM, les Etats européens de la Méditerranée évitent l’opposition frontale, mais il est clair, même si l’idée d’une coopération ren­forcée peut légitimement les séduire, que l’activisme français les prend de court et finalement les agace. Aussi disent-ils soutenir le projet, mais du bout des lèvres en assortissant le soutien d’avertissements clairs : « Cette UM doit s’inscrire dans une approche « globalement euro-méditerranéenne » », affirme Miguel Angel Moratinos, ministre espagnol des Affaires Etrangères. Le Président du Conseil Italien fait mon­tre de la même prudence. Cette attitude hésitante va changer, comme on le verra plus loin, avec l’Appel de Rome.

Au Sud de la Méditerranée, on ne peut pas dire que l’UM suscite un engoue­ment particulier. Au Maghreb, le Maroc recherche surtout un « statut différencié « du fait de sa proximité géographique, de son implication dans les projets commu­nautaires (système Galileo, participation à l’opération Althéa en Bosnie, et signa­ture de l’accord « Ciel ouvert »’ etc.). Mais en attendant, le ministre marocain des Affaires Etrangères, Taïeb Fassi-Fihri, se dit favorable à l’UM. Mais l’ambassadeur du Maroc à Paris, Fathallah Sigilmassi 14 avertit : si l’agenda de l’UM c’est freiner l’immigration et lutter contre le terrorisme et s’il s’agit essentiellement de préserver la sécurité de l’Europe, alors « je ne pourrai pas vendre le projet à mon pays ».

L’Algérie s’en tient à son accord d’association avec l’UE. Quant à la Tunisie, elle préférerait un renforcement de la formule 5+5 relative à la Méditerranée Occidentale.

Dans le Machrek arabe, on demeure dubitatif quant à la valeur ajoutée de l’UM et quant à sa capacité de surmonter les contraintes structurelles qui ont handicapé le Processus de Barcelone. Mais cela n’empêche le président Mubarak de se montrer ouvert : « Personnellement, je pense que c’est une excellente proposition qui mérite d’être examinée Cela me rappelle la réplique cinglante de Mao Tsé Toung à un diplo­mate européen qui lui demandait ce qu’il pensait de l’Occident. « C’est une bonne idée » lui répondit sarcastiquement le dirigeant chinois.

Les Turcs sont plus ulcérés par le justificatif de l’UM. « It is a non starter » réagit Sinan Ulgen, un ex-diplomate turc. Les Turcs n’acceptent pas que l’UM soit pré­sentée comme un prix de consolation, un ersatz ou une alternative à leur volonté d’adhésion. Certes la Turquie jouera le rôle qui lui revient de droit dans toute archi­tecture méditerranéenne, mais pas au prix d’une non-adhésion.

A l’opposé du concert des opposants et sceptiques, la position d’Israël est plus favorable, mais les raisons invoquées en disent long sur leurs attentes. Un diplomate israélien le dit sans détour : « L’UM nous offre une autre occasion pour dialoguer avec des pays avec lesquels nous avons eu quelques difficultés à parler ». Ainsi l’UM serait une enceinte qui permettrait à Israël de normaliser ses relations avec ses voisins sans devoir se réconcilier avec eux, c’est-à-dire, résoudre le conflit qui les oppose à l’Etat hébreu.

  1. Réactions des médias et des intellectuels

Celles-ci sont de la même veine : doute et scepticisme. Mais certains intellec­tuels reconnaissent à l’UM quelques vertus. Ainsi en est-il d’Alexandre Adler 16qui lui reconnaît quatre vertus :

– Avec l’UM, on sort par le haut du processus de Barcelone qui n’était qu’un arrangement et sans mécanisme de propulsion. Avec l’UM, le politique sera déci­sif : les Etats doivent assumer leurs responsabilités et donc mettre un terme à leurs rivalités ;

  • Le nouveau mécanisme énonce de manière implicite que « les différents secteurs géographiques du monde musulman appartiennent à des espaces plus vastes qu’ils parta­gent avec des non -musulmans ».
  • Ce même mécanisme oblige, par sa logique même, Israël et ses voisins à se recon­naître mutuellement.
  • L’UM est un précédent excellent pour proposer ensuite une Union eurasienne, regroupant la Russie, l’Ukraine, les pays du Caucase et l’Asie Centrale.

Si telles sont les uniques vertus du projet d’UM, la France a tout intérêt à le mettre au placard. En effet, il faut être naïf d’imaginer que l’UM, puisse, par le simple fait d’exister, régler des conflits, comme celui du Proche-Orient qui dure depuis 60 ans. Si en amenant Arabes et Israéliens à travailler ensemble, l’on pouvait, par miracle, convaincre Israël de se retirer des territoires occupés, de démanteler ses colonies et de détruire le Mur de la Honte qui éventre les territoires de Palestine, alors tout le monde se mobiliserait pour mettre l’UM sur pied. La réalité, malheu­reusement, n’est pas aussi simple. Le projet du marché commun n’a pas précédé le règlement des conflits européens et la réconciliation franco-allemande, il est venu après. Vouloir faire le contraire au Proche-Orient c’est postuler que l’intégration conduit à la paix, alors que c’est la paix qui – dans l’expérience européenne – a permis le projet d’intégration.

Quant à dire que l’UM va convaincre les pays musulmans qu’ils font partie d’un vaste ensemble, c’est redécouvrir la poudre, comme s’il fallait l’UM, pour s’en rendre compte. Pour ce qui est de l’effet de démonstration sur d’autres aires géogra­phiques, voilà une bien téméraire prophétie.

Jean-Claude Casanova17 autre éminent spécialiste, se contente d’affirmer que l’UM est « un chemin juste et difficile ». Chemin juste, parce que « si cette Union se réalisait, elle serait le point de rencontre des trois sœurs latines.. .des autres pays méditer­ranéens de l’Europe et des partenaires extérieurs… ». L’observation est bien maigre. En revanche Casanova est plus pertinent lorsqu’il détaille les écueils :

  • Le premier consiste à persuader les partenaires européens qu’un cadre nou­veau s’impose pour donner une énergie plus grande à la coopération.
  • Le deuxième tient à la question Turque. Est-ce N. Sarkozy sera en mesure d’expliquer que son refus de l’adhésion de la Turquie « ne repose sur aucune hostilité aux pays musulmans que l’on souhaite associer à l’Europe dans un cadre où ils restent ce qu’ils sont et l’Europe reste ce qu’elle est ».

— Le troisième écueil vient de la qualité même du projet. En effet, « il est rare de voir des hommes d’Etat adhérer rapidement à une idée juste ».

En somme, suggère Casanova, l’UM est une idée juste parce qu’elle insuffle une énergie nouvelle, mais il faut convaincre l’UE de son utilité, persuader les Turcs de « rester là où ils sont » et convaincre les chefs d’Etat de soutenir cette « idée juste ».

Au niveau des chercheurs, la clarification de Michael Emerson et de Nathalie Tocci 18 ressemble à un catalogue de questionnements sur le rapport de l’UM au processus de Barcelone, sur les domaines d’intervention de l’UM (qui recoupent les compétences de l’UE), sur sa valeur ajoutée, sur le chevauchement possible avec les autres politiques européennes.

Pour les auteurs, qui se veulent constructifs, une meilleure idée serait de revoir l’architecture du Processus de Barcelone et de la Politique de Voisinage, par exem­ple en séparant les voisins méditerranéens des voisins de l’Est et du Caucase. Cela rejoint ma propre proposition, à la différence près que je propose de scinder la PEV en trois groupes et non deux :

  • Une Initiative UE-Pays de l’Est-Pays du Caucase,
  • Une initiative euro-arabe,
  • Une initiative EU-Israël.

C’est la seule manière de contourner l’obstacle du conflit israélo-arabe qui contamine tous les projets de coopération en cours. Mais une fois le conflit résolu, Israël pourra rejoindre les autres pays du Proche-Orient et participer à des activités régionales.

Le point de vue d’Alvaro Vasconcelos19, directeur du Centre de l’UEO à Paris et ancien Secrétaire Général d’Euromesco est intéressant. Vasconcelos revient sur le postulat de base du Processus de Barcelone qui veut que le développement des pays tiers-méditerranéens conduit nécessairement à leur stabilité, peut-être même à leur démocratisation. Or, dit-il, cette « équation développement-stabilité a été un échec ». Il convient désormais, affirme-t-il, de donner la priorité à la démocratie. Mais en dépit des critiques légitimes du Processus de Barcelone, celui-ci, reste aux yeux de Vasconcelos, « le cadre le plus adéquat », mais il faut le renforcer, par exemple par un Plan Marshall pour la Méditerranée (proposition du ministre portugais Luis Amado), ou par « une Union euro-méditerranéenne » (Proposition de Moratinos).

Cette dernière idée a, à l’évidence, les faveurs de l’auteur, car l’UM bouscule une règle établie qui veut que la problématique méditerranéenne soit posée dans « le cadre d’une perspective commune », ce qui signifie que la Méditerranée est la frontière sud de l’Allemagne et que l’Estonie est la frontière nord du Portugal. Ainsi pour lui, le seul projet véritablement mobilisateur pour la région « est une communauté euro-méditerranéenne basée sur des valeurs ayant contribué à la réussite de l’intégration euro­péenne ». Cette Communauté euro-méditerranéenne aura pour principale tâche de faire la paix, condition nécessaire aux projets régionaux et à l’approfondissement démocratique.

Cette idée de la paix comme fondement de tout projet euro-méditerranéen, est reprise par Pascal Boniface20. « Si l’Europe a avancé, c’est parce qu’elle était en paix » écrit Boniface. Et il ajoute avec justesse « Les projets communs ont consolidé la paix, ils ne l’ont pas précédée ». Cet argument peut difficilement être réfuté car avant de partager les fruits de la paix, il faut d’abord la faire.

Une dernière réaction renvoie à l’américanophilie du Président Français. Certains journalistes du Sud21 font remarquer que l’UM est pour la France ce que le projet du Grand Moyen-Orient est pour les Etats-Unis. Or, disent-ils, regardez où nous a mené le projet du Grand Moyen-Orient ? Il ne faut pas répéter la même erreur, avertissent-ils.

  1. L’Union Méditerranéenne : Union de projets ou projet d’Union.

L’idée d’UM n’a pas germé dans la tête du président français: elle est le fait d’une orchestration collective, dans laquelle ont participé des experts, des députés de l’UMP et les principaux conseillers de l’Elysée. Déclarée comme « axe majeur » de la politique étrangère française, l’idée s’est imposée dans les débats institution­nels et médiatiques. Comme une Union de projets, plus qu’un projet d’Union, l’UM s’inspire des débuts de la construction européenne et se fonde sur la méthode des pères fondateurs du projet européens : des actions concrètes et des solidarités construites. Avec le temps, elle pourrait se doter d’institutions propres et éventuel­lement des institutions communes avec l’UE.

Mais il y a deux éléments qui rebutent dans l’initiative française : ce n’est ni une politique méditerranéenne de l’Union Européenne, ni une politique arabe de la France22.

 

  1. L’UM et l’UE

Un des mérites des initiatives méditerranéennes de l’UE c’est l’implication de tous les membres. En 1998, un chercheur allemand, Volker Perthes, rédigeait un « Euromesco paper », avec le titre évocateur suivant : « Germany gradually becoming mediterranean state » (l’Allemagne devient progressivement un Etat Méditerranéen). De son côté, le Danemark a inscrit dans le Livre Blanc « la stabi­lité de la Méditerranée » comme « intérêt national ». La Finlande estimait, quant à elle, qu’elle était un « pays riverain de la Méditerranée » dés lors qu’elle adhérait à l’UE. Tandis que la Suède a été très active en Méditerranée, surtout dans le do­maine culturel : ce n’est pas par hasard que la Fondation euro-méditerranéenne du dialogue des cultures, dont le siège est à Alexandrie, porte le nom d’une ancienne ministre suédoise : Anna Lindt. Quant à la Grande-Bretagne, elle ne pouvait pas se désintéresser de la Méditerranée, ne fût-ce qu’en raison de ces liens avec Gibraltar.

Il est vrai, en revanche, que les nouveaux pays membres du Centre et de l’Est européens se cantonnaient dans une posture tiède, voire indifférente, aux affaires méditerranéennes. Mais cela se comprend aisément : ils ont été davantage préoccu­pés par la consolidation de leur démocratie et de leur économie après une longue période de satellisation, plus soucieux des problèmes de leur voisins de l’Est (no­tamment l’Ukraine),moins tenaillés que les pays européens du Sud par les questions épineuses de l’immigration clandestine, et moins exposés aux effets des instabilités du Sud méditerranéen.

Ainsi, à des degrés divers, l’UM pose aux autres pays européens du Nord un sé­rieux dilemme. Ceux-ci auront-ils quelque chose à dire ? Devront-ils contribuer au financement ? A travers quels instruments: Banque Européenne d’Investissements ? Femip ?, ou une Banque méditerranéenne d’investissements? Il était clair, en 2007, qu’aucun pays européen n’était disposé à accepter que les moyens financiers de l’UE soient mis au service des seules ambitions de la France. Ceci explique en grande partie le glissement sémantique imposé à la France par le Conseil européen de mars 2008, puisque l’Union Méditerranéenne, devenue Union pour la Méditerranée avec l’Appel de Rome (décembre 2007), est rebaptisée, à nouveau, « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée »

  1. L’UM et les Pays Arabes

Dès son évocation, le projet UM a été perçu comme problématique par les Arabes. Ceux-ci n’ont pas compris pourquoi le président Sarkozy ait présenté cette UM comme « substitut » à la Politique Arabe de la France. Cette politique initiée par Charles de Gaulle était promue pour rompre avec la vision d’une France alignée sur les positions israéliennes, au moins jusqu’à la guerre de 1967. Elle n’était pas anti-israélienne par définition, mais elle était censée être au service d’une politique française d’équilibre et correspondait parfaitement aux intérêts stratégiques, poli­tiques, culturels et économiques de la France dans une région si proche. Ce n’était donc ni une politique insensée, ni, encore moins, une politique honteuse dont le Président Sarkozy chercherait à s’en défaire. Au contraire, elle permettait à la France de s’exprimer librement, de ne pas s’aligner systématiquement sur la politique amé­ricaine et finalement de « faire la différence ».

Or la présentation de l’UM comme une alternative à ce que « jadis on appelait la politique arabe de la France »(discours de Sarkozy) a étonné, voire exaspéré, les arabes qui ont décelé dans ce propos l’influence d’un courant de pensée dans l’en­tourage du Président qui estime que l’affichage d’une politique arabe de la France va à l’encontre d’un rapprochement avec l’Amérique et d’une normalisation avec Israël. Cela explique, sans doute, que Sarkozy se soit rendu à plusieurs reprises en Israël, en tant que président de l’UMP, sans daigner, une seule fois, visiter les ter­ritoires palestiniens et constater, de visu, les ravages de l’occupation. Ce penchant pro-israélien est couplé à un virage pro-américain. Sans doute les deux vont de pair et l’on peut difficilement en contester la légitimité.

Mais ce qui fait problème, pour les pays arabes, c’est que la consolidation des re­lations de la France avec Israël et sa réconciliation avec l’Amérique se fasse au détri­ment d’une politique arabe qui a fait ses preuves : il suffit de constater l’image plutôt positive de la France comparée à l’anti-américanisme rampant dans les populations arabes. Pourquoi dès lors enterrer la politique arabe de la France ? Le remarquable Rapport Avicenne, rendu public en avril 2007, n’insiste-t-il pas, au contraire, sur l’importance de la région arabe pour la France ? Et, je dirais, pour l’Europe ? J’en veux pour preuve le rapport présenté par Michel Rocard, au Parlement Européen, en 2007, sur la « Réforme des Sociétés Arabes », soulignant l’urgence pour l’Union Européenne de soutenir « le Monde Arabe » dont l’avenir est inextricablement lié à celui de l’Europe.

Allant à contre-courant, Sarkozy ne prononce quasi jamais les mots « pays ara­bes » ou « monde arabe », alors que les Etats arabes constituent l’écrasante majorité des pays méditerranéens du Sud et de l’Est. La notion même d’arabité, élément constitutif essentiel de l’être collectif des Arabes, n’est jamais évoquée comme si les Arabes n’avaient rien en commun. Est-ce là le signe de la « rupture » qui est le concept-phare de la nouvelle doctrine de la diplomatie française ? Il y a lieu de le croire, affirment Béatrice Patrie et Emmanuel Espanol 23. Et cela en raison de la position très atlantiste du président français qui rompt avec la doctrine française de l’indépendance stratégique et qui remet en question le rapport particulier de la France au Monde Arabe. On ne comprendrait pas autrement l’acharnement de Sarkozy à vouloir se réconcilier les faveurs de l’administration américaine et à pré­senter la France comme « l’alliée indéfectible » de l’Amérique.

Cette nouvelle réorientation de la diplomatie française est également visible sur le dossier israélo-arabe. Ami d’Israël depuis belle lurette – et il ne s’en cache pas -Sarkozy est, depuis son élection en mai 2007, d’un silence assourdissant sur les vio­lations quotidiennes d’Israël dans les Territoires Occupés. Pire, devant les ambassa­deurs réunis le 27 août 2007 à l’Elysée, il a même utilisé le terme de « Hamastan », cher à la droite israélienne, en référence au Hamas palestinien, pourtant vainqueur légitime d’élections démocratiques cautionnées par la Communauté Internationale. Plus tard, recevant Ehud Olmert, Sarkozy s’extasie : « C’est un miracle que sur les restes (…) du peuple juif, un tel Etat (Israël) ait vu le jour ». A multiples autres re­prises, Sarkozy rappelle que la sécurité d’Israël « est une ligne rouge qui ne peut être discutée ». Et bien qu’Israël ait tué 453 palestiniens (contre 9 israéliens tués) , depuis la Conférence d’Annapolis de novembre 2007, Sarkozy ne manque jamais une oc­casion pour condamner « le terrorisme dont est victime la population israélienne ». Il se fait même l’avocat d’Israël tant qu’ « Etat Juif » : « Il n’est pas raisonnable, dit-il, de demander à la fois un Etat indépendant et le retour des réfugiés dans l’Etat d’Israël, dans lequel il y a aujourd’hui, une minorité d’un million d’arabes »24. On voit bien qu’il n’a pas bien lu le plan de paix arabe agréé lors du sommet de Beyrouth en 2002 et réitéré lors du sommet de Ryad en 2007 et qui insiste non sur le retour des refugiés, mais sur une « solution juste » pour les réfugiés.

A partir de ce constat, nombreuses sont les plumes journalistiques qui voient dans l’UM une sorte de manœuvre pour passer au-dessus du conflit israélo-arabe en promouvant des projets régionaux. L’UE a cru, par le Processus de Barcelone, faire de même : elle s’est cassé les dents. Avec l’UM, on risque de connaître les mêmes déconvenues.

 

  1. Les derniers correctifs et éclaircissements apportés au projet d’Union Méditerranéenne

Les réserves et les oppositions suscitées par le projet du Président français conduisent experts et politiques à remettre le projet « sur le métier », afin de ren­contrer les objections et les interrogations qui fusent de toutes parts. Le président français confie à l’ambassadeur Alain le Roy la lourde tâche d’expliquer aux parte­naires du Nord et du Sud le bien-fondé du projet, de les rassurer quant aux inten­tions françaises et de les convaincre non seulement d’appuyer l’UM, mais surtout de s’y impliquer activement. Henri Guaino, conseiller spécial du Président de la République, et homme clé de l’Elysée se charge du suivi et est le représentant du Président de la République auprès des chefs d’Etat et de gouvernement pour « por­ter son projet »25.

Mais les éclaircissements et les correctifs qu’apportent les responsables politi­ques au projet d’UM sont nourris par les rapports publiés entre octobre et décem­bre 2007. J’en épinglerai deux en particulier :

  1. Le rapport d’un Groupe d’experts réuni par l’Institut de la Méditerranée sur le projet d’Union Méditerranéenne (octobre 2007);
  2. Le Rapport d’information « Comment construire l’Union Méditerranéenne », enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale Française, le 5 décembre 2007.
  3. Le Rapport du Groupe réuni par l’Institut de la Méditerranée

Présidé par le professeur Jean-Louis Reiffers, ce groupe informel de « haut-ex­perts » a publié son rapport en octobre 2007. Il entend répondre à quelques ob­jections et apporter quelques éclaircissements au projet d’Union Méditerranéenne. Pour ce faire, il aborde une dizaine de thèmes, inégalement élaborés.

–  Le premier thème concerne le concept d’Union Méditerranéenne. Le Groupe dit y adhérer entièrement en tant qu’ « ancrage fort », et le décrit comme « un proces­sus endogène et volontaire », fondé sur « des actions ciblées », visant un « but commun » et fonctionnant sur le mode de la « codécision ». L’Union méditerranéenne sera ouverte aux pays de l’UE, surtout l’Allemagne qui doit en être « un des moteurs ».

—      Le deuxième thème concerne la relation entre l’UM et l’UE. Sur cette ques­tion, le Groupe souhaite la poursuite des politiques visant l’installation d’une « zone de libre-échange approfondie », tout en soulignant les limites des dispositifs actuels. Mais le Groupe plaide pour un « dispositif complémentaire » et « pas substituable » à ceux qui existent. Aussi marque-t-il sa préférence pour le concept d’Union Méditerranéenne et non d’Union euro-méditerranéenne, sans doute pour bien sou­ligner qu’il ne s’agit pas d’une autre politique européenne.

–  Le troisième thème recoupe le précédent et analyse la manière de situer l’UM par rapport aux politiques européennes existantes. Pour le Groupe des experts, l’UM doit s’attacher à six objectifs prioritaires :

  • Offrir un cadre de dialogue politique « d’égal à égal », fondé sur « une stratégie politique commune spécifique », couvrant quatre aspects : la paix et la sécurité, l’éco­nomique et le social, la culture et la société civile et enfin l’environnement.
  • L’UM s’attachera à développer une « économie relationnelle », tenant compte des contraintes sociales et des contextes.
  • L’UM cherchera à hiérarchiser les actions en fonction « des contraintes politi­ques démocratiquement exprimées et des contextes sociaux ».
  • L’UM traitera la question de la pauvreté ainsi que celle de l’équilibre social et territorial.
  • L’UM intégrera davantage les actions de la société civile et consolidera les réseaux mis en place.
  • L’UM aura un champ d’action privilégié : tout ce qui n’est pas des compé­tences exclusives de l’UE, par exemple l’éducation, la formation, la culture et les institutions sociales.
  • Le quatrième thème porte sur le périmètre géographique de l’UM. Sur ce point, le Groupe des experts pense que l’UM doit être prioritairement ouverte aux pays riverains et à tout pays désirant y adhérer. A terme le processus pourrait s’élar­gir jusqu’à correspondre aux frontières actuelles du Processus de Barcelone. Faut-il inclure les pays du Moyen-Orient avant la solution des conflits, s’interroge le Groupe ? Oui, pense-t-il, car « la résolution des conflits ne doit pas être une condition sine qua non pour participer à l’UM ».
  • Le cinquième thème porte sur l’architecture institutionnelle. Une Union ac­complie avec une structure institutionnelle propre ou une structure allégée à l’image de la CECA ? Le Groupe ne tranche pas vraiment, mais il affirme qu’il est nécessaire d’avoir une « structure intergouvernementale fonctionnant en codécision « une Charte précisant les valeurs partagées et les objectifs à atteindre ». Cela peut prendre la forme d’un Haut Commissariat, « des Agences Spécialisées » et un « dispositif permanent d’évaluation des résultats » au regard des objectifs fixés.
  • Le sixième thème concerne la structure juridique. Sur ce point, le Groupe d’experts penche pour une structure de type « coopération renforcée » qui permet de bénéficier du soutien de l’UE.L’inconvénient, ajoute-t-il, est qu’elle fait de l’UM une « initiative européenne » proposée aux pays méditerranéens et non un nouveau dispositif fonctionnant sur le mode de l’égalité et de la codécision.Le Groupe prend acte du risque et propose d’aller vers une coopération renforcée sur des sujets « spé­cifiquement méditerranéens ».
  • Le septième thème porte sur un listing des sujets qui seraient insuffisamment traités dans le cadre des politiques européennes et qui pourraient constituer les do­maines d’intervention prioritaire dans le cadre de l’UM : infrastructures, questions institutionnelles (sécurité juridique, règlement des conflits commerciaux etc.), le problème de la pauvreté et des inégalités sociales et territoriales, la connaissance et les compétences, (production du savoir et recherche) ainsi que la valorisation de la recherche, le dialogue interculturel (éventuellement création d’un Collège de la Méditerranée) et enfin l’environnement et le développement durable.

En ce qui concerne l’environnement et le développement durable, le Groupe d’experts propose trois agences :

  • Une Commission Méditerranéenne du développement durable;
  • Un Observatoire méditerranéen de l’environnement ;
  • Une Agence méditerranéenne de l’eau.
  • Mais avec quelles ressources ? C’est le huitième thème du Rapport. On pense aux ressources de l’UE, aux contributions des autres bailleurs de fonds et la mo­bilisation de l’épargne des migrants. Pour cela, il est proposé de créer une institu­tion financière spécialisée sur la Méditerranée qui pourrait prendre la forme d’une « Banque de la Méditerranée ».

Enfin, dans le 9ème thème, le Rapport de l’Institut de la Méditerranée souligne l’importance d’intégrer à l’UM les opérateurs infranationaux (régions, villes et dé­partements). Cela ne devrait pas poser beaucoup de problèmes au Nord, mais au Sud c’est plus problématique, car les opérateurs infranationaux sont souvent trop liés aux pouvoirs centraux.

  1. Commentaire

Le Rapport de l’Institut de la Méditerranée comprend deux volets : le premier est analytique et l’autre est propositionnel. En ce qui concerne l’analyse, le Rapport du Groupe d’experts puise largement dans les rapports annuels du réseau Femise (réseau des instituts économiques des partenaires euro-méditerranéens) financé par l’UE. Il s’agit essentiellement d’un bilan, sans complaisance, du Processus de Barcelone et de la Politique de Voisinage dont on souligne les limites et mêmes les incohérences. Mais le Groupe se garde bien de rejeter en bloc les politiques euro­péennes qu’il qualifie de « dispositifs centraux ».

C’est donc au niveau des propositions que le Groupe de l’Institut de la Méditerranée entend apporter une contribution significative voire un « correctif » au projet initial du Président français. Ainsi dans le souci de ne pas dresser l’Allema­gne contre le projet d’UM, le Groupe estime que l’Allemagne doit en être « un des moteurs ». C’est une réponse à une objection majeure de la part de l’Allemagne qui se sentait indûment écartée. Mais si on invite l’Allemagne en tant que « moteur », pourquoi écarter les autres pays ? Pourquoi ne pas faire de l’UM un projet euro­péen ? Ce sont les deux questions qui ont été au cœur des discussions informelles entre Sarkozy et la chancelière allemande, Angela Merkel, le 3 mars 2008 et sur lesquelles le Président français s’est vu contraint de faire des concessions puisqu’il accepte désormais que le projet d’UM soit étendu à l’ensemble des pays de l’UE ». De fait, le projet franco-allemand est soumis au Conseil européen du 13 mars et dûment avalisé.

Sur la question turque, le Rapport suggère que l’UM ne soit pas présentée com­me une alternative à la volonté d’adhésion de la Turquie : en ceci, il corrige sérieu­sement et utilement ce que j’avais appelé « la gaffe de Sarkozy ».

C’est sur la question du lien de l’UM avec les autres politiques européennes que le Rapport cafouille et s’empêtre dans des formulations alambiquées : ce n’est pas un projet « substituable » aux dispositifs européens, mais simplement « com­plémentaire », car fondé sur une « stratégie politique commune spécifique », axée sur une « économie relationnelle ». De quelle stratégie s’agit-il ? Et en quoi elle est « commune » ? En quoi elle est spécifique ? A-t-on discuté de ce point avec les par­tenaires du Sud ? Quel est le principal champ d’intervention de l’UM ? Le Groupe répond : « tout ce qui n’est pas des compétences exclusives de l’UE » – notamment la formation, l’éducation et la culture – ou les domaines insuffisamment traités par l’UE comme les infrastructures, l’environnement, l’équilibre social et territorial et la gestion de l’eau. Mais faut-il pour cela mettre en place une nouvelle politique ? N’y aurait-il pas lieu d’approfondir le processus de Barcelone comme le souhaitent les Allemands et faire l’économie d’une initiative qui divise ?

Faut-il inviter dans l’UM des pays toujours en conflit, comme au Moyen-Orient ? On aurait pu penser que le Groupe eût tiré les leçons du Processus de Barcelone pour ne pas tomber dans le même piège. Et bien non : il réitère sa préfé­rence pour inviter tous les riverains, même ceux en conflit, sous le fallacieux argu­ment que « la solution des conflits ne doit pas être un pré-requis pour participer à l’UM ». On sait pourtant combien le pourrissement du conflit israélo-arabe avait largement contaminé le Processus de Barcelone.

En ce qui concerne l’architecture institutionnelle, le Groupe penche pour une Coopération Renforcée comme ce qui se passe dans la Mer Baltique, mais, en même temps, il craint que l’appellation « Coopération Renforcée » ne fasse apparaî­tre l’UM comme une « initiative européenne ». Donc pas de proposition définitive sur cette question.

Cela vaut également pour la définition du périmètre : le Groupe veut le limiter aux pays riverains, mais l’ouvrir en même temps à tout Etat désirant y adhérer. Par conséquent, si les 27 pays de l’Union Européenne décident d’en faire partie, on se retrouve avec un Barcelone plus.

On retrouve la même imprécision en ce qui concerne les ressources financières à mobiliser. Le Groupe pense qu’il faut frapper à toutes les portes : l’UE, les pays membres, les fonds arabes, les institutions internationales. Les transferts des immi­grés sont également visés. La tâche s’annonce très rude. Faut-il créer une institution financière spécialisée ou une Banque Méditerranéenne ? Le Groupe penche pour une Banque Méditerranéenne, mais on n’en sait pas davantage sur le mandat, la structure, les objectifs, les synergies avec d’autres Institutions financières notam­ment la Banque Européenne d’Investissements.

Soyons indulgents : c’est un rapport exploratoire qui ne peut répondre à toutes les questions. Mais il a le mérite de les avoir posées, d’avoir exploré quelques pistes de réflexion, et d’avoir aidé les politiques à reformuler les propositions initiales d’UM. C’est ce que révèle la lecture du Rapport de la Commission parlementaire française présidée par le député Bernard Muselier et dont le rapporteur est M. Jean-Claude Guibal.

  1. Le Rapport de la Commission Parlementaire

Enregistré à la présidence de l’Assemblée Nationale française, le 5 décembre 2007, le Rapport de la Commission Parlementaire emprunte beaucoup au Groupe de l’Institut de la Méditerranée. Ainsi il parle d’un périmètre « à géométrie varia­ble », et « modulable selon les projets », reposant prioritairement sur les pays rive­rains, mais il ajoute que l’UE et la Ligue des Etats Arabes y sont membres de droit. C’est la première fois que la Ligue des Etats Arabes est mentionnée.

Le Rapport de la Commission rejoint également le Rapport de l’Institut de la Méditerranée en ce qui concerne l’architecture institutionnelle. Mais le Haut Commissariat devient le G-MED. Puis il y a les Agences spécialisées. Mais le Rapport de la Commission parlementaire omet le dispositif d’audit et plaide pour une Assemblée Parlementaire de la Méditerranée. Le Rapport propose naturelle­ment de ne pas dupliquer les institutions existantes et de maintenir un lien avec l’UE : il va même jusqu’à prôner « une Charte de partenariat entre l’UM et l’UE » dont les axes principaux seraient : participation de droit de l’UE aux instances de l’UM, respect de l’acquis de Barcelone, affirmation que l’appartenance à l’UM n’est pas une alternative à l’adhésion.

Pour ce qui est des projets prioritaires, le Rapport de la Commission Parlementaire souligne l’importance de « projets concrets qui répondent aux besoins et aux atten­tes des populations ». Mais quel que soit le projet, il faut prévoir un mécanisme de codécision, l’implication de chaque membre sur base de « volontariat » et ouvrir le processus à la société civile. Parmi les projets qui paraissent mériter une attention particulière, le Rapport épingle : la gestion de l’eau, l’environnement et l’échange du savoir. Pour le financement, la Commission parlementaire suggère la création d’« Un groupe d’investissements financiers » (GIEMED).

L’objectif final de l’UM, pense la Commission parlementaire, est de « préserver la Méditerranée comme bien public commun » et d’assurer la prospérité et la sécu­rité de ses populations.

En somme, les principaux correctifs apportés par la Commission parlementaire à la proposition initiale de Nicolas Sarkozy portent sur la nécessaire préservation de l’acquis de Barcelone, sur l’implication de l’UE et de la Ligue Arabe en tant que membres de droit, et sur la déconnexion entre l’UM et la question de l’adhésion de la Turquie. Peu de nouveauté en ce qui concerne la question du périmètre géogra­phique, des projets prioritaires et des mécanismes de financement et les possibles liens avec l’Instrument de voisinage, la facilité FEMIP et la BEI (Banque euro­péenne d’investissements).

  1. L’Appel de Rome (20 décembre 2007) : Union pour la Méditerranée (UPM)

Quelques jours après la présentation du Rapport de la Commission parlemen­taire, la diplomatie française parvient à réunir les chefs d’Etat et de gouvernement, de la France, de l’Italie et de l’Espagne dans un sommet tripartite, tenu à Rome, le 20 décembre 2007. Le Sommet adopte l’« Appel de Rome pour la Méditerranée de la France, l’Italie et l’Espagne ». Pour les trois pays, « l’Union pour la Méditerranée aura pour vocation de réunir l’Europe et l’Afrique autour des pays riverains de la Méditerranée », et d’instituer avec ces pays « un partenariat sur un pied d’égalité ».

La valeur ajoutée de l’Union pour la Méditerranée serait de donner « un élan politique » à la coopération autour de la Méditerranée et d’assurer la mobilisation « des sociétés civiles, des collectivités locales, des associations et des ONG ». Pour les signataires de l’Appel de Rome, l’UPM aura vocation à être « le cœur et le moteur de la coopération en Méditerranée et pour la Méditerranée ». A cette fin, ils conviennent d’organiser une réunion des pays riverains, le 13 juillet 2008, suivie, le lendemain, par un sommet de tous les pays riverains avec les 27 pays de l’UE, afin de fixer « les principes et l’organisation de l’UPM ».

En attendant la tenue du sommet, le trio franco-italo espagnol s’engage à « iden­tifier les domaines de coopération prioritaire, les projets les plus appropriés », l’étude de leur faisabilité et des sources de financements, et d’« envisager la liste des acteurs qui souhaiteraient s’engager dans chaque projet concret ».

Dans l’Appel de Rome, les signataires prennent la précaution de présenter l’UPM comme un « complément » des autres procédures de coopération et de dialo­gue destiné à « leur donner une impulsion supplémentaire », tout en ajoutant que « le Processus de Barcelone et la Politique de Voisinage resteront centraux ».

L’Appel de Rome se conclut par l’assurance que l’UPM n’interférera dans le processus de stabilisation et d’association pour les pays concernés, dans le processus de négociation en cours entre l’UE, la Croatie et la Turquie.

Pour l’essentiel, l’Appel de Rome puise dans le Rapport de l’Institut de la Méditerranée et dans celui de la Commission parlementaire française. Mais on y trouve certaines inflexions qui dénotent la prise en compte des objections espagno­les et italiennes.

La première inflexion concerne l’appellation du projet : désormais on parle d’Union pour la Méditerranée et non d’Union Méditerranéenne. C’est une idée chère au ministre espagnol des Affaires Etrangères, Miguel Angel Moratinos. La modification est moins banale qu’il n’apparaît à première vue, car elle lève une ambigùité : il ne s’agit pas d’une Union politique de la Méditerranée, au demeurant impossible à envisager aujourd’hui, mais d’un effort unifié pour la paix, la prospé­rité et le dialogue en Méditerranée.

La deuxième inflexion concerne les promoteurs du projet. En effet, jusqu’à l’Ap­pel de Rome, le projet d’Union Méditerranéenne apparaissait clairement comme une « idée française ». Avec l’Appel de Rome, l’UPM devient une initiative com­mune de la France, de l’Italie et de l’Espagne. Mais cela est loin d’apaiser les craintes et les suspicions d’autres pays européens, comme l’Allemagne. Celle-ci, en effet, considère qu’elle est aussi un pays méditerranéen en raison du volume de ses échan­ges avec les pays du Sud et de l’importance de sa population immigrée d’origine méditerranéenne, notamment turque. Aussi Nicolas Sarkozy s’est-il senti contraint de s’en expliquer avec Angela Merkel le 2 mars 2008, finissant même pas accepter ce qu’il avait toujours refusé, que l’UPM soit élargie à tout les pays de l’UE. A partir de cette concession, pourquoi organiser un double sommet : celui des riverains (le 13 juillet) et celui, plus élargi, entre tous les riverains et tous les pays de l’UE ?

La troisième inflexion, déjà présente dans le Rapport de l’Institut de la Méditerranée et dans celui de l’Assemblée Nationale française, concerne la Turquie. L’Appel de Rome déconnecte l’UPM du projet d’adhésion de la Turquie. En pre­nant une position en flèche contre l’adhésion de la Turquie, le président français avait suscité une levée de boucliers et crispé ses interlocuteurs turcs. En déliant les deux questions, on lève un obstacle et on favorise l’implication de la Turquie dans l’UPM.

L’Appel de Rome vise à rassurer tout le monde, mais il ne garantit nullement un décollage facile pour l’UPM. Il demeure encore beaucoup d’incertitudes quant aux objectifs, aux structures, au financement, aux participants, voire même à sa réelle valeur ajoutée.

  1. L’Union pour la Méditerranée au Conseil Européen (13-14 mars2008)

On aurait pu penser, après les âpres tractations franco-allemandes, que le projet d’Union Méditerranéenne allait figurer en bonne place dans les conclusions de la Présidence du Conseil Européen du 13-14 mars 2008. Et bien que l’on se détrom­pe : le projet non seulement occupe une Annexe 1 et comporte 5 lignes, mais en plus il est présenté sous une nouvelle appellation : Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée. Voici, in extenso, le paragraphe qui lui est consacré :

« Le Conseil européen a approuvé le principe d’une Union pour la Méditerranée qui englobera les Etats Membres de l’UE et les Etats riverains de la Méditerranée qui ne sont pas membres de l’UE. Il a invité la Commission à présenter au Conseil les propositions nécessaires pour définir les modalités de ce que l’on appellera « Le processus de Barcelone: une Union pour la Méditerranée, en vue du sommet qui se tiendra à Paris, le 13 juillet 2008 ».

Ainsi l’UE a eu le dernier mot : l’Union pour la Méditerranée ne sera qu’une re­lance du Processus de Barcelone. Ce qui était présenté comme « une grande vision » pour sortir des sentiers battus des politiques communautaires « trop centrées sur le commerce », est tout bonnement transformé en un « projet édulcoré ». Je subodo­rais les résistances de l’UE et conseillais d’« avoir l’UE avec soi plutôt que contre soi » dès le lancement du projet. Je rappelais combien l’UE serait rétive à financer un projet qui ne recevrait pas son aval. Après tout, l’adage populaire ne dit-il pas que « celui qui paie l’orchestre, choisit la partition » ?

Le passage d’une Union pour la Méditerranée au « Processus de Barcelone -une Union pour la Méditerranée » est plus qu’un glissement sémantique banal. Il réin­tègre le projet dans « le giron européen », il pose le problème du partage du fardeau financier lors de la mise en place des nouvelles Institutions, il complique la prise de décision avec le projet d’une présidence bicéphale, d’un comité permanent et d’un secrétariat. Alors, qu’au départ, l’on souhaitait un cadre allégé, et donc efficace, (pays méditerranéens) qui soit plus petit que la Politique de Voisinage avec ses 43 membres et plus efficace que le Processus de Barcelone avec ses 39 membres (depuis l’intégration de la Mauritanie et de l’Albanie en 2007) nous voilà avec un projet comprenant potentiellement les 27 pays de l’UE +10 pays arabes+Israël+5 pays de la Méditerranée orientale et adriatique : soit 43 pays. C’est donc soit une Politique de voisinage bis, soit Barcelone plus mais sans aucune garantie que le nouveau-né soit plus vigoureux que les précédents.

Probablement le Président français ne pouvait que souscrire à ce compromis, pour ne pas dresser l’UE et ses grands Etats contre le projet. Mais est-ce une vic­toire de la diplomatie française, comme le déclare N.Sarkozy lui-même ? Oui, si on considère que l’initiative française a permis de relancer le débat autour de la Méditerranée. Non, puisqu’ l’UE a fini par récupérer l’initiative, se l’approprier et l’intégrer au « Processus de Barcelone ».

  1. Analyse de la Communication de la Commission sur « Le Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée »26

Le Conseil européen des 13 et 14 mars 2008 avait chargé la Commission de présenter des propositions en vue de définir les modalités de la mise en œuvre de ce qui désormais s’appelle : Processus de Barcelone : Union de la Méditerranée. La Commission a rendu public la dernière mouture de sa communication en mai 2008. Elle servira de base de discussion jusqu’à la tenue du Sommet du 13 juillet. La communication corrige les propositions initiales françaises sur une série de ques­tions, tout en prenant en considération trois éléments d’orientation générale de la diplomatie française : donner une impulsion politique renouvelée au plus haut niveau (sommets réguliers euro-méditerranéens), une révision du mode de fonc­tionnement sur une base paritaire (co-décision et égalité) et enfin lancement de projets concrets.

Quel est donc le diagnostic que fait la Commission et comment définit-elle les modalités de ce « nouveau projet » ?

  1. Diagnostic

Tout d’abord, la Communication rappelle la centralité du Processus de Barcelone : « En tant que partenariat englobant 39 gouvernements et plus de 700 mil­lions d’habitants, il a offert un cadre favorable à un engagement et à un développement constants ». C’est « l’unique enceinte dans laquelle l’ensemble des partenaires… s’engage dans un dialogue constructif », même si, reconnaît la Communication, « la persistance du conflit au Moyen-Orient a cependant soumis le partenariat à rude épreuve… ».

Le partenariat, poursuit la Communication, a permis de faire avancer les réfor­mes politiques et la démocratie participative, mais cet objectif « a été tempéré par les événements mondiaux et régionaux ». Malgré cela, il y a un acquis non négligeable, la société civile « occupe une place désormais plus centrale dans le processus », ainsi que le dialogue interculturel, dont la Fondation Anna Lindt pour le dialogue des cultures en est l’expression la plus nette.

Sur un autre registre, la Communication rappelle que l’UE reste le « principal partenaire » des pays méditerranéens. La libéralisation progressive a donné un coup de fouet aux échanges et des améliorations ont été constatées sur le plan macro-éco­nomique et en ce qui concerne les indicateurs du développement humain. Certes, la question des exportations agricoles pose toujours problème ainsi que la lenteur de la libéralisation des services. Quant à la faible attractivité de la région pour les investissements, elle s’expliquerait, selon la Commission, par une gouvernance éco­nomique insuffisante, une insuffisance de la croissance et la poursuite de la crois­sance démographique. « L’effet combiné de ces lacunes a été un processus plus lent que prévu » qui n’a pas permis de diminuer l’écart de prospérité entre l’UE et ses partenaires. Dans cet état de fait, « le manque de prise de responsabilités de la part des partenaires méditerranéens est une source de préoccupations partagées », peut-on lire dans la Communication qui regrette, cependant, « l’absence d’équilibre institution­nel » entre l’UE et ses partenaires.

Ayant fait ce constat mitigé, la Commission se dit consciente du manque de visibilité du Processus de Barcelone et souligne l’importance d’un engagement ac­cru et de nouveaux catalyseurs pour « transformer les objectifs de Barcelone en réalités concrètes ». Le moment est donc venu d’insuffler un nouvel élan au Processus de Barcelone.

Tout en insistant sur la validité du cadre du Processus de Barcelone, « épine dorsale des relations euro-méditerranéennes », la Commission estime que le nouveau projet sera « un partenariat multilatéral » axé sur des projets régionaux et transna­tionaux, et englobant tous les pays de l’UE et tous les pays riverains. Ce nouveau projet viendra compléter les relations bilatérales et imprimera un nouvel élan au Processus de Barcelone. Le Sommet du 13 juillet sera un moment fort couronné par « une déclaration politique » et la présentation d’une courte liste de projets-phare.

  1. Un meilleur partage des responsabilités

C’est sur les aspects institutionnels que la Communication apporte des préci­sions opportunes à un projet qui, jusqu’ici, restait flou.

  1. a) Coprésidence

Il semble que cette question recueille un soutien général car elle « augmente­ra et améliorera l’équilibre et l’appropriation commune de notre coopération ». Elle s’exercera sur l’ensemble du partenariat. Du côté européen, la présidence doit « être compatible avec les dispositions régissant la représentation extérieure de l’UE… », ce qui signifie que la France pourra assumer la présidence, du côté européen, jusqu’à fin 2008. Après cette date, et dès l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, la prési­dence, du côté européen sera exercée par le Président du Conseil européen et le président de la Commission (au niveau des chefs d’Etat et de Gouvernement) et par le Haut Représentant (au niveau des Ministres des affaires étrangères).

Du côté des pays méditerranéens, la présidence se fera par consensus et le mandat est fixé pour deux ans.

  1. Comité Permanent Conjoint (CPC)

Pour améliorer la gouvernance générale du projet, la Commission propose un comité permanent conjoint, basé à Bruxelles et constitué des représentants perma­nents des différentes missions concernées présentes à Bruxelles. Ce comité devra :

  • préparer les réunions des hauts fonctionnaires et du Comité euro-méditerra­néen ;
  • assister les co-présidents dans la préparation des sommets ;
  • servir de mécanisme de réaction rapide ».
  1. Secrétariat

La Commission estime que le rôle du secrétariat consistera essentiellement à formuler des propositions d’initiatives conjointes et d’assurer le suivi des décisions prises. Le secrétariat « pourrait avoir une personnalité juridique distincte et un statut autonome ». Il sera composé de « fonctionnaires détachés des participants au proces­sus ». Il sera présidé par un Secrétaire Général et un Secrétaire Général adjoint. C’est le secrétaire général qui désignera les membres du secrétariat selon les critères de com­pétence et d’équilibre géographique. La rétribution des fonctionnaires sera à charge des administrations respectives. Le siège du secrétariat est encore à déterminer.

  1. Sélection des projets

Les projets sélectionnés devront favoriser la cohésion et l’intégration régiona­les et développer les interconnexions entre infrastructures. Ils devraient, selon la Commission, constituer des « projets visibles et pertinents pour les citoyens de la ré­gion ». Dans leur sélection, les éléments suivants seront pris en compte:

– le caractère régional sous-régional et transnational,

  • la taille, la pertinence et l’intérêt,
  • le développement équilibré et durable ainsi que l’intégration, la cohésion et les interconnexions régionales,
  • la faisabilité financière,
  • leur maturité pour être lancés rapidement.

La Commission propose 4 projets qu’elle estime prioritaires :

  • Autoroutes de la Mer,
  • Dépollution de la Méditerranée et gouvernance environnementale,
  • Protection civile,
  • Plan solaire méditerranéen

 

  1. Financement

La Commission prévient que « les priorités fixées dans le programme indicatif national resteront d’application et aucune contribution communautaire potentielle aux nouveaux projets régionaux ne sera financée au détriment des dotations budgétaires bilatérales provenant de l’Instrument européen de Voisinage et de partenariat ou de l’Instrument de préadhésion ».

Pour la Commission, il faut trouver des moyens financiers supplémentaires pour financer les nouveaux projets régionaux. L’UE ne prendra en considération que « certains projets répondant aux objectifs programmes régionaux ». Par conséquent, le financement supplémentaire devra venir du secteur privé, des contributions des partenaires méditerranéens, des institutions internationales, de la BEI et surtout de FEMIP (facilité euro-méditerranéenne d’investissement et de partenariat) et de la facilité d’investissement dans le cadre de la politique de voisinage.

  1. Commentaire sur la Communication

Bien qu’un communiqué de l’Elysée ait affirmé que les autorités françaises ap­prouvent le diagnostic de la Commission, nul doute que la Communication de la Commission suscite des grincements de dents. En insistant lourdement sur le cadre de Barcelone, la Commission vide l’initiative française de sa « force symbolique » et la réduit à une simple « réactualisation du Processus de Barcelone ». Cela ne plaît guère aux français, même s’ils affichent un appui de pure forme. De même, alors qu’à l’origine, l’Union Méditerranéenne était censée refléter un nouvel acti­visme français en Méditerranée, la Commission réduit l’ambition française à un simple complément des relations bilatérales de l’UE. Cela est patent dans toute la Communication. Ainsi le nouveau projet impliquera « tous les Etats de l’UE et les Etats riverains ». Quant à la France, elle pourra prétendre à la présidence, du côté européen, mais jusqu’à l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne prévue pour le 1er janvier 2009, à moins naturellement que le vote négatif des Irlandais du 12 juin 2008 ne vienne retarder la mise en place de la nouvelle architecture institutionnelle prévue par le Traité Simplifié, auquel cas c’est le pays qui présidera le Conseil Européen à partir du 1 janvier 2009 qui normalement devra assumer la Présidence de l’Union pour la Méditerranée, côté européen., au grand dam de Nicolas Sarkozy.

Sur la question du financement, l’UE ne mettra pas de nouvelles ressources dans les nouveaux projets au détriment de ses engagements dans les programmes indicatifs régionaux. Certes, certains projets « répondant aux programmes régio­naux de l’UE » pourraient être pris en considération, mais l’UE n’ira pas au-delà. En outre, si un projet bénéficie de plusieurs types de financement qui va en assurer le suivi ? N’y a-t-il pas un risque qu’Hervé de Charrette appelle « enchevêtrement des procédures27 ? Peut-être faut-il songer à une institution financière. Mais les pro­positions se télescopent beaucoup plus qu’elles ne se complètent : Une Banque de développement pour la Méditerranée ? Une BEI méditerranéenne ? Ou de simples agences de conseil, de garantie et d’apport en fonds propres (telle la proposition italo-espagnole de création d’une telle agence pour les PME-PMI pour les aider à investir dans la Rive Sud).

Et enfin, s’il faut recourir au secteur privé, aux fonds souverains des Etats du Golfe, aux contributions des Etats méditerranéens, à la BEI et aux institutions in­ternationales pour assurer l’essentiel du financement des projets sélectionnés, quel serait le rôle de l’UE ? Qui va assurer l’audit financier ? Sur un autre registre, pour­rait-on empêcher les Américains, les Chinois, les Russes et d’autres encore de ré­pondre aux appels d’offre ?

Quant aux projets considérés comme prioritaires par la Commission, ils ne re­couvrent pas tous les projets identifiés par les conseillers de Sarkozy comme les questions de l’eau (accès, assainissement et gestion), la sécurité de l’approvisionne­ment énergétique, le transport terrestre, la formation professionnelle et les échanges universitaires etc. Mais disons, à la décharge de la Commission, qu’il ne s’agissait pas d’une liste exhaustive.

Ainsi, une chose est sûre : la Commission est surtout préoccupée par le souci d’empêcher la division de l’UE : elle a donc écorné et revu à la baisse le projet ini­tial. Ce qu’elle propose ressemble très peu à l’idée que se faisait Sarkozy de l’Union Méditerranéenne. Ainsi, l’Union Européenne, à l’instigation de l’Allemagne, a réussi magistralement à marquer son territoire. Deux jours après la publication de la Communication de la Commission, Juan Manuel Barroso ne mâche pas ses mots : « La Méditerranée est sans doute la région la plus critique pour l’avenir de l’Europe…La France doit donc jouer le jeu européen, sans arrogance, sans hégémonie, y compris dans son intérêt national. »28.

En ce qui concerne l’architecture institutionnelle, on comprend aisément que la co-présidence, du côté méditerranéen, soit choisie « par consensus », car une copré-sidence rotative aurait été un casse-tête infernal dans le contexte actuel de pays en situation de conflit. Mais si l’Egypte assure la première coprésidence (comme cela est envisagé) où placer le siège du Secrétariat ? Le Parlement européen estime dans sa résolution du 5 juin 2008 que le nouveau secrétariat « devrait être intégré dans les services de la Commission et pourrait comprendre des fonctionnaires détachés par tous les participants au processus… ». Au Sud, on ne semble pas partager cet avis et certains pays du Maghreb ont déjà proposé leur candidature pour accueillir le siège. Si cette option est retenue, est-ce que la Tunisie, le Maroc ou l’Algérie, accepteront-ils que des fonctionnaires israéliens viennent travailler dans un secrétariat qui serait installé dans un de ces pays maghrébins ? La question est encore sans réponse. Mais cela en dit long sur les problèmes à venir.

Un autre problème se pose: si on intègre le projet d’Union pour la Méditerranée au cadre de Barcelone, comment traiter les pays riverains de la Méditerranée, invi­tés au Sommet de Paris mais qui ne sont pas membres du Processus de Barcelone (Croatie, Monténégro, Bosnie, et Libye) ? La Commission ne répond pas à la ques­tion. Mais le Parlement Européen y répond, dans sa résolution du 5 juin 2008. En effet, le parlement européen « invite les pays qui ne font pas partie du processus de Barcelone à faire leur l’acquis de Barcelone de manière à poursuivre les mêmes objectifs », tout en donnant l’assurance, qu’en sa qualité de branche de l’autorité budgétaire de l’Union, il est « disposé à collaborer à la mise sur pied d’un cadre institutionnel du Processus de Barcelone-Union pour la Méditerranée… ». Mais a-t-on consulté ces pays et sondé leurs intentions quant à l’adoption de l’« acquis de Barcelone » ?

 

On voit bien qu’en dépit des précisions fournies par la Communication de la Commission beaucoup de questions restent en suspens, notamment la présence dans la nouvelle structure de membres qui ne sont pas partie prenante dans le Processus de Barcelone, ce qui ne manquera pas de poser de sérieux problèmes ins­titutionnels et financiers29. Mais il y a une conviction commune : l’accumulation des défis en Méditerranée n’autorise aucune tergiversation. Il faut aller de l’avant. Mais la route ne sera pas semée de pétales de roses.

Plusieurs réactions, émanant de sources diverses, viennent, en effet assom­brir le climat. Du côté européen, certains pays considèrent que l’intérêt renou­velé porté à l’espace méditerranéen risque de détourner l’attention des problèmes de l’Est européen. Ainsi la Pologne et la Suède proposent un projet visant à res­serrer les liens avec les pays de l’Est et du Caucase (Ukraine, Moldavie, Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan). « « Nous pensons que ces pays doivent faire partie de la famille européenne », déclare le ministre polonais des Affaires Etrangères, Nikolaj Dowgielewicz, avant d’ajouter : « En Pologne, nous faisons … la distinction suivante : au Sud nous avons des voisins de l’Europe, à l’Est, nous avons des voisins européens … Et c’est une grande différence^30 ».

Du côté arabe, la réaction libyenne a étonné par sa sévérité. A l’ouverture d’un mini-sommet (pays maghrébins+ la Syrie) réuni, à Tripoli, le 9 juin 2008, pour trai­ter de la question de l’Union pour la Méditerranée, le dirigeant libyen, s’est lancé dans une diatribe acérée : « Nous sommes de pays membres de la Ligue arabe et aussi de l’Union africaine et nous ne prendrons en aucun cas le risque de diviser nos rangs…Il faut que nos partenaires (européens) comprennent bien cela ». Avant d’ajouter, sur un ton outragé : « Nous ne sommes ni des affamés ni des chiens pour qu’ils nous jettent des os »31. On ne peut être plus tranchant. Mais il ne faut pas trop hâtivement qualifier la position libyenne de « fantasque ». Ce qui, probablement, a le plus exaspéré le président Libyen c’est la récupération du projet français par l’UE, au nom de la solidarité et de la cohésion. Car, au départ, la Libye ne voyait pas d’un mauvais œil l’initiative française car elle offrait à la Libye un « nouveau cadre », dans un périmè­tre limité, ce qui présentait, pour elle, un double avantage : la Libye ne se sentait pas contrainte d’accepter l’acquis de Barcelone et elle pouvait espérer jouer un rôle important dans un projet limité aux riverains. Le cadre nouveau lui impose prati­quement d’accepter, comme le propose le Parlement européen, d’accepter l’acquis de Barcelone, et dilue son possible rôle dans un espace élargi.

La Tunisie reste favorable au projet et espère accueillir le siège du nouveau se­crétariat. Cet accueil est d’autant plus enthousiaste que la participation n’est liée à aucune conditionnalité démocratique. Le Maroc dit appuyer le nouveau projet, mais fondamentalement, ce qui intéresse ce pays magrébin c’est un Statut Avancé avec l’Union Européenne en tant que telle. L’Egypte, tiède au début, semble plus enthousiaste depuis que Sarkozy a fait miroiter la possibilité, pour le président Moubarak, d’occuper le poste de co-président du côté des pays du Sud. Quant à la Syrie, elle ne voit le nouveau projet que comme un moyen d’accroître sa respecta­bilité internationale à un moment où les Américains la cataloguent dans le groupe de l’« axe du mal ».

A dire vrai, malgré les positions officielles affichées, il y a comme un malaise dans tous les pays arabes qui s’expliquerait par l’étonnement devant tant d’initia­tives européennes et surtout par le sentiment que ce nouveau projet, comme les précédents, les force à normaliser leurs relations avec Israël, avant la réconciliation. Soucieux de ménager le sentiment populaire, surtout depuis l’évaporation du rêve d’Annapolis et la poursuite de la colonisation israélienne, certains dirigeants pré­viennent qu’ils refuseraient ce que le Nouvel Observateur a qualifié de « chorégra­phie du Sommet qui donnerait l’impression d’une normalisation de leurs relations avec Israël »32. Le ministre algérien des Affaires Etrangères, Mourad Medelci le rappelle sans détour : « Ce n’est pas l’UPM qui doit faire la normalisation entre Israël et les pays arabes… Le processus de normalisation relève d’un autre débat ».

Venant d’un ministre algérien, le propos peut paraître saugrenu, car l’Algérie participe depuis 1995 au Processus de Barcelone, en compagnie d’Israël. En réa­lité, ce qui a beaucoup choqué les pays arabes, c’est de voir les médias européens, surtout français, commémorer le 60ème anniversaire de la création de l’Etat d’Israël (en mai 2008), alors que cette création a signifié, du point de vue arabe, la dé­existence palestinienne et la Nakba (la catastrophe) de tout un peuple. En outre, le projet d’un rehaussement des liens entre l’UE et Israël, au cœur des discussions de la Commission mixte UE-Israël, réunie le 16 juin 2008, ne pouvait tomber plus mal. Les Arabes, ainsi que de nombreuses personnalités européennes, ont considéré que le projet était, le moins qu’on puisse dire, « inopportun » quant à son timing, et envoyait un « message erroné » quant à son principe. Ils auraient été d’autant plus refroidis à l’égard de l’Union pour la Méditerranée qu’ils percevaient la France comme principal avocat de relations renforcées entre l’UE et Israël.

Sur un autre plan, une phrase de la résolution du Parlement européen, semble avoir éveillé également leurs soupçons. En effet, Dans son article 8, la résolution du Parlement, du 5 juin 2008, rappelle que « le pays assurant la présidence devrait inviter aux sommets et aux réunions ministérielles tous les pays participant au Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ». Est visée clairement dans ce propos la participation d’Israël.

Tout cela semble confirmer aux yeux de certains pays arabes que l’intégration d’Israël dans tout projet méditerranéen prime sur toute autre considération. Et le fait que les officiels et les médias européens n’ont de cesse de rappeler qu’Israël « est la seule démocratie de la région » face à des dirigeants arabes qualifiés, en privé par certains officiels et en public par les médias de « fantasques », « farfelus », et « cor­rompus » ne fait qu’aggraver un malentendu profond.

Les journalistes et les intellectuels arabes demeurent partagés quant à l’ensemble du projet. Sans optimisme débordant, sans adhésion franche, mais sans rejet total. Dans ces milieux, la participation d’Israël fait toujours problème : « le fait de côtoyer (ce pays), écrit le prof. Chems Eddine Chitour, le rendrait discrètement et inexora­blement fréquentable. », et « accepter de siéger dans ces conditions cautionnerait la politique d’apartheid et colonialiste contre les Palestiniens »33. D’autres reprochent à l’UE d’assigner aux pays du Sud le rôle ingrat de garde-frontières, voient dans le projet « UPM » une stratégie subtile pour barrer la route aux concurrents chinois, russes et américains, ou simplement regrettent la multiplication d’initiatives en Méditerranée. D’autres encore, estiment qu’il faut d’abord promouvoir les contacts et pas seulement signer des contrats, donner la priorité aux liens plutôt qu’aux biens. Jolies formules certes, mais qui mettent en exergue une exigence réelle : l’appropriation du projet par les sociétés civiles. Cela signifie, du point de vue de certains intellectuels arabes, que tout projet euro-méditerranéen doit se fonder sur l’appropriation commune (réelle et non virtuelle) et sur le co-développement. Ce qui suppose d’en finir avec des politiques surannées qui ne regardent les pays du Sud que comme des « auxiliaires de police ayant pour charge la protection des sources d’approvisionnement en énergie, l’entretien… d’un marché captif pour les produits finis européens et la garde, sur leur territoire, de populations potentiellement candidates à l’émigration »34.

Tout aussi fondamentale est la préoccupation de nombreux intellectuels arabes quant à la possible dilution des principes de bonne gouvernance et de démocratie dans le nouveau projet, au nom de la realpolitik ou sous l’effet de l’urgence. Déjà, en se rendant en Tunisie, Nicolas Sarkozy a donné le ton : « Personne ne peut se poser en censeur… et je ne vois pas au nom de quoi je me permettrais (…) de m’ériger en donneur de leçons ».

Naturellement il n’arriverait à l’esprit d’aucun intellectuel arabe de demander à l’Europe de donner des leçons en matière de démocratie. Mais les intellectuels ara­bes démocrates souhaitent que, dans les projets et dans les structures du « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée », les sociétés civiles, qui ont un véri­table ancrage social dans leurs pays d’origine, soient véritablement impliquées. Un projet qui demeure cantonné au monde des entreprises, aux conférences ministé­rielles, et aux sociétés de conseil, risque de perdre en crédibilité pour les citoyens et finira, comme les précédents, par sombrer dans l’indifférence.

 

  1. Le Sommet de Paris pour la Méditerranée

Ecrivant dans le journal « Le Monde », deux jours avant la tenue du Sommet, Bernard Kouchner, ministre français des Affaires Etrangères, fait siens les aména­gements de l’UE apportés à l’initiative française, tout en réitérant que le projet d’Union lancé par le président Sarkozy est « une grande idée, simple mais ambi­tieuse, audacieuse mais concrète »35. Le ministre souligne les efforts de la diplomatie française pour apaiser les craintes des pays du Sud et du Nord et rencontrer leurs préoccupations. Il se réjouit naturellement de la tenue du Sommet, voulu par le président français et préparé en si peu de temps. « Pour qui connaît les ressentiments de ces peuples enchevêtrés, cette rencontre est déjà un succès historique », renchérit-il.

Et effectivement, elle l’est, mais surtout pour la diplomatie française. Mais il faut reconnaître que la diplomatie française a été largement aidée par un faisceau de circonstances positives :

  • l’impasse libanaise venait d’être brisée, suite à l’accord de Doha qui a abouti à l’élection d’un nouveau président (Michael Suleiman) ;
  • un nouveau gouvernement libanais était formé, à l’arraché, quelques jours avant le sommet ;
  • une trêve entre le Hamas et Israël négociée sous l’égide de l’Egypte, venait d’entrer en vigueur ;
  • des pourparlers entre Israël et la Syrie étaient engagés grâce à une médiation turque ;

 

– les négociations sur des échanges humanitaires entre Israël et le Hezbollah débouchaient sur un heureux dénouement.

C’est donc dans un climat apaisé que se réunit le Sommet de Paris. Trois chefs d’Etat du Sud font cependant défection : le président libyen, et les rois du Maroc et de Jordanie. Bachar El Assad, président de Syrie, y est présent mais les honneurs qui lui sont faits, suscitent des grincements de dents : « Ce projet a-t-il été créé afin de contourner les engagements pris en faveur des droits humains ? », s’émeut Amnesty International. « Ce n’est pas en maintenant la porte close que l’on fait progresser les cho­ses dans le bon sens », rétorque le Président de la Commission des Affaires Etrangères à l’Assemblée Française, Axel Poniatowski. A vrai dire, derrière la réhabilitation de la Syrie se dessine un enjeu stratégique : a) amener la Syrie à reconnaître la pleine souveraineté du Liban avec tout ce que cela comporte (notamment un échange d’ambassadeurs); et b) l’inciter à prendre ses distances par rapport à l’Iran, puis­sance perçue comme le trouble-fête de la région.

En revanche, la présence d’Ehud Olmert, premier ministre d’Israël, ne suscite pas les mêmes réactions indignées. L’occupation de la Cisjordanie et du Plateau du Golan, la poursuite de la colonisation, et la question des 8500 détenus palestiniens (dont 300 mineurs) qui moisissent dans les prisons israéliennes, ne sont même pas évoquées, mais tous les médias se réjouissent du fait qu’Arabes et Israéliens se trou­vent assis autour de la même table.

Du côté européen, les 27 pays membres de l’UE sont au rendez-vous, au grand complet, ainsi que le Président de la Commission, le Haut Représentant et le Président du Parlement Européen. L’Allemagne est représentée par la Chancelière, Angela Meckel, qui a droit à des égards particuliers sans doute pour faire oublier la crise du couple franco-allemand sur l’Union Méditerranéenne, qui, aux dires d’un spécialiste, « a été la plus grave depuis l’unification allemande »36.

  1. Analyse de la Déclaration de Paris sur l’Union pour la Méditerranée

La Déclaration signée par les 43 représentants (de pays, territoires palestiniens et principauté de Monaco) est un calque de la Déclaration de Barcelone, adoptée en novembre 1995.

Elle établit d’abord la philosophie générale de ce « nouveau partenariat multila­téral et renforcé ». Pour les signataires, il s’agit surtout d’une « ambition stratégique pour la Méditerranée », traduisant « un engagement résolu en faveur de la paix, de la démocratie, de la stabilité régionale et de la sécurité à travers la coopération et l’intégra­tion régionale ». Sur ce registre, sont évoqués :

  • Les mesures pratiques afin de prévenir la prolifération nucléaire et l’accumu­lation excessive d’armes conventionnelles ;
  • Les mesures visant au renforcement de la « démocratie et du pluralisme » et au « plein respect des droits de l’homme, y compris les droits économiques, sociaux et culturels, civils et politiques. Sont épinglés, ici, « le renforcement du rôle des femmes dans la société », « le respect des minorités » et « le dialogue culturel » ;
  • Le soutien au processus de paix israélo-palestinien et aux négociations entre la Syrie et Israël ;
  • La condamnation du terrorisme sous toutes ses formes et manifestations. Les signataires se disent « déterminés à mettre intégralement en œuvre le Code de Conduite en matière de lutte contre le terrorisme » et à « agir sur les facteurs qui favorisent la propagation du terrorisme » et rappellent qu’« ils rejettent totalement les tentatives d’associer une religion ou une culture, quelle qu’elle soit, au terrorisme ».

Puis les 43 signataires s’accordent sur les principes généraux qui doivent guider l’action collective :

  • Responsabilité « mieux partagée » ;
  • Pertinence des Projets et meilleure visibilité ;
  • Partenariat englobant, fondé sur le « consensus » ;
  • Implication de la société civile, des autorités locales et régionales, ainsi que du secteur privé.

En ce qui concerne les objectifs principaux, la Déclaration affirme que le nou­veau partenariat « s’appuiera sur l’acquis de Barcelone », tout en soulignant que « le moment est venu d’insuffler un élan nouveau et durable au processus de Barcelone », grâce à « des efforts accrus et de nouveaux catalyseurs », notamment le « rehausse­ment du niveau politique des relations de l’UE avec ses partenaires méditerranéens » (Coprésidence, sommets bisannuels se tenant alternativement dans les pays de l’UE et dans les pays MED, renforcement du rôle de l’Assemblée parlementaire euro-méditerranéenne, mise à contribution de la Fondation Anna Lindh).

Un autre objectif est de faire de l’Union pour la Méditerranée une Union de projets. Par conséquent, seront sélectionnés, en priorité, les projets susceptibles de rendre les relations UE-MED « plus concrètes et plus visibles » (dépollution, autorou­tes maritimes et terrestres, plan solaire, université euro-méditerranéenne, dévelop­pement des entreprises).

  1. Commentaire sur la Déclaration de Paris

La Déclaration de Paris reprend les principes énoncés et les propositions faites dans la Communication de la Commission de mai 2008. On peine à y repérer un quelconque apport ou correctif en provenance du Sud. Peut-être pourrait-on en déceler une petite trace dans l’évocation « des droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques », dans la dissociation entre « religion et terrorisme », dans la « fa-cilitation de l’immigration régulière ».

Le Sommet de Paris ne fait que lister quelques projets, mais ce sont les minis­tres des Affaires étrangères qui sont chargés d’opérer une première sélection lors de leur réunion prévue avant la fin de la Présidence française (peut-être en novembre 2008). Ce sont eux aussi qui devront trancher les questions épineuses se rapportant à l’architecture institutionnelle, notamment en ce qui concerne le futur secrétariat paritaire (siège, mandat, financement).

Au total, la lecture de la Déclaration de Paris n’apporte rien de fondamenta­lement neuf, à part la mention des principes généraux d’égalité, de participation et d’appropriation commune (Malakiyyah Mushtarakah, a coutume de répéter en langue arabe le conseiller de l’Elysée, Alain Le Roy), et l’insistance sur des projets concrets et visibles. On a le sentiment que la diplomatie française s’est surtout concentrée sur la tenue même du sommet, au point qu’elle a voulu contenter tout le monde, en arrondissant les angles. Ainsi la Déclaration condamne le terrorisme, auquel elle consacre tout un paragraphe, mais pas l’occupation de territoires. Certes les signataires affirment être résolus « à mettre fin aux occupations », mais ils ne disent pas explicitement lesquelles. Elle dit « soutenir » le Processus de paix israélo-arabe, mais omet de faire mention du Plan Arabe de paix adopté par le Sommet Arabe de Beyrouth en 2002 et réitéré lors du Sommet de Ryad en 2007. Pour donner satisfaction à la Turquie, la Déclaration dissocie l’Union pour la Méditerranée des « négociations d’adhésion ou du processus de préadhésion », mais on sait que les français ont fait cette concession à contrecœur.

Sur un autre plan, la Déclaration consacre plusieurs paragraphes au processus de Barcelone et à la nécessité de prendre appui sur « l’acquis de Barcelone ». On voit dans cette insistance la griffe de la Commission : il s’agit surtout de ne pas faire apparaître l’Union pour la Méditerranée comme un projet « concurrent » ou « nouveau ». Or, dans l’esprit des conseillers de Nicolas Sarkozy, notamment Henri Guaino, il s’agit bel et bien d’une « philosophie nouvelle qui consiste à substituer une logique de projets à une logique bureaucratique où l’on dispose de budgets en se de­mandant comment les dépenser »37. La critique des politiques européennes n’est pas feutrée : elle est bien explicite et même audacieuse. Ainsi l’UPM prend appui sur l’Acquis de Barcelone, mais c’est une philosophie nouvelle.

En ce qui concerne le financement, la Commission a fait valoir son point de vue : elle n’est pas prête à fournir des contributions supplémentaires aux nouveaux projets, et certainement pas, « au détriment des dotations budgétaires bilatérales exis­tantes ». A quoi ça sert de rappeler que « le Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée » est conçu comme un partenariat multilatéral visant à accroître le potentiel d’intégration et de cohésion régionales, si, en même temps, on insiste sur le maintien des « dotations bilatérales existantes » ?

En ce qui concerne la participation, seule la Libye a fait défection, le président Kadhafi considérant que l’UPM divise le Monde Arabe et l’Afrique. Venant de lui, l’argument manque de pertinence. En réalité, le dirigent libyen n’a pas appré­cié l’extension du périmètre de l’UPM et sa communautarisation, car cela signifie, à ses yeux, que la Libye se trouve contrainte d’accepter « l’acquis du Processus de Barcelone », sans en être partie prenante. A cela il faut ajouter, naturellement, l’aversion libyenne pour tout ce qui peut paraître comme une normalisation des relations avec Israël par la participation à un projet commun.

Certes la Syrie parvient à sortir de son ostracisme, mais la concentration des feux des projecteurs sur Bachar El Assad, on le sait, n’a pas plu ni à l’Egypte ni à la Jordanie. Mais alors que le Président Moubarak a tenu à être présent, étant nominé pour le poste de co-président de l’UPM, le Roi Abdallah de Jordanie a préféré délé­guer son premier ministre, Nader Dahabi. Quant à l’absence du Roi du Maroc, elle est difficilement explicable car le Maroc a été plutôt favorable à l’UPM. Est-ce lié aux différends intermaghrébins ou à la présence de Bouteflika ? Aucun élément ne permet, à ce stade, de confirmer l’une ou l’autre hypothèse.

Bien sûr, la Turquie a tenu à être présente, mais après avoir reçu des assurances répétées des émissaires français dépêchés à Ankara que le Processus de préadhésion de la Turquie est totalement dissocié du projet « Union pour la Méditerranée ».

Le premier ministre israélien était manifestement heureux d’être à Paris : cela lui permettait, un court moment, d’oublier ses démêlés avec la justice de son pays, pour plusieurs affaires de corruption. Plus fondamentalement, la participation d’Is­raël lui permettait surtout, comme le font remarquer fort judicieusement Nathalie Nougayrède et Gilles Paris38, d’engranger une avancée diplomatique « sans pour autant faire un geste particulier dans le cadre du processus de paix qui est mal en point, notamment par la poursuite de la colonisation ».

Du côté européen, la Commission était satisfaite d’avoir « communautarisé » une initiative française. Dans cette « européanisation » du projet, le rôle de l’Alle­magne a été déterminant. La tranquille pugnacité d’Angela Merkel a eu finalement raison de l’entêtement du Président français.

Mais on ne peut pas affirmer que les autres pays européens non-riverains de la Méditerranée aient fait preuve de la même hardiesse. Disons, à leur décharge, que ces pays se sentent moins exposés aux turbulences méditerranéennes ou ont d’autres priorités. Les yeux des polonais sont braqués sur l’Ukraine, ceux des pays baltes sur la Russie proche, et ceux des bulgares et des roumains sur la Mer Noire et le Caucase. De manière générale, pour les pays scandinaves comme pour les pays PECO ( Europe orientale et centrale) les relations avec les voisins immédiats – russes, ukrainiens et biélorusses – sont plus importantes que celles avec les pays méditerranéens.

La Slovénie, qui venait d’achever sa présidence de l’Union, se voit, quant à elle, récompensée puisqu’elle a été nommément désignée, dans la Déclaration de Paris, pour accueillir une « Université euro-méditerranéenne ». Mais à quel titre ? Se sont interrogés certains journaux espagnols. Est-ce que l’Espagne n’est pas un lieu plus idoine pour accueillir une telle institution, en raison de son histoire, sa géographie, ses nombreuses institutions spécialisées et l’intérêt académique porté par ses univer­sités aux thématiques méditerranéennes et arabes ?

En définitive, bien qu’il fût qualifié de « feu d’artifice » à la gloire du président français, le Sommet de Paris n’en constitue pas moins un réel « succès diplomati­que ». Mais c’est à partir de maintenant que le vrai travail commence, et le chemin ne sera pas semé de pétales de roses. Car il y a un vrai risque de confusion entre une « grande vision pour la Méditerranée » et les « gros projets méditerranéens ». Bien sûr, personne ne met en doute l’importance des autoroutes de la mer, de l’ex­ploitation des énergies renouvelables ou de la sauvegarde de l’environnement. Mais si la dépollution environnementale est nécessaire, la dépollution « mentale » est primordiale. Or à trop insister sur l’Union des projets, ne court-on pas le risque de dissocier l’espace économique de l’espace humain ? Rien n’illustre mieux ce risque que la question du contrôle de l’immigration. En effet, en criminalisant les for­mes irrégulières de circulation (appelées immigrations clandestines) et en persistant à solliciter les pays méditerranéens comme agents de police auxiliaires, le projet d’Union pour la Méditerranée évacue la question humaine. Pire, il la transforme en problème, éludant ainsi, ce que Bensaad appelle « le besoin premier qui est de gérer la Méditerranée comme un espace humain commun »39.

Par conséquent, le premier véritable chantier de l’UPM devrait être « la gestion de la mobilité humaine en Méditerranée », comme le rappelle une Lettre Ouverte d’un groupe de personnalités éminentes dont Romano Prodi, ancien président de la Commission, Chris Patten, ancien commissaire et Fathallah Oualalou, ancien mi­nistre marocain. « Les pays du Nord doivent comprendre que cette question est essentiel­le dans les pays du Sud où l’on voit très mal les entraves à la circulation en direction de l’Europe, pendant que de nouvelles politiques de migration choisie les prive de leurs éli­tes. Comment parler d’Union à des populations à qui l’on imposerait de rester chez elles ? Ces populations ont besoin de ces mobilités sans lesquelles l’intégration régionale resterait une fiction »40. Le projet de rapport de la Commission des Affaires Etrangères du Parlement Européen, du 10 septembre 2008, revient sur cette question épineuse de la mobilité en soulignant l’inquiétude du Parlement Européen « face à la tendance dominante dans les Etats membres, qui privilégient une vision sécuritaire des politiques méditerranéennes et, notamment, de la gestion du phénomène de l’immigration »41.

La résolution des conflits doit être le deuxième chantier. L’intégration régionale, entre voisins, exige qu’on vide la région de tous les abcès de fixation qui constituent de véritables entraves au travail collectif et la circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. L’UE ne peut plus se contenter d’émettre des souhaits, de se complaire dans des vœux pieux, ou simplement de dépêcher des forces d’in­terposition (au Liban) ou de police à Rafah ou ailleurs. Elle doit prendre les devants et dès l’installation du nouveau président américain (début 2009), convoquer, avec le Quartet, une conférence de paix sur le Proche-Orient sur la base du Plan de Paix arabe dont tout le monde (à part Israël) reconnaît l’audace, le réalisme et la généro­sité. C’est d’autant plus urgent que le rêve d’Annapolis s’est évaporé. Les négocia­tions indirectes entre Israël et la Syrie, la trêve entre le Hamas et Israël et l’accalmie sur le front libanais offrent des fenêtres d’opportunité. Il faut saisir le moment pour en finir avec un conflit qui non seulement envenime la région mais structure le rapport entre l’Europe et les Arabes. Il y va de la sécurité de la région et de celle de la Méditerranée et de l’Europe. La Lettre Ouverte, citée plus haut, l’affirme sans détour : « … Ce qui menace l’Europe, ce ne sont pas les pauvres, mais les humiliés, les exclus du droit et du développement ». Or l’encerclement de Gaza, la poursuite de la colonisation de la Cisjordanie et du Plateau du Golan, et la construction d’un Mur de 700 kilomètres qui éventre la Palestine, non seulement ternissent l’image d’Israël dans le monde, mais jettent un voile de doute sur la cohérence, la crédibilité et l’ef­ficacité de la Politique Extérieure Commune de l’Union Européenne elle-même.

La solution du conflit israélo-arabe ne va pas, par miracle, assécher, à elle seule, tous les marécages du fondamentalisme, du radicalisme, voire du terrorisme. Mais elle contribuerait, à coup sûr, à réduire l’attrait des mouvements radicaux et leur ca­pacité de recrutement, et à apaiser les relations entre Arabes et Européens, entre les sociétés musulmanes et celles d’Occident. Indirectement, la solution de ce conflit majeur produirait un bel effet de démonstration qui pourrait enclencher un cercle vertueux et aider à la solution d’autres problèmes moins épineux tels que ceux de Chypre et du Sahara Occidental.

Si j’ai tenu à épingler deux chantiers prioritaires pour l’UPM, à savoir la gestion humaine de la mobilité et le règlement des conflits, je ne minimise nullement l’im­portance du chantier éducatif. Mais je considère que c’est une question qui relève essentiellement de la responsabilité des pays du Sud. Et à vrai dire, des progrès notables sont enregistrés aussi bien au Maghreb qu’au Machrek, tant sur le plan des taux de scolarisation que sur celui de l’alphabétisation des adultes. Mais la situa­tion entre pays est contrastée et des efforts supplémentaires sont nécessaires42, pour réduire les taux d’analphabétisme (notamment au Maroc et en Egypte), accroître l’éducation des femmes, améliorer le niveau de l’enseignement, offrir une forma­tion qui réponde aux besoins du marché et rehausser la qualité de l’enseignement et de la recherche.

C’est à ce niveau que la contribution de l’UPM peut s’avérer nécessaire, voire urgente. Il ne s’agit pas de créer une Université euro-méditerranéenne seulement, mais de multiplier les jumelages d’écoles, d’universités, de laboratoires, de cen­tres spécialisés de recherche et de grandes écoles. Cela nécessité la facilitation de la mobilité des étudiants, des chercheurs et des professeurs, l’octroi de bourses de perfectionnement, la promotion de programmes d’échanges et la création de biblio­thèques spécialisées.

Ces propositions ne constituent nullement des « alternatives » aux grands chan­tiers de la Méditerranée, mais plutôt le « biocarburant » destiné à humaniser les rapports Nord-Sud pour répondre aux exigences du vivre-ensemble.

Ainsi, et à rebours des Cassandre, l’UPM peut ouvrir un nouveau chapitre dans les relations euro-méditerranéennes et même euro-arabes. Mais au delà de la ques­tion du financement des projets évoqués ci-dessus, c’est la volonté politique qu’il faut d’abord mobiliser pour dépasser les rancœurs héritées du passé, en finir avec les plaintes et les complaintes du présent, afin de construire un avenir partagé. Les jeunes générations du Sud de la Méditerranée, notamment arabes, n’ont connu ni le colonialisme ni les luttes de libération nationale (le cas palestinien à part): elles réclament ouverture et compréhension, plutôt que repentance ou vengeance. Ainsi plutôt que de cadenasser les frontières et ériger des murs, toujours plus hauts, n’est-il pas temps de multiplier les passerelles ? C’est à cela que l’UPM doit se consacrer : l’histoire l’exige, la géographie l’impose et l’avenir le réclame.

  1. Pour un Partenariat Régional Privilégié en Méditerranée Occidentale Elargie (10+6+2) : banc d’essai de l’UPM

Parce que je subodorais les difficultés à venir, très tôt, dans ma première réaction aux discours de Nicolas Sarkozy 43 j’ai proposé, une autre voie à suivre. Quitte à être considéré peu orthodoxe, alors que, maintenant, les dés semblent jetés, je persiste à défendre l’idée d’un Partenariat régional privilégié (PRP) entre les 8 pays de l’UE riverains de la Méditerranée et de la Mer Adriatique (L’Espagne, la France, l’Italie, la Grèce, Chypre, Malte, la Slovénie, et le Portugal ainsi que la Turquie comme pays candidat et la principauté de Monaco) et les 5 pays de l’Union du Maghreb Arabe + l’Egypte. La Commission, en tant que représentante des Institutions Européennes et la Ligue des Etats Arabes y siègeront en tant que membres à part entière. Conçu, à l’intérieur du cadre du Processus de Barcelone : Union pour le Méditerranée, ce PRP est un projet qui fait sens. D’ailleurs, on peut commencer immédiatement avec les pays du Maghreb car s’il y a bien une région qui pourrait être dynamisée grâce à ce Partenariat Régional Privilégié c’est bien la région du Maghreb. On ne réussira pas l’Union pour la Méditerranée, si on ne réussit pas l’intégration de la Méditerranée occidentale, et, par conséquent, l’intégration du Maghreb.

En effet, les pays du Maghreb participent déjà : – A la Méditerranée occidentale (c’est la fameuse formule 5+5) ;

  • Au Forum de la Méditerranée pour 4 d’entre eux, sans la Libye ;
  • Au dialogue Otan-Méditerranée (sans la Libye) ;
  • Au Processus de Barcelone (sans la Libye) ;
  • A la Politique de voisinage (sans la Mauritanie qui fait partie du groupe ACP, et sans la Libye) ;
  • Et il existe, du moins sur papier, une Union du Maghreb Arabe (depuis 1989) qui inclut les 5 pays du Maghreb.

Certes la question du Sahara Occidental assombrit le climat maghrébin depuis 1975, les relations de voisinage entre l’Algérie et le Maroc restent crispées (la fron­tière entre ces deux pays est fermée depuis 18 ans), et il existe une rivalité sourde pour le leadership régional. Mais toutes ces questions, pour importantes qu’elles soient, n’ont pas le même potentiel destructeur et la même résonance que le conflit israélo-arabe. Par la longévité du conflit entre Israël et ses voisins, par sa violence même, par ses débordements régionaux, par ses retombées internationales, par sa nature, par la qualité de ses protagonistes, et par l’instrumentation qu’en font les Etats locaux et les acteurs extérieurs, voire les groupuscules radicaux, ce conflit constitue une source permanente d’instabilité régionale et de tension internatio­nale. Ce n’est pas le cas du Sahara Occidental au Maghreb : avec un brin de réalisme et de bon sens, on peut trouver une voie de sortie.

Je ne dis pas cela pour minimiser les différends intra -maghrébins, mais pour affirmer que le Maghreb est possible et nécessaire. D’autant plus nécessaire que la mondialisation en cours exige de rompre avec les méthodes solitaires et les stratégies nationales frileuses et égoïstes, pour que le Maghreb devienne partie prenante et non partie prise des évolutions du monde. A ceux qui me répondent qu’il s’agit là d’une « utopie », je rétorque : L’utopie est le possible qui ne s’est pas encore réalisé.

Les pays européens de la Méditerranée (surtout la France, l’Espagne et l’Italie) ont des intérêts considérables dans le Maghreb. Prenons le cas de la France à titre d’exemple. Celle-ci dispose au Maghreb d’une assise solide. Les échanges globaux de la France avec les trois pays du Maghreb central oscillent entre 21 et 22 mil­liards d’euros par an, dont 8 avec l’Algérie, 7 avec le Maroc et 6 avec la Tunisie et plus d’un milliard avec la Libye qui sort à peine des années noires de l’embargo occidental (chiffres 2005). L’aide publique française au Maroc, à l’Algérie et à la Tunisie serait de l’ordre de 600 millions euros: c’est plus que l’enveloppe MEDA II programmée pour ces trois pays.

Les étudiants du Maghreb qui font leurs études supérieures en France se comp­tent par dizaines de milliers (entre 60.000 et 75.000). Et la population maghrébine ou d’origine maghrébine, installée en France, dépasse aujourd’hui probablement les 4 millions de personnes. Les transferts de fonds de ces immigrés, par des mécanis­mes formels ou des voies informelles, oscillent entre 4 voire 5 milliards d’euros.

En outre, la France est présente massivement au Maghreb: le nombre des français installés dans les pays du Maghreb est estimé à prés de 80.000 personnes, souvent des binationaux. Et généralement on estime que plus de mille entreprises françai­ses, de toutes les tailles, sont aujourd’hui installées ou actives au Maghreb, dont au moins 38 des 40 grandes sociétés du CAC 40 (l’indice de la bourse de Paris). Sans oublier bien sûr les lycées français au Maghreb qui attirent des milliers d’écoliers.

Ces chiffres sont révélateurs de l’intensité de la relation historique, culturelle et économique de la France avec ces pays arabes francophones, et de la nécessité d’une coopération renforcée avec ces pays. C’est donc tout naturellement que pendant la campagne présidentielle, Mr. Philippe Douste-Blazy plaidait pour un tel partena­riat renforcé avec les pays du Maghreb, qualifié d’un « nouveau pacte de confiance » et censé reposer sur les éléments suivants :

  • Encourager les réformes nationales, régionales, bilatérales et régionales ;
  • Renforcer les pôles d’excellence ;
  • Relancer le français ;
  • Développer des partenariats durables, surtout dans le domaine de la forma­tion et de la recherche.

L’idée d’un « partenariat avec le Maghreb » est une idée ancienne. Déjà en 2003, avant le sommet 5+5 de Tunis, un groupe d’éminents économistes français44 rédigeait un remarquable rapport intitulé « 5+5, l’ambition d’une association ren­forcée ». L’étude, de belle facture, tirait la sonnette d’alarme : « Face au défi que pré­sente l’élargissement, l’alternative se trouve dramatiquement simplifiée : soit, de manière significative, la Méditerranée accentue son intégration économique… et son insertion dans l’économie-Monde, soit, rien n’est fait de plus qu’aujourd’hui et notre conviction est que, dans ce cas, la Méditerranée insensiblement se fracturera, multipliant les risques de marginalisation économique et de dérive
politique ».

Le Partenariat Régional Prioritaire (PRP) que je propose, dans le cadre du « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée « a l’avantage de donner une responsabilité particulière aux pays européens de la Méditerranée sans heurter de front l’UE. On sait combien celle-ci est jalouse de ses compétences et combien elle rechigne à mettre ses moyens au service d’ambitions de l’un ou l’autre Etat membre. On sait par ailleurs que souvent elle se cabre devant les critiques, surtout si elles émanent d’Etats membres. La sagesse requiert dès lors d’avoir l’UE avec soi plutôt que contre soi. Or, en présentant le Partenariat régional prioritaire, comme banc d’essai de l’UPM, on fait taire les critiques de l’UE. Après tout, ne soutient-elle pas « la Dimension Septentrionale ou Nordique », le Conseil euro-arctique de la Mer de Barents ? N’a-t-elle pas été à l’origine de l’initiative appelée « Synergie Mer Noire » (BSEC) ? Ne bénéficie-t-elle pas d’un statut d’observateur dans l’Organisa­tion de Coopération économique en Mer Noire (CEMN) qui est une organisation régionale ? Or toutes ces organisations ne sont que des formats différents de PRP.

Ainsi dans la « Dimension Nordique », l’UE, en tant que telle, est un membre participant, au même titre que la Norvège, l’Islande et la Russie (pays non-membres de l’UE). D’ailleurs depuis l’entrée des pays baltes dans l’UE, ceux-ci ne sont plus membres de droit de la Dimension Nordique. Lors des réunions officielles, c’est l’UE qui participe, représentée par la Commission et la Présidence. Les Etats mem­bres peuvent participer, mais à titre volontaire.

Les autres institutions régionales fonctionnent plus ou moins sur le même mode. Ainsi la Commission participe au Conseil des Etats de la Mer Baltique, en représentation des Institutions Européennes, à côté des seuls Etats riverains de la Baltique (dont bon nombre sont membres également de l’Union européenne)45. Les pays non riverains peuvent prendre part aux réunions, en tant qu’observateurs. Tel est le cas de la France, de l’Italie, de la Hollande, de la Slovaquie, du Royaume-Uni et des Etats-Unis.

Il en est autrement de la « Synergie Mer Noire » (SMN), initiative de l’Union Européenne. Ce regroupement informel composé de 9 membres + l’UE 46 est cen­sée être une dimension régionale de la Politique Européenne de Voisinage et vise à développer la coopération au sein de la région de la Mer Noire elle-même ainsi qu’entre la région et l’UE. Lancée après l’adhésion de la Roumanie et la Bulgarie, deux pays riverains, cette initiative complète la chaîne des cadres de coopération régionale et bénéficie, outre le financement communautaire en faveur des pays de la région, d’un programme spécifique de coopération transfrontalière en Mer Noire.

 

Nul doute que les préoccupations énergétiques de l’UE y sont pour beaucoup dans le lancement de cette initiative. Mais il y a surtout la volonté de l’UE de ne pas rester « sur la touche » face à de multiples projets qui se mettent en place à l’initiative d’acteurs régionaux voire même d’acteurs extrarégionaux, tel que le pro­jet « Communauté des Choix Démocratiques », regroupant la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie (Groupement dit GUAM) ou celui des Etats-Unis, appelé » Black Sea Trust for Regional Cooperation of the United States ».

A rebours de l’espoir exprimé par Benita-Ferrero Waldner, lors du lancement de l’initiative en avril 2007, que « Synergie Mer Noire contribue à créer un meilleur espoir pour résoudre les « conflits gelés » dans la région », et en dépit de la tenue, en grande pompe, de la première conférence ministérielle de SMN, le 14 février 2008, à Kiev, les derniers évènements tragiques opposants la Russie à la Géorgie (août 2008) viennent confirmer l’extrême fragilité de telles initiatives.

Contrairement à la Synergie Mer Noire, l’Organisation de Coopération Economique en Mer Noire (CEMN) 47 est une initiative des seuls pays riverains ou assimilés48. Créé en 1992, suite à la Déclaration d’Istanbul et celle du Bosphore, ce regroupement a fonctionné sous forme d’instance intergouvernementale jusqu’au 1er mai 1999, date à laquelle il a été constitué en « organisation régionale interna­tionale ». Ce qui convient de noter ici c’est que l’UE n’a pas été impliquée dans le lancement de ce projet. Mais elle parvient à y obtenir un statut d’observateur lors du Sommet d’Istanbul le 25 juin 2007.

Si j’ai tenu à donner ces 4 exemples, c’est pour bien souligner que les formats des coopérations régionales peuvent varier tant en ce qui concerne les structures institutionnelles qu’en ce qui concerne les périmètres, la participation ou le finan­cement. Aucun de ces regroupements régionaux ne constitue, à proprement parler, une coopération renforcée qui, elle, requiert la participation d’au moins 9 Etats membres de l’UE et un financement propre des Etats participants.

Le Partenariat Prioritaire Privilégié proposé ici, est, sans conteste, celui qui se rapproche le plus du format d’une « Coopération Renforcée » puisqu’on y compte 8 Etats membres de l’Union Européenne + une principauté européenne (Monaco) et un pays candidat (la Turquie). Il est d’ailleurs indispensable que la Turquie soit impliquée dans ce PRP car elle a fait montre d’une grande pro-activité au cours des deux dernières décennies en jouant un rôle important dans la « Coopération Economique de la Mer Noire » et en étant membre de la « Synergie Mer Noire ».

Et elle multiplie les initiatives comme le prouve la dernière proposition de son pre­mier ministre, Recep Tayyib Erdogan, en date du 14 août 2008, de la création de « l’Union du Sud Caucase ».

Ainsi, le PRP n’est pas une proposition vaine. Il va de soi, bien sûr, qu’en li­mitant le PRP au Maghreb (avec ou sans l’Egypte et la Turquie), je ne cherche pas à pénaliser ou écarter les pays du Moyen-Orient, notamment la Jordanie, le Liban, la Syrie, Israël et les Territoires Palestiniens. Mais tant que nous parlons de « Territoires palestiniens » et non de la « Palestine » (en tant qu’Etat libre et indé­pendant) tout projet de coopération régionale sera voué à l’échec.

Mais ces pays du Machrek ne doivent pas rester au bord de la route : ils partici­pent déjà à la Politique de Voisinage et au Processus de Barcelone. Tandis qu’Israël bénéficie d’un traitement privilégié en participant aux grands programmes euro­péens de recherche. Mais la solution du conflit israélo-arabe facilitera énormément la coopération régionale et rendra plus aisée l’inclusion, dans un deuxième temps, de tous ces pays dans le PRP.

La France, l’Espagne et l’Italie, grands pays européens de la Méditerranée, doi­vent être le fer de lance du RPR pour le Maghreb et éventuellement l’Egypte, mais ils doivent, concomitamment à la mise en route du PRP, et en étroite coordination avec tous les pays de l’UE, se mobiliser pour extraire le Moyen-Orient de l’impasse politique et vider cet abcès de fixation qu’est le conflit-israélo-arabe. Le Plan de Paix Arabe est l’offre la plus généreuse dans ce sens. C’est une chance à saisir. L’UE doit le faire comprendre à Israël de l’après-Olmert et à l’Amérique de l’après-Bush.

Cette proposition ne disqualifie pas le concept du « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ». Mais si on veut que ce projet soit un « nouveau souffle » et non un « nouveau soufflé », selon la jolie formule de Roberto Aliboni49, il faut commencer avec un petit nombre de pays avant de l’élargir à d’autres. Ainsi l’Union du Maghreb Arabe – éventuellement élargie à l’Egypte – peut être un pivot indispensable au développement de l’Union pour la Méditerranée. Pour beaucoup, en Europe, la Méditerranée est perçue comme un ensemble de problèmes. Avec le nouveau projet « Processus de Barcelone: Union pour le Méditerranée » l’Union Européenne entend faire de l’espace de la Méditerranée un « rassemblement autour de projets » catalyseurs de nouvelles solidarités. C’est une heureuse initiative. Il faudra procéder par étapes : le Partenariat Régional Privilégié pourrait en être le premier jalon.

 

Notes

  1. Pierre Bekouche : « Comparer Euromed aux autres régions Nord-Sud « , in Géoéconomie, 42, Paris, 2007, p.25
  2. Idem
  3. Jean -Louis Guigou : « La reconnexion des Nord et des Sud : l’émergence de la région méditerranéenne (ou la théorie des quartiers d’orange) « , in Géoéconomie, 42, pp.55-60
  4. Bichara Khader : « « L’anneau des amis » : la nouvelle politique européenne de Voisinage », in Géostratégiques, 17, Paris, été 2007, pp.197-233
  5. Yassir Badr Eddine : « Politique de voisinage : cimetière des illusions perdues » in Perspectives du Maghreb, 8, décembre 2006, p.18
  6. Bichara Khader : « la nueva ofensiva comercial de EE.UU en el mundo arabe y el Mediterraneo », in Economia Exterior, 34, automne, 2005, pp.1-10
  7. Pascal Lorot : éditorial d’un numéro spécial de la revue Géoéconomie consacré à l’Union Méditerranéenne, l’Institut Choiseul, Paris, no.42,2007,p.5
  8. Dans « le Quotidien d’Oran », 7 juin 2007
  9. Cité par Katrin Bennhold : » Mediterranean Union Plan :lofty but vague », International Herald Tribune,oct.2007, p.3
  10. Entretien distribué à la Conférence de Malte, organisée par MEDAC, les 27-28 octobre

2007.

  1. Europa.eu.int / relations extérieures
  2. El Pais, 14 mars 2008
  3. webmanager center.com/management/ article
  4. Cité par Katrien Bennhold « Mediterranean Union Plan :lofty and vague », in International Herald Tribune, 25 oct.2007
  5. In Ahyan Simsek « Debate over Mediterranean Union heats up in Europe » in Southern European Times, 08.2007
  6. Le Figaro, 16 juillet 2007
  7. Jean-Claude Casanova « L’Union méditerranéenne : un chemin juste et difficile », http//: info.club. Corsica.com/casanova
  8. « A little clarification, please, on the Union of the Mediterranean », Ceps commentary, 8

juin 2007

  1. « Une Union euro-méditerranéenne », in MED2007, IEMED-Cidop,Barcelone, 2007, p.15
  2. « Le projet méditerranéen face au problème israélo-palestinien », in Réalités, 1-7 nov.2007 p.19
  3. par exemple, Habib Kharroubi : « Que cache le projet de l’UM » ?, le Quotidien d’Oran,

22.09.2007

  1. Jolie formule de Jamil abou Assi : »l’Union Méditerranéenne : nouvelle politique arabe? », agoravox.fr (consulté le 25 septembre 2007)
  2. Béatrice Patrie et Emmanuel Espanol : Méditerranée : adresse au président de la République Nicolas Sarkozy, Sindbad, Paris, 2008..
  3. Les citations sont reprises à l’ouvrage de Béatrice Patrie et Emmanuel Espanol :op. cit.

pp.55-57

  1. Interview de Hanri Guaino par H.Ben Yaïche dans NewAfrican, février-avril 2008
  2. Com (2008)319/4
  3. Hervé de Charrette : » Union pour la Méditerranée :le Sud doit se faire entendre », in Arabies, juin 2008, p.4
  4. La Croix, 22 mai 2008
  5. Eduard Soler i Lecha : Barcelone Process :Union for the Mediterranean, Documento de trabajo, no.28, Cidop, Barcelone,2008, p. 28
  6. Cité par le Courrier International, 27 mai 2008
  7. Cité par le Figaro, 10 juin 2008, et El Pais : El Magreb da la espalda a Sarkozy, 12 juin

2006

  1. Nouvel Observateur com. 7.6. 2008
  2. « Union pour la Méditerranée : Pourquoi l’Algérie doit refuser d’y adhérer? « , www. millebords.org/spip.php ?article 8652
  3. Mohamed Chafiq Mesbah : « UPM, utopie ou réalité : un point de vue algérien », in Défense Nationale et Sécurité Collective : Union pour la Méditerranée, Cerem, Paris, 2008

p.43

  1. Le Monde : » L’Europe, l’avenir passé par la Méditerranée », 11 juillet 2008 p.18
  2. Hans Stark, Institut Français des Relations Internationales, cité par Libération, 12 juillet

2008 p.4

  1. Henri Guaino, cite par Libération, 12 juillet 2008
  2. Nougayrède et G.Paris : « Le pari proche-oriental de la France », in Le Monde, 12 juillet

2008, p.2

  1. Ali Benssad : « Pour les Européens, s’agit-il de s’ouvrir au Sud ou de le contenir » ?, Le

Monde, 11 juillet 2008

  1. Le texte de la Lettre a été rédigé par Akram Belkaïd et Erik Orsenna et signé par une vingtaine de personnalités : Le Monde, 11 juillet 2008
  2. Rapporteur : Pasqualina Napoletano : Projet de Rapport sur les relations entre l’Union européenne et les pays méditerranéens (2008/2231(INI))
  3. United Nations and the Arab League : The millennium developmentgoals in the Arab Region 2007 : ayouth lens, publié par l’ESCWA, Beyrouth, 2007
  4. Bichara Khader : « Union Mediterranea : bonitas palabras o buena idea » in Politica Exterior,

Mars 2008

  1. Patrick Artus, Jean-Paul Betbèze, Christian de Boissieu, Jean-Marie Chevalier, Elie Cohen, Michel Didier, Jean-Paul Fitoussi, Pierre Jacquet, Jean-Hervé Lorenzi, Charles -Albert Michalet, Erik Orsenna, Olivier Pastré et Daniel Vitry

 

  1. Les membres sont : Danmark, Suède, Finlande, Estonie, Lettonie, Latvie, Pologne, Allemagne, Islande, Norvège + UE
  2. Les 9 pays membres de la Synergie Mer Noire sont La Roumanie, Bulgarie Grèce (Membres de l’UE) +5 pays partenaires de la Politique de Voisinage (Ukraine et Moldavie + Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie) + un pays candidat (la Turquie) + la Russie
  3. BSEC (en langue anglaise): Black Sea Economic Cooperation
  4. Bulgarie, Roumanie, Moldavie, Ukraine, Géorgie, Russie, Turquie, Arménie, Azerbaïdjan, Albanie, Grèce et Serbie
  5. Texte envoyé par Aliboni à l’auteur.
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