CHINE ET RUSSIE : LES « RETROUVAILLES » DE DEUX GÉANTS

Gilles TROUDE

Septembre 2007

EST-CE UN SIGNE DES TEMPS ? Pour la première fois depuis de longues années, en août 2005, la Russie et la Chine effectuaient de grandes manœuvres militaires conjointes à Vladivostok, grand port de l’Extrême-Orient russe (libre de glaces). Ces essais impliquaient 10 000 hommes, dont 1.800 Russes, et regroupaient des forces terrestres, aériennes et navales. Intitulées « Mission de paix 2005 », elles se poursuivaient en mer Jaune, au large de la péninsule du Shandong (Est de la Chine). La Russie mobilisait à cette fin trois navires de guerre et 17 avions, tandis que la Chine alignait pas moins de 60 navires et sous-marins. Ces exercices, d’une durée de huit jours, étaient censés « permettre de tester la capacité des forces russes et chinoises à lutter contre le terrorisme », déclarait Liang Guang Lie, chef d’état-major de l’armée chinoise.

Le scénario simulait une réaction commune confiée à la Russie et à la Chine populaire dans le cadre d’un mandat de l’O.N.U. les chargeant d’aider à régler un conflit dans un pays imaginaire, lié à des tensions ethniques. Les ministres de la Défense de l’Organisation de coopération de Shangaï (Chine, Russie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizistan) avaient été invités à assister à ces manœu­vres, selon l’agence Chine nouvelle. Selon un expert militaire français, « ces manœu­vres constituent une nouveauté par leur ampleur et leur organisation, puisqu’il y a commandement unique et commun »1.

Les manœuvres se poursuivaient sur la péninsule de Jiaodong, dans la province de Shandong, face à la Corée du Sud. Il est intéressant de noter que la localisation de cet exercice avait fait l’objet de négociations serrées : initialement, la Russie sou­haitait organiser ces exercices dans la région autonome du Xinjiang (Sin-Kiang), qui abrite une importante minorité musulmane en Kachgarie (à l’Ouest de la Chine), à proximité de la base aérienne que possède la Russie au Kirghizistan. La Chine, elle, aurait préféré qu’ils aient lieu dans la province de Zhejiang (au Sud-Est de la Chine) en face de l’île de Taïwan qui abrite le régime nationaliste chinois. Mais, les diplomates russes ayant fait remarquer que ceci pourrait être considéré comme une provocation par Taïwan (ainsi que par les Etats-Unis qui soutiennent le régime), les deux parties se rabattaient sur la solution de la péninsule du Shandong (Chan-tong), dans la mer Jaune2.

Simultanément, le président Vladimir Poutine voulait montrer son engagement personnel (et son excellent état de santé) lors du salon aéronautique de Moscou en s’installant à bord d’un bombardier stratégique supersonique TUPOLEV-160, qui, après avoir traversé le mur du son, a ralenti pour lancer un missile de croisière avant de se poser sur une base dans la région de Mourmansk, près de la mer de Barentz. Le lendemain, le « soldat Poutine » embarquait à bord d’un croiseur pour suivre le tir d’un missile balistique intercontinental depuis un sous-marin nucléaire, dans le cadre d’exercices de la flotte russe du Nord.

Bien entendu, ces manœuvres communes ne manquèrent pas de susciter « l’in­quiétude » des Etats-Unis embourbés dans la guerre d’Irak, et qui s’empressaient de montrer leur force en organisant des manœuvres communes avec la Corée du Sud du 22 août au 2 septembre 2005, mettant en œuvre environ 10 000 soldats américains et un nombre non précisé de soldats sud-coréens.

Parallèlement, le Kremlin annonçait une augmentation de 22 % du budget de la Défense, atteignant 25 milliards de dollars par an – ce qui ne représente encore que 6 % du budget de la Défense américain…

L’Organisation de la Coopération de Shangaï (O.C.S.)

Qu’est-ce que l’Organisation de la coopération de Shangaï ? En 1996, cinq pays, la Russie, la Chine, et trois pays du Turkestan issus de l’Union Soviétique, le Kazakhstan, le Tadjikistan et le Kirghizistan, se réunissaient à Shangaï pour com­battre « le terrorisme et la drogue, la contrebande d’armes, l’immigration illégale, la sécession nationale et l’extrémisme religieux ». L’Ouzbékistan, « poids lourd » de la région (avec 22 millions d’habitants sur 37), rejoignait en 2001 le « groupe des Cinq », qui se faisait désormais appeler « l’Organisation de Coopération de Shangaï », et se voulait le pendant asiatique de « l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe » (O.S.C.E.), issue des accords d’Helsinki, seule organi­sation véritablement neutre sur le continent européen : basée à Vienne en Autriche, elle inclut la Russie, pays co-fondateur, et tous les pays de l’Europe de l’Est. De même, l’O.C.S. a l’intention d’inviter le Vietnam, la Thaïlande, les Philippines, la Malaisie et l’Indonésie à participer à ses débats.

En ce qui concerne plus particulièrement les Chinois, l’objectif en 1996 était de lutter contre le séparatisme des Ouïgours musulmans de leur Région autonome du Xinjiang à l’Ouest – seule productrice de pétrole en Chine – et qui auraient pu être « contaminée » par la vague du fondamentalisme musulman qui se propageait alors dans toute l’Asie centrale : il est remarquable que le mouvement islamique ouïgour ait été décrit comme un organisme terroriste ayant des liens avec la né­buleuse secrète al Qaïda d’Oussama Bin Laden à la fois par les autorités chinoises et par le Département d’Etat des Etats-Unis. Or, situé sur l’ancienne Route de la Soie, le Xinjiang dispose d’une position stratégique de premier plan puisqu’il a une frontière commune avec quatre pays musulmans : le Pakistan, le Tadjikistan, le Kirghizistan et le Kazakhstan.

Outre le Xinjiang, la République Populaire de Chine abrite des minorités ethniques importantes, qui constituent d’ailleurs officiellement des « Régions Autonomes » : le Thibet (reconquis par la force comme l’on sait en 1966-1967, et qui lutte toujours pour son indépendance sous l’autorité de son Dalaï-Lama réfu­gié en Occident), la Mongolie intérieure, la Mandchourie etc.. Sans entrer dans le détail de l’histoire chinoise, rappelons simplement que le peuple chinois (Han) a été pendant des siècles dominé par des dynasties étrangères plus ou moins détes­tées, mongoles ou mandchoues. Ainsi, la dynastie mandchoue des Qing régna sans discontinuer sur l’Empire du Milieu de 1644 à 1908 ; les Japonais recréèrent un Mandchoukouo indépendant de 1932 à 1945.

Par ailleurs, les Mongols sont toujours séparés en deux Etats : la Mongolie extérieure indépendante (1 500 000 habitants, ex-communiste, pro-russe) et la Mongolie intérieure, chinoise (9 500 000 habitants), qui pourraient donc être per­turbées par un mouvement favorable à la réunification.

Quant à la motivation russe, elle était évidente avec le conflit interminable de Tchétchènie, la guerre civile au Tadjikistan (qui ne prendra fin qu’en juin 1997), et les terribles attentats terroristes dont fut récemment victime la population russe (rappelons pour mémoire l’attaque du théâtre à Moscou, et la prise d’otages d’en­fants de l’école primaire de Beslan, qui occasionnèrent plusieurs centaines de morts, sans que les media occidentaux ne s’en émeuvent particulièrement).

L’O.C.S. a ensuite été élargie en 2005 à quatre pays de régimes très divers, l’Inde – la plus grande démocratie du monde -, la Mongolie, nouvelle démocratie de re­ligion bouddhiste, le Pakistan et l’Iran musulmans, nouveaux membres acceptés à l’unanimité en tant qu’observateurs permanents par les six Etats fondateurs – ce qui prouve la volonté de neutralité politique de ses membres3. Contrairement aux affir­mations de la diplomatie américaine, cette alliance n’avait pas pour but (du moins à l’origine) de s’opposer à la vaste offensive américaine en Asie centrale, puisqu’au sommet de Tachkent, le 17 juin 2004, la Chine consentait un prêt de 900 millions de dollars au président pro-américain de l’Afghanistan, Amin Karzaï, pour l’aider dans sa lutte contre le terrorisme, et coopérer dans le domaine du renseignement. En outre, les six pays membres décidaient d’élargir le Centre antiterroriste créé à Bichkek au Kirghizistan, et de le déplacer à Tachkent en Ouzbékistan.

Par ailleurs, ils envisageaient de renforcer leur coopération sur le plan écono­mique, notamment pour l’acheminement des hydrocarbures de l’Asie centrale vers l’Extrême-Orient, la Chine étant devenue le 2ème consommateur de pétrole dans le monde, comme nous le verrons plus loin.

 

La Chine, soutien du complexe militaro-industriel russe

Selon le Pentagone, la Russie a fourni depuis le début des années 1990, 85 % des importations d’armes chinoises, pour un chiffre d’affaires supérieur à 3 milliards de dollars par an : 150 bombardiers lourds, 12 sous-marins, dont 10 Kilo 636,4 destroyers Sovremenyi avec leurs missiles SS-N-22 et leurs hélicoptères Ka-27 et Ka-28, 248 chasseurs Su-27 SK et UBK (avec missiles air-sol AA-10 et 11), 50 turboréacteurs Al-31N pour équiper les chasseurs J-10, 4 avions-ravitailleurs Ilyouchine-78, 60 hélicoptères Mi-17, 5 ou 6 AWACS Beriev A-50 Eh, 4 régiments de S-300 PMU2 (batteries de défense anti-aérienne), des missiles anti-aériens FT-2000 (en nombre indéterminé), un aérostat type Puma et un radar naval aéroporté Sea Dragon etc.(cf. liste en annexe). La part de la Chine dans le total des ventes d’armements par la Russie n’est ja­mais tombée au-dessous de 40 % au cours de la décennie 1990, dépassant même les 60 % certaines années, du fait d’importants contrats portant sur des équipements maritimes et aéronautiques. Un expert militaire russe a pu dire que la Chine « a joué un rôle essentiel dans la survie du complexe militaro-industriel russe »4, no­tamment le leader de l’aéronautique Sukhoï, et les chantiers navals Severnaïa verf.

La médaille a son revers : ces contrats comportent nécessairement des transferts de technologie militaire à la Chine, dont on ignore l’étendue et le niveau, mais il est certain que ce pays ne manque ni de savants ni d’ingénieurs capables de repren­dre à leur compte les derniers perfectionnements de la technologie militaire russe. Certains experts estiment que le complexe militaro-industriel chinois est en passe de devenir, à terme, du fait des transferts de technologie, le principal concurrent de celui de la Russie elle-même, ce qui a d’ores et déjà suscité de vives critiques de la part de l’état-major russe. Du côté américain, le Président George W. Bush Jr, lors de son accession à la Maison Blanche début 2001, attaquait vigoureusement dans un discours le « concurrent stratégique » qu’était devenue la Chine émergente – avant de changer d’attitude à l’égard de ce pays après les attentats du 11 septem­bre de la même année, le terrorisme des fondamentalistes islamiques passant alors au premier plan des préoccupations de la politique étrangère américaine.

 

« Un commerce extérieur de type de plus en plus colonial, mais dans le mauvais sens »

Afin d’améliorer le volume et la structure du commerce extérieur russe, le Premier ministre russe Mikhail Fradkov s’est rendu à Pékin les 9 et 10 novembre 2006, pour y rencontrer le Premier ministre chinois Wen Jiao Bao ; il s’agissait de la onzième rencontre régulière entre les deux chefs de gouvernement. Huit accords sur l’investissement bilatéral ont été signés, dont deux portent sur l’exploration minière conjointe, les autres concernant une usine d’assemblage d’automobiles, une fabri­que de verre, et des usines de traitement du bois. Le volume des investissements contractés du côté chinois s’élève à 800 millions de dollars US. Cette Semaine de promotion de l’investissement sino-russe constituait l’étape finale de « l’Année de la Russie » en Chine qui se terminait le 9 novembre 2006, clôturée par les discours des deux Premiers ministres.

La Russie envisage le doublement de son commerce avec la Chine, pour le por­ter de 30 à 60 milliards de dollars US d’ici 2010. Il est vrai que la Russie ne compte actuellement que pour 2 % dans le commerce extérieur chinois, et les investisse­ments directs chinois en Russie, qui se montent à 700 millions de dollars US, ne représentent que 5 % du total des investissements chinois à l’étranger. Le montant des investissements contractés du côté chinois s’élève à 800 millions de dollars US.

Le volume des échanges commerciaux entre la Chine et les Etats-Unis est en effet 10 fois plus élevé que celui réalisé avec la Russie, engendrant au passage un déficit fantastique de 202 milliards de dollars par an au détriment des Etats-Unis, ce qui fait que la RPC détient les plus grandes réserves d’or et de change du monde, avec 854 milliards de dollars. Les échanges chinois avec le Japon sont neuf fois plus importants qu’avec la Russie, ceux avec l’Union européenne huit fois, et ceux avec la Corée du Sud six fois5. La marge de progression est donc importante.

Plus grave, la structure de ces échanges est de plus en plus déséquilibrée, la Russie (en dehors de ses ventes d’équipement militaire) exportant surtout des ma­tières premières, et la Chine des produits manufacturés. Ainsi, 35 % des exporta­tions russes vers la Chine sont des matières premières, tandis que les exportations de biens d’équipement se sont effondrées de 20 % à 2 %. En même temps, les impor­tations de produits manufacturés en provenance de la Chine connaissent une pro­gression implacable. Le directeur du Département de la coopération économique du ministère des Affaires étrangères de Russie, Andreï Kondakov, présent au Forum des affaires de Shangaï, a déclaré sur les ondes de la chaîne de télévision RBK :

« Si vous observez la part des biens d’équipement dans les exportations de la Chine vers la Russie, vous serez étonnés : en ce moment, ils comptent pour 20 %, et sont en forte croissance. Si aucune mesure n’est prise, la structure de notre commerce extérieur avec la Chine pourrait ressembler de plus en plus à des relations de type colonial, mais dans ce cas la Chine ne sera pro­bablement pas l’une de nos colonies ! ».

Dans le domaine de l’aviation, la Chine a proposé d’accroître la livraison d’avi­ons russes Tupolev-204-120V, et de construire conjointement un grand avion-car­go. Cinq exemplaires de ce type auraient déjà été commandés, dont le premier a déjà été construit et testé en vol, et les spécialistes chinois entraînés. La Chine serait prête à financer la mise au point du projet d’avion-cargo Jumbo.

 

Dans le secteur énergétique, un accord aurait été passé pour l’exportation d’élec­tricité de la Russie vers la Chine à partir de 2008, pour atteindre un niveau annuel de 60 milliards de Kwh. Deux étapes ultérieures sont prévues en 2010 et 2015. Ce vaste projet impliquera les Etats d’Asie centrale (Turkestan) issus de l’U.R.S.S., puisque l’électricité proviendra des centrales de Sibérie, et non de Russie centrale, pour éviter les pertes de courant proportionnelles à la longueur des lignes à haute tension.

 

Des perspectives intéressantes s’offrent à nouveau à la Russie dans le domaine de l’énergie nucléaire : vingt ans après la catastrophe de Tchernobyl (1986), les ingé­nieurs russes pensent avoir tiré les enseignements de l’accident en améliorant le de­sign et la sûreté des centrales nucléaires. La société russe exportatrice de technologie nucléaire AtomStroyExport, forte de son expérience en Inde et en Iran (centrale de Bouchher) a construit un premier réacteur de la nouvelle génération à Tianwan en Chine, près de la ville de Liangyonggang (Province de Jiangsu, près de Shangaï) : les test ont commencé en avril 2006, et il devait être relié au réseau en octobre 2006. Un deuxième réacteur est en construction sur le même site, qui devrait être achevé en 2007. Pas moins de 150 sociétés et sous-traitants russes avec 600 ingénieurs et techniciens travaillent sur le site, ce qui rappelle l’époque des années cinquante, quand la Chine dépendait étroitement du « grand frère » communiste pour sa tech­nologie avancée. Le directeur général de la société, Valeriy Kurochin, a déclaré :

 

« La sûreté et la fiabilité de cette première unité qui sont actuellement mises à l’épreuve à la centrale nucléaire de Tianwan détermineront l’avenir des sociétés russes sur le marché de l’industrie nucléaire chinoise ».

 

Le marché chinois de l’industrie nucléaire se place d’ores et déjà au premier plan mondial : actuellement, 9 réacteurs sont opérationnels, et la Chine a prévu d’en construire 50 autres, incluant les deux réacteurs de Tianwan. L’investissement cor­respondant à ces projets a été estimé par les publications industrielles et les rapports officiels diffusés dans les media chinois à 50 milliards de dollars US d’ici 2020. A cette date, les experts industriels chinois ont planifié que l’énergie nucléaire devrait générer plus de 30 % de la production d’électricité du pays.

 

Néanmoins, la concurrence est rude sur ce marché, puisque AtomStroyExport se trouve en compétition avec les deux leaders mondiaux en la matière, à savoir la société Westinghouse, basée aux Etats-Unis mais récemment rachetée par le groupe japonais Toshiba, et le Français Areva (issu de la fusion Cogema-Framatome), qui étaient en lice pour la commande de 4 réacteurs nucléaires, dont 2 dans la Province de Guangdong (Canton, au Sud), et deux dans la Province de Zhejiang (à l’Est, près de Nankin). On sait que Westinghouse est sorti tout récemment vainqueur de cette compétition, pour le motif, selon le quotidien financier Les Echos, qu’elle aurait accepté de vendre les plans de son réacteur AP1000 aux Chinois, alors qu’Areva refuserait par principe tout transfert de technologie.

 

S’agissant de l’espace, l’accord passé en septembre 2006 envisage la collabora­tion dans 38 projets sur deux ans, auxquels 20 autres pourraient s’ajouter par la suite. Parmi ceux-ci, l’un vise l’exploration de la Lune, pour laquelle trois contrats commerciaux ont été signés, et d’autres envisagent d’étudier Phoebus, d’étendre leur collaboration pour la mise en place d’un Observatoire international de l’espace, ainsi qu’un système de 4 satellites de communication.

 

D’après une source russe, le budget chinois de l’espace serait d’au moins 2 mil­liards de dollars par an, soit environ le double du budget russe ; plus de 200 000 techniciens chinois seraient affectés au programme de l’espace, soit près de trois fois plus que le nombre d’Américains dans le même domaine (75 000). La Chine a déjà développé 12 types de véhicules spatiaux ; l’un d’entre eux est capable de placer 15 tonnes sur une orbite géostationnaire. Les Chinois auraient même décidé de battre les Américains pour le prochain atterrissage sur la Lune, bien qu’ils n’en fassent aucune publicité ; en tout cas, ils prévoient de recueillir leurs propres échan­tillons du sol lunaire en 2017.

 

Dans le domaine des travaux publics, un grand chantier hydrotechnique com­mun s’est ouvert sur le fleuve Amour qui sépare les deux pays en Sibérie orientale, pour endiguer la perfide rivière (qui a déjà englouti plusieurs villages du côté rus­se) : il s’agit de construire un barrage immergé sur l’un de ses bras, la Pemza, ce qui nécessite l’entassement de pas moins de 80.000 m3 de pierres, afin de régulariser le cours du fleuve, qui devrait ainsi retrouver son lit naturel. On rappellera au passage que la Russie et la Chine ont su mettre un terme par le traité d’amitié et de coopé­ration signé en 2001, puis par l’accord d’octobre 2004, au litige frontalier qui était en suspens depuis 1860 (accord de Pékin, faisant suite à la guerre de l’Opium) : la Russie a restitué à son voisin chinois l’île de Tabarov et un tiers de l’île Bolchoï Oussouriski à l’embouchure du fleuve Amour6. Ce succès diplomatique a été salué par le président Vladimir Poutine en ces termes :

« Pour la première fois dans l’histoire des relations sino-russes, la totalité des frontières communes est légalement définie ».

Désormais, la Chine, le Japon et la Russie ont un vaste projet commun : trans­former le fleuve Amour afin d’en faire une grande voie de navigation commerciale, sur laquelle des chalands pourraient transporter à bas prix jusqu’à 500.000 tonnes de fret jusqu’à la mer du Japon.

La coopération entre la Chine et la Russie s’étend même au développement du tourisme entre les deux pays : selon l’agence ITAR-TASS, les touristes chinois, de plus en plus nombreux, seraient intéressés par tous les lieux qui rappellent la vie et l’œuvre de Vladimir Ilitch Lénine (notamment le Kremlin et le Mausolée sur la Place Rouge à Moscou), ainsi que par les monuments et musées consacrés à la « Grande Guerre patriotique » (Deuxième Guerre mondiale), tandis que les touristes russes sont attirés par les sites maritimes chinois et le shopping : les Russes aiment acheter le thé, les vêtements, l’équipement ménager et la fine porcelaine chinoise, et ils apprécient la cuisine chinoise traditionnelle.

Une Exposition nationale russe a ouvert à Pékin le 7 novembre 2006, consacrée essentiellement cette année à la région de Nijni-Novgorod sur la moyenne Volga. Les 12 sociétés participantes de la région incluent Russian Machines, qui exposera des pièces détachées d’automobiles, des bateaux, du bois et autres matières premiè­res.

Pendant ce temps, il ne manque pas de Russes pour faire le voyage de Chine pour des échanges culturels : le programme culturel de « l’Année de la Russie » en Chine a présenté des tournées des célèbres théâtres Bolshoï, Marijnski et Stanislavski, ainsi qu’une démonstration acrobatique d’une patrouille de pilotes d’avions de chasse Sukhoï.

Pour les neuf premiers mois de 2006, le commerce bilatéral entre la Chine et la Russie a atteint 59,9 milliards de dollars US, soit une progression de 31,1 % par rapport à la même période de 20057.

Les projets d’oléoducs Sibérie centrale-océan Pacifique : concurrence entre la Chine et le Japon

C’est dans le domaine de l’énergie que les relations commerciales entre la Russie et la Chine sont les plus prometteuses. La Chine est devenue, ainsi qu’on l’a vu, 2ème consommateur mondial (8 % de la consommation mondiale d’énergie) du fait de l’extraordinaire boom économique qu’elle a connu ces dernières années : son PIB (2 224 milliards de dollars en 2005) en fait la quatrième économie mon­diale, devant la Grande-Bretagne (2 201 milliards) et la France (2 105 milliards). La Chine sera la première puissance économique mondiale en 2041, prédisent les experts de la banque américaine Goldman Sachs.

Ce nouveau géant économique a un besoin pressant des ressources énergéti­ques de la Russie, 2ème producteur mondial de gaz naturel et riche en pétrole. Par ailleurs, le gouvernement chinois souhaite sécuriser ses lignes d’approvision­nement pétrolier, actuellement maritimes, donc vulnérables sur trois détroits, ceux d’Ormuz (entre les Emirats Arabes Unis et l’Iran), de Malacca (entre Singapore et l’Indonésie) et Formose (entre la Chine continentale et Taïwan).

Les deux pays ont 4 300 km de frontières terrestres communes, et ce ne devrait donc être qu’un problème de logistique. Pourtant, la part du pétrole russe dans les importations chinoises ne représentait que 10 % en 2005 (10 millions de tonnes), et 15 millions de tonnes en 2006, transportés par voie ferrée coûteuse (wagons-ci­ternes du Transsibérien passant par la Mongolie). En 2003, avant son arrestation et sa condamnation pour un problème de frau­de fiscale, le fondateur du complexe pétrolier géant Yukos, le milliardaire Mikhail Khodor Kouski, avait proposé de construire un oléoduc privé avec le groupe anglo-néerlandais BP pour fournir en pétrole le Nord-Est de la Chine. Mais, fin 2004, Moscou lui a préféré le Japon pour exporter le pétrole de Sibérie orientale, ce qui a provoqué la colère des dirigeants chinois : de la région d’Irkoutsk, l’oléoduc rejoin­dra Nakhodka, près de Vladivostok, face à l’archipel japonais, contournant ainsi la frontière chinoise et le fleuve Amour, plutôt que Daqing en Mandchourie, tracé beaucoup plus court et donc moins coûteux.

Il semblerait que les Japonais aient offert un financement plus avantageux, mais la raison véritable serait plus complexe : certains experts soupçonnent la Russie de craindre de devenir le fournisseur privilégié de la Chine, ce qui la placerait dans une position commerciale subalterne (notamment pour la fixation des prix), et quasi-coloniale vis-à-vis du nouveau géant économique, par ailleurs surpeuplé alors que la Sibérie est quasi-vide sur le plan démographique8.

Quoiqu’il en soit, le président Vladimir Poutine a voulu réparer cette erreur lors de sa visite à Pékin le 22 mars 2006 lors du lancement de « l’Année de la Russie en Chine », entouré de près de 1 000 personnes, dont tous les dirigeants des grandes sociétés russes du pétrole et du gaz. Le tracé d’un embranchement direct vers la Mandchourie de l’oléoduc Sibérie centrale-océan Pacifique a été discuté entre le président Poutine et son homologue chinois Hu Jin Tao, qui se sont mis d’accord sur une étude de faisabilité.

L’oléoduc en question, long de 4.000 kilomètres, et d’un coût estimé à 11,5 milliards de dollars US, devrait être terminé en trois ans (2009). Dans le domaine du gaz naturel, alors que l’économie chinoise a un besoin de plus en plus pressant d’énergie, l’un des plus grands gisements de gaz naturel du monde repose tout près de sa frontière : le gisement de Kovytka, propriété à 62 % de la joint venture entre la compagnie russe TNK et BP, contient 1.900 milliards de m3 de réserves prouvées, selon Marina Dracheva, porte-parole de la compagnie russe. Le directeur général de BP, John Brown, a déclaré lors d’une interview en 2006 que le gisement, situé dans la taïga au nord de la frontière chinoise, pourrait contenir des réserves encore plus grandes, peut-être supérieures à tous les gisements de la Mer du Nord qui ont fait la fortune de la Norvège.

Le directeur général de Gazprom, Alexeï Miller, a annoncé en mars 2006 que deux gazoducs étaient prévus, d’une capacité de 30 à 40 milliards de m3 de gaz na­turel chacun, et qui contourneraient les deux extrémités de la Mongolie, l’un ache­minant le gaz naturel de la région énergétique traditionnelle de Sibérie occidentale vers la Chine en longeant l’Ouest de la Mongolie, l’autre capturant probablement le gaz du nouveau gisement de Kovytka de TNK-BP en Sibérie orientale pour l’ame­ner jusqu’à l’île de Sakhaline sur la côte de l’Océan Pacifique en longeant la fron­tière orientale de la Mongolie, selon une dépêche de Pékin de l’agence Reuter.

L’itinéraire occidental serait vraisemblablement développé en premier, et pour­rait fournir la Chine en gaz naturel d’ici cinq ans (2011). Le coût de construction, selon des proches de la délégation Poutine, pourrait atteindre 10 milliards de dollars US9.

« La coopération dans la sphère de l’énergie est l’un des éléments les plus impor­tants du commerce russo-chinois et de nos relations économiques », a déclaré le président Poutine durant une interview avant de quitter Moscou. « Elle pro­gresse avec succès et présente un potentiel élevé sur le long terme. »

 

Vers un nouvel équilibre mondial ?

Tout récemment, le 11 janvier 2007, la Chine réalisait un tir réussi d’une arme antisatellite qui a inquiété les Américains, dans la mesure où cet épisode pourrait relancer un débat autour d’une nouvelle « guerre des étoiles ».

Les experts militaires russes nous assurent que les armes fournies en grande quantité par la Russie à la Chine seraient de troisième à quatrième génération, alors que l’armée américaine s’équipe actuellement d’armes de la cinquième génération. Ces livraisons ont tout de même permis à la Chine de faire un bond de deux géné­rations dans la qualité de son armement.

Surtout, la coopération russo-chinoise fait de leur continent un « sanctuaire » inviolable sur le plan militaire. On savait déjà que la Russie conserve un formidable arsenal nucléaire de 16.000 ogives nucléaires (7 200 + 8 800 en réserve ou en cours de démantèlement) – supérieur à celui des Etats-Unis (10 315). On sait moins que la Chine dispose d’un potentiel nucléaire de 410 engins environ – du même ordre que l’arsenal français (350 ogives)10. Or, le général chinois Zhu Cheng Hu (l’un des dirigeants de l’Académie militaire de Chine) a déclaré que, si les Américains se plaçaient aux côtés de Taïwan en cas de conflit, Pékin pourrait avoir recours à l’arme atomique11. Ne s’agit-il pas d’une tentative de chantage, ou bien faut-il prendre cet­te menace au sérieux ? Dans ce cas, quelle serait l’attitude de Moscou ? Prendrait-il le risque d’une escalade pouvant mener à un conflit mondial simplement pour aider la Chine à libérer Taïwan ? Cette déclaration a en tout cas suscité de vives critiques de la part de Vladimir Popov, de l’Académie des Sciences militaires russe.

Quoi qu’il en soit, sur le plan de la géopolitique, la coopération sino-russe a déjà eu un résultat concret : un brutal coup d’arrêt à l’expansion américaine en Asie centrale. Après les « révolutions de couleur » suscitées et fortement soutenues par la C.I.A. et les O.N.G. américaines en Serbie (mouvement OTPOR), Ukraine, Géorgie (« révolution des roses ») et au Kirghizistan (« révolution des tulipes »), le président Karimov en Ouzbékistan a sévèrement réprimé en mai 2005 l’insurrec­tion en faisant tirer sur la foule à Andijan, quatrième ville du pays, accusant « des groupes islamistes liés au parti interdit Hizbi Tahir d’être derrière l’insurrection ». Bien plus, il a exigé et obtenu le retrait des militaires américains de leur base de Khanabad, et des accords de défense bilatéraux ont été signés le 14 novembre 2005 entre Moscou et Tachkent, prévoyant une aide russe en cas de troubles internes en Ouzbekistan.

L’ère de la toute-puissance des Etats-Unis, qui date de l’éclatement de l’U.R.S.S. il y a une quinzaine d’années, semble toucher à sa fin, pour être remplacée par un monde multilatéral, dans lequel un certain équilibre devra être trouvé entre plu­sieurs pôles, le triangle Moscou-Pékin-Delhi constituant selon toute vraisemblance l’un d’entre eux, s’appuyant sur son énorme poids démographique, son expansion économique apparemment irrésistible dans le cas de la Chine et de l’Inde, et son « invulnérabilité » sur le plan militaire.

* Docteur en Histoire des relations internationales contemporaines, spécialiste des pays de l’Est. Auteur, entre autres, de « Yougoslavie, un pari impossible ? », L’Harmattan, Paris, 1998.

 

Type de matériel Date du contrat/ livraison Coût Exportateur russe
22 chasseurs Su-27 SK et 2 UBK (avec missiles AA-10 et 11) Avril 1995 (livrés en 1996) 710 millions de $
26    chasseurs Su-

27    SK et UBK
(avec missiles
AA-10 et 11)

1991

(livrés en 1992)

1 à 1,5 milliard de $
200 Su-27 SK et Su-27 UBK Depuis 1998
28 Su-27 UBK Livrés en 2001­2002 ? Rosvooruzhenie Sukhoï
38 chasseurs Su-30 MKK 2000 2 milliards de $ Rosvooruzhenie (Sukhoï)
Missiles Kh-35 pour Su-30 MKK 2001
2 destroyers Sovremenyy avec leurs missiles SS N-26 (24 ex.) 3 janvier 2002

(livrables en 2005)

1,4 milliard de $ Rosoboronexport (Chantiers de la Baltique)
2 Destroyers Sovremenyy avec leurs missiles SS-N-22, SA-N-7 et leurs hélicoptères

Ka-27 et Ka-28

(12 ex.)

1996 (livrés en

2000)

603 à 1 milliard de $ selon les sources
40 torpilles hy-pervéloce VA-111 Shkval 1998 ? Rosvooruzhenie
30 S-300 PMU1 1990, livraison 1992-1998 (?)

 

Type de matériel Date du contrat/ livraison Coût Exportateur russe
Missiles S-300 F (SA-N-6) 4 avril 2002 200 millions de $ Rosoboronexport (Almaz-Antey)
4 régiments de S-300 PMU2 Fin décembre 2001 400 millions de $ Antey (oboroni-telnye systemy)
5 ou 6 AWACS Beriev A-50 Eh Février 2001 1 milliard de $ Rosoboronexport
50 turboréacteurs Al-31 N pour équiper les chas­seurs J-10 2000 ? NPO Saturn
15 Tor-M1 (SA-

15)

1995, livrés

en 2000

480 millions de $ Antey (usine

Kupol)

20 Tor M1 (Sa-

15)

1999, livrés

en 2000

? missiles anti-aé­rien FT-2000 1998
1 aérostat type Puma et un radar naval aéroporté Sea Dragon 2002 ? Rosoboronexport,

RosAerosystems,

Leninets

Radars d’avion Jouk ? ? Rosoboronexport (fasotron NIIP)
Modernisation des chasseurs Chengdu F7M Fin 1994 ?
40 moteurs de Su-27 (AL-31) 1992 ?
1 simulateur de Su-27 1992 6 millions de $

 

Type de matériel Date du contrat/ livraison Coût Exportateur russe
? blindés BMD-3 ou BMD-1 1997 ?

 

Notes

  1. Général Henri PARIS, « Les révolutions de couleur en Asie », in Géostratégiques n°12, avril 2006, pp. 37-55.
  2. Elisabeth WISHNICK, « Grandes manoeuvres pour la galerie », in Courrier International n° 774, 1-7 septembre 2005, p. 20.
  3. « L’Organisation de Coopération de Shangaï, Ambitions et intérêts russes », in Le Courrier des pays de l’Est, n° 1055, mai-juin 2006, pp.23-39.
  4. Konstantin MAKIENKO, Centre d’analyse des stratégies et des technologies, Moscou, « Les ventes d’armes de la Russie à la Chine », traduction en français in Le courrier des pays de lEst, n° 1032, février 2003, pp. 29-37.
  5. Moskovskiy Komsomolets, copyright BBC Worldwide Monitoring, Moscou, 27 juin

2006.

  1. Ilia SERGUEIEV, « Entre Russes et Chinois, le lit défait de l’Amour », Vremia Novostieï, Moscou, traduction en français in Courrier International n° 764 du 23­29 juin 2005, p. 26.
  2. « China, Russai to expand cooperation amongst fera of ‘colonial’ relations », RBK TV, Moscou, transmis par BBC Monitoring Former Soviet Union – Political Supplied by BBC Worldwide Monitoring, 6 novembre 2006.
  3. Jean-Jacques MEVEL, « Entre Pékin et Moscou, de l’énergie à revendre », Le Figaro-International, 22 mars 2006, n° 19170, p. 3.
  4. Andrew E. KRAMER, « Energy tops agenda as Putin visits China », The New-York Times, 22 mars 2006.
  5. Maurin PICARD, « Le monde en voie de nucléarisation rapide », Le Figaro, 13 novembre 2006, p. 2.
  6. Vladimir MOUKHINE, Nezavissimaïa Gazeta (extraits), Moscou, traduction française in Courrier Internationaln° 774 du 1-7 septembre 2005, p. 20.
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