Année 2024 : le grand dégel géopolitique ?

Par Jure Georges Vujic, géopoliticien franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, auteur de plusieurs livres et d’articles en philosophie, politologie et géopolitique publiés en France et en Croatie, chercheur associé de l’Académie de Géopolitique de Paris, membre du Conseil scientifique de la revue Géostratégiques de l’AGP

Résumé

Avec la résurgence du conflit israélo-palestinien et l’implication régionale de l’Iran, du Yémen (Houthis) et du Hezbollah libanais, puis, l’escalade du conflit en Asie du sud-est entre la Chine et Taiwan, il est probable que l’on assistera à l’avenir à l’accélération du dégel de nombreux conflits gelés de part et d’autre du monde. D’autre part, le tout récent bombardement par l’Iran  du quartier général du groupe djihadiste sunnite Jaish al-Adl (Armée de la justice en arabe), dans la province du Baloutchistan sur le sol Pakistanais, limitrophe de l’Iran,  remet la focale sur la région du Baloutchistan, qui connait depuis plus de 70 ans, soit depuis la création du Pakistan, un conflit entre le Pakistan et les Baloutches  qui souhaitent s’en séparer et se battent pour obtenir un plus grand contrôle de leur territoire, qui s’étend en Iran et en Afghanistan. Tout conflit gelé porte en lui la capacité d’une résurgence, d’une crise plus ou moins soudaine et brutale, d’une nouvelle montée aux extrêmes aussi imprévue que brutale, comme l’a démontré le dégel du conflit au Haut-Karabakh en 2020. Ce potentiel de déstabilisation, permanent et imprévisible, porte en lui les ressorts d’une capacité de ré-escalade, ce qui qui pourrait les qualifier de conflits de « tièdes ». Le plus souvent, ces conflits impliquent l’influence d’une ou plusieurs grandes puissances régionales ou globales, voir une participation active sous la forme d’opérations militaires par proxy.

Mots-clés : Conflits gelés, Puissances, Déstabilisation, Résurgence, Crise, Géopolitique, Escalade.

Summary

With the resurgence of the Israeli-Palestinian conflict with regional involvement of Iran, Yemen (Houthis) and Lebanese Hezbollah, then the escalation of the conflict in Southeast Asia between China and Taiwan, it is likely that in the future, we will witness the acceleration of the thaw of numerous frozen conflicts on every side of the world. On the other hand, the very recent bombing attack by Iran of the headquarters of the Sunni jihadist group Jaish al-Adl (Army of Justice, in Arabic), in the province of Baluchistan on Pakistani soil, bordering Iran, calls into question the focus on the region of Baluchistan, which has experienced for more than 70 years, since the creation of Pakistan, a conflict between Pakistan and the Baloch who wish to separate from it and are fighting to obtain greater control of their territory, which extends into Iran and Afghanistan. Any frozen conflict carries with it the capacity for a resurgence, for a more or less sudden and brutal crisis, for a new rise to extremes as unforeseen as it is brutal, as demonstrated by the thaw of the conflict in Nagorno-Karabakh in 2020. This potential for permanent and unpredictable destabilization carries with it the springs of a capacity for re-escalation, which could qualify them as “lukewarm” conflicts. Most often, these conflicts involve the influence of one or more major regional or global powers, or even active participation in the form of proxy military operations.

Key words : frozen conflict, powers, destabilization, resurgence, crisis, geopolitics, escalation

Évoquant l’emprise du politique sur le monde universitaire français, l’historien Jacques Julliard identifiait trois « glaciations » successives : la glaciation soviétique staliniste, dans l’après-guerre ; la glaciation maoïste, dans les années 1970 ; et la glaciation actuelle, qui correspondrait au « wokisme » postcolonial, avec ses dérives racialistes. Si on garde à l’esprit que les grands récits idéologiques de la modernité sous leur variantes totalitaires ont du mal à disparaitre, et subsistent  le plus souvent sous la forme d’utopies et de religions séculières, ces vagues successives de glaciations idéologiques, qui ont légitimé l’ordre  bipolaire de la guerre froide depuis le partage de l’Europe à Yalta à la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’en 1991,  avaient bel et bien gelé un certain nombre de conflits identitaires, frontaliers et territoriaux, qui avec l’éclatement de la Yougoslavie avaient soudainement refait surface.

Depuis 1991, et dans le sillage des conflits dans le Caucase, on s’était presque habitué à une résurgence sporadique et passagère de ces foyers de conflits jugés insolubles. En août 2008, le Caucase du Sud a été le théâtre d’une guerre éclair opposant la Géorgie et la Russie. Ce conflit a fait suite à l’intervention géorgienne en Ossétie du Sud, région séparatiste que Tbilissi a tenté de faire revenir dans son giron. D’autre part, la guerre en Ukraine, peut à elle seule être interprétée comme un conflit de longue durée hérité des successifs dépeçages de l’Ukraine au cours de l’histoire, et les tracés frontaliers successifs de l’époque stalinienne.

Il convient de rappeler, d’autre part, que la chape de plomb totalitaire soviétique avait gelé durant des décennies les nationalismes de nombreux peuples de l’espace soviétique (ukrainien, géorgien, arménien dans le Caucase, et dans les pays baltes), qui se sont réveillés lors de la dislocation de l’Union Soviétique dans les années 1990.

Ainsi, il semblerait qu’avec notamment la résurgence du conflit israélo-palestinien (avec une implication régionale de l’Iran, du Yémen (Houthis) et du Hezbollah libanais), puis l’escalade du conflit en Asie du sud-est entre la Chine et Taiwan, on assistera à l’avenir à l’accélération du dégel de nombreux conflits gelés de part et d’autre du monde. D’autre part, le tout récent bombardement par l’Iran  du quartier général du groupe djihadiste sunnite Jaish al-Adl (Armée de la justice, en arabe), dans la province du Baloutchistan sur le sol  Pakistanais, limitrophe de l’Iran,  remet la focale sur la région du Baloutchistan qui connait depuis plus de 70 ans, soit depuis la création du Pakistan, un conflit entre le Pakistan et les Baloutches  qui souhaitent s’en séparer et se battent pour obtenir un plus grand contrôle de leur territoire, qui s’étend en Iran et en Afghanistan.

Anatomie et genèse des conflits gelés

Bien que le concept de « conflits gelés » se rapporte le plus souvent à l’espace post-soviétique, à savoir les conflits d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en Géorgie, de Transnistrie en Moldova et du Nagorno-Karabakh en Azerbaïdjan, on constate que les conflits gelés ne sont pas limités à cet espace géographique Caucasien. Ainsi, il existe bien d’autres conflits gelés de par le monde et qui sont souvent bien plus anciens : Cachemire, Palestine, Chypre, Sahara occidental. Enfin, il semble que certains conflits soient, sous nos yeux, en train de se structurer, de geler, et de se sanctuariser faute de résolution : Syrie, Donbass, Yémen. Au cours des dernières années, on a déjà assisté à une forme de dégel de certains conflits comme celui du Haut-Karabakh qui a violement resurgi à l’automne 2020, alors que le Sahara occidental a fait face à de nouvelles tensions, et que le contexte régional autour de Chypre s’est fortement dégradé.

Les conflits gelés ayant souvent pour cause des découpages territoriaux et frontaliers artificiels et déséquilibrés issus de Traités de paix à l’issue de la Première et de la Seconde guerres mondiales, on peut anticiper à l’avenir le retour en Europe d’un « révisionnisme décomplexé » de certains pays européens, comme par exemple la Hongrie (on peut citer aussi la Bulgarie pour le traité de Neuilly) qui s’est toujours estimée lésée par le Traité de Trianon (1920), un traité de paix entre les puissances de la Triple-Entente et la Hongrie après la Première Guerre mondiale, qui fit éclater le royaume de Hongrie pour créer à la place de nouveaux pays (TchécoslovaquieYougoslavie) en permettant l’agrandissement de pays existants (Roumanie). Rappelons aussi que la Turquie, toujours affectée par le « syndrome de Sèvres », n’a jamais accepté les découpages territoriaux de l’Empire ottoman vaincu (Traité de Sèvres, 1920), tandis que le tracé de frontières artificielles par le Traité Sykes-Picot de 1916 a engendré les conditions propices à l’éclatement de conflits territoriaux potentiels et de nombreux foyers de crises au Moyen-Orient.

On pourrait presque dire qu’en 2023 nous vivons encore dans une période post-Versaillaise en pleine métastase, un ordre Wilsonien qui ne s’est jamais pleinement consolidé et parachevé, dans la mesure où l’autodétermination et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe sur lequel il reposait, est aujourd’hui revendiquée par de nombreux acteurs et entités paraétatiques, parties aux conflits gelés. En outre, le long passage d’un monde d’empires à un monde d’États-nations, au cours des 19ème, 20ème et 21ème siècles, rend compte en l’espèce de recompositions liées au démantèlement des anciens Empires et de l’expansion de néo-empires (tels que la Russie poutinienne), indissociables de la mémoire historique, plus ou moins traumatique, des combinatoires impériales des anciens régimes : en l’occurrence ceux de la Russie tsariste puis soviétique, de  l’Autriche-Hongrie et des Reich allemands successifs (et dans le cas ukrainien de l’État polono-lituanien, qui englobait Kiev), qui se sont affrontés pendant deux siècles sur leurs confins respectifs une fois disloqués (du 18ème siècle au début du 20ème siècle).

Bien que dans un sens courant on accepte que le conflit gelé se rapporte à « une situation dans laquelle un conflit armé actif a pris fin, mais aucun traité de paix ou autre cadre politique ne résout le conflit à la satisfaction des combattants », ce concept « fourre-tout » recouvre des réalités et des formes de conflictualités complexes qui varient selon l’intensité de la violence ou des moyens utilisés (guerre limitée/illimitée), le nombre d’acteurs concernés (dyade, triade, etc.), la durée (courte ou longue), l’extension territoriale (mondiale, régionale, locale, transnationale), l’intention des protagonistes (guerres offensives/défensives) ou les forces relatives des protagonistes. D’autres typologies s’intéressent au type d’acteurs concernés, qualifiant les conflits de prémodernes, modernes ou postmodernes, ou au type de sociétés dans lesquelles ils surviennent (agraire, industrielle ou de communication) et qui aurait une influence sur les méthodes de combat des protagonistes.

En effet, tout conflit gelé porte en lui la capacité d’une résurgence, d’une crise plus ou moins soudaine et brutale, d’une nouvelle montée aux extrêmes aussi imprévue que brutale, comme l’a démontré le dégel du conflit au Haut-Karabakh, en 2020. Ce potentiel de déstabilisation permanent et imprévisible porte en lui les ressorts d’une capacité de ré-escalade, ce qui qui pourrait permettre de les qualifier de conflits « tièdes ». Le plus souvent, ces conflits impliquent l’influence d’une ou plusieurs grandes puissances régionales ou globales, voir une participation active sous la forme d’opérations militaires par proxy.

D’autre part, un  facteur de complexification de ces conflits  résulte de la motivation des acteurs-belligérants, le plus souvent motivés par des aspirations sécessionnistes, séparatistes, irrédentistes, pour des raisons historiques diverses, mais souvent liées à un processus de décolonisation, qui vont se structurer et se sanctuariser à travers un État de facto, qualifié de « quasi-État », de « proto-État », de « para-État », de « pseudo-État » ou d’« État fantôme », une entité fluide   qui aura pour vocation à faire changer les frontières de son futur « État », et d’aspirer à une reconnaissance internationale.

La perpétuation du conflit s’accompagne le plus souvent d’une faiblesse de l’État qui n’est pas en état d’opérer une transition dans le conflit. D’autre part, la non-résolution prolongée des conflits empêche ces quasi-États de facto a se consolider en États de jure. C’est la raison pour laquelle, les « conflits gelés » sont avant tout et le plus souvent qualifiés de conflits insolubles, car résultants d’une panne dans le processus de négociation, les populations se retrouvant dans un état de ni guerre, ni paix, où la victoire militaire des uns n’a pu être transformée en réussite politique par les autres.

Dans le contexte polémogène de la guerre en Ukraine, l’existence et la capacité de nuisance de ces conflits gelés constituent une arme de déstabilisation de premier ordre pour des puissances comme la Russie, qui chercherait à raviver des foyers de tension dans les régions constituant des « ventres-mous » (Kosovo, Bosnie-Herzégovine) et affaiblir ainsi le camp occidental.

C’est aussi le cas de certaines régions stratégiques comme l’enclave de Kaliningrad, qui se trouve donc replacée au cœur des tensions régionales. Comme à l’époque de la guerre froide, Kaliningrad redevient un bastion militaire, un avant-poste stratégique russe dans la région baltique, pourtant presque exclusivement dominée par l’OTAN depuis la décennie 2000. Sur la bordure littorale sud-est de la mer Baltique, la région de Kaliningrad est une enclave de la Russie au sein de l’Union Européenne, située entre la Lituanie (au nord) et la Pologne (au sud). Cette configuration géographique exceptionnelle est directement liée aux deux bouleversements majeurs des rapports de puissance en Europe dans la seconde moitié du 20ème siècle : la Seconde Guerre mondiale (1938/1945) puis l’implosion de l’URSS (1991). L’indépendance des pays baltes et de la Biélorussie isole en effet Kaliningrad de la Russie. Aujourd’hui, cette enclave russe est un levier de l’affirmation de la puissance russe sous Poutine, notamment depuis l’annexion de la Crimée en 2014.

D’autres  différends, comme celui des îles Kouriles entre le Japon et la Russie au sujet de la souveraineté des Kouriles du Sud, peuvent aussi être considérés comme des conflits gelés qui restent inflammables. Ces îles contestées, annexées par les forces soviétiques lors de l’invasion soviétique de la Mandchourie à la fin de la Seconde Guerre mondiale et actuellement sous administration russe en tant que région de Ioujno-Kourilsk de l’oblast de Sakhaline, sont réclamées par le Japon qui les appelle « Territoires du Nord », comme faisant partie de la sous-préfecture de Nemuro, dans la préfecture de Hokkaidō.

D’autre part, le Pacifique du Nord-Ouest comprend la péninsule du Kamchatka, la mer d’Okhotsk, l’île Sakhaline et la chaîne des Kouriles, la mer du Japon, la Sibérie orientale. Les principales installations militaires soviétiques sont composées de la base de sous-marins de Petropavlovsk au Kamchatka, des bases navales de Vladivostok et de Sovyetskaya Gavan sur la mer du Japon, ainsi que des installations de défense aérienne installées dans l’île de Sakhaline et à Etorofu, aux Kouriles.

Depuis plusieurs décennies, les îles de la mer de Chine méridionale sont l’objet de revendications de la part des pays riverains que sont la Chine, le Vietnam, les Philippines, la Malaisie mais aussi l’Indonésie et le sultanat de Brunei, et l’on assiste régulièrement à des vagues de dégel de conflits autour des îles Paracels, localisées entre l’île philippine de Palawan, Bornéo et le Sud-Vietnam, et font l’objet de contestations de la part de Pékin, Hanoï, Manille et Kuala Lumpur. Ces conflits d’ordre régional et portant sur la souveraineté sur ces îles et îlots comportent une dimension internationale majeure dans la mesure où ils impliquent également les États-Unis, l’Inde et le Japon. D’autre part, ces conflits en mer de Chine méridionale sont quasiment analogues à celui qui oppose le Japon à la Chine à propos de la souveraineté sur les îles Senkaku/Diaoyu.

L’Amérique latine non plus n’est pas exempte de conflits gelés, et depuis les années 1930, on assiste à une réactivation des conflits inter latino-américains, qui s’expliquent par l’usure du temps, le retour d’une conscience communautaire, qui résulte, elle-même, d’une pression des conditions nouvelles de l’évolution économique et sociale, et surtout par la suprématie nord-américaine qui agit en polarisant contre elle les ressentiments des pays d’Amérique latine. Le plus souvent ces conflits se rapportent à des différends territoriaux héritées des indépendances, alors que les frontières latino-américaines sont bien loin d’être intangibles.

Décomposition impériale et émergence de nouveaux états-nations

Très souvent, la persistance  et la genèse des conflits restent liés au passage le plus souvent conflictuel d’une phase de décomposition impériale à l’émergence et la construction de nouveaux états-nations, lorsque l’appropriation et la possession des nouveaux territoires relève du principe uti possidetis juris : « Comme tu possédas, tu posséderas », comme cela été le cas de figure de nombreux règlements territoriaux à l’issue de guerres ou de conflits (c’était le cas de la commission Badinter, compétente pour des « questions juridiques majeures » soulevées par le conflit entre plusieurs républiques de la République fédérative socialiste de Yougoslavie), principe qui s’opposait au contraire aux acteurs unitaristes et néo-impérialistes.

On peut citer le conflit autour de l’archipel de San Andrés, en Colombie, le conflit entre le Venezuela et le Guyana autour de la région du fleuve Essequibo.  On se souvient des plus importants de ces conflits avec la revendication argentine des Malouines qui a débouché sur la guerre des Malouines avec la Grande Bretagne, la revendication vénézuélienne du territoire de l’Essequibo et le conflit entre Belize et le Guatemala au sujet des frontières. Le Venezuela revendique depuis des décennies ce territoire (parfois appelé Guayana Esequiba) de 160 000 km carrés, qui représente plus des deux tiers du Guyana et où vivent 125 000 personnes, soit un cinquième de sa population. Avec les découvertes récentes de pétrole dans la zone, le Guyana fait désormais partie des pays ayant les réserves par personne les plus élevées du monde.

Les différends territoriaux sont si nombreux en Amérique du Sud que certains spécialistes estiment qu’on assisterait à une forme de latino-américanisation du principal organe judiciaire des Nations Unies (la Cour Internationale de Justice), dans la mesure où des États de cette région ont en dix ans presque aussi souvent recouru à ce tribunal, que les autres pays du monde. En effet, les affaires latino-américaines sont nombreuses et portent sur divers sujets de droit international, importants pour la paix et la sécurité : souveraineté territoriale, intégrité territoriale et indépendance politique, droits de navigation, questions environnementales. D’autre part, certains « différends territoriaux » gelés pourraient très bien évoluer en conflit de basse ou moyenne intensité.

Le sous-continent indien reste lui-aussi le théâtre de conflits gelés en raison de nombreux contentieux frontaliers historiques, notamment entre la Chine et l’Inde en ce qui concerne des régions telles que le Tibet, l’Aksaï Chin, l’Arunachal Pradesh et le Sikkim, ou également la résurgence régulière du conflit armé entre le Pakistan et l’Inde à propos du Cachemire, ou encore aussi le conflit gelé de la « rébellion naxalite », très souvent oublié par la communauté internationale,  sans pour autant oublier le conflit entre la Chine et les Ouighours dans la Région autonome ouïgoure du Xinjiang. D’autre part, il existe de nombreux conflits territoriaux entre la Chine et l’Inde avec la remontée des tensions le long de la ligne de contrôle de 2017, et plus encore en 2020 un différend portant sur une frontière de 3488 km, divisée en trois secteurs : le secteur occidental entre le Ladakh et l’Aksaï Chin, le secteur central (Uttarakhand, Himachal Pradesh à l’ouest du Népal, Sikkim à l’est) et le secteur oriental (Arunachal Pradesh).

En Afrique, alors que certains conflits ont disparu, comme les conflits d’Angola ou du Mozambique, un grand nombre de conflits gelés perdurent, tels que les conflits au Soudan, au Liberia ou en Afrique centrale et de nouveaux conflits sont apparus en Côte-d’Ivoire. En effet, le continent africain est confronté à la convergence de trois facteurs : le contexte de mutation de l’ordre international avec  la rupture de l’équilibre en place depuis 1945 provoquée par la guerre en Ukraine, les fortes potentialités géoéconomiques et démographiques de l’Afrique, puis en dernier lieu, la réalité des lacunes et faiblesses structurelles et institutionnelles des pays africains face à l’influence croissante de nouvelles puissances étrangères s’étant implantées sur le continent africain. En effet, sur le plan géopolitique,  l’Afrique est au cœur d’une concurrence internationale acharnée,  caractérisée par le poids et l’influence croissante du rôle géopolitique et géoéconomique de la Chine, de la Russie et des États-Unis.

Cependant,  à la suite d’une série de coups d’État au Mali, en Guinée, au Burkina Faso, au Niger et au Gabon, qui pour une grande partie des opinions politiques locales sont porteuses de promesses en tant que levier d’une forme néo-souverainiste de « seconde décolonisation », l’avenir des transitions et des consolidations démocratiques reste incertain, qui pourront  se solder soit par une restauration du statu quo ex ante, soit évoluer vers une forme de néo-dépendance à l’égard des pôles d’influence des nouvelles puissances étrangères présentes sur le continent africain.  Cette « seconde décolonisation », illustrée par le retrait de la France en tant qu’ancienne puissance coloniale dans certains pays comme le Mali et le Niger, ainsi que le positionnement de la Russie en Afrique, correspondrait alors à une phase de dégel de l’ancien ordre néocolonial, avec une forte potentialité d’anciens et de nouveaux conflits.

Des conflits de temporalités antagonistes

Dans la mesure où ils s’inscrivent dans le temps long et se rapportent le plus souvent au contrôle d’un espace « mythifié », il convient d’ajouter que le dégel de ce type de conflits renvoie aussi à une dimension temporelle spécifique, de sorte que l’on peut parler aussi de conflits de temporalités multiples, synchroniques et antagonistes, dans la mesure où les acteurs sociaux ne sont pas présents de la même manière dans l’histoire.

Nous serions plongés dans une historicité hybride et paradoxale où se cumulent et s’entrechoquent présentisme et traitement médiatico-émotionnel des évènements, techno-futurisme et anachronisme, l’horloge de la « gouvernance globale » ne s’accordant pas au moment mémoriel, identitaire ou politico-religieux. C’est ce qui explique le sentiment de sidération devant les scènes d’attentats et de massacres d’un autre temps et aux allures barbares (crimes de génocide et crimes de profanation) qui émergent et « coexistent » au sein d’une société mondialisée de haute technologie.

En effet, les schémas idéologiques et mythiques inconscients et latents qui appartiennent à un passé lointain peuvent souvent être soudainement et brutalement réactivés sous la forme d’une réinvention d’identités sociales violentes, qui s’inspirent des symboles du passé ainsi que des figures de l’utopie, avec tous les risques de falsification et de violence que cela comporte. Certains sociologues évoquent une « modernité archaïque », afin d’expliquer des séquences de guerre qui ressemblent à celles des 19èmeet 20ème siècles, comme si le 21ème siècle avec toutes ses avancées technoscientifiques était coincé quelque part dans un interregnum, à cheval sur le long 19ème siècle et le court 20ème, évoqués par l’historien Eric Hobsbawm.

Le dégel de nombreux conflits de par le monde reflète aussi le processus de démondialisation (certains parlent de désoccidentalisation) qui se déroule sous nos yeux, alimenté par le retour des nations et des revendications identitaires et la crise du multilatéralisme.

D’un autre côté, le récit manichéiste de la Russie poutinienne et en partie du « Sud global » sur la « la lutte contre l’Occident arrogant et décadent », annonce également le dégel d’un front idéologique au sein de la géopolitique mondiale qui préfigure une reconfiguration géopolitique tripolaire : Russie (plus Sud global), Chine, États-Unis (Occident).

Nous assistons d’autre part, dans le contexte de la guerre en Ukraine (du moins dans la rhétorique de la Russie poutinienne), à un dégel de la menace d’utilisation de l’arme nucléaire,  limitée en principe à la dissuasion, ce qui reflète une forme de détabouisation de la possibilité d’usage de l’arme nucléaire tactique dans le cadre d’une guerre conventionnelle, et donc un durcissement de « l’équilibre des menaces » dans la communauté internationale.

Ainsi, la soudaineté et les effets dévastateurs de conflits gelés, rendent aussi compte du processus de déconstruction qui est à l’œuvre, déconstruction de l’« après-Guerre Froide » occidentalo-centré avec la fin de l’ordre westphalien ou de la transition chaotique vers un ordre multipolaire ou apolaire, le dégel  et la réactivation des conflits gelés constituant à la fois des symptômes et des puissants leviers de cette déstructuration et de cette déstabilisation géopolitique.

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