Ali RASTBEEN
Fondateur et président de l’Académie de Géopolitique de Paris. Directeur éditorial de la revue Géostratégiques. Auteur de Géopolitique de l’Islam contemporain, Éditions IIES, 2009.
3eme trimestre 2012
Le drame qui se joue actuellement en Syrie est la conséquence du système mis en place, depuis près d’un siècle, par l’Occident pour asseoir sa position au Moyen-Orient. Le parti Baas prit le pouvoir en Syrie en 1968 et est toujours en place à ce jour. La Syrie qui connaît des difficultés dans la région liées à la politique occidentale a su s’imposer sur le plan international et s’attirer le soutien de la Chine et de la Russie. Cependant, le destin de la Syrie reste durablement lié à l’acharnement de l’Occident à modifier la géographie du Grand Moyen-Orient.
The on going tragedy in Syria is the consequence of the system created there almost a century ago by the West to establish its position in the Middle East. The Baas partyseizedpower in 1968 and is still in control of the country today.Syria, despite many difficulties in the region due to western policy has nevertheless managed to exist at the international level and to gain the support of Russia and China. However, the future of this country remains in the long term subject to the determination of the West to modify the geography of the Middle East.
Ce qui se passe en Syrie est le summum du drame mis en place par le système néocolonial pour renforcer sa position chancelante au Moyen-Orient. Mais ce n’est pas tout. C’est même, parfois, par certains aspects, une réplique du passé !
Si on voulait remonter à l’origine des ruptures au Moyen-Orient au cours du siècle dernier, il faudrait s’intéresser à la désintégration de l’empire ottoman à la fin de la première guerre mondiale, à la conquête des territoires par les Occidentaux vainqueurs, territoires qui faisaient autrefois l’objet des Croisades et qui, à la suite de la défaite des Ottomans, allaient être partagés, conformément à leur position stratégique, entre la puissance dominante du monde de l’époque, la Grande-Bretagne, soucieuse d’assurer la communication avec ses colonies de l’océan Indien et du sud de l’Asie et la France. Le Liban et la Syrie revinrent vers cette dernière et, très rapidement, se transformèrent en centres d’expansion de l’art et de la culture occidentaux dans la région. Or, la Grande-Bretagne était le principal façonneur des nouveaux États dans la région et rencontra, dès le début, de farouches oppositions nationales et locales[1].
Par exemple, en 1918, Londres nomma l’Émir Fayçal, le chérif de la Mecque, gouverneur de Beyrouth, de Damas et d’Alep, alors qu’en 1920, les Français avaient renvoyé celui-ci de Syrie.
Les tensions et manifestations dirigées contre la Grande-Bretagne commencèrent à partir de 1919. L’année 1923, date de la création de l’État égyptien et de l’arrivée au pouvoir de Saad Zaghloul, en tant que Premier Ministre, qui avait fondé, un an auparavant, le parti Wafd, fut proclamée année de la fin du protectorat anglais. Cependant, l’année suivante, le roi Fouad dissolut le parlement (c’est aussi l’année où, grâce au soutien de la Grande-Bretagne, Abd al Aziz ibn Saoud instaura son pouvoir sur Hedjaz).
Parallèlement au renforcement de l’action politique et militaire de la Grande-Bretagne dans la région, les nouveaux États irakien et jordanien furent créés grâce à la protection militaire britannique. La dynastie des chérifs de la Mecque qui espérait prendre le pouvoir et qui avait collaboré avec Londres pour renverser l’empire ottoman, monta sur les trônes d’Irak et de Jordanie grâce au soutien britannique. La monarchie irakienne fut renversée par un coup d’État militaire dirigé par Abdelkarim Qassem en 1958 provoquant un bouleversement des donnes dans la région. Mais cette monarchie continue à régner en Jordanie – nouvel État créé au voisinage de la Palestine -. Abdelkarim Qassem fut tué à la suite du coup d’État fomenté par le parti Baas[2] en 1963 et remplacé par Abdessalam Are qui se tua trois ans plus tard, dans un accident d’avion, laissant la place à son frère Abdel Rahman Aref.
À la suite d’un nouveau coup d’État en 1968, Hassan al-Bakr, chef du parti Baas, prit le pouvoir. Plus tard, en 1971, Hafez el-Assad devint président de la république de Syrie. Le parti Baas échoua dans son projet d’unification des trois pays : le Liban, la Syrie et l’Irak. Cependant, ce pays a survécu jusqu’à ce jour en Syrie et constitue un rempart pour Bachar el-Assad.
La renommée politique de la Syrie réside dans les coups d’État successifs avant l’arrivée au pouvoir de la famille Assad. Shukri al-Kuwatli poursuivait le projet d’union entre l’Égypte et la Syrie, un projet qui fut sur le point de voir le jour mais ne se réalisa jamais. La plus grande difficulté de la Syrie provient de son voisinage avec le plus important centre de crise de la région et le principal facteur d’insécurité et d’instabilité consécutives aux points sensibles de la politique occidentale.
Cet élément s’ajoute aux conditions spécifiques internes à la Syrie et à sa composition sociale et ethnique. Cependant, en raison de cette situation sensible et privilégiée, la Syrie a toujours attiré une attention particulière et du fait de sa position clef elle a su, au niveau de la politique mondiale, se frayer un chemin et recueillir le soutien des puissances telles que la Chine et la Russie. La marine russe, installée à l’ouest de l’Asie, par le biais d’une base qui lui a été accordée par la Syrie sur le littoral de la Méditerranée, peut traverser le canal de Suez et entrer dans cette mer. D’ailleurs, à la suite de la crise politique en Syrie, les autorités politiques et militaires russes ont déclaré qu’elles n’étaient pas disposées à abandonner cette base. L’intervention de Moscou, à la recherche d’une issue politique à la crise syrienne attisée par l’Occident jusqu’à atteindre le niveau de la guerre civile, est motivée par ce lien stratégique.
Dans une région où la question de l’eau se pose de manière cruciale, la position de la Syrie à propos du passage des cours d’eau à travers les pays voisins ne doit pas être négligée. Cette question se posera, tôt ou tard, aux organismes juridiques internationaux. Les hauteurs de Golan occupées par Israël, à la suite de la guerre de 1967 entre Israël et les pays arabes, constituent l’emplacement des sources d’une partie des cours d’eau de la région et représentent une importance particulière pour Israël, sans que ce dernier parvienne à y instaurer son autorité en raison des liens au sein de la population autochtone[3].
Grâce aux traités du Caire et de Tel-Aviv, sous l’égide des États-Unis, l’Occident a réussi à éviter le principal point d’affrontement dans la région. Cette action a montré sa force durant les événements récents survenus dans la région et les mouvements connus sous le nom de « printemps arabe ». Cependant, la Syrie a, devant elle, un long chemin à parcourir avant d’arriver à la sécurité.
Le fait que Washington tente d’appliquer la même politique en Syrie que celle mise en œuvre en Lybie augmente la confusion. En Libye, l’Amérique et l’Europe bénéficiaient de la surprise et, naturellement, le destin du peuple libyen leur importait peu. Elles étaient fatiguées de la longue complaisance dont elles avaient fait preuve à l’égard de Kadhafi. Cependant, la question libyenne demeure une source de critiques de la politique occidentale au plan international. L’OTAN et Washington sont dépourvus de toute justification et ont fourni un argument confortable à leurs rivaux dans le monde.
Les membres européens de l’OTAN, en particulier la Grande-Bretagne et la France, s’impatientent de voir se réaliser en Syrie le scénario libyen. La Turquie, qui apporte son soutien à des événements pouvant conduire à des massacres et à la guerre civile, agit dans le même sens que l’OTAN[4]. Les insurgés, équipés par l’étranger, fuient les troupes gouvernementales et trouvent refuge en Turquie dans des camps établis à la frontière. M. Erdogan, au travers de ses discours réitérés, est intervenu dans les affaires intérieures d’un autre État souverain et a demandé au Président syrien de démissionner !
Les combattants, appartenant à Al-Qaï’da, aux talibans et aux salafistes, ont favorablement accueilli les conditions propices à leur présence en Syrie. Les nouvelles faisant état de plus de 20 000 victimes des combats en Syrie démontrent qu’une puissance conservatrice invisible s’est frayé un chemin dans la région et vise actuellement la Syrie. Cette situation est concomitante avec un début d’insécurité en Turquie qui a atteint les grandes villes du pays, entraînant ce dernier vers un avenir incertain.
Au-delà de ces événements et de leurs effets sur les relations régionales, Ankara a dévoilé son vrai visage. Alors que, depuis plus d’une décennie, il se cache derrière l’Islam pour jouer un rôle dans les pays islamiques, il démontre qu’il appartient à l’OTAN et agit en opposition avec la politique de non alignement de ses voisins. Cet aspect devrait être pris en compte dans l’avenir du pouvoir islamique en Turquie, de manière positive ou négative.
Les conditions sensibles et exceptionnelles des camps opposés à l’intérieur de la région, entre voisins, avec des horizons politiques différents et la présence active de puissances politiques extra-régionales, qui y poursuivent leurs propres intérêts, ont conféré une importance considérable à la crise syrienne, à tel point que le président égyptien a dû intervenir en personne. En dernier ressort, lors de la réunion de la Mecque, l’Égypte, la Turquie, l’Iran et l’Arabie Saoudite furent choisis afin de juguler la crise syrienne. Cela, alors que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés fait état de 250 000 réfugiés syriens entassés aux frontières du pays et de 20 000 morts.
La conférence préparatoire du Caire, à laquelle participaient les vice-ministres des Affaires étrangères des quatre pays précités, a conclu ses travaux par le projet d’une réunion des ministres des Affaires étrangères. Cependant, Londres et Washington voient d’un mauvais œil les travaux de cette conférence. Lors de cette réunion, le ministre britannique des Affaires étrangères s’est rendu au Caire. L’Égypte est prête à accueillir la réunion des ministres des Affaires étrangères, la première occasion offerte au président Morsi pour tenter de dénouer cette crise qui marquera le destin de la région. Sa réussite dans le dénouement de ce conflit conférera une large crédibilité politique à l’Égypte.
Londres et Washington tentent d’obliger Assad à démissionner et il y va du prestige de la politique occidentale dans la région. La Turquie a également formulé cette demande dans le cadre de sa politique de voisinage avec la Syrie.
Ainsi, la lutte pour le destin de la Syrie s’est liée, grâce à l’initiative occidentale, au destin des États de la région. C’est une sirène d’alarme qui a commencé à retentir en Syrie.
La Syrie et son destin sont l’expression des efforts invisibles conjugués de Washington et de l’OTAN pour modifier la carte géographique du Grand Moyen-Orient, du Caire jusqu’à l’ensemble de l’Asie occidentale.
Il faut s’attendre à de nouvelles démonstrations de ces efforts.
[1]Crowe, David M. (1995) A History of the Gypsies of Eastern Europe and Russia. London / New York: I. B. Tauris Publishers
[2]Le parti Baas est un parti politique panarabe, socialiste et laïc fondé en Syrie.
Il est généralement admis que le parti a été créé en 1944 par les Syriens Michel Aflak et Salahedine Bitar. Le parti Baas s’empare du pouvoir en Syrie et en Irak.
[3]L’agriculture syrienne est à présent otage d’une crise d’approvisionnement en eau, tout le secteur serait affecté. En fait la Syrie, étant en aval des cours d’eau de la région, a évolué une dépendance de ses voisins, dans le contexte d’une configuration hydropolitique complexe. En même temps, le gouvernement syrien n’a toujours pas réussi à mettre en œuvre une politique d’administration d’eau qui permettrait au pays son intégrité et son indépendance.
[4]Mohammad – Reza Djalili et Thierry Kellner Trimestriel n° 65 – 3ème trimestre 2012 Les Nouvelles du Grip.