La convergence saoudo-américaine ou l’anatomie d’une équation géopolitique « accidentelle »

Jure Georges Vujic

Jure Georges Vujic, écrivain franco-coate est géopolitologue. Avocat au Barreau de Paris, il est diplômé de la Haute École de guerre des forces armées croates. Il est l’auteur de plusieurs livres dans le domaine de la géopolitique et de la politologie, parmi lesquels : « Fragments de la pensée géopolitique (ITG, Zagreb), « La Croatie et la Méditerrannée, aspects géopolitiques «(éditions de l’Académie diplomatique du Ministère des affaires étrangères et des affaires européennes, Zagreb, 2006), « La modernité face à l’image — Essai sur l’obsession visuelle de l’Occident (Ed. L’Harmattan, Paris, mai 2012).

3eme trimestre 2012

Comme l’a si bien relevé Roger Garaudy dans son livre « Promesses de l’Islam s[1] : « l’Occident est un accident, sa culture une anomalie : elle a été mutilée par des dimensions primordiales ». Vidée de ses références spirituelles et transcendentales européennes, la culture européenne organique s’est peu à peu transformée dan le sillage de la Renaissance et des Lumières en une civilisation anthropomorphe, progressiste, mécaniste, égalisatrice et néoimperialiste, destinée â une croissance exponentielle et incontrôlée. Envoutée par le mythe exceptionnaliste, elle a tenté de s’exporter aux quatres coins du monde, et d’imposer le modèle de la modernité occidentale comme unique modèle civilisationnel et sociopolitique. Dans le cadre des politiques coloniales occidentales qui ont été successivement mises en œuvre dans les pays musulmans du xixe et du xxe siècles, s’est creusé un profond abîme entre la modernité laique matérialiste conquérante du colon, et le monde arabo-islamique colonisé religieux et indigène. D’autre part et paralèllement à « l’accident occidental » subsiste « l’accident wahhabite »[2] qui, par le jeu d’une double dialectique co-substantielle, constitue aujourd’hui cette aberration spatio-temporelle géopolitique qu’est l’islamo-americanisme, en vertu duquel l’hypermodernité militaire et économique progressiste se conjugue avec la réaction religieuse obscurantiste.

En effet, ce caractère accidentel du wahhabisme dans le monde arabo-musulman s’explique historiquement par le fait que ce courant ultraconservateur de l’islam doit son origine et sa genèse à un différend politique qui portait sur la question du Califat. Tout comme les autres courants réactionnaires, littéralistes et restaurationnistes de l’islam, que l’islamologue Henri Lammens[3] qualifie de « sectes » (l’anglais Philby appelle le wahhabisme « une nouvelle maçonnerie »[4], pour souligner le caractère prosélyte et propagandiste de cette secte d’Ibn Saoud dont le prosélytisme débordera les États arabes voisins du Nadj, pour se propager déjà au début du xxe siècle en Mésopotamie, dans l’Oman et en Somalie[5], orthodoxes tels que Zahirites ou «Litteralistes», les Hanbalites, les salafistes qui ne se sont constitués et affirmés historiquement que par réaction aux tentatives de réformes de l’islam et de l’adaptation de la sunna qui se sont manifestées au xviiie siècle (dans le cadre des réformes de Dar-es-Sunna, certaines innovations ont été jugées salutaires et louables par la théorie des « bida »). Le wahhabisme, tout comme le salafisme (« Salafyya », les partisans et imitateurs des ancêtres salaf) s’inscrit historiquement dans cette logique réactive et « restauratrice » en manifestant son hostilité à toute forme d’innovation « bida » et à toute dérogation à la sunna ; la coutume immuable du Prophète suivie par tous les « pieux ancêtres » (as-salaf as-salih) qui ne doit être en aucun cas changée. En ce sens le message ahistorique, « unitariste » et « puriste » va à l’encontre de la dimension plurielle et tolérante de l’islam, comme l’ont professé les islamologues Benoist-Méchin, Jacques Berque, et aujourd’hui John L. Esposito, lequel parle de l’islam pluriel, en tant que « religion profonde et salutaire d’une grande simplicité »[6].

L’herméneutique du dualisme islamo-américain

Aujoud’hui la même anomalie occidentale perdure et n’en finit pas de sévir au Moyen Orient comme au Magreb. L’exportation de la démocratie de marché et des droits de l’homme sous le drapeau Étatsunien a légitimé les nombreuses guerres préventives, le recours abusif au droit d’ingérence et à l’intervention humanitaire qui ont enegendré la destruction d’entités étatiques modernes stables et viables telles que l’Irak et la Lybie. Cette persistance de l’anomalie occidentale dans le monde arabo-islamique a enfanté une autre anomalie musulmane qu’est l’intégrisme islamiste religieux, comme réaction radicale à la modernité occidentale. Et c’est avec raison que l’historien Toynbee disait que « la question d’Orient » est d’abord une « question d’Occident ». Ainsi pour bien comprendre le phénomène de l’intégrisme islamiste et la singularité du wahhabisme saoudien, il faut avoir à l’esprit cette dialectique de la double anomalie (extrême-occident (USA) – islam intégriste) qui est une des clefs pour la compréhension contemporaine de l’alliance schizoide et « contre – nature », de l’Occident-États-Unis avec l’Arabie Saoudite principal exportateur du wahhabisme militant mondial. C’est avec la conclusion d’un pacte stratégique, appelé Pacte de Quincy (The Quincy Agreement) conclu avec les États-Unis d’Amérique, que l’Arabie Saoudite scellera sa relation de vassalité avec les États-Unis, en vertu delaquelle la Dynastie saoudienne garantira aux États-Unis un accès privilégié et à un tarifpréférentiel au pétrole du Royaume en échange d’une protection militaire inconditionnelle des Américains. (C’est le 14 février 1945 qu’eut lieu, à la demande du roi Abdelaziz Ben Abdel Rahman Al Saoud, une rencontre entre celui-ci et le président Roosevelt au large des côtes saoudiennes à bord du navire Quincy qui donnera son nom au pacte conclu ce jour-là.) Il s’agit là d’un pacte stratégique contre-nature « sui generis » le premier de ce genre dans l’histoire moderne des relations internationales, liant une puissance qui se veut la plus grande démocratie libérale du monde à une dynastie théocratique obscurantiste sans pareille au monde.

Malgré une détérioration des relations avec l’Arabie Saoudite (surtout après les attentats du 11 septembre, pour lesquels l’Arabie Saoudite a été gravement mise en cause en raison de son implication dans les attaques terroristes), les États-Unis ont annoncé une « révision » voire une « renégociation « de l’accord Quincy ». Néanmoins, sur le plan interieur, il ne faut guère compter sur l’amélioration des droits de l’homme et une ouverture « libérale » du pays qui a été contourné par la vague de réformes démocratiques du « printemps arabe ». En effet, les États-Unis, en tant que premier consommateur de pétrole au monde, ne peuvent se détacher réellement de l’Arabie Saoudite qui représente un allié économique et géostratégique de taille dans la région. Cette interdépendance s’explique par le fait que le royaume reste leur premier fournisseur devant le Mexique, le Canada et le Venezuela. Malgré l’instabilité de la région, le Moyen-Orient détient 65,4 % des réserves mondiales et fournit 41,4 % des exportations. Cela explique le silence complice des États-Unis sur la question des droits de l’homme, alors que toute velléité réformiste sera sacrifiée au nom de l’impératif économique et de la nécessité de maintenir de bonnes relations avec son allié traditionnel.

De la genèse du couple incestueux, il est possible de déchiffrer à la fois le dualisme occidental fétiche du marché, et le dualisme intégriste islamiste, comme le produit d’une violation originelle et épistémologique de ce qui est sous jacent à l’esprit authentiquement européen et à la foi islamique à savoir l’unité transcendantale (à la base de la Philosophia perennis) et le Tawhid, l’Unité. L’écrivain T.S. Elliot dénoncait ce dualisme qu’il qualifiait de « pêché le plus occidental ». De la conjonction de cette double dualité résulte la cohabitation bienveillante entre les formes hybrides et schizophrènes de la société saoudienne, et le géoconstructivisme occidentalo-américain dans la région du golfe. Le refus radical de la modernité et de la notion des droits de l’homme en Arabie Saoudite ne peut s’expliquer que par la dynamique régressive de ce dualisme qui aboutit à confondre foi et forme culturelle et institutionnelle que cette même foi a pu revêtir dans le passé, mais aussi par les mécanismes de déboublement sociopolitique qui entendent maintenir dans les sphères privée et publique un islam sclérosé et immobiliste farouchment rigoriste, et tout en adoptant dans la vie sociale la technologie et les excès des modes de consommation occidentaux. Faute d’aboutir à une synthèse enrichissante et créatrice, ce dualisme a abouti à ce qui a de pire et de morbide dans la modernité des uns et la « tradition » des autres. Et c’est aussi pourquoi nous assistons à ce paradoxe en vertu duquel le « récit généalogiste fondamentaliste et puritain » wahhabite cohabite et collabore avec le « discours postmoderne faussement pluraliste occidental » droit de l’hommien et messianique, qui pour préserver son monopole géo-énergétique et stratégique dans la région du golfe amnestie les pires violations du droit de l’homme en Arabie Saoudite. La conception ou l’idée moderne des droits tels qu’ils se concoivent dans les démocraties modernes occidentales est profondémment incompatible avec et ignorée par la conception théocratique, culturaliste et naturaliste de l’intégrisme islamique, ressorts qui composent les matrices constitutives du référentialisme fondamentaliste. D’autre part, la conception théocratique de la société et du pouvoir politique selon laquelle Dieu est le premier législateur et principe premier de l’ordre éternel et inaltérable de Dieu, contredit les thèses contractualistes et positivistes des droits de l’homme fondées sur la séparation des pouvoirs. En effet, tout comme le fait savoir l’écrivain Yadh Ben Achour[7] dans son dernier livre « une nouvelle fatiha » , il existe un « « arc référentiel » « qui pousse bon nombre de penseurs musulmans à rester dans leur cadre de référence traditionnel, sans remettre en question certains aspects culturels qui devraient pourtant être dépassés. Ainsi, a-t-on vu apparaître une déclaration islamique ou une Charte arabe des droits de l’homme qui tente, souvent sans succès, de concilier traditions et modernité. ». Cette posture « concordiste » tend à promouvoir un islam « rigide » et « passéiste » tout en s’accommodant du vernis institutionnel et rhétorique de la modernité, ce qui aboutit à la constitution d’une société et d’un mental profondémment schizophrénique qui prétend respecter scrupuleusement les Textes tout en pronant les modes de pensée et les droits de la société moderne. Mais ce référentialisme intégriste du wahabbisme ne se limite pas seulement à une lecture littéraliste du coran et de la sunna et débouche sur la constitution d’un arc référentiel géopolitique en pleine expansion. En effet, le wahhabisme en tant qu’idéologie totalitaire religieuse et politique ne cesse de se répandre, principalement dans les pays pauvres, par le biais d’un réseau bien organisé d’« associations culturelles » financées par les Saoudiens, d’écoles coraniques (dans lesquelles on enseigne le wahhabisme) et de mosquées où leurs imâms wahhabites viendront prêcher la guerre sainte « jihad » contre les « infidèles ».

ARC RÉFÉRENTIALISTE SAOUDIEN ET GÉOCONSTUCTIVISME OCCIDENTALO-AMÉRICAIN D’AUTRES NATIONS

ou en état de guerre intérieure

Depuis l’éffondrement de l’Union soviétique, la zone d’influence de cet arc référentialiste et géopolitique du wahhabisme s’est considérablement étendue depuis la région du croissant fertile vers la région des Balkans (Bosnie Herzégovine) ainsi que dans les ex-républiques soviétiques caucasiennes où la pratique de l’islam avait persisté. Il est intéressant de constater que cette zone de conflit correspond aussi à cette zone chaotique que Z. Brzezinsky appelle les Balkans eurasiens, zone géostratégique qui doit être constamment instable afin d’empêcher l’instauration de l’« hegemon » d’une puissance autre que les États-Unis. A long terme le wahabbisme militant et guerrier constituera un important facteur de déstabilisation et de conflits dans toutes ces régions qui sont à présent très infiltrées par les agitateurs intégristes financés par les Saoudiens.

Le point de convergence entre cet arc référentialiste wahhabiste et le géoconstructivisme americain (qui vise à instaurer un Grand Moyen Orient s’etendant du Maroc au Pakistan) ne réside pas dans la forme politique extérieure, mais dans la finalité correspondant au degré de désordre mondial qui lui-même correspond a la consécration de la doctrine militaire du « Chaos constructif » (Shumpeter parle à propos du capitalisme, dans le domaine de l’économie, de « chaos créatif »), comme le souligne Z. Brezinski. En effet, la sanctuarisation de l’extrêmisme wahhabite en Arabie Saoudite et sa propagation incontrôlée au Moyen Orient se heurteront irrémédiablement à de nouveaux pôles de résistance au niveau local et national remettant ainsi en cause l’imperialisme américain et le fondamentalisme saoudien. Dans leur projet géoconstructiviste, les États-Unis eux-mêmes se confronteront dans l’avenir à l’opposition entre théorie et pratique, entre la distinction faite par Agnew et Corbridge de l’« ordre géopolitique » et de la « géopolitique-discours ». La géopolitique-discours des Américains, qui combine des éléments de géopolitique civilisationnelle (propagation des valeurs de la démocratie et des drois de l’homme), et l’instrumentalisation cynique du terrorisme et de l’intégrisme wahhabite, s’opposera dans la pratique à l’instauration d’un ordre géopolitique viable et juste dans cette même région. Ce géoconstructivisme américain fait dangereusement abstraction, du reste comme tous les constructivismes idéologiques, des pesanteurs de la géographie, de l’enracinement des histoires comme continuités, concrètes et dynamiques dialectales inhérentes à tous les peuples, du pluralisme culturel et ethno-religieux, puissants vecteurs irrationnels de la conflictualité, ainsi que des différents axes géopolitiques en présence : Israël/Turquie, Syrie/Irak/Iran, qui constitueront autant d’obstacles à l’édification d’un moloch « unificateur » pseudo-géopolitique, aux allures « pharaonesques », qui, à la lumière des réactions négatives et de l’hostilité virulente du monde arabe, semble succomber à la prédestination d’un projet mort né.

LES OBSTACLES ENDOGÈNES ET EXOGÈNES AU DÉVELOPPEMENT DES DROITS DE l’hOMME

Le développement des droits de l’homme en Arabie Saoudite se heurte à deux types d’obstacles majeurs, l’un de nature endogène structurel et conceptuel, l’autre de nature exogène géopolitique et conjoncturel. En ce qui concerne les obstacles endogènes, ceux-ci sont d’ordre structurel, culturel mais aussi juridique. En effet l’application à la lettre de la Charia en Arabie Saoudite est profondément incompatible avec l’esprit et la lettre des droits de l’homme dans la conception occidentale. D’inspiration manichéenne, la Sharia en Arabie Saoudite qui règle les questions du droit personnel musulman, est le plus souvent, en raison de son interprétation littéraliste, anhistoriciste et discriminatoire, ce qui aboutit à la formation de dispostifs socioculturels schizofrènes dans la sphère privée et publique. Par exemple, en ce qui concerne le statut et le traitement inégal de la femme, les dispostions de la Charia sont en contradiction avec la réalité sociale qui a vu une augmentation sensible du nombre de femmes actives dans les pays arabes, et plus encore, de la proportion des femmes instruites, une politisation accrue des mouvements de femmes. D’autre part, les dispostions de la Charia contredisent la majorité des Constitutions arabes qui reconnaissent tacitement ou de manière expresse l’égalité entre les hommes et les femmes. Par ailleurs, la politique du double discours constitue donc une base de repli commode et une manière efficace de contouner les conventions internationales : les 14 pays arabes qui ont ratifié la « Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes » ont, au nom de la Sharia ou des « spécificités culturelles », émis des réserves sur des clauses importantes de cette convention. « La déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam », publiée le 8/8/1990 par l’Organisation de la Conférence Islamique n’est ni plus ni moins qu’une annulation des principaux droits et libertés inscrits dans la Déclaration de l’homme au bénéfice de la Sharia. Les articles 24 et 25 réitèrent que « la Shari’a est la référence unique pour interpréter ou expliciter n’importe quel article de ce document ».

La question des droits de l’homme en Arabie Saoudite est inséparable de la question du rapport ou plutôt du défi de la modernité pour l’islam. En effet toute reconnaissance et légitimité morale et juridique des droits de l’homme sous entendent implicitement l’existence d’une modernité politique, laquelle est intimement liée à l’essor d’une modernité économique et sociale génératrice d’une preception et d’une « présence au monde » différente ainsi que des rapports entre les hommes. C’est pourquoi la modernité qui a consacré les droits de l’homme au rang de dogme infaillibe, coinciderait avec l’avènement d’un État de droit fondé sur le contrat social et non sur un principe transcendantal divin, de la séparation de l’État et du pouvoir religieux, de la laïcité et de la reconnaissance du droit à la liberté religieuse. Il est dès lors loisible de reconnaitre que sur ce point les sociétés musulmanes et les démocraties occidentales sont en déphasage conceptuel. Bien sûr, il existe des variables et des régimes sociopolitiques différents : certains régimes constitutionnels ont adopté la Charia comme loi à la fois religieuse et civile, alors que d’autres regimes constitutionnalistes plus modernes sont régis par une constitution civile qui protège théoriquement la liberté alors que d’autres ont accepté de signer la Charte des droits de l’homme de 1948, alors que dans la pratique on constate souvent une interprétation restrictive du droit à la liberté religieuse.

L’un des principaux obstacle exogènes au développement des droits de l’homme en Arabie Saoudite est la traditionnelle diplomatie « confessionnaliste » anglo-saxonne, intensifiée par les États-Unis au cours de la guerre froide (dans le cadre de l’alliance anticommuniste), et qui depuis la constitution d’une « ceinture verte » afin d’affaiblir l’Union soviétique, a muté aujourd’hui en un géoconstructvisme hydrocarbiurier qui s’appuie sur le soutien inconditionnel à l’islam radical wahhabite des pétromonarchies du Golfe[8]. Afin d’affaiblir les « ventres mous »[9], et d’enrayer leur volonté d’« autonomie » tout en poursuivant la stratégie d’endiguement de la Russie (« néocontainment ») et de contrôle des matières stratégiques grâce au « bélier » islamique, le royaume saoudien est assuré d’une pérennité et d’une impunité internationales certaines nonobstant la violation continuelle des droits de l’homme. Sur le plan géopolitique macro-régional, le camp occidental, notamment les USA et la Grande-Bretagne, protège l’Arabie Saoudite et ferme les yeux sur les constantes violations des droits de l’homme pour des raisons géostratégiques et énergétiques évidentes mais aussi parce qu’elle constitue une sorte de « bouclier » contre le croissant chiite pro-iranien. En effet, au nom de ces intérêts stratégiques commerciaux et géoénergétiques, la stratégie anglo-americaine a constamment bloqué toute velléitée réformiste et moderniste dans la région (kémalisme, jadidisme, nationalisme arabe, révolution blanche du Chah d’Iran), alors que l’Arabie Saoudite a toujours joué le rôle de fossoyeur du nationalisme arabe ou des projets d’unité géopolitique pan-arabes. Le monde arabo-musulman est toujours percu comme un vaste réservoir de ressources naturelles et énergétiques considérables tout comme un un marché de consommation d’un milliard de personnes. Dans cette optique géoéconomique et mercantiliste, la question des droits de l’homme et des libertés est reléguée au second plan. Dans les années 1980, lors de l’invasion soviétique en Afghanistan, l’Arabie Saoudite surenchérira sur son degré de vassalisation â l’egard des États-Unis, puisqu’elle apportera son soutien matériel et financier à la plus grande opération de déstabilisation du régime sandiniste au Nicaragua ce qui débouchera sur la sinistre affaire des « contras », laquelle se soldera elle même par le plus grand scandale politico financier de l’ère Reagan (1980-1988), « l’Irangate ».

Faut-il rappeler que pour maintenir les pays islamistes du golfe dans un état de dépendance, les États-Unis ont toujours misé sur la carte de l’islamisme radical au mépris des droits de l’homme, stratégie qui s’est illustrée durant la guerre froide et après le 11 septembre par la neutralisation des politiques panarabisantes, baasistes et modernistes (Irak) et révolutionnaires (Libye, Iran) de l’islam, désireuses de s’émanciper de « l’impérialisme américano-saoudien » tout en finançant et appuyant les régimes les plus conservateurs et fondamentalistes wahabites dépendants de l’Occident, afin de renforcer l’influence des sociétés américaines dans ces zones. Ceci permet de comprendre pourquoi Washington a soutenu, depuis les années 70, des mouvements islamistes sunnites allant des Frères musulmans syriens aux Talibans afghans et à la Gamaà égyptienne, en passant par le FIS, les Islamistes bosniaques et albanais, sans oublier les Wahhabites saoudiens, précurseurs et financiers de la mouvance islamiste sunnite. Suite au demantèllement « manu militari » de l’Irak, de la Lybie et demain la Syrie, les États-Unis ont définitivement sapé les espoirs d’une réconciliation posssible entre une vision « moderniste » de l’islam avec le développement hypothétique des droits de l’homme dans le monde arabo-musulman, tout en privilégiant la carte de « l’islam politique radical » et la préservation du status quo géopolitique dans la région du golfe et en Arabie Saoudite[10]. Celle ci reste aujordh’hui le centre névralgique de la stratégie pro-islamiste des États-Unis, qui, à travers un réseau mondial d’organisations islamistes « ONG D’allah », étendent leurs ramifications au Pakistan et en Afghanistan, en Asie Centrale et dans les Balkans.

Islam et devenir nihiliste postmoderne

L’Occident tout comme l’islam doivent s’interroger sur la nouvelle conscience des aspirations légitimes de la personne humaine. La question de la dignité et de l’inviolabilitée de la personne humaine ne peut se réduire à la seule dimension éthique ou religieuse, tout comme elle ne peut devenir un nouveau dogme séculier à vocation prophétique qu’on appelle religion ou idéologie des droits de l’homme, et qui sert souvent d’alibi à de nouvelles interventions néocolonialistes et imperialistes. Le fondement des droits de l’homme, c’est un certain consensus relatif à la valeur sacrée et la dignité inviolable de toute personne humaine. Mais la violation permanente des droits de l’homme dans le monde contemporain tendrait à démontrer que la Charte des droits de l’homme a besoin d’un fondement plus radical. La post-modernité peut donc servir à désigner cette situation d’anomalie généralisée et de perte de certitudes fondatrices et en quelque sort un besoin de réenchantement du monde et de l’homme qui trouve son expression dans les diverses pseudoreligiosités ou gnoses « à la carte » qui exercent une réelle séduction chez beaucoup de nos contemporains. Face à l’angoisse provoquée par le vide du sens et la fin des idéologies du progrès, de la technoscience, il y a dans le monde occidental, une aspiration générale à la fonction tutélaire du sacré. Cela se retrouve dans les divers groupes qui relèvent du New Age ou encore de ce que l’on appelle « la nébuleuse ésotéro-mystique », mais aussi dans les diverses mouvances de spiritualité extrême-orientale et même dans certains mouvements charismatiques au sein même des Églises chrétiennes. Lorsqu’on parle de la question des droits de l’homme en Arabie Saoudite, il faut toujours avoir â l’esprit que dans les États islamiques qui appliquent la charia, le débat sur la modernité et de ses rapports à l’islam, est souvent biaisé car la modernité est toujours assimilée à un Occident colonialiste, matérialiste et comsumero-hédoniste. Les réponses aux défis de la modernisation technologique et sociale de la vie quotidienne grâce à la mondialisation, ont pris la forme soit du fondamentalisme religieux, soit de mouvements proprement révolutionnaires. Depuis plus d’une décennie, plusieurs pays musulmans encore pauvres cherchent une troisième voie au-delà de l’idéologie libérale du marché des sociétés occidentales et du collectivisme des sociétés communistes. Cette troisième voie prendra la forme du retour à un islam pur et dur et à ses potentialités révolutionnaires. C’est le cas de la République islamiste d’Iran dont la révolution impliquait que l’État se conforme à la conduite du chef religieux suprême. Mais c’est aussi l’idéologie des « frères musulmans » qui sont actifs en Égypte et dans plusieurs pays du Maghreb et de l’Afrique noire. L’un des paradoxes majeurs quant à la question des droits de l’homme en Arabie Saoudite, est que le porte drapeau des libertés démocratiques et individuelles, le États-Unis préfèrent accorder leur protection et soutiuen à un État théocratique obscurantiste qui répudie tous les legs philosophiques et éthiques de la modernité (tout en s’accomandant des technologies et des biens matériels contemporains), uniquement au nom de ses intérêts géostratégiques et commerciaux dans la région. Paradoxalemet les États-Unis en tant que puissance tutélaire postmoderne qui s’est faite le chantre du projet illuministe d’émancipation universelle, compose avec un islam politique féodal pré­moderne saoudien dont l’idéologie et le message fondamentaliste sont éminemment anti-modernistes. Plus d’une fois, les États-Unis jouent le rôle paradigmatique et traditionnel d’un extrême-occident cynique et et manipulateur dont l’ambivalence et le double discours constituent le principal facteur de déstabilisation dans le monde arabo-musulman. Cette alliance dévoyée entre la postmodernité imperialiste et et la prémodernité wahhabite intégriste ne serait pas le résultat de ce que Habermas[11] appelle l’action communicationnele qui est l’œuvre de la raison (Vernunft) mais le fruit hybride de la rencontre entre la raison discursive instrumentale et de l’entendement technologique (Verstand), avec l’irrationalité mémorialiste qui s’auto-fonde. Les deux projets postmoderne et prémoderne témoignent d’un nihilisme inhérent aux alliances stratégiques conjoncturelles et circonstancielles dépourvues de toutes références axiologiques et éthiques. En effet, seul l’avènement et la cristallisation de cadres sociopolitiques nationalistes arabes et laiques dans le monde arabo-islamique et a fortiori en Arabie Saoudite auraient pu permettre une articulation harmonieuse entre modernité et islam, entre les impératifs religieux et la nécessité de garantir les droist fondamentaux de la personne humaine. Au contraire avec le « printemps arabe » et l’avènement des démocraties fragiles et de l’islamisation progressive en Égypte, Lybie, Irak et en Tunise, conjuguée avec une fragmentation tribale ethno-confessionnelle, nous assistons à la réactivation des dynamiques intégristes islamistes qui servent les intérêts géostratégiques de États-Unis dans la région du Golfe et du Moyen Orient. Voilà pourquoi, la féodalité islamiste wahhabite est aux ordres de l’empire néolibéral postmoderne etats unien. Les deux matrices de ce double filon nihiliste islamo-américain se fonde sur une « vision du monde » messianique commune, et un modèle holiste universaliste de domination.(Califat mondial pour les salafistes et wahhabites et grand marché néolibéral mondial pour le camp occidentalo-américain). Dans les deux cas nous avons affaire à deux types de sotériologies, l’une politico-religieuse et l’autre économique et sécularisée.

Bibliographie et notes

Yadh Ben ACHOUR, La deuxième Fâtiha : l’islam et la pensée des droits de l’homme Editions Cérès Tunis, 2011 .

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  2. GARAUDY, Promesses de l’Islam, Seuil, Paris 1981.
  3. GAUCHET, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985. J.-F. LYOTARD, La condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
  4. HABERMAS, Le discours philosophique de la modernité, (trad. française), Paris, Gallimard, 1988. R. GARAUDY, « Les droits de l’homme et l’islam » et celle de A.A. AN-NA’IM, « Qur’an, Shari’a et droits de l’homme » dans le numéro de Concilium, « L’Éthique des grandes religions et les droits de l’homme », 228, 1990.

Ces Écritures qui nous questionnent. La Bible et le Coran, GRIC,Paris, Le Centurion, 1987.

Cl. GEFFRÉ, « Maîtrise, chaos, salut », Le Supplément, n° 204, mars, 1998, p. 177-195.

  1. JONAS, Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, (trad. par J. Greisch),

Paris, Éd. du Cerf, 1990. Le Monde.fr (24 mai 2010), « Nouvelle donne au Moyen-Orient ». « La Deuxième Fâtiha, L’islam et la pensée des droits de l’homme », Yadh Ben Achour. Article   11,   septembre   2001 :   les   Français   en   savaient   long,   Le   Monde,   17   avril 2007

Abdel-Rahman Ghandour, Jihad humanitaire : Enquête sur les ONG islamiques, Paris, Flammarion, 2002.

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I*. MÉMORET, L’Enigme saoudite, les Saoudiens et le monde 1744-2003, Paris, Editions La Découverte, 2003.

  1. FOURMONT-DAINVILLE, Géopolitique de l’Arabie Saoudite, la guerre intérieure, Paris, Ellipses Editions, 2005.
  1. LAURENS, L’Orient arabe à l’heure américaine, de la guerre du Golfe à la guerre d’Irak, Paris, Armand Colin, 2005.

[1]Roger Garaudy, Promesses de l’Islam, Seuil, Paris 1981

[2]Le « wahhabisme » est une doctrine qui tire son nom de celui qui fut son fondateur, un certain Muhammad Abd al Wahhâb, un « rénovateur » de l’islam qui vécut au xville siècle. Il a imposé ses principes archaïques dans la majeure partie de l’Arabie dès le début du xixe siècle. Mais au début du xxe siècle, son influence s’est peu à peu restreinte à la petite république du Nedj dont la capitale est Riyad. C’est cette petite république qui deviendra, par la suite, le royaume d’Arabie Saoudite (par fusion du Nedj et du Hedjaz). Le fondateur de la dynastie des Saoud fut Mohammed ibn Saoud (né vers 1705, mort en 1785). Simple chef local (de la ville de Dariya), il fut influencé par Wahhâb dont il propagera la doctrine intégriste et belliqueuse. Il fut à la fois le gendre et le chef de guerre de Wahhâb. Après sa mort, le wahhabisme se replia sur lui-même et ne refera parler de lui qu’en 1902, lorsque el Wahhâb Abd-al-Aziz Inb Saoud décréta la lutte pour la protection du wahhabisme et contre l’influence turque. Ibn Saoud parvint alors à étendre son influence sur les autres régions de la péninsule arabique. Il s’empara de La Mecque en octobre 1924 et en chassa le roi Hussein du royaume du Hedjaz (avec l’appui des Britanniques). Puis il obligea le roi Ali, successeur de Hussein à céder Djedda, la seule ville qu’il contrôlait encore. Abd-al-Aziz (Abdul Aziz) Ibn Saoud se fera couronner roi d’Arabie à La Mecque en 1926. Grâce à l’exploitation des richesses de son sous-sol, le roi acquit une fabuleuse richesse. Il mourut en 1953.

[3]Henri Lammens, L’islam, éditions du Trident, Paris, 1993.

[4]En effet c’est un Anglais Philby, qui sera à l’origine de la fortune des Séoud en servant d’intermediaire entre le nouveau royaume et les compagnies pétrolières américaines. Le 29 mai 1933, Abdullah Suleiman (ministre des finances d’Abdul Aziz) et Lloyd Hamilton signèrent l’acte de concession qui allait inonder le golfe persique de capitaux. La Socal obtint le droit exclusif de prospection en échange de 170 000 dollars, payés en or malgré la réglementation américaine de l’époque.

[5]Henri Lammens, L’islam, ibid. Page 190.-191.

[6]John L. Esposito, The Future of Islam, Oxford University Press, 2010.

[7]Yadh Ben Achour, La deuxième Fâtiha : l’islam et la pensée des droits de l’homme, Editions Cérès Tunis.

[8]A. del Valle, Islamisme-États-Unis, une alliance contre l’Europe, préface du général Pierre Marie Gallois, post-face de Jean Pierre Péroncel-Hugoz, version réactualisée, L’Age d’Homme.

[9]Il s’agit d’une stratégie expliquée par le général. F.M. Gallois laquelle consiste à renforcer la dépendance militaire et, économique des pays islamiques

[10]L’Arabie Saoudite est le premier fournisseur énergétique des États-Unis, avec plus de 18 % de leur approvisionnement. Elle détient 25 % des réserves pétrolières de la planète (quarante milliards de tonnes de réserves prouvées). Elle est le troisième producteur et premier exportateur mondial de brut. Pour la seule année 2000, elle a produit plus de 7 millions de barils par jour et exporté quatre cent douze millions de tonnes, soit plus d’un quart du flux mondial, encaissant le pactole de quarante milliards d’euros.

[11]J. HABERMAS, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988.

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