Christophe REVEILLARD
Chercheur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), il est directeur du séminaire de Géopolitique au Collège interarmées de Défense (CID-Ecole militaire).
4eme trimestre 2011
- De multiples questions se posent sur le maintien du système de croissance chinois notamment en raison du risque de surchauffe ou d’une augmentation incontrôlée de son niveau d’inflation.
Si les prix ont connu une hausse inhabituellement importante cette année, on constate que l’économie chinoise développe cependant un niveau moyen d’inflation assez stable lorsque l’on considère l’évolution sur plusieurs années, pour une économie en pleine surcroissance. La question du maintien du mode de croissance chinois a plus de pertinence si l’on observe quelques causes des poussées inflationnistes, en plus de la hausse des prix, telles que la hausse des salaires et la masse colossale des investissements directs étrangers vers la Chine, ces derniers favorisant dangereusement la spéculation et le surinvestissement porteurs de surcapacité. La stratégie économique et monétaire chinoise influence donc le cœur de l’évolution du système mondial.
- Many questions arise on the maintenance of the Chinese growth system, because of risk of overheating or an uncontrolled increase in inflation level. If prices rose with unusual importance this year, we see that the Chinese economy develops, however, a quite stable average inflation level, when we consider the evolution over several years for an economy in overgrowth. The issue of maintaining Chinese growth mode has more relevance as we observe some causes of inflationary surges, in addition to risingprices, such as higher wages and the colossal mass of foreign direct investment towards China; these latter encourage dangerous speculation and overinvestment which are bringers of overcapacity. Chinese eco-nomic and monetary strategy influences, therefore, the heart of world system evolution.
Sous LA PRÉSIDENCE FRANÇAISE DU G20 – jusqu’en novembre 2011 – l’une des préoccupations les plus aigùes aura notamment été, après la recherche de la résolution de la crise, celle de contrer tous les éléments concourant à une guerre monétaire, selon le mot du président français « nous vivons au xxie siècle sans ordre monétaire »1. Les déséquilibres issus des déficits américains et des excédents chinois, japonais ou allemands ont pu amener les Etats, occidentaux principalement, à affaiblir leur devise pour doper leur compétitivité et leurs exportations, comme l’illustre par exemple la décision de la Réserve fédérale américaine en novembre 2010 d’assouplir quantitativement et de stimuler la création monétaire, prise comme ultima ratio pour relancer l’économie au regard du niveau zéro des taux directeurs américains. L’instabilité monétaire est le résultat non de la contestation mais du déclin constaté du dollar au sein du système monétaire international malgré sa prééminence dans les transactions mondiales de changes et les réserves des banques centrales. Cette situation devrait aboutir, à terme, à un système monétaire fragmenté et animé par plusieurs monnaies concurrentes2.
Il y a trente ans, en 1979, commençait l’application des réformes économiques de Deng. En 2010, la Chine est devenue la deuxième économie mondiale, la première asiatique devant le Japon, avec un taux de croissance à deux chiffres3. Avant la crise économique mondiale de 2008, et a fortiori, avec plus d’insistance ensuite, les Etats-Unis, et, mezza voce, le reste du monde de l’ex-triade, ont réclamé auprès des responsables économiques et politiques chinois l’application de ce qu’ils appelaient un rééquilibrage monétaire par le renchérissement du Yuan pour permettre une certaine stabilité dans les relations commerciales entre la Chine et les pays développés. L’une des questions de fond posées aux observateurs était de savoir si les Etats-Unis étaient sincèrement convaincus du bien-fondé de leur revendication ou s’il ne s’agissait que d’une posture pour dissimuler une certaine complaisance dans le maintien du statu quo avec les autorités chinoises.
Les Etats-Unis sont à l’origine et au cœur d’une crise économique et financière sans précédent et ses responsables, le président Bush, en fin de deuxième mandat, puis le président Obama, ont effectivement tenté une relance de l’économie productive et exportatrice par un effort de ré-industrialisation. Mais ce pari ne semblait pas pouvoir être tenu, en raison de l’impossibilité de disposer des moyens de leur propre budget. C’est pourquoi, le grave inconvénient d’une sorte de dumping monétaire de la part de la Chine, excessivement dommageable pour la balance commerciale entre les deux pays est, malgré tout, hyper compensé, dans une économie américaine quasi-récessionniste, par le rachat en dollars de bons du trésor, du financement d’une partie de ses twins déficits -dû à une surconsommation débridée financée par un crédit insoutenable-, d’une dette colossale et d’un déficit public qui ne l’est pas moins.
Un statu quo monétaire ?
Si l’on veut bien admettre que les Etats-Unis voulaient bien, non pas un renchérissement lent et progressif de la monnaie chinoise, mais comme ils l’exigeaient à la face du monde un bond de sa valeur réelle, alors il aurait fallu comprendre qu’ils étaient effectivement prêts à accepter, pour prix d’un rééquilibrage de la balance commerciale, une capacité chinoise redoublée d’achats d’entreprises américaines et occidentales et d’investissements tout azimut sur l’ensemble de la planète et notamment dans le domaine énergétique. En effet, côté chinois, la contrepartie à la diminution de la compétitivité de la production due au renchérissement brutal de la monnaie, aurait bien évidemment pris la forme d’une force de frappe financière décuplée.
Il était donc difficile de voir autre chose qu’une stratégie déclaratoire de la part de Washington masquant la volonté de garder le statu quo, de rester sur le fil du rasoir, entre une monnaie chinoise trop faible et prédatrice de marchés ou trop forte et prédatrice d’entreprises. L’interdépendance des deux économies est telle qu’une résolution du conflit monétaire ne pouvait se trouver que dans une évolution progressive du rapport de leur valeur respective et dans la discrétion des négociations où les rodomontades guerrières n’avaient d’utilité que pour la galerie.
Le risque de surchauffe
Mais pour autant, de multiples questions se posent sur le maintien du système de croissance chinois notamment en raison du risque de surchauffe ou d’une augmentation incontrôlée de son niveau d’inflation. Si les prix ont connu une hausse inhabituellement importante cette année, on constate que l’économie chinoise développe cependant un niveau moyen d’inflation assez stable lorsque l’on considère l’évolution sur plusieurs années, pour une économie en pleine surcroissance, qui plus est. La question du maintien du mode de croissance chinois a plus de pertinence si l’on observe quelques causes des poussées inflationnistes, en plus de la hausse des prix, telles que la hausse des salaires et la masse colossale des investissements directs étrangers vers la Chine, ces derniers favorisant dangereusement la spéculation et le surinvestissement porteurs de surcapacité. Selon Nouriel Roubini, cité par la revue Problèmes économiques4, « toutes les périodes d’investissement excessif se sont, en effet, achevées par une crise financière et/ou une longue période de faible croissance. À l’heure actuelle, le boom de l’investissement alimente l’inflation mais la surcapacité va ensuite inéluctablement entraîner une forte pression déflationniste, notamment dans le secteur manufacturier et l’immobilier (…). La Chine est actuellement en surchauffe mais, à terme, son excès d’investissement aura des conséquences déflationnistes, tant pour sa propre économie que pour le reste du monde. Lorsqu’il ne sera plus possible d’augmenter les investissements fixes – probablement après 2013 – les conditions d’un ralentissement marqué de l’économie seront réunies ».
La recherche d’un atterrissage en douceur
A considérer la (dé)mesure chinoise, la question se pose de la validité de l’analyse économique classique et des canons occidentaux souvent réducteurs. Il est vrai que l’économie chinoise, en surchauffe avec ses taux de croissance records et continus et sa capacité d’absorption d’une masse phénoménale d’investissements maintenue dans la perspective d’une production intensive à l’exportation, ne semble pas amorcer un processus classique d’atterrissage en douceur, qu’avaient notamment pu connaître par exemple les Etats-Unis lors du deuxième mandat Clinton à la fin des années 90. Et, au contraire, son excès d’investissement peut produire des conséquences déflationnistes jusqu’à une échelle planétaire au regard de l’interdépendance créée autour de ce moteur mondial de la production de richesses. Roubini pense qu’il ne sera plus possible d’augmenter les investissements fixes, « probablement après 2013 », et alors les conditions d’un ralentissement marqué de l’économie seront réunies ; la croissance devrait connaître à partir de cette période un sérieux coup de frein.
D’autant qu’il semble que la stratégie du nouveau plan quinquennal pérennise la recherche de l’accroissement de la part de l’investissement dans le produit intérieur brut. Le même auteur constate le choix fait dans le plan à venir de « l’investissement – notamment dans le logement social – [comme] moteur de la croissance », et pointe le défaut d’une augmentation réelle de la consommation, le refus d’une appréciation plus rapide de la monnaie5, l’absence de transferts fiscaux en faveur des ménages et l’omission d’une taxation et/ou de la privatisation des entreprises publiques liés à l’assouplissement du système d’enregistrement des familles (hukou), ainsi qu’une libéralisation de la politique financière.
La mise en cause d’un modèle chinois de croissance tirée par l’investissement
Ces reproches s’expliquent par un raisonnement fondé sur l’anticipation des conséquences d’une politique chinoise de croissance ciblée sur l’industrialisation, les exportations et la sous-évaluation de la monnaie : c’est-à-dire l’augmentation sensible des taux d’épargne des entreprises et des ménages et la recherche systématique pour soutenir sa croissance, du maintien et de l’accroissement des exportations nettes et de l’investissement inéluctablement dirigé vers les secteurs exportateurs et importateurs, l’immobilier et les infrastructures. Le facteur potentiel d’augmentation de la part de la consommation dans le PIB qu’est le revenu des ménages, a été neutralisé et réorienté, en appui de cette politique exportatrice, vers les entreprises chinoises6. De plus, « une monnaie sous-évaluée réduit le pouvoir d’achat des ménages par le renchérissement des importations, tout en protégeant les entreprises de la concurrence étrangère et en favorisant les profits des exportateurs. [Or], les faibles taux d’intérêt sur les dépôts et sur les prêts aux entreprises et aux promoteurs immobiliers font que la rémunération réelle de l’épargne des ménages est négative, ainsi que le taux d’intérêt réel sur les emprunts des entreprises publiques. Cela constitue une forte incitation au surinvestissement, et implique un transfert massif des ressources des ménages vers les entreprises publiques, qui seraient pour la plupart déficitaires si elles devaient emprunter à des taux d’intérêt déterminés par le marché. En outre, la répression des mouvements sociaux a fait que la rémunération des salariés augmente bien plus lentement que la productivité »7.
Dans cette description on ne peut plus pessimiste des conséquences du refus d’un changement de politique notamment en ce qui concerne la valeur du Yuan, l’achèvement du cycle risque évidemment d’être illustré par la disproportion, que l’on observe déjà notamment dans l’immobilier, l’industrie manufacturière et les infrastructures, entre les capacités de production et les besoins, c’est-à-dire une fois qu’il ne sera plus possible d’investir davantage dans des secteurs saturés d’investissement. Selon cette analyse, le mouvement récessionniste semble de toute façon inéluctable puisque même si on assistait à une augmentation de la part du revenu national allant aux ménages, résultant soit d’une appréciation de la monnaie chinoise, d’une augmentation sensible des salaires, d’une privatisation des entreprises ou de leur taxation au profit des ménages, ce serait un coup très dur porté au modèle chinois de croissance tirée par l’investissement8 et aurait pour conséquence le défaut structurel d’entreprises publiques, d’entreprises exportatrices et de gouvernements provinciaux. Pour l’instant, les autorités chinoises se sont limitées à demander aux banques d’accroître leurs réserves obligatoires et de relever les taux d’intérêt, sans attaquer frontalement les causes de la hausse des prix.
Cependant, selon Arthur Kroeber, analyste chez Dragonomics, un groupe de recherche basé à Pékin9, si l’inflation reflète la hausse salariale, cela peut contribuer à résoudre les déséquilibres chinois, et non à les aggraver. Certains vont même jusqu’à affirmer qu’une inflation encore plus importante ferait bénéficier à la Chine d’un rééquilibrage de son économie plus réelle que si elle provoquait un renchérissement soudain de sa monnaie. Une poussée inflationniste, due à la hausse des prix, liée à une hausse des salaires, conséquence de la diminution constante du nombre des nouveaux actifs chinois sur le marché du travail, provoque naturellement une augmentation plus rapide des salaires que celle de la productivité. Dans ce cas de figure, la part des salaires dans les revenus augmentant, entraîne celle de la consommation, laquelle aide à réduire l’excédent chinois, l’inflation salariale contribuerait ainsi à réduire l’excédent commercial, par le biais d’une hausse du prix des exportations, puisque un « moyen de parvenir à une appréciation du taux de change effectif réel, consiste à tolérer un taux d’inflation supérieur à celui de l’étranger [d’autant que si] le yuan s’est apprécié de 4 % seulement contre le dollar depuis le début de 2009, le taux de change réel du yuan contre le dollar (en tenant compte des coûts salariaux unitaires dans l’industrie manufacturière) s’est apprécié de 17 %, parce que les coûts en Chine ont augmenté bien plus vite qu’aux États-Unis »10. Si le gouvernement chinois garde la maîtrise de son inflation en lui indexant les taux d’intérêt sur les dépôts, pour que les ménages préfèrent les banques aux investissements immobiliers et boursiers, il empêchera ainsi la création de bulles spéculatives sur les actifs, en inaugurant un taux de change plus flexible pour relever ses taux d’intérêt, face à ceux toujours exceptionnellement bas des États-Unis.
Ce que l’on peut remarquer dans cette vision peut-être trop optimiste des effets « vertueux » de l’inflation – un comble pour les économistes -, c’est la permanence par les responsables chinois de leur soutien aux dettes américaines malgré les risques de défaut sur les dettes d’autres pays développés ou du Sud. Le jour où le ratio entre les avantages de la création d’une nouvelle monnaie mondiale, peut-être avec Moscou et Brasilia et le soutien des économies de l’OCS, et le coût de l’asphyxie subséquente de l’économie américaine sera considéré comme supportable à Pékin ayant lui-même dynamisé son marché domestique, les questions actuellement pré-gnantes du statut international du dollar, pilier de la puissance mondiale américaine, et de la réévaluation du Yuan seront considérées comme appartenant à un monde définitivement révolu.
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Notes
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- Aglietta M. et Lemoine F., « La nouvelle frontière de la croissance chinoise», in L’économie mondiale 2011, CEPII, La Découverte, 2010.
- Nouriel Roubini, « Vers un atterrissage brutal de l’économie chinoise ? », Project syndicate, « China’s Bad Growth Bet », l4 avril 2011, Columbia University School of Law, Traduit de l’anglais par Diana Hochraich, cit. in Problèmes économiques, « La Chine face à la montée des incertitudes », n° 3021, La Documentation française, 2011.
- Vergès de M., Gatinois C. et Cypel S., « Que vaut vraiment le yuan ? », Le Monde, 17 avril, 2010.
- P-M. Deschamps, « La Chine a deux problèmes: son modèle de consommation et la distribution des revenus », Enjeux-Les Échos, 2010
- Roubini, « Vers un atterrissage brutal de l’économie chinoise ? », op.cit.
- Boisseau du Rocher S., (dir.), Forces et faiblesses de la locomotive du monde, Asie 2010-2011, Mondes émergents, La Documentation française, 2010.
- in « Economic Focus. Learning to Like inflation », The Economist, 19 février 2011, cit. in Problèmes économiques, n° 3021, op. cit.