Les conflits de type infra-étatique en Afrique

Christophe Réveillard

Université Paris-Sorbonne (Paris-lV), directeur de séminaire de géopolitique au Collège interarmées de Défense (CID – École militaire)

Octobre 2009

Parmi les nombreux maux qui ont gangrené le continent africain depuis les indépendances, les conflits de type infra-étatique n’ont pas été les moindres qu’ils aient eu pour cause une confrontation ethnique, religieuse ou une guerre civile d’origine politique. Tout confondu, les conflits sur le continent africain ont fait plus de quatre millions de morts entre 1991 et 2000. Cette funeste comptabilité a sa logique puisque les conflits infra-étatiques développent le plus souvent leurs conséquences subversives sur les États frontaliers même les plus stables soit en raison d’une égale duplication des forces antagonistes qui se découvrent et se révèlent sur leur propre territoire comme conséquence de la diffusion du conflit voisin, soit en raison d’incursions voire de l’installation de bandes armées incontrôlables à la recherche d’une profondeur stratégique, provoquant la dégénérescence du conflit local en crise régionale.

Une structure étatique faible et inadaptée

Les raisons principales de cette déstabilisation étatique s’expliquent essentiel­lement par la faiblesse intrinsèque de l’État et de son administration, notamment dans sa capacité à assumer ses missions régaliennes pour le contrôle du territoire et empêcher les coups d’État ou les mutineries, un sous-développement chronique handicapant malgré de nombreux motifs d’espérance, et l’ethnicisation des opposi­tions laquelle a connu des pics de violence inégalés et de grande ampleur intégrant cannibalisme, viol systématique et massacres comme au Sierra Leone, au Libéria, et plus récemment en 2003 les massacres et actes de cannibalisme des troupes du MLC de J.P. Bemba sur les Pygmées d’Ituri, et les pratiques génocidaires aux Ruanda et Burundi et au Soudan.

La faiblesse du fonctionnement des États africains est une cause majeure d’im­plosion des communautés nationales. La corruption et le clientélisme communau­taire qui faussent la représentation politique et administrative au sein des États, provoquent régulièrement la montée aux extrêmes lors des processus de transition tant dans les régimes autoritaires qu’au sein de systèmes en voie de démocratisation. On peut citer le Togo et les quarante années de règne du président Eyadéma en 2005 s’achevant sur une transmission du pouvoir à son fils, Faure Gnassimbé, très contestée par de violentes manifestations réprimées par l’armée, ou la succession du président ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, provoquant l’amorce d’une guerre civile divisant la Côte d’Ivoire à la suite de la mutinerie des ethnies du Nord, guerre civile qui oppose les Sénoufo et les Malinkés au Nord, les Bétés et les Baoulés au Sud. Puisque les États occidentaux veulent imposer leur système démocratique et obligent de fait à l’ethnomathématique, les exemples de fraude électorale sont également très nombreux comme par exemple l’élection de L. Gbagbo en 2000 en Côte d’Ivoire, celle, au Nigeria, du président Olusegun Obasanjo, puis de son successeur en 2007, Umaru Yar’uda, faisant au moins deux cents morts… moins cependant que les mille morts à l’occasion de la réélection la même année du prési­dent kenyan Mwai Kibaki.

L’atteinte à la cohésion sociale

Les États victimes d’une gestion clanique, n’assument plus la défense du terri­toire, la cohésion de la communauté nationale et le développement harmonieux du pays. Un rapport de l’ONU de 2007 rappelle que sur cinquante pays les moins avancés (PMA) trente quatre sont africains et quinze pour cent de la population s’est appropriée soixante cinq pour cent de la richesse nationale, une grande ma­jorité de la population vivant avec moins de un euro par jour. Il faut y ajouter le maintien d’une forte croissance démographique supérieure à trois pour cent par an sur l’ensemble du continent qui compte plus d’un milliard d’habitant et devrait en posséder près de deux milliards aux alentours de la moitié du siècle. Les principales conséquences en sont le maintien de la pauvreté de la grande majorité des popu­lations dans un état sanitaire catastrophique avec les pandémies de Paludisme (un million de morts par an) et de Sida (quinze millions de morts depuis l’apparition du fléau), la montée de revendications identitaires et l’urbanisation anarchique et expo­nentielle (quarante cinq pour cent de la population totale et un taux de croissance urbaine de plus de trois pour cent par an) dont les citadins exaspérés ont pour la plupart moins de vingt ans (quarante pour cent de moins de 15 ans). Cette jeunesse est prompte à la révolte d’autant qu’elle est le plus souvent recrutée par des chefs de guerre comme par exemple dans les quartiers populaires de Brazzaville au Congo Brazzaville où en 1997 l’on a assisté aux combats meurtriers entre « Cobras » du Parti congolais du Travail de Sassou Nguesso, « Ninjas » du Mouvement Congolais pour la Démocratie et le Développement Intégral de Bernard Kolélas et « Coyotes » de l’Union Panafricaine pour une Démocratie Sociale de Pascal Lissouba. Egalement en Côte-d’Ivoire Laurent Gbagbo est soutenu par l’Alliance des Jeunes Patriotes pour le Sursaut National ou « Jeunes Patriotes » particulièrement actifs lors du renversement et de l’assassinat du général R. Gueï et dans les violences urbaines lors de la sanglante crise de 2004 à Abidjan. On doit ajouter à ce phénomène, celui des mercenaires (les nombreux éléments des pays d’Europe de l’Est, sud-africains, to­golais, angolais et libériens) et, plus récemment de la privatisation des conflits (l’ex-société Executive Outcomes – Héritage Oil and Gas essentiellement dans l’Angola d’Edouardo Dos Santos) qui dépasse le seul continent (ex. de l’Irak et Blackwater).

Avec les retours -précaires- de la stabilité, ces milices en se démobilisant ren­voient ces jeunes gens au désoeuvrement et poussent à la prolifération de la délin­quance. Cette dernière se manifeste par la création de bandes armées de coupeurs de routes, d’organisation du racket des ONG et des entreprises étrangères puis du trafic de leur butin (bois précieux, diamants, café, or et coltan en RDC) ou la prise de contrôle sous l’autorité d’un parrain de zones entières du territoire natio­nal de préférence riches en ressources géologiques pour créer les conditions d’une économie grise. Ces pratiques assez répandues se manifestent principalement pour l’Afrique de l’Est, au Soudan et en Somalie, pour l’Afrique centrale en RDC, au Burundi et au Ruanda et pour l’Afrique de l’Ouest, en Sierra Leone, au Liberia et au Nigeria.

La « guerre mondiale » africaine

Les motifs de la disparition du Zaïre et de la chute de Mobutu illustrent par­faitement cette faiblesse intrinsèque de la structure étatique et l’extrême diffusion de la déstabilisation conflictuelle. Au moment où l’immense Zaïre va disparaître, en 1997, il y a déjà dix ans qu’il ne peut plus faire faire face à l’incursion et l’instal­lation sur ses territoires périphériques de mouvements rebelles aux gouvernements centraux d’au moins six pays frontaliers (Angola, Burundi, Centrafrique, Congo-Brazzaville, Ouganda, Ruanda). Quand le régime Ruandais Hutu est renversé à la suite de la guerre civile provoquée par le génocide des Tutsis en 1994, les nouveaux maîtres Tutsis du Ruanda et du Burundi relayés par l’Ouganda vont multiplier les incursions au Zaïre et soutenir l’opposant congolais Laurent-Désiré Kabila, pour à leur tour combattre l’installation d’opposants hutus dans la profondeur stratégique de ce très grand pays dont la capitale Kinshasa tombera en 1996, ce qui n’empê­chera pas dès 1998 dans la nouvelle RDC, les anciens alliés de L.-D. Kabila de piller les richesses géologiques des zones qu’ils occupent et de provoquer une nouvelle guerre par leur soutien à des seigneurs de la guerre à la tête de groupes armés congo­lais (le MLC de J.-P. Bemba à Gbadolite soutenu par l’Ouganda et le RCD-Goma de A. Ruberwa au Kivu par le Ruanda), et les interventions armées directes de l’Angola, du Burundi, de la Namibie, de l’Ouganda, du Ruanda, et du Zimbabwe. Entre 1998 et 2003, cette tentative de dépeçage de la RDC provoquera la mort de près de deux millions cinq cent mille personnes.

Conséquence directe de l’affaiblissement chronique des États, l’Afrique a en effet ravi depuis longtemps à l’Amérique latine le record du nombre de mutineries et de coups d’État (plus de deux cents en quarante années). La cause réside souvent dans l’injustice subi par l’armée régulière, mal payée, dépourvue de moyens réels et souvent divisée par le pouvoir avec la promotion d’unités ethniquement proches du pouvoir. On peut citer en exemple le coup d’État du général Robert Gueï en 1999 ou le renversement en 2003, après trois tentatives, du Président centrafricain Ange Félix Patassé par le général chef d’état-major Bozizé. Les tentatives de renversement de régime sont également souvent parrainées par l’extérieur, comme par exemple au Tchad, le Front Uni pour le Changement (FUC) soutenu par le Soudan contre Idriss Déby lequel appuie l’Armée de Libération du Soudan (ALS), au Darfour ou encore, pour boucler la boucle, le soutien du président soudanais Omar-El-Béchir à des mercenaires au Nord de la RCA du nouveau président Bozizé.

L’entremêlement des causes économiques, religieuses et ethniques

La gestion clientéliste des grandes richesses géologiques africaines constitue le moteur toujours approvisionné des conflits disloquant les États, démembrant les territoires et éloignant les investissements internationaux des projets de développe­ment au profit de la corruption et des détournements. Les appétits sont énormes lorsque l’on sait par exemple qu’environ 60 % de la production mondiale de dia­mants sont issus du continent africain et proviennent principalement de quatre pays : la République Démocratique du Congo, le Botswana, l’Afrique du Sud et l’Angola. De même, l’Afrique possède la troisième réserve de pétrole au monde et ses pays producteurs, principalement l’Angola, la Guinée équatoriale, le Nigeria, l’Algérie, la Libye et l’Egypte, produisent 10 % de la production mondiale avec de nouvelles zones d’exploitation au Tchad, Soudan, Sahara occidental, Niger, Sao Tomé et Principe et golfe de Guinée. Les ethnies sur le territoire desquelles on extrait et exploite des richesses minières et énergétiques s’organisent en factions sécessionnistes comme l’ethnie Ijaw au Nigeria dans le delta du Niger avec le Niger Delta People Volunteer Force (mais également au Biafra nigérian, au Cabinda ango­lais et plus récemment au Soudan, au Tchad et en Angola, par exemple) s’il n’existe pas de juste redistribution de la manne des matières premières, si ces recettes ne se transforment pas en investissements sociaux, d’infrastructures ou d’éducation.

Les territoires africains les plus concernés par les conflits ethniques ou religieux sont ceux où l’entremêlement ethnique repose sur une injustice, sur la négation ou­verte des critères traditionnels ou provoque un déséquilibre dans des zones périphé­riques où l’État central peine à imposer son autorité. Facteur d’exacerbation de la tension ethnique, le facteur religieux a récemment été relancé par l’islamisme dont l’intégrisme, imposant la charia, est importé du Moyen-Orient et qui a transformé la bande sahélienne, de la Casamance sénégalaise à la Somalie, en lieu de conflits entre musulmans du désert au Nord et chrétiens ou animistes des zones forestières du Sud, entre ethnies arabes et ethnies noires-africaines (Mauritanie, Mali, Niger), au Nigeria entre Haoussas musulmans et Ibos chrétiens mais également au Soudan avec le Darfour dont les populations refusent la confiscation par le pouvoir central des gisements d’hydrocarbures, ce dernier ayant armé les Janjawids (Abbalas, éle­veurs nomades du nord Darfour) qui appliquent des pratiques génocidaires dans les villages, pourtant musulmans mais noirs-africains.

En Afrique centrale, les conflits voient surtout s’opposer nomades et séden­taires, éleveurs et agriculteurs; ils prennent une dimension armée dans les terri­toires périphériques en profitant des faiblesses de l’État central comme par exemple Lendus et Hemas dans l’Ituri en République Démocratique du Congo, Tutsis et Hutus aux Ruanda et Burundi.

En Afrique orientale, outre les guerres inter-étatiques entre l’Ethiopie et la Somalie et l’Ethiopie et l’Erythrée, on a assisté plus récemment à l’engagement de l’Ethiopie et dans le conflit intra-national somalien dont l’État a failli. L’Ethiopie, seul État chrétien de la zone face aux populations musulmanes de l’Erythrée, de la Somalie, de Djibouti et du Kenya s’oppose à la contagion islamique à Mogadiscio, favorisée par l’Erythrée et le Soudan. En Somalie, les tribunaux islamiques, fédéra­tion de clans intégristes, ont appelé à la guerre sainte contre l’Ethiopie. Les dépla­cements de réfugiés accroissent les risques d’instabilité régionale avec de la Somalie la fuite des populations (un million de personnes) vers le Puntland et le Somaliland et du Kenya (250 000 personnes) vers l’Ouganda. À Nairobi en effet, fraudes élec­torales et crise sociale ont débouché sur l’explosion des conflits tribaux dont les Kikuyu, ethnie du président M. Kibaki sont l’épicentre.

La grande majorité des conflits touchant le continent africain depuis 40 ans sont des guerres civiles à bases ethnique, religieuse, économique. Ces conflits ont frappé près de cinq cents millions de personnes c’est-à-dire une majorité de la po­pulation du continent. La typologie du conflit intra-étatique africain recense une extrême variété d’entrées et ce continent semble représenter l’ensemble du spectre de cette catégorie de conflits observés dans le monde. Les interventions massives des organisations régionales, internationales, des grandes puissances et de celles émergentes ne semble pas avoir ralenti le rythme des affrontements notamment parce qu’elles se sont attachées essentiellement aux conséquences et non aux causes profondes qui les ont provoquées, par crainte, sans doute, d’avoir à renverser des tabous idéologiques jusqu’à présent intouchables.

 

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