« CHINAFRIQUE » : UN TIGRE DE PAPIER

Pr. Jacques BARRAT

Professeur des universités, Diplomate

Octobre 2009

« L’Afrique est un continent auquel je tiens beaucoup  »

Chen Haosu

Aujourd’hui, la République populaire de Chine est largement présente en Afrique et son intérêt pour cette partie du monde est non seulement réel, mais se fortifie. Cette réalité inquiète semble-t-il beaucoup les Occidentaux qui, il est vrai, du XVIe au XXe siècle avaient cru pouvoir faire de ce continent une chasse gardée. Pourtant, les liens entre la Chine et l’Afrique ne datent pas d’hier, même si c’est surtout depuis la seconde moitié du XXe siècle qu’elle a cru bon d’intensifier des relations qui sont désormais d’autant plus fortes qu’elles sont devenues utiles sinon vitales pour son économie. Il est certain que les matières premières et les sources d’énergies que recèle le continent africain sont indispensables au maintien d’une forte croissance économique chinoise.

Néanmoins, les relations africano-chinoises présentent des formes de fragilité qu’on ne saurait ignorer, en particulier du fait que l’image des Chinois se dégrade peu à peu dans une bonne partie des pays où ils s’étaient fortement implantés. Certes, il est difficile d’accuser les descendants de Mao Zedong de colonialisme. Il n’empêche que leurs pratiques commerciales et leur difficile intégration cultu­relle provoquent ici et là des formes de rejet qu’on ne saurait négliger. Mais, il est tout aussi essentiel de le rappeler, l’impact réel de la présence chinoise en Afrique reste encore relativement faible, quantitativement du moins, si on la compare aux empires économiques des Occidentaux, que ce soit ceux des anciens colonisateurs européens ou celui, plus récent, des Américains.

Il semble donc que le concept de « Chinafrique » recouvre en fait une réalité bien simple : c’est celle de la percée commerciale récente et fulgurante du plus grand pays du monde sur un continent qui compte le plus grand nombre de PMA. Mais l’utilisation qui a été faite de ce concept lui a donné des dimensions inatten­dues, disproportionnées, pour ne pas dire carrément fausses.

Des relations encore limitées, mais en croissance exponentielle

Il est indéniable que les relations commerciales entre la Chine et l’Afrique ont été à peu près multipliées par vingt depuis 1997. Mais cette constatation qui relève de l’évidence doit prendre en compte que 10 % seulement des exportations des pays d’Afrique se font à destination de la Chine, alors que la part des pays européens dépasse encore de loin les 40 % à ce niveau. Quant aux importations des pays africains, elles ont pour origine l’Europe à près de 39 %, la Chine n’intervenant au mieux que pour 11 %, les États-Unis pour environ 7 %. On le voit, les relations commerciales du continent africain avec le pays le plus peuplé de la planète restent encore des plus limitées.

Plus globalement, le continent africain représente moins de 4,5 % du commerce extérieur de la République populaire, ce qui de fait une zone d’échanges dont l’in­térêt est quantitativement plus que restreint. C’est donc l’accroissement du volume de ce commerce bilatéral qui inquiète les Occidentaux, plus que son importance statistique, étant bien entendu que 6 pays, privilégiés par Pékin, représentent à eux seuls les deux tiers des échanges sino-africains. Ce sont l’Afrique du Sud, l’Angola, le Nigeria, le Soudan, l’Égypte et l’Algérie. On connaît leur richesse en hydrocarbures et en minerais, et on sait combien ils peuvent être utiles à la croissance économique de la Chine. Mais si on se livre à une analyse plus fine des échanges sino-africains, on s’aperçoit que le pétrole représente 95 % des exportations de l’Angola et 80 % de celles du Soudan vers la Chine populaire, alors que cette dernière fournit ses mêmes clients africains en produits de consommation. Cela permet donc d’affirmer de manière incontestable que les échanges sino-africains sont de type strictement néocoloniaux. Assistons-nous alors à l’émergence d’une nouvelle colonisation, pour ne pas parler de « recolonisation » ?

Il est vrai de surcroît que Pékin, dans sa volonté de marginaliser Taïpei sur le continent africain, ne néglige aucune manœuvre qu’elle soit politique ou commer­ciale. Taïwan a ainsi perdu le marché de l’Afrique du Sud en 1998, puis celui du Sénégal en 2005. Cela a eu pour conséquence que la Chine nationaliste doit se satisfaire aujourd’hui d’entretenir des relations diplomatiques avec le Burkina Faso, la Gambie, le Sao Tomé-et-Principe et le Swaziland. Assistons-nous par conséquent à l’émergence de nouvelles rivalités qui pourraient faire penser à celles qu’on avait fait taire avec la conférence de Berlin ?

Des rapports millénaires ravivés par le maoïsme

Les relations entre l’Afrique et la Chine remontent à l’époque de la dynastie han (-206 av J.-C. / + 220 ap. J.-C.). Les premiers écrits chinois concernant l’Afrique re­montent au VIIIe siècle de notre ère, comme il semblerait que des flottes chinoises aient fait le tour des côtes d’Afrique dès le XVe siècle.

C’est sans doute parce que Pékin a dû renoncer pour les raisons qu’on sait à ses ambitions maritimes qu’on a assisté à une interruption des échanges entre l’Empire du Milieu et un continent voué à la colonisation européenne. Il est vrai que c’est pour pallier le manque de main-d’œuvre provoqué par la fin de l’esclavage qu’Anglais et Français allèrent chercher en Chine des coolies pour travailler dans leurs plantations et à la construction des chemins de fer, en particulier dans leurs colonies africaines. Mais c’est en avril 1955, à l’occasion de la tenue de la conférence de Bandoeng, à Java, que les retrouvailles entre la Chine et l’Afrique allaient se faire, dans un contexte tiermondiste, de front anticolonialiste, de haine des Américains, et, il faut bien le dire, d’alignement plus ou moins fort sur Moscou.

Jusqu’au voyage de Zhou Enlai (fin 1963 – début 1964), qui fit un véritable tour d’Afrique, ce continent apparaissait aux yeux des responsables du Parti com­muniste chinois comme un espace retardé qu’il fallait aider à choisir le « bon camp », c’est-à-dire le camp socialiste. Pékin aida donc à la formation d’un assez grand nombre de groupes révolutionnaires, aidant par tous les moyens les guérillas qui luttèrent dans un premier temps contre le colonialisme, puis dans un second contre le social-impérialisme soviétique. Ce fut également l’époque de la coopération des « médecins aux pieds nus », qui attira certes la sympathie des populations, mais eut parfois les résultats décevants qu’on sait. La Tanzanie en fit la triste expérience.

Il semble également utile de rappeler que, de manière toute aussi logique que paradoxale, c’est grâce au vote des pays africains à l’ONU que la Chine put entrer dans cet organisme en 1971, alors que Taïwan y avait siégé depuis 1963. L’Amérique de Nixon avait, il est vrai, également donné son feu vert. La diplomatie du ping-pong avait fait merveille.

Mais c’est aussi la diplomatie du dollar (corruption des dirigeants) qui put ral­lier tous ceux qui, pour des raisons idéologiques ou des alignements post-coloniaux, avaient maintenu des relations étroites avec les anciennes métropoles coloniales ou les États-Unis en utilisant les bons offices de la Chine de Formose.

Aujourd’hui, la politique commerciale et culturelle de la Chine continentale utilise systématiquement le nationalisme des diasporas chinoises et cherche à ga­gner une image positive, en investissant autant que faire se peut, dans des domaines aussi visibles et porteurs que le football, les stades, les autoroutes, les maisons de la culture, etc.

des liens bien fragiles en définitive

En réalité, ce qui est reproché à la Chine dans le développement de ses activi­tés avec l’Afrique est surtout lié à la manière dont elle organise ses échanges. Cela signifie donc qu’on lui reproche plus le cynisme de son comportement que le vo­lume arithmétique desdits échanges. Il est vrai que, pendant longtemps, les Chinois avaient fait fi, dans le cadre de leurs échanges commerciaux, des réalités du déve­loppement social de leurs partenaires, en même temps que certaines formes d’aide inconditionnelle à des dictatures aussi haïssables que celle qui existe au Soudan, dénotaient l’absente complète de sens moral de la diplomatie de Pékin. La liste des reproches est longue, et n’a cessé de s’allonger. Elle suscite aujourd’hui dans l’opi­nion mondiale des réactions de plus en plus négatives, de plus en plus exacerbées. Pour être plus précis, le soutien de régimes dictatoriaux particulièrement féroces, les ventes d’armes, les appuis militaires et l’implication dans des conflits locaux, le pillage du sous-sol, la déforestation sans retenue, la contrefaçon de marques, la concurrence déloyale, la corruption généralisée pour éviter les taxes douanières… sont les griefs les plus généralement évoqués à l’échelle internationale.

Mais plus encore, les Chinois inquiètent au premier chef les Africains et leur font très peur, lorsque structurés en ghettos dans les grandes villes africaines, ils vivent en économie fermée, allant même jusqu’à concurrencer le secteur informel local. C’est cette dernière pratique qui est de loin la moins bien supportée par les populations africaines, et qui explique sans doute les manifestations violentes et les protestations très fortes qu’on a pu constater ces derniers temps dans plusieurs capitales de l’Afrique subsaharienne. Les émeutes anti-chinoises de Yaoundé sont à ce titre particulièrement exemplaires.

C’est sans doute pour cette raison que les dirigeants chinois, depuis 2007, ont multiplié leurs déplacements sur le Continent noir et ont mis en place un forum bilatéral de discussion sino-africain (FOCSA) de sorte de calmer les esprits.

À cela il faut rajouter que le Brésil et l’Inde sont devenus depuis 2002 des concurrents sérieux pour Pékin et cela explique peut-être qu’en février 2009, le Président Hu Jintao ait visité des pays qu’on ne peut suspecter d’être intéressants pour leurs seules richesses en matière de sources d’énergie : le Mali, l’Ile Maurice, le Sénégal et la Tanzanie, ne sont pas, comme on le sait, des pays fournisseurs de pétrole.

Plus encore, le lancement en Chine du magazine Afrique, mensuel consacré aux informations sur le Continent noir et aux relations sino-africaines est la preuve, s’il en était besoin, de la volonté actuelle des dirigeants chinois d’« améliorer la compré­hension mutuelle et l’amitié entre les deux parties » et de prouver ainsi que les relations entre la Chine et l’Afrique sont actuellement au meilleur moment de leur histoire.

Ainsi, en cet automne 2009, le concept de « Chinafrique » est presque devenu un slogan de résistance à de nouvelles formes d’agression. Concernant ce qu’il est convenu d’appeler la « Chinafrique », il serait vain en réalité de dénoncer la déma­gogie journalistique qui consiste à se repaître régulièrement de concepts d’autant plus creux qu’ils revêtent des enjeux très complexes et mal étudiés. Ils servent aussi pour l’essentiel à combler l’ignorance ou la faible culture générale des journalistes. Plus encore, on sait bien que l’appel à des slogans simplistes et que le recours à l’af­fectivité au détriment de la connaissance approfondie des faits, permettent dans un contexte général de soumission aveugle à la dictature du « politiquement correct » de mobiliser les masses, surtout quand celles-ci sont ignorantes.

Cette mobilisation autour de quelques thèmes bien choisis idéologiquement, tout comme l’utilisation de l’Internet, qui autorise n’importe qui à véhiculer n’im­porte quoi, de même que le choix des mots et des formules permettent de réveiller -voire de faire naître – et de conforter des sous-entendus, des rumeurs et des grandes peurs. Le concept de « Chinafrique » est indéniablement de ceux-là. On ne peut à ce sujet s’empêcher de se remémorer la terreur qu’avait fait naître chez nos aînés une formule tout aussi fausse et globalisante, mais assez proche dans ses effets dévasta­teurs : celle de « péril jaune ». On sait que le roi des Belges, dont on a dit qu’il était l’inventeur de cette formulation au tout début du XXe siècle n’avait sans doute pas imaginé les peurs et les frustrations qu’elle allait engendrer, au travers de plusieurs générations démographiques en Europe.

Le concept de « Françafrique », pour sa part, présente les avantages qu’on sait quand il s’agit de rendre seules responsables du sous-développement les anciennes puissances colonisatrices, dont la France en particulier. Il est vrai que la démagogie occidentale de la repentance pousse aussi dans ce sens. Le concept de « Françafrique » permet également de faire l’économie de l’étude des causes réelles du phénomène de sous-développement et aide à passer sous silence le rôle des minorités privilégiées prédatrices du Continent noir et de l’Afrique blanche du Nord-Ouest.

Pour ce qui est de la « Chinafrique », c’est à la fois plus simple et plus compli­qué :

Tout d’abord, parce que la Chine est un pays où règne un capitalisme sauvage et qui est dirigé par un Parti communiste qui déclare sans vergogne qu’« il est glorieux de s’enrichir ». Mais il continue de se réclamer de l’économie socialiste de marché. On sait que malgré la chute du mur de Berlin, l’adjectif socialiste a encore droit de cité, au Nord comme au Sud.

Ensuite, parce que dénoncer la colonisation de plusieurs pays du tiers-monde par un pays du tiers-monde n’est pas idéologiquement simple, surtout pour des esprits encore marqués par la bipolarité de la guerre froide et imprégnés par des visions simplistes des rapports de force issus de la colonisation.

Enfin, parce que les intérêts chinois en Afrique sont, toutes proportions gardées, beaucoup moins importants que ceux des États-Unis ou de pays européens comme la France et le Royaume-Uni.

Il est vrai que l’Histoire ne s’efface pas si facilement. Mais on sait aussi qu’elle peut connaître d’importants et profonds infléchissements. Faut-il obligatoirement les regretter ? Rien ne peut en effet interdire au continent africain de s’ouvrir au monde, même si la mondialisation s’y avère néfaste aux intérêts occidentaux.

Il faut enfin remarquer que mondialisation signifie également compétition. Il est donc du devoir de l’Europe de faire les efforts nécessaires au maintien de son influence sur le Continent noir, si toutefois elle le désire. Cela nous semble utile et réaliste. Lénine avait l’habitude de dire : « Qui tient l’Afrique tient l’Europe. » C’est aux Européens d’apporter une réponse efficace mais aussi morale à ce défi du XXIe siècle.

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