Par François-Georges DREYFUS
Géostratégiques N°7 -Avril 2005
Adversaire traditionnel de l’Iran, l’Irak de Saddam Hussein a été, à partir de 1979 satellisé par l’Occident pour surveiller et éventuellement contrer la politique iranienne de l’Ayatollah Khomeiny. Cela va entraîner Bagdad dans un long conflit avec Téhéran sans autre résultat concret que de ruiner le pays. En 1989, le PIB irakien par habitant est sensiblement inférieur à celui de 1979 (6700 dollars au lieu de 2500 en monnaie constante).
Pour rétablir son prestige soutenu par les Nations Unies, Saddam Hussein voulut mettre la main sur le Koweït. Cette tentative d’annexion n’était pas aussi scandaleuse qu’on a bien voulu le dire en Occident. En effet, le Koweït avait été pendant des siècles un émirat autonome rattaché au Willaya ottoman de Bassorah qui fut vendu aux Britanniques en 1899 par la Sublime Porte. De plus, les circonstances immédiates autour de la préparation de cette invasion ne sont pas encore totalement éclaircies coté occidental.
L’IRAK DANS LE COLLIMATEUR AMÉRICAIN
L’invasion du Koweït, grand producteur de pétrole, scandalisa les Occidentaux car, selon eux, si on l’avait laissé faire, l’Irak serait devenu un des premiers producteurs de pétrole du monde menaçant la prédominance séoudienne. Georges Bush, président des EtatsUnis, invita aussitôt l’Irak à évacuer le Koweït faute de quoi il interviendrait militairement. Simultanément une coalition était mise sur pied à laquelle participèrent la plupart des Etats occidentaux.
Même la France va participer à ce conflit non sans avoir beaucouphésité car depuis une décennie Paris et Bagdad avaient établi une étroite collaboration.
Naturellement la guerre se termina par l’écrasement des forces de Saddam Hussein. Avec sagesse, le Président Bush qui ne voulait pas voir l’Irak imploser maintint le régime baasiste au pouvoir et le laissa réprimer férocement la rébellion chiite du sud de l’Irak en 1991.
Très vite les Etats-Unis prennent conscience que l’Irak cherche à reconstruire une armée et à se doter de missiles stratégiques et de moyens nucléaires. Assommé par les Etats-Unis et un cruel embargo, l’Irak tient à prendre sa revanche.
Avec l’arrivée de George W Bush à la Maison Blanche en 2001 et après les attentats du 11 septembre, l’Irak est présenté par Washington comme l’un des éléments de l’empire du mal avec l’Afghanistan et l’Iran ; à la Maison blanche on considère l’Irak comme un nid de terroristes islamistes. En l’occurrence, l’analyse est inexacte. Que Bagdad soutienne les Palestiniens et l’Intifada est évident. Mais Bagdad est la capitale d’un Etat laïc non islamiste dont le pouvoir est aux mains (comme c’est le cas depuis des siècles) de musulmans sunnites, farouchement hostiles aux Chiites d’autant que ces derniers sont liés à Téhéran. L’Iran est infiniment plus hostile à Israël que l’Irak et ne cache pas ses visées impérialistes sur les populations chiites plus nombreuses qu’on ne le croit dans la péninsule arabo-persique.
G. W. Bush et ses collaborateurs, à la suite de l’équipe Clinton, ont l’Irak dans le collimateur. Ils veulent le désarmer et sont en ce domaine soutenus par les Nations Unies. Mais l’Irak est très réticent et n’obtempère qu’à moitié aux décisions de l’Onu, malgré les pressions françaises qui veulent éviter un conflit. Le Quai d’Orsay joue ici un jeu délicat : il presse l’Irak de désarmer et simultanément freine et en définitive empêche les tentatives américaines pour faire condamner l’Irak au Conseil de sécurité de l’Onu.
Dès lors, avec le prétexte de la protection de son ravitaillement en pétrole et d’Israël, Washington, ses alliés les plus fidèles (GrandeBretagne, Italie, Espagne, Etats de l’Europe de l’Ouest) et ses clients
(Philippines entre autres) entrent en guerre contre l’Irak. Après plusieurs
94 L’Irak à la croisée des chemins jours de bombardements intensifs aux dégâts collatéraux très lourds, les forces américaines attaquent et, après l’effondrement de l’armée irakienne, occupent l’Irak.
Après la dénonciation internationale du leurre des armes de destruction massive, les Etats-Unis, peu au fait de la situation et de l’état réels de l’Irak, vont très vite être confrontés à une résistance de toute la population qu’ils auront eux-mêmes en partie alimentés par la démobilisation sans réembauche des nombreuses forces de sécurité irakiennes. Rapidement la résistance des milieux chiites faiblit dans la perspective du gain du pouvoir dans une configuration démocratique favorisant la masse le plus nombreuse et possédant le plus forte cohésion ; celle des Sunnites s’intensifie et devient dramatique.
RÉALITÉ COMMUNAUTAIRE ET PROJETS POLITIQUES AMÉRICAINS
Washington semble s’être mépris sur la situation religieuse de l’Irak. On n’a pas vu le conflit séculaire entre chiites et sunnites. Il est vrai qu’en 1977 à la Maison blanche l’entourage de Jimmy Carter ignorait ce qu’était le chiisme1.
Les forces envoyées en Irak par la coalition étaient insuffisantes pour occuper le pays : le quadrillage de la région sunnite seule impliquait au moins une centaine de milliers d’hommes expérimentés, sans compter les forces à implanter en zone chiite ou kurde. Au total, il aurait fallu plus de 300 000 hommes ; la coalition n’en a envoyé qu’un peu plus de la moitié.
Les élections législatives viennent de souligner la partition religieuse et ethnique de l’Irak. Kurdes et Chiites ont voté en masse, les Sunnites se sont abstenus. Dans ces conditions quel avenir pour l’Irak ?
Plusieurs hypothèses apparaissent théoriquement possibles : le maintien d’un Etat irakien unifié avec les trois régions, chiite, sunnite et kurde autonomes. Mais cela oblige les Chiites, largement majoritaires à accepter de partager le pouvoir avec les Kurdes et plus encore avec les Arabes sunnites. Or les deux communautés se haïssent dans la mesure où depuis l’islamisation de l’Irak les Sunnites ont généralement monopolisé le pouvoir particulièrement au temps des Ottomans (de 1534 à 1919), au temps du mandat britannique puis des Husseinites et de leurs compétiteurs républicains. Monopolisant le pouvoir les communautés husseinites n’ont cessé d’humilier les populations chiites quand on ne les persécutait pas.
Une autre hypothèse serait la division de l’Irak en trois Etats indépendants : se poserait alors le problème kurde car, en effet, s’il y a quatre à cinq millions de kurdes en Irak, il y en a une vingtaine en Turquie et il y a fort à penser que le Kurdistan ex-irakien devenu indépendant renforcerait rapidement l’indépendantisme des kurdes en Turquie, ce qu’Istamboul ne pourrait tolérer. Cela entraînerait une vraie diminutio capitis de l’actuelle Turquie d’autant que c’est dans cette région que se forment le Tigre et l’Euphrate, élément de puissance hydraulique, énergétique et agricole et que passe l’oléoduc CaspienneMéditerranée. De surcroît qui contrôlerait le pétrole de ce nouvel Etat que serait le Kurdistan ?
Une vraie solution fédérale permettrait pour les Etats-Unis de faire de la région chiite un Etat modèle (la région est riche en pétrole) qui, en associant traditionalisme et modernité à l’occidentale, ferait des Chiites irakiens la communauté religieuse attractive pour les communauté chiites de la péninsule arabo-persique, comme tenta de le faire le Chah d’Iran, jadis. A Quatar, à Barhein, dans les Emirats, à Oman et au Yémen occidental, il réside de fortes populations chiites. Peut-être ce chiisme irakien pourrait-il se substituer au chiisme iranien comme animateur des communautés chiites et comme protecteur d’un Hezbollah au Liban et en Palestine en cours de «normalisation» ?.
L’hypothèse la plus funeste serait la partition de l’Irak, source sans fin de conflits meurtriers à l’image de la prolongation actuelle de la situation insurrectionnelle en Irak.
En définitive, les deux guerres contre l’Irak, la guerre du Golfe (en 19901991), l’actuel conflit, ont eu jusqu’à présent des conséquences dramatiques qui justifient pleinement a posteriori l’action diplomatique française pour les éviter. Si la coalition a liquidé la dictature de Saddam Hussein (on peut même se demander si elle était vraiment pire que celle qui perdure en Arabie séoudite, en Iran, en Syrie), on a pas instauré de démocratie.
Pourtant, la perspective éventuelle d’une remise en ordre de l’Irak que soulignait récemment Monseigneur Louis Sako, évêque de Kirkouk,
96 L’Irak à la croisée des chemins reprenant étonnamment la rhétorique américaine, peut être un signe de renouveau. Pour lui en effet, «un nouvel Irak et en train de naître… Il faut l’aider à grandir (alors) l’Irak pourra servir d’exemple à tout le Moyen-Orient. Personnellement, je pense que l’Irak joue déjà un rôle en ce qui concerne le Liban et l’Egypte. Même les élections en Arabie séoudite vont dans ce sens… La démocratie et le pluralisme vont vraisemblablement se développer en Irak qui pourra jouer un rôle important dans la région grâce à sa croissance et à ses ressources»…
François-Georges DREYFUS professeur émérite à la Sorbonne
NOTES
(1) Vr. Alexandre de Marenches, Le secret des Princes, p. 248