Les Balkans entre l’Est et l’Ouest

Le Conseil scientifique de l’Académie de géopolitique de Paris a organisé le jeudi 23 novembre 2023 un colloque international sur les enjeux géostratégiques actuels et à venir des Balkans, aux niveaux régional et international. 28 ans après le conflit bosniaque, 22 ans après les bombardements de l’OTAN sur la Serbie, les Balkans occidentaux restent une zone instable sur le flanc Sud-Est de l’Europe. La propagation du radicalisme islamiste, la déferlante migratoire et la multiplication des nombreux trafics de toute nature (armes, stupéfiants, humains, etc.) qui freinent le développement de la région. Un certain nombre d’observateurs alertent par ailleurs sur l’augmentation récente et aggravée des ingérences étrangères, lesquelles minent la recomposition fragile de ces nations en construction. Dans le retour actuel du « Grand Jeu » des puissances sur l’échiquier des nations balkaniques, l’Académie de Géopolitique de Paris nous incite à poser les problématiques liées à la place des Balkans en Europe, et de l’émergence de jeunes nations dans un monde en reconfiguration rapide. Enjeux de pouvoir, systèmes de représentation nationaux propres aux communautés balkaniques, traumatismes d’une guerre récente au cœur de l’Europe, lieux de routes stratégiques pour l’avenir du continent, toutes ces questions furent abordées par les intervenants.

Le Président de l’Académie de Géopolitique de Paris Ali RASTBEEN a pris la parole en ouverture du colloque, après avoir accueilli les intervenants, les invités et l’audience. Il s’est exprimé sur le sujet « Les Balkans entre l’Est et l’Ouest » :

Les Balkans n’ont pas cessé, depuis la fin de la Grande guerre, de constituer l’un des théâtres d’expression et de manifestation de la ligne de fracture géopolitique Est-Ouest, attestée, persistante, qui traverse l’Europe. Le déclenchement de la Guerre de Yougoslavie en 1991 marqua le retour de la guerre conventionnelle sur le continent européen, le démantèlement de la Yougoslavie, et aussi le retour de la barbarie avec la commission de nombreux crimes de guerre. La Seconde guerre de Yougoslavie et la proclamation unilatérale par le camp occidental de l’indépendance du petit territoire du Kosovo, considéré depuis toujours par les Serbes comme le berceau historique de leur culture et de leur nation, sera vécue par eux comme un authentique arrachement, et par les Russes comme une humiliation de premier ordre. Mais dès les années 2000, Vladimir Poutine et les services de sécurité et de renseignement russes ont mis en place une véritable politique de résistance diplomatique et militaire sans concession pour empêcher toute nouvelle avancée de l’OTAN vers l’Est, et la Chine investit de son côté massivement dans les infrastructures de transport ou dans les mines, en Serbie notamment, prenant ainsi pied dans la région dans le cadre de son projet de Nouvelles Routes de la Soie. Nous assistons aujourd’hui à une course de vitesse engagée entre Ouest (États-Unis, UE) et Est (Russie, Chine) en vue d’acquérir l’adhésion des territoires balkaniques, longtemps laissés aux marges du « grand jeu » et désormais considérées comme centraux. L’expression « Balkans » est géographiquement équivoque, et voit s’affronter et se concurrencer plusieurs acceptions divergentes. Le sentiment de marginalisation qu’éprouvent et partagent aujourd’hui les populations de ces territoires balkaniques tient sans doute pour une large part de cette occupation politique et militaire inscrite dans la durée, doublée d’une authentique politique de sujétion et d’humiliation menée par les empires occupants. Il faut tenir compte de ces héritages anciens et douloureux si l’on souhaite discerner les voies possibles de l’avenir des Balkans.

Monsieur le Recteur Gérard-François Dumont, Professeur à la Sorbonne, s’est exprimé sur le sujet : « Les Balkans et la géopolitique des populations ». Voici un résumé de son intervention :

Analyser le peuplement des Balkans conduit à rappeler que, en 1932, Albert Londres, un maître du journalisme d’investigation, démontrait la grande difficulté à le comprendre. Est-il possible de le démentir ? Dans ce dessein, étudions la géopolitique du peuplement des Balkans en suivant une démarche originale, qui s’affranchit de la logique d’une étude État par État, en analysant le peuplement non à partir des nationalités juridiques ou des États de résidence (les habitants de l’Albanie, de la Bosnie-Herzégovine, de la Bulgarie, de la Croatie…), mais à partir des nationalités (c’est-à-dire les albanais, les bulgares, les croates, les grecs, les serbes…) quel que soit leur territoire étatique de résidence ou leur appartenance juridique. Cela permet de différencier des « groupes humains » dont la diversité exerce des effets, directement ou indirectement, sur les situations et évolutions géopolitiques internes et externes.

Madame Bogdana KOLJEVIĊ, Professeur émérite, Sénatrice de la République serbe de Bosnie et Premier Conseiller du Président de la République serbe de Bosnie (Milorad DODIK), s’est exprimée sur le sujet « La naissance du monde multipolaire et le rôle des Serbes dans la création de la Nouvelle Europe ». Voici un résumé de son intervention :

À l’époque du passage des époques – ce que Hofbauer a également décrit à juste titre comme la fin du siècle américain – la question de la fin du néolibéralisme et du mondialisme idéologique apparaît comme la question la plus pertinente, comme la fin des États-Unis. L’hégémonie se transforme en une série de guerres régionales. La question de l’avenir de l’Europe exige une nouvelle réponse. On explique comment le recentrage géopolitique – c’est-à-dire la création de la Grande Asie et la montée du monde multipolaire – n’exclue pas eo ipso l’Europe mais comment, au contraire, la multipolarité offre la chance d’un véritable multilatéralisme.

Par ailleurs, le rôle des Serbes dans le processus de renaissance de l’Europe est particulièrement singulier parce que les premières guerres européennes contemporaines étaient précisément contre les Serbes. Deuxièmement, la position serbe de neutralité politique et militaire est peut-être l’exemple de la voie à suivre pour l’avenir de l’Europe. Enfin, le rôle de la République Srpska en Bosnie est d’une importance particulière car il signifie une lutte contemporaine contre le néocolonialisme au cœur de l’Europe.

 

Monsieur Alexis TROUDE, Professeur à l’Université de Melun Val de Seine, Chercheur à l’Institut de stratégie Comparée (ISC) et Président du think tank « Europes orientales », s’est exprimé sur le sujet « Les Balkans occidentaux entre Occident et Eurasie » :

A l’heure où le monde connaît un processus de reconfiguration accélérée, les Balkans occidentaux sont marqués par le retour du « Grand Jeu », entre les États-Unis et la Russie. Mais derrière cette poursuite implacable de la Guerre froide sur le sol européen, des géostratégies de nouveaux acteurs se mettent en place : la Chine, la Turquie et les pays arabes exercent une pression de plus en plus forte sur les Balkans. L’Europe saura-t-elle reprendre ses cartes ou bien les Balkans ne sont-ils pas voués à se rattacher à l’Eurasie ?

 

Madame Teuta Vodo, Ancienne Vice-ministre de la Justice de l’Albanie, Chercheuse à l’Institut Prospective et Sécurité de l’Europe et Professeure adjointe à Sciences Po Paris, s’est exprimée sur le sujet « Lutte anti-corruption et droits fondamentaux : la trajectoire de l’Albanie vers l’ouverture des négociations avec l’Union européenne » :

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Madame Bojana KONDIC-PANIC, Ambassadrice de Bosnie-Herzégovine en France, s’est exprimée sur le sujet « La Bosnie-Herzégovine et le processus d’intégration européenne » :

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Les intervenants ont alors pris les questions du public, pour que s’en suive un premier débat. À l’issue de ce premier débat, une deuxième série d’interventions a commencé.

Monsieur Jacques HOGARD, Colonel de l’armée française et commandant du groupement interarmées des forces spéciales au Kosovo en 1999, a pris la parole pour s’exprimer sur le sujet « La question du Kosovo et la communauté internationale ». Le résumé de son intervention :

Le règlement de la question du Kosovo est aujourd’hui crucial pour le maintien de la paix dans les Balkans Occidentaux. Il y a 25 ans, l’intervention militaire de l’OTAN, déclenchée sans mandat de l’ONU, a gravement et durablement déstabilisé la région à commencer par la Serbie, amputée par la force de son cœur historique, culturel et spirituel. Pourtant l’ONU avait adopté la Résolution 1244, toujours en vigueur aujourd’hui, qui prévoyait un retour à la stabilité, après une période de transition sous l’égide de la communauté internationale, en rendant à la Serbie, sa pleine et entière souveraineté sur sa province, tout en garantissant une autonomie substantielle à cette dernière. Pour sortir définitivement de l’impasse kosovare et mettre un terme aux violences et exactions de toutes sortes, la solution est de mettre en œuvre désormais la Résolution 1244. Ce serait là un facteur déterminant de retour à la stabilité et à la paix dans cette région tourmentée.

 

Gracjan Cimek, Professeur à l’Académie de Marine de Guerre de Gdynia, Pologne,

« Les Balkans – de victime d’un monde unipolaire à participant à la création d’un monde multipolaire »

Les Balkans restent la région la plus instable d’Europe qui a connu d’importantes transformations géopolitiques à la frontière de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. Les Balkans modernes constituent une zone de contrôle stratégique où les intérêts des grandes puissances s’affrontent, car leur position géopolitique (situation à la jonction de trois continents et accès aux mers Adriatique, Noire, Égée et Ionienne) offre de nombreuses opportunités aux grandes puissances. L’intervention de l’OTAN en 1999 contre la Yougoslavie, au nom de la doctrine des droits de l’homme remplaçant la conception de la souveraineté, a marqué la fin symbolique de l’ordre de Yalta-Potsdam, qui s’est formellement terminé avec l’effondrement de l’URSS en 1991. Trente ans plus tard, la situation s’est radicalement changé, l’hégémonie des États-Unis est terminée et l’ordre mondial multipolaire se développe sous nos yeux.

Nous devrions essayer de trouver une réponse à la question : se demander s’il est possible que la situation dans les Balkans conduise à une situation symbolique et analogique comme dans l’histoire du wagon de Compiègne du maréchal Ferdinand Foch, qui se transforme du symbole du triomphe de la France sur l’Allemagne. de la Première Guerre mondiale au symbole de sa défaite lors de la Seconde.

 

Monsieur Jure Georges Vujic, Directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb et Chercheur à l’Académie de Géopolitique de Paris, s’est exprimé sur le sujet « Les Balkans : un syndrome narratif euro-centriste ou réalité géopolitique prolégomènes » :

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Sinan Baykent, ex-conseiller politique et doctorant à l’Université de Mons en Belgique, s’est exprimé sur le sujet « La « Grande Albanie » : Utopie violente ou facteur de stabilité ? » :

Contrairement à la croyance populaire, l’éclatement de la Yougoslavie ne fût pas une fin mais un début. Telle une poupée russe, des ruines de celle-ci sont apparues des « mini-Yougoslavies » et ce, essentiellement par le biais des interventions occidentales. Ces mini-Yougoslavies, à savoir la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, la Macédoine du Nord et le Monténégro, représentent dans la région des Balkans Occidentaux d’aujourd’hui les lignes de failles qui menacent la construction d’une paix stable et durable. Malgré les efforts du libéralisme euro-centrique, le facteur « ethnique » est toujours aussi déterminant. Des Ambassadeurs superpuissants des années 1910 aux « Envoyés Spéciaux » contemporains, les Balkans Occidentaux ont toujours été un échiquier des Grands États – Occidentaux et Orientaux confondus d’ailleurs – au détriment de la volonté autonome des peuples qui l’habitent.

Or il est temps de poser les bonnes questions en tentant d’y apporter des réponses courageuses. En dépit des desseins (souvent contradictoires) des grandes puissances, ce sont peut-être les utopies classées comme « dangereuses », « hostiles » et « violentes » qui peuvent être une source d’apaisement. La problématique liée à la formation d’une « Grande Albanie » (ou plutôt de l’Albanie « naturelle ») peut et doit être analysée sous cet angle. Cet idéal moderne et centenaire, avec ses hauts et ses bas historiques, mérite une évaluation critique multidimensionnelle à la lumière de ses conséquences potentielles.

Nous avons aujourd’hui deux visions qui s’affrontent : D’un côté celle du Premier Ministre d’Albanie, Edi Rama, qui veut une unification pragmatique (sous l’égide de l’UE) avec le Kosovo et de l’autre, celle du Premier Ministre du Kosovo, Albin Kurti, qui, elle, s’articule surtout autour des principes cardinaux national-idéologiques. Alors quel chemin et par-dessus tout, quelle méthodologie politique adopter ? Quelle voie serait la meilleure pour actualiser et, pourquoi pas, institutionnaliser l’unification ? Celle-ci serait-elle catalyseur d’un conflit à grande échelle dans les région, ou au contraire un pas résolu vers le calme de tous ? Entre le cas délicat du Nord du Kosovo, le chauvinisme serbe, l’adhésion à l’UE, les manœuvres impériales, les désaccords intra-nationaux et les antagonismes personnels, traiter de la thématique de la « Grande Albanie » s’avère dorénavant fondamental – voire même existentiel. Nous essayerons, dans le cadre d’un exposé adéquat, d’en faire l’état des lieux en ouvrant par la suite une perspective sur le rôle néfaste du « politiquement correct » dans la résolution des conflits internationaux.

Suite à ces interventions, les questions du public ont été prises. Un très intéressant débat contradictoire a alors eu lieu. À l’issue de celui-ci, le Président de l’Académie de Géopolitique de Paris a mis fin au colloque, après avoir remercié tous les intervenants et l’audience pour leur riche et active participation, ainsi que pour leur présence. Le colloque a pris fin autour de 18h30.

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