Ahmed SAIE
Novembre 2006
En guise d’introduction
Bien que la théorie classique du réalisme politique ait connu des modifications profondes au cours des trois décennies précédentes sous les noms de néoréalisme ou de réalisme structural et d’autres, elle a pu garder encore certaines rigueurs qui lui permettent de se maintenir dans la catégorie des théories politiques. Selon cette théorie dont le parrain dans le domaine des relations internationales est Morgenthau1, chaque acteur n’a pour préoccupation que de garder son pouvoir et l’augmenter. Pour emprunter des termes marxistes on peut considérer les rapports des forces comme une infrastructure et toutes les institutions politiques et juridiques qui en dérivent comme superstructure qui ne peuvent survivre à la modification profonde de la première. On peut en citer plusieurs exemples à l’échelle nationale aussi bien qu’à l’échelle internationale. La Quatrième République en France était une institution basée sur une réalité que l’on appelait le régime tripartite. Ce régime s’effondra à la suite de retrait du parti communiste et la dissidence entre les deux autres, la Quatrième République subit des disfonctionnement et n’attendît qu’un souffle de crise qui ne tarda pas à l’écraser entièrement. Le système de l’équilibre du pouvoir et dans le concert européen résultant du congrès de Viennes n’avait quant à lui pas pu survivre à la montée en puissance de l’empire allemand dans les années 1870 qui déforma le système international en un système presque bipolaire aboutissant à deux coalitions belliqueuses qui sont à l’origine de la Première Guerre mondiale. Le pacte de San Francisco en 1945 signé sur la base d’une alliance antinazie entre les gagnants de la guerre mondiale avait pour but la garantie de la paix avec la participation de tous les États membres et sous la haute responsabilité des Grands. Cette alliance précaire devait à l’instar de l’alliance antinapoléonienne instaurer une paix durable sur l’accord des grandes puissances, ce qui selon Henry Kissinger légitimait le système qui en résultait2.
Mais ce système ainsi instauré dont la représentation sera l’Organisation des Nations Unis va bientôt perdre sa base réelle par l’autocréation d’un système bipolaire. La survie de cette organisation tout au long de la période de la guerre froide est déjà un contre-courant de la réalité politique, mais elle s’explique par le manque de rigueur et l’absence de bon fonctionnement voire la non-existence de cette organisation qui n’a jamais pu empêcher une guerre quelconque. Avec la fin de la guerre froide on croyait que l’ère de l’ONU allait commencer avec 45 ans de retard. Hélas on comprit assez tôt que la situation était devenue encore plus décevante qu’auparavant. L’ONU estelle condamnée à toujours rester dans un idéalisme, à disparaître ou à être tout simplement conservée comme un livre saint. Elle nous rappelle Victor Hugo: Depuis six milles ans, la guerre plaît au peuple querelleur, et le Dieu perd son temps à farre des étoiles et des fleurs.
Quelques remarques de l’époque bipolaire
La lune de miel entre les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale a prit fin avec la guerre elle-même et la dissidence entre les deux camps se révèlera rapidement. Le monde se divise progressivement entre deux camps, en commençant par l’Europe dont la ligne de partage passe au milieu de Berlin et se propage hors de l’Europe par la guerre de Corée. Cette division s’institutionnalise bilatéralement par les doctrines, les accords et les traités, tels que le plan Marshal, CSCE, traité de Dunkerque et l’Otan d’un coté et le Kominform, le Comecon, et le pacte de Varsovie de l’autre3. Dans cette situation peu porteuse de paix sinon belliqueuse comment peut fonctionner une organisation qui réclame la paix via la fraternité et le respect des droits réciproques à partir d’une collaboration entre grandes puissances ? Dès le début l’ONU se transforme en un répertoire des oppositions et des querelles internationales sans la moindre capacité de gérer les crises et de maintenir la paix. Alors que les grandes puissances essayaient d’en tirer le maximum de profits pour justifier et légitimer leurs buts et leurs comportements l’ONU elle-même essayait d’élargir son champ d’action voire faire dériver son intention de ses vraies missions vers des activités secondaires où elle s’adaptait beaucoup mieux, comme c’est le cas de décolonisation et du rôle considérable qu’elle y a joué. Le droit de veto au conseil de sécurité bloqua dès le début le système de prise de décision et chacune des deux superpuissances va trouver sa propre solution dans la composition et la structure réelle de l’organisation, à savoir les positions des États-membres et les soutiens qu’ils peuvent apporter. Si bien que dans les années 1950, les États-Unis se penchent vers l’Assemblée générale v a une résolution pour la paix, qui leur permettait de profiter des appuis des États européens et des États conservateurs du tiers monde. La situation était renversée dans les années 1960 par l’entrée des États nouvellement indépendants, libérés du colonialisme. C’est la Russie soviétique qui profitera le mieux de la situation à l’Assemblée générale. Si la crise de Cuba n’avait pas débouché sur une détente, on ne sait pas comment l’ONU aurait pu se maintenir même comme une noix vide de noyau. Ce n’est assurément pas l’ONU qui pouvait assurer l’ordre mondial marqué par une « stabilité belliqueuse », c’est-à-dire par des guerres limitées qui n’ont pas abouti à une guerre mondiale, mais à l’état de condominium dont parle Régis Debré4. A cette époque aucune résolution des Nations unies n’avait la moindre chance d’atténuer les crises du Proche-Orient, du Vietnam ou d’Afrique du Nord et d’Afrique noire. Sur le plan de désarmement, ce sont les deux superpuissances qui ont conclu les traités de SALT1, ABMet STARTet non pas l’ONU dont le rôle se limitait à un simple applaudissement. On peut également le constater pour les autres plans et crises qui en général auraient du être résolus sous les auspices de l’ONU :
drogue, immigration, famine… Si bien que « dans les années 80, l’ONU n’avait pas bonne presse et de nombreux auteurs dénonçaient la paralysie d’une institution qui ne parvenait pas à remplir les missions qui lui avaient été confiées par la charte de San Francisco… et de prendre à cet effet des mesures adéquates pour le maintien et le rétablissement de la paix et de sécurité internationales… »5. Tout cela montre que l’idéalisme qui est à l’origine de l’ONU comme il était à l’origine de son prédécesseur, la Société des Nations ne peut aboutir à quelques résultats que s’il est en accord avec la réalité politique à savoir les rapports des forces. Ainsi nous contestons la conclusion de David Mitrany sur la cause de l’échec de la Société des Nations qui ne peut pas s’avérer juste, car le bon fonctionnement d’une organisation dépend de son adaptation à la réalité. Il croyait que si la SDN avait un bon Les Rapports des Forces et l’Avenir de l’ONU 115 fonctionnement avec les objectifs qu’on lui avait assigné, elle pouvait maintenir la paix6. Les années dite de la souveraineté de l’esprit de Genève (1924-1929) fournissent une justification à notre hypothèse fondée sur l’accord la superstructure (les institutions de Genève) et l’infrastructure (rapport des forces) s’accordaient bien, et dès que la situation s’est renversée la SDN fut complètement paralysée et humiliée par l’Allemagne, l’Italie et le Japon ; Elle ne fut qu’un obscure témoignage de la violence tout au cours des années 1930.
Un espoir sans issue
On remarque dans l’histoire des relations internationales que dans les cas où le système international cède la place à un autre, une guerre de grande envergure l’accompagne et le monde qui en sort exige des institutions et des organisations nouvelles qui soient convenables. Cependant la situation à la fin du XXe siècle n’est pas comparable à 1815 ou 1919 ou 1945, spécialement sur le plan militaire et des armements. Il nous paraît curieux que la guerre du Golfe en 1991, en tant que première guerre importante de l’époque post-bipolaire annonça la nouvelle ère en même temps qu’on sentît l’entrée progressive de l’époque post-westphalienne. Cette guerre s’éleva symboliquement et même réellement à la hauteur d’une guerre mondiale pour annoncer la fin de la bipolarité ainsi que pour imposer un nouvel ordre mondial: la pax américana.
Mais malgré ce changement profond, non seulement l’ONU n’était pas considérée comme une institution appartenant au passé et sujette à disparaître mais au contraire une organisation adéquate et digne de jouer un rôle efficace voire pour reprendre son rôle manqué depuis 45 ans tout au long de la guerre froide. « On a pu croire un moment qu’à l’ordre bipolaire allait succéder un nouvel ordre mondial marqué par le retour à la charte et à une application complète du système du maintien de la paix »7. Donc on s’est mis à préparer une réforme institutionnelle et administrative pour la rendre plus efficace et plus conforme à la nouvelle situation. Le renouveau de l’ONU suscita un débat qui couvrira les premières années de la post-bipolarité. Il en résultera peu d’effet. Le Conseil de sécurité va disposer de nouveaux membres non-permanents répartis entre les différentes régions, sans connaître le moindre changement dans le système de prise la décision et sans prendre au sérieux la demande de l’Allemagne et du Japon d’entrer en son sein. D’autre part, le mandat humanitaire de l’ONU s’est élargi sans aucune garantie pour une réalisation. Elle se charge aussi d’autres petites modifications de ce genre qui n’abouti à aucune solution vis-à-vis du problème essentiel. Est-ce que l’ONU peut symboliser ou représenter le nouveau système international au moins comme le concert européen au XIXe siècle ? Pour certains, Janvier 1992 était une date honorable pour l’ONU qui voient pour la première fois à son sein la réunion des chefs d’États et des gouvernements qui expriment leur volonté de renforcer la capacité de cette organisation. Ce même regard montre l’infériorité de cette organisation vis-à-vis des grandes puissances. De toute façon « la réalité s’avère différente et après une stupeur admirative devant l’audace de l’ONU en 1990, on prend conscience que le nouveau système, s’il n’est plus celui de la bipolarité, n’est pas pour autant celui de la charte telle que l’avaient imaginée ses pères fondateurs »8.
Cependant les années 1990 restent superficiellement l’âge d’or de l’ONU et cela pour deux raisons. Premièrement le monde sans l’Union soviétique va connaître des conflits et des violences qui provoquent facilement un consensus, telle que l’invasion du Koweït par l’Irak (cependant il faut évoquer l’abstention d’un membre permanent du conseil de sécurité: la Chine, concernant la résolution 678). Deuxièmement la domination américaine se combine en bon droit avec les décisions de l’ONU. Les États-Unis qui par droit de veto et par la pression financière due à leur cotisation (25 pour cent du budget de l’ONU) avaient toujours une influence sans mesure dans cette organisation rêvaient enfin de l’instrumentaliser comme un appareil de légitimation des ses actes unilatéraux. « Si les États-Unis recherchent, à travers l’Organisation et ses mécanismes officiels ou officieux, le consensusle plus large, ils savent néanmoins qu’en cas de difficulté, la décision leur appartient»9. Ainsi nous croyons que l’ONU des années 90 était plutôt une organisation au service des Américains. Mais cela étant bientôt contesté par les autres puissances, les États-Unis vont tourner le dos à l’ONU ou la contourner comme si elle n’existait pas. La guerre contre l’Irak avait déjà provoqué quelques méfiances en Europe ainsi que la contestation de la Chine. Tous les rivaux politiques et économiques des États-Unis savaient bel et bien que l’intention des Américains va au delà de la lutte contre la dictature. S’emparer du Heartland de notre époque vise le règlement de comptes de l’avenir dont les parties prenantes ne sont que premièrement l’Europe, ensuite le Japon et la Russie et enfin de compte la Chine et non pas l’Iran et l’Irak. Pour l’affaire de Les Rapports des Forces et l’Avenir de l’ONU 117 Bosnie et la Yougoslavie aussi les Américains devaient jouer une belle pièce pour convaincre leurs amis et leurs rivaux. Car là-bas aussi ils réglaient leur compte avec l’Europe qui murmurait sur la nécessité de l’Otan et avec la Russie qui ne cachait pas son rêve d’antan. Cependant ils étaient en mesure d’essayer leurs nouvelles armes en Somalie et en Soudan sans difficulté. Tôt ou tard, ils devaient comprendre que l’ONU composée des rivaux et des ennemis qui se redressaient progressivement devant leurs ambitions, ne pouvait pas assumer les tâches qu’ils souhaitaient lui voir confiées. En général l’opinion publique sur les missions et opérations onusiennes dans les 1990 est mitigée. « L’attitude des États comme du grand public vis-à-vis des opérations de maintien de la paix, est à la fois intéressante et révélatrice : très appréciées immédiatement après la guerre froide, elle sont très contestées au milieu de la dernière décennie, en raison notamment des convulsions dans l’ex-Yougoslavie – qui peut oublier l’épisode peu glorieux de Srebrenica ? -etdu génocide au Rwanda ? A telle enseigne que l’on parle même de supprimer purement et simplement le Département du maintien de la paix »10. Cependant certains optimistes croient que les missions menées par l’ONU ont mieux réussies que celles opérées à l’initiative américaine11. Mais la question est de savoir si l’ONU, hors des ambitions américaines, est capable d’achever ses missions ?
L’Avenir incertain
L’histoire accélère ses rythmes à la fin du vingtième siècle. Non seulement 45 ans après la création de l’ONU l’ordre des choses était complètement changé, mais aussi depuis la chute de l’empire soviétique nous vivons dans un monde étranger à toutes les périodes précédentes. Tout est changé mais l’Organisation reste avec ses défauts et ses carences la même qu’elle était il y 60 ans. Prisonnière de sa structure initiale Elle n’a même pas pu réaliser à son sein la montée au rang des premières puissances de l’Allemagne et du Japon.
Financièrement elle n’a pu non plus acquérir un budget convenable à sa croissance interne (100 000 fonctionnaires). Plus encore la réalité politique marquée par la pluralité et la diversité culturelle et thématique du monde actuel d’une part et la rivalité voire l’hostilité de différents pôles de puissance et l’opposition simple et claire de la bipolarité d’antan, de l’autre. La guerre contre Saddam montre aux Américains que non seulement la Russie et la Chine peuvent se dresser contre eux mais aussi la France et l’Allemagne, leurs alliées pendant toute la période de la guerre froide. Toutes ces dissidences dont les Iraniens sont conscients et en tirent profit, bloquent la prise de décision et ouvre la voie à l’unilatéralisme américain. Le cas du problème nucléaire d’Iran est révélateur. L’Iran affirme qu’il ne fait rien d’illégal et ne viole pas les traités internationaux ; L’ONU ne peut pas le protéger et les États-Unis annoncent un danger immédiat sans que le conseil de sécurité n’arrive à prendre une décision quelconque. Pire encore la nature tout à fait nouvelle des guerres et l’hostilité qui n’ont pas nécessairement à faire avec les États, les seuls unités politiques que l’ONU reconnaît comme ses interlocuteurs légitimes. Cependant, il arrive souvent que les régimes ne respectant pas les droits de l’homme à l’intérieur de leur territoire soient porteurs d’une crise internationale potentielle qui puisse menacer sérieusement la sécurité et la paix dans la région dont ils font partie. Mais l’ONU dans l’obligation de respecter la souveraineté des États, se voit démunie de toute réaction nécessaire et cela semble donc donner raison aux États-Unis de réagir seuls. De plus, les guerres et les dangers que l’homme éprouve aujourd’hui se montrent de plus en plus sans front et sans frontière.
Ces formes inédites de violence exigent des nouvelles mesures dans l’absence desquelles des États comme les États-Unis se permettent d’envisager les guerres préventives qui n’ôtent reen à la démence du cœur de l’homme effaré et pèse encore plus sur les épaules de l’ONU et lui coûte cher en ce qui concerne son prestige. Elle n’est pas capable ni de les empêcher ni les affirmer, mais se cantonne une pauvre observation. Or il est à conclure que l’ONU restant bloquée et les guerres sans frontières se propageant il ne reste qu’à subir le désordre dans la crainte d’une guerre mondiale aboutissant à l’effondrement du système planétaire et l’émergence de nouveaux vainqueurs prêts à mettre en oeuvre selon leurs propres intérêts, un nouveau système contre les vaincus.
* Maître de Conférence en Relations Internationales à l’Université de Téhéran.
Notes
- Hans J. Morgenthau, Politics among Nations Straggle for power and
peace, New York, Alfred A. Knopf, (27 éd :1955), pp.1-12. - Henry A. Kissinger, A World Restored, New York, Herald Tribune, 1957.
Les Rapports des Forces et l’Avenir de l’ONU 119
- Ahmad Naghibzadeh, Histoire de la diplomatie et des relations internationales de 1648 à nos jours, Téhéran, Ghoumès, 2003
- Régis Debray, Tous Azimut, Odile Jacob, 1989.
- Jean Klein, « l’ONU entre le renouveau et la crise », Paris, Politique étrangère, n° 3, 1993, p. 575.
- David Mitrany, »La paix et le développement fonctionnel de l’organisation internationale » Stockholm, L’Avenir, n° 5, Mars 1944, pp. 20-23 ; n° 6, Juin 1944, pp. 19-20 ; n° 7, Juillet 1944, pp. 4-8.
- Maurice Flory « L’ONU et les Opérations de maintien et de rétablissement de la paix », Paris, Politique étrangère, n° 3, 1993, p. 633.
- Albert Bourgi et J.P. Colin, « Entre le Renouveau et la Crise : l’Organisation des Nations Unis en1993 », Politique étrangère, n° 3,
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- Flory, art cit, p. 633.
- Lakhdar Brahimi, « L’ONU entre nécessité et minimalisme », Politique étrangère, n°2, 1005, p. 301.
- Dobbin, The UN’s Role in Nation-Bilding :From Congo to Irak, Santa Monica (CA) RAND Corporation, 2005.