Renovatio imperii et royaumes temporels De la déposition de Romulus-Augustule à L’attentat d’ANAGNI (476-1303)

Jean- Paul CHARNAY

Février 2009

Islamologue, fondateur et président du Centre de Philosophie de la Stratégie de la Sorbonne, auteur de plusieurs publications sur les doctrines et les conduites stratégiques, sur le droit musulman, l’Islam et la pensée politique arabe contemporaine, notamment son dernier ouvrage, Esprit du Droit musulman, Paris, Dalloz, 2008.

476, ODOACRE ROI DES HÉRULES au service romain se révolte, dépose Romulus Augustule dernier empereur d’Occident, dont il envoie les insignes à Zénon, empe­reur d’Orient, lequel lance contre lui, Théodoric roi des Ostrogoths, qui de Ravenne fonde sa souveraineté sur l’Italie du Nord, la Suisse, la Pannonie, la Dalmatie, la Provence. Arien contre le pape de Rome et contre l’empereur de Byzance, il se veut l’héritier de l’empire d’Occident.

En 212, Caracalla avait accordé la citoyenneté romaine à tous ressortissants de l’empire. Par cette uniformisation détruisait-il en fait les structures de l’em­pire : l’appartenance à un vaste ensemble multi-ethnique et multi-culturel dont chaque composante conserve ses lois, ses coutumes, ses mœurs et ses libertés, mais au prix de contraintes supérieures, administratives, militaires, fiscales, linguistique qui maintiennent la pax romana entre elles ? Mais demeurait aussi le souvenir de la face d’ombre des empires : leur grandeur certes (Alexandre) mais balancée par leur domination insupportable, leur déclin inéluctable et leur succession toujours recommencée décrite par la Bible (Daniel, Jean) et les historiens de l’Antiquité tardive.

Or, un siècle plus tard, légalisant en 313 par l’édit de Milan, le christianisme comme religion d’État à vocation universelle, et pour rééquilibrer l’Empire entre l’Orient et l’Occident, Constantin transfère la capitale de Rome à Byzance, isolant ainsi en Italie un pape affaibli par la gloire impériale du césaro-papisme.

Mais les luttes entre hérésies, le schisme entre Rome et Byzance et les Grandes invasions détruisent l’Empire d’Occident et génèrent un double système sociostra-tégique opposant pour huit siècles, d’une part, les trois grands pôles de puissance du Haut Moyen Age : Rome, Byzance, l’Empire ; d’autre part, les prétentions de nombreux souverains à accéder sinon à la dignité au moins au pouvoir et au prestige impérial, jusqu’à la montée des grands royaumes temporels féodaux qui relèguent la royauté du pape du temporel au spirituel (sauf en Italie) ; et réduisent les empires germanique et byzantin au rang de puissances régionales.

Les rois « barbares » recherchent une triple légitimité, la première résultant de leur lignée ethnique (le sang), mais aussi la fidélité égalitaire de leurs guerriers (les libertés germaniques originaires), et leurs connaissances « magiques » de l’art métal­lurgique : le fer germanique est supérieur au bronze romain. La seconde repose sur leur intronisation (baptême, sacre) par les évêques mainteneurs de l’administration écrite latine et détenteurs du pouvoir d’ouvrir ou fermer l’accès aux sacrements, donc au paradis. La troisième consiste en la revendication auprès de l’empereur d’Orient ou du pape de la collation des titulatures vestiges de l’Empire d’Occident : Clovis le premier Mérovingien et Pépin père des Carolingiens sont « patrices des Romains ».

La romanisation latine est plus forte dans provinces situées sur les rivages de la Méditerranée et de l’Atlantique que vers le nord (Northumbrie anglaise) ou l’est germain (Saxe, Thuringe), a fortiori vers l’est slave. Les régions les moins romani-sées auront tendance à se déverser vers celles qui le sont le plus. Pourtant les tenta­tives de reconstruction impériale s’éloignent de plus en plus de la vieille Urbs. Elles échouent par trois fois en dépit de trois renaissances.

La renaissance justinienne, reconquête temporaire de l’Italie et de la Dalmatie, des grandes îles de la mer Tyrrhénienne et de l’Afrique septentrionale, et du sud est de l’Espagne par l’empereur d’Orient, Justinien (VIe siècle). Le royaume lombard en Italie du nord démantèle cette reconquête. L’idée impériale est reprise à l’ouest.

La renaissance carolingienne à la fin du VIIIe siècle. Non sans paradoxe elle est concomitante à l’affaiblissement du proto-latin au profit des langues romanes- en dépit des efforts d’Alcuin, elle assure la fin de l’Antiquité tardive et débouche sur le Haut-Moyen Age. Elle est magnifiée par le sacre de Charlemagne lui aussi « Patric des Romains », comme empereur du « Saint-Empire romain » par le pape, Léon III (800). Sous le principat de son fils, Louis II (814-840), Empire d’Occident et chrétienté latine coïncident mais par une souveraineté exercée sur des peuples hété­rogènes, à dominance franque, déjà excentrée vers la Germanie (capitale Aachen : Aix-la-Chapelle). Elle est démantelée en trois génération par le système successoral franc partage des territoires entre les fils. Partages qui génèrent entre le royaume de France et le royaume de Germanie l’une des grandes failles géostratégiques euro­péennes encore perceptibles de nos jours : la lotharingienne. Or la Germanie est moins atteinte que la France par les invasions arabes et vikings. L’idée impériale se déplace vers l’est.

La renaissance othonienne au Xe siècle. Saxon roi de Germanie stabilisant par des marches (Ostmark qui deviendra l’Autriche) ses frontières contre les Slaves et les Hongrois, passant en Italie, Othon le Grand se fait sacrer empereur par le pape Jean XII en 962 et crée le Saint Empire Romain Germanique, dernier avatar ou plutôt mutation de l’empire d’Occident, à cheval sur l’Italie et l’Allemagne. D’où résulte pour trois siècles un système complexe : le Sacerdoce et l’Empire, le pape et l’empe­reur alternant succès et revers dans la lutte entre les deux glaives, le temporel et le spirituel, dans la querelle des investitures (des évêques) s’étendant des XIe au XIIIe siècle (Henri IV s’humiliant à Canossa devant Grégoire VII : 1077), par les anti­papes suscités par l’empreur, par les luttes italiennes entre Guelfes et Gibelins. Le rêve des empereurs franconiens (saliens, 1024-1137) puis souabes (Hohenstaufen, 1137-1254) d’une monarchie universelle conjointe s’abîme devant l’apogée de la papauté durant le pontificat d’Innocent III (1198-1216)se proclamant rex regum, agissant les quatre grandes aspirations stratégiques de l’Eglise. Un magistère( trê­ve de Dieu, droit d’asile) sur le souverain : Innocent fait plier Philippe-Auguste. Frédéric II, Jean sans Terre. Un renouvèlement spirituel devotio moderna privilé­giant Pauvreté (François d’Assise) mais bloquant par les tiers ordres, par le sermons en langue vernaculaire, par les passions et les miracles de Notre -Dame sur les parvis des cathédrales, les dérives populaires anti dogmatiques (le trithéisme de Joaquin le Flore contraire à l’unité de la Trinité), anti hiérarchiques (étudiants, clercs « éva­dés », poètes artistes ou bouffons), anti ecclésiales (Patarins, Lombards, Parfaits de Pierre Valdo) ou mystagogiques des Albigeois (Inquisition confinée aux Cisterciens puis aux Dominicains (dominianes). Enfin l’extension géoreligieuse de la chrétienté latine par la croisade devait être conduite par l’autorité suprême du pape. Vision sans lendemain : les croisades ne reprennent pas Jérusalem réoccupée après négocia­tions par Frédéric II excommunié(1229) définitivement perdut en 1244.

Mais dans la lutte pour le césaro-papisme (l’empereur intermédiaire entre Dieu et les rois) la papauté soutient les rois moins puissants, plus malléables qu’un seul empereur ; d’où après les dissolutions de l’administration carolingienne en châtel-lenies trop locales, le soutien de l’Eglise en faveur de quelques royautés sacralisées, le roi étant par le sacré à la fois rex et sacerdose Foi « prêtre » environné de ses évêques, roi suzerain régulateur de la violence contre les féodaux. Roi tenant sa souveraineté et ses pouvoirs thaumaturgiques de la transposition de la vieille tradition ethnique des chefferies germaniques (la filiation par le sang fonde le pouvoir) et l’exemplarité conférée par l’Eglise à la sanctification de la fonction royale :les six rois canoni­sés, le dernier empereur saxon Henri II (f 1034), Etienne Ier de Hongrie (f 1038), Edouard le confesseur (Angleterre f 1066), Ferdinand III roi de Castille et Léon qui reconquiert Cordoue et Séville (f 1252),Louis IX de France (f 1270), Casimir Jagellon (Pologne, f1484)

Ainsi la grande lutte entre le Sacerdoce et l’Empire permet à la royauté en­core franque des premiers capétiens de jeter les bases de l’indépendant royaume de France qui est fermement établi par Philippe II contre la dynastie anglaise des Plantagenêt « vainqueur à Bouvines (1214) », et l’empereur d’Allemagne, et col-lateur des statuts de l’université de Paris qui devient la lumière théologique du christianisme latin (1215).

Pourtant comme son contemporain Frédéric II sculpté en empereur Auguste, Philippe II s’éclaire aussi du mythe de Rome : son qualificatif d’Auguste. Mais s’il reconnait au spirituel la suprématie dogmatique et sacramentaire du siège de Pierre, il assure son autorité absolue au temporel : le roi est « empereur en son royaume » et contre le pape et contre l’empereur. D’où le dernier acte joué par son descendant Philippe le Bel. Afin de lui complaire Boniface VIII canonisé son aïeul Louis IX dés 1297. En 1300, pour le premier jubilé entraînant indulgence plénière et générale le pape avait été sculpté assis en majesté et avait fulminé en 1302 la bulle Unam Sanctam affirmant la primauté pontificale, illustré par les trois couronnes de la tiare symbolisant les trois personnes de la Trinité, les trois vertus théologales, mais aussi les symboles théologiques des trois Églises, militante sur terre, souffrante en pur­gatoire, triomphante au ciel. Primauté politiquement argumentée par la donation (supposée) de Constantin au pape des terres pontificales, de la suzeraineté sur les rois, de la vocation à régir le monde. Mais ce fut sur son siège qu’il fut agressé par l’envoyé de Philippe le Bel, le légiste Guillaume de Nogaret et son allié italien, Sciara Colonna, pour s’être opposé aux levées de décimes sur le clergé : cas temporel selon le roi, qui détruisit aussi l’ordre militaire et religieux du Temple et se fit soutenir par la nation en ses premiers États-généraux (terme anachronique) du royaume.

Ayant ainsi affaibli Rome, le roi de France impose pour soixante huit ans la pa­pauté en Avignon-le retour à Rome déclenchant le Grand Schisme d’Occident (de 1378 à 1417) enfin résorbé par le concile de Constance (1414-1418).

Parallèlement l’Empire s’était abîmé dans le Grand Interrègne (1254-1273) puis dans une série disparate d’empereurs hors dynasties jusqu’à l’accession des Habsbourg (1438). Il n’est plus que l’une des grandes monarchies de l’Euro­pe. Latéralement l’empire byzantin lutte dès le VIIe siècle contre les incursions proto-mongoles (Avars…), turques (Petchenègues), arabes qui avaient assiégé Constantinople dès 668-685 sous la dynastie des Héraclides (610-711). Il est défi­nitivement coupé de Rome par le Schisme d’Orient, miné par les controverses reli­gieuses et les constantes luttes aux frontières, alternant des dynasties brillantes (ma­cédonienne et comnène aux IXe -XIIe siècles), des prises de pouvoir prétoriennes et des intrigues de palais. Il maintient un État capable de traiter (fût-ce en payant des tributs) avec les envahisseurs qu’il refoule parfois. Mais il est amputé, rejeté en Ionie (empires de Trébizonde, de Nicée) par la IVème croisade établissant l’empire latin d’Orient (1204-1261). Reprenant pied à Constantinople lors de la dislocation de ce dernier, il survit non sans brillance intellectuelle ni courage (dernière dynastie Paléologue) jusqu’aux prises de Constantinople (1453) et de Trébizonde (1461) par les Ottomans. Dernier môle de la chrétienté protégeant les Balkans après la défaite de la chevalerie latine à Nicopolis (1296), le pôle impérial orthodoxe n’étant plus depuis le XIe siècle qu’une puissance régionale dont la faiblesse incite les empires slaves locaux et temporaires à la renovatio imperii, à la relève du césarisme quasi-apostolique byzantin : les deux empires bulgares au Xe siècle puis au début du XIIIe siècle, le royaume serbe némanide d’Etienne 1er Kouchan au XIVe siècle. Ensuite Moscou se proclamera troisième et dernière Rome. Dans l’instant, la trans­formation de Constantinople en Istanbul génère pour cinq siècles un nouveau pôle impérial musulman qui tente de faire reculer vers l’ouest les limites de la chrétienté latine, et se place lui-même dans la succession impériale.

Ainsi s’effondraient politiquement au début du XIVe siècle les prestiges impé­riaux issus de Rome : le césarien, le byzantin, le pontifical. Tous trois avaient usé et abusé, de la force armée à l’encontre de leurs contestants, royaumes barbares ou féodaux. La multiplicité de ceux-ci les avait à la longue réduits. Pourtant l’idée était grandiose d’une chrétienté assemblée plus qu’un formisée dans une pax evangelica sous le glaive ou sous le tiare promouvant un ordre international à fondement théo­logique et aspiration éthique. Triomphante à Canossa, elle était défaite à Anagni. D’où les variations de l’intensité de la négation allant de l’espoir de l’harmonisation des souverainetés et des dominances dans la paix à la construction d’une structure politique universelle successivement démantelée par l’argumentation juridique, la force armée et les montées sociales et économiques des royaumes temporels.

 

Implantations ultra-marines

Des incursions normandes en Occident aux principautés franques en Orient. Du siège de Paris à la chute de Saint-Jean d’Acre (845-1291).

Les Carolingiens avaient rétabli l’empire d’Occident. Mais au IXe siècle com­mence les trois grandes invasions qui restreignent et démantèlent leur souverai­neté.

Dès le VIIIe siècle la chrétienté face à l’Islam perd le Proche-Orient, l’Afrique septentrionale, l’Espagne. Sauf cette dernière qui sera reconquise politiquement et religieusement, le Proche-Orient et l’Afrique du Nord passent à la civilisation ara-bo-musulmane. Ephémère les principautés franques d’outre-mer ne convertiront pas les Infidèles.

Parallèlement les Arabes-berbères – les Sarrasins- après la conquête de la pénin­sule ibérique s’efforcent de tenir les passes des Pyrénées et des Alpes. Leurs derniers repaires sont éliminés au Xe siècle et la longue reconquête espagnole commence à partir des chefferies locales réfugiées dans les montagnes du nord, où elles poursui­vent une guerre de razzia à l’encontre du califat omeyyade de Cordoue, alors que pour celui-ci la guerre devenait moins rentable contre une population de paysans-guerriers libres s’identifiant par leur christianisation.

Les cités maritimes italiennes arment en guerre pour ramasser du butin dans les îles occupées par les Arabes (Corse, Sardaigne, Sicile, Baléares, voire côtes d’Anda­lousie et du Maghreb), tandis que Venise et Amalfi protégées de Byzance alternent prises et négoce avec le Caire- tandis que les Ottomans s’empareront des îles de la Méditerranée orientale (Rhodes, Chypre, Crète) contre le dernier ordre religieux et militaire des Croisades, les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem mais ne réussirent pas à leur prendre Malte d’où ceux-ci lutteront contre « la course barba-resque ».

L’avancée musulmane, les fragmentations barbares puis féodales avaient rendu malaisément praticable le réseau routier romain. La renaissance carolingienne s’ap­puie davantage sur les fleuves. Sur les rives, aux ponts et aux confluents s’installent les cités s’enrichissant, mais au Xe siècle les voies d’eau commerciales se transfor­ment en routes d’invasions pour les païens venus de Scandinavie sur leurs drakkars selon les sagas. A la fin du VIIIe siècle les circuits de navigation se disséminent selon quatre axes principaux :

  • routes de l’ouest : navigation de cabotage le long des côtes allemandes, fri­sonnes, (et la Cornouaille) françaises (la Seine), espagnoles, provençales, (Rhône et Saône), italiennes, grecques, vers l’Adriatique (le Pô) et Byzance.
  • route du sud : par le Rhin, la Meuse et la Moselle, le Danube, la Mer noire, Byzance.
  • route de l’est : par la Volga, la Mer noire, Byzance.
  • route du nord : vers Bergen, le Cap -Nord, Mourmansk, Arkhangelsk, peut être l’Amérique par le Groenland ?
  • outre les invasions hongroises venues de l’Oural sur leurs chars par la vallée du Danube, vaincues par Othon le Grand et christianisées au Xe siècle

Il en résulte un dépeuplement des zones côtières et le repli des richesses et des clercs (manuscrits et reliques) vers la profondeur du continent où les cités surpeu­plés par l’afflux rural (ravage du plat pays) se fortifient et déplacent les courants commerciaux.

Sur ces zones dépeuplés les envahisseurs passent de l’expédition intermittente de razzia à l’implantation locale accordant la paix moyennant tribut, à la constitution de principautés : vikings à Rouen, à York, principautés Varègue à Vijmit Novgorod et à Kiev, duché de Normandie (traité de Saint-Clerc sur Epte, 911). Le duché de Normandie poursuivra ces essaimages en Angleterre, à Naples et en Sicile, aux croisades.

En Italie, les citadins demeurés propriétaires des domaines fonciers préfèrent entreprendre le grand commerce plutôt que se combattre sans résultats décisifs entre villes relativement équivalentes. Elles ont réduit les terres gastes, les espaces neutres.

La fin de l’esclavage (Xe siècle) détermine après l’an mil et sa Grande Peur (la peste : la Mort noire) un accroissement démographique qui par la pression trop forte exercée sur le sol, déterminera les Croisades : repousser au-delà des mers les limites de la chrétienté latine. Or la survenance de l’an mil-de l’an 1033, anniver­saire de la passion du Christ-obnubile les esprits. Le monde vieillit et doit bientôt parvenir à sa fin. La terreur de l’enfer est grande. Trois grands tombeaux fascinent les imaginations. Ceux de Saint Jacques en Espagne et de Saint Pierre à Rome sont d’accès aisé. Non à Jérusalem celui où le Christ a reposé mais où il n’est plus. Mais comment rédimer ses souffrances sur la croix ?

D’où, par l’Église, la sacralisation de la guerre sainte. Les lointains pèlerina­ges pénitentiels, sacrificiels pour la rémission des péchés se transforment en pè­lerinages armés exigeant plus d’effort. Le long cheminement vers la Terre sainte évoque le long cheminement de Moïse et de son peuple vers la Terre Promise. Or la reconquête des Lieux « Saints » ne semble pas une invasion illégitime, une violence inutile : car la conquête musulmane date de quatre siècles seulement et il semble logique de les récupérer par une juste force en luttant contre les Infidèles qui refusent de se convertir. Pire : la poussée des Turcs Seldjoukides en Asie me­nace Byzance (défaite de Manzikert 1071). Or la guerre à l’est des Latins contre les Slaves est spirituellement décevante et économiquement non rentable, alors que brillent les espoirs suscités par les récits des pèlerins sur les richesses de l’Orient. D’où en 1096 la première Croisade et au XIIe siècle l’établissement du système féodal latin sur la Palestine, puis par la dérivation de la IVème croisade s’emparant de Constantinople, la création de l’éphémère empire latin d’Orient. Innocent III (pape de 1198 à 1216) semble régir une chrétienté élargie sur les rives ouest, nord et est de la Méditerranée.

En 1212 à Las Navas de Tolosa les rois de Castille, Aragon et Navarre détruisent la puissance Almohade et fragmentent la souveraineté musulmane en Espagne. Le rappel de la morale et du droit de la guerre chrétienne (embargo sur les armes et les matières stratégiques à l’encontre des Sarrazins) est effectuée par le IVème Concile de Latran (1215) qui ordonne une VIème Croisade- qui échoue.

L’offensive géopolitique de la chrétienté latine recule (sauf en Espagne). En 1242 les Croisés perdent définitivement Jérusalem et l’invasion mongole ravage les marches extérieures de l’Empire (Pologne, Hongrie) ; en 1261, l’empire latin de Constantinople s’effondre ; en 1270 meurt à Tunis saint Louis le dernier croisé à avoir offert son corps pour le désir du saint Sépulcre- qui après tout n’est qu’un tombeau vide. En 1291, tombe Saint Jean d’Acre.

Amorcées par de dures razzias se transformant en projections et en détourne­ment-reconstructions de flux économiques, affrontant des armées niant leurs fois respectives (Scandinaves païens, Arabes musulmans) ces incursions lointaines réa­gissent sur l’urbanisme (dépopulation ou fortifications des cités exposées) et déter­minent une organisation de l’espace géographique : constitution de frontières stra­tégiques ( réseau de forteresse), de verrous burgs surplombant les routes ou ponts fortifiés à arches étroites contrôlant les voies de terre et d’eau, filtrant le passage des bateaux : péages ou invasions. En 845 les Normands font le sac de Baris ; en 885, ils n’enlèvent pas son pont fortifié.

En géopolitique l’alternance du cheminement des armées et des flux commer­ciaux entraîne la constitution de lignes de communication où les voies terrestres doublent les voies fluviales et maritimes sur cette mer « interne », la Méditerranée et ses cités marchandes nolisant les flottes de charge.

L’ensemble repose sur des mutations technologiques, vaisseau viking, nef de transport, cheval lourd, caparaçon à étrie (moins en Orient où l’armement sera allégé selon l’exemple local), progrès métallurgique de l’armement, passage de la fortification des bois à la fortification de pierre, au château-fort. La contrainte bru­tale s’effectue aussi bien dans l’ordre international (conquérir et convertir l’Autre) que pour l’individu réifié. Le prisonnier peut devenir un esclave, voire être massa­cré : prise et reprise de Jérusalem. Pourtant après l’exaltation du combat, la néga­tion passe moins par la destruction totale de l’ennemi que par l’installation d’une conquête partielle générant de fortes acculturations et se terminant par des retours à l’unité : assimilation chrétienne pour les Normands et les Hongrois : expulsion des principautés latines d’Orient, reconduction des royaumes arabes en Espagne.

Sociétés et époques paradoxales où alternent les trêves et les combats, les allian­ces et les ruptures à front renversé, et aussi les acculturations et les transpositions réciproques : poulains francs en Palestine, mozarabes et mudéjares au-delà de la Reconquête de la péninsule ibérique, qui ne parviendra pas à reprendre pied au Maghreb autrement que par quelques présides.

En définitive, à travers ces vastes mouvements démographiques et idéologiques, et par rapport à l’Empire romain, l’Europe chrétienne s’était intégrée son Nord, mais séparés par la mer, avait perdu son Est et son Sud.

 

 

Article précédentGaza : Israël en tant qu’acteur et narrateur
Article suivantLES PERSPECTIVES GEOPOLITIQUES DE LA NOUVELLE ADMINISTRATION AMERICAINE ET LES AFFRONTEMENTS REGIONAUX DE L’IRAN

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.