Professeur F. G. DREYFUS
Professeur émérite d’études européennes à l’université Paris IV-Sorbonne. Ancien directeur de l’Institut d’études politiques de Strasbourg, du Centre des études germaniques et de l’Institut des hautes études européennes.
Trimestre 2010
Quand on évoque la vie politique américaine, on oublie un peu trop (que les premiers habitants des Etats-Unis sont des protestants intégristes. En effet, les puritains anglais persécutés par les anglicans « vont se réfugier aux Etats-Unis, où ils créent des colonies quideviendront ks treize Etgts fondateurs des Etats-Unis.
Fin 1705, le thème d’une prédicatioii du révérend puritain Fowles se développe tur ce veraet biblique de Michée (5-13-14) : « J’anéantirai les villes, j’exercerai ma vengeance avec colère sur les nations qui ne m’ont pas obéi. » Ces puritains s’étaient déjà illustrés avec le procès as l’exécution des sorcières da Salem. En effet, depuis 1630 se sont installées dana le Massachusetts des congrégations réfoumées fondées aur la déclaration de foi de Cambridge da 1648 : Eglise, société, Etut, ordre public ne font va’un.
Nous sommes là au cœur de cette orthodoxie sociale et intellectuelle qu’est le puritanisme américain, renforcée par les presbytériens écossais, les calvinistes allemands et suisses, plus quelques réformés français En 1776, les treize colonies américaines ont une population de 2 500 000 habitants, don près de la moitié sont calvinistes, marqués par le puritanisme. L’historien américain R.B. Perry écrit en 1945 : « Les fidèles calvinistes, organisés et disciplinés, ont un rôle comparable à celui que jouent les membres des partis fasciste, nazi, communiste, nationalise aujourd’hui[1]. »
Certes, ces calvinistes développent l’autonomie de l’individu ct souhaitent deu oontre-pouvoirs, mais simultonément ils refusent ena interprétation libérale des Ecriturts. Comme le dira en 19)47 le théologien Reinhold Nitbhue : « Naes sommes l’Israël américain de Dieu. » Ce poids protestant va se perpétuer jusqu’à nos jours. Chacun sait le poids des WASP (WhiteAnglo-Saxon Protestants) dans la société américaine depuis le xviie siècle. À un certain libéralisme politique s’ajoute un ordre moral rigoureux.
En 1702, un autre pasteur n’hésite pas à expliquer l’histoire des Etats-Unis comme un combat entre Dieu et l’Ange déchu. Ce poids protestant va dominer toute la vie américaine jusqu’à nos jours. En fait, il marque non seulement la population venue d’Europe, mais aussi les esclaves noirs que l’on baptise et l’on intègre dans des communautés théologiquement analogues mais socialement séparées. Simultanément, ces protestants calvinistes et épiscopaliens réunis sont favorables à une très large autonomie locale et à l’existence de contre-pouvoirs sérieux. Ce sont les fondements de la Constitution de 1783 qui reconnaît aux Etats membres une grande liberté (la peine de mort est une compétence d’Etat) et accorde à la Cour suprême, dont les neuf membres sont nommés à vie, des pouvoirs de contrôle considérables. Comme le dit Niebhur : « L’Amérique a été dès le début de son existence une nation différente que Dieu a utilisée pour donner un nouvel aspect à l’humanité. »
On laisse une très large part à l’interprétation des textes. Il suffit de constater que la Constitution française de 1958 a besoin de vingt-trois pages pour dix de la Constitution américaine qui a plus de deux cents ans. Ainsi on peut mieux comprendre cette volonté américaine d’apporter au monde une démocratie à la puritaine, que renforce la méfiance à l’égard des juifs et plus encore des catholiques « bigots et démocrates », comme on dit encore en 1964.
Peu à peu, les Eglises épiscopalienne, presbytérienne, luthérienne se sont libéralisées. Ce n’est pas le cas des baptistes et des méthodistes, qui représentent à eux seuls 45 % du protestantisme américain et dont l’influence ne cesse de grandir dans ce pays où les protestants représentent les deux tiers de la population.
De 1787 à 2010, on ne compte qu’un président catholique : J.F. Kennedy. Il est significatif que les catholiques dans les grandes universités américaines de l’Est ou de Californie ne représentent que 20 % des étudiants pour 10 % d’israélites.
Tous ces renseignements permettent de mieux comprendre l’impact des néoconservateurs, profondément marqués par les intégrismes méthodiste ou baptiste. Disons tout de suite que les Etats-Unis posent un gros problème : on dit toujours que la société industrielle tue la foi religieuse, alors que les Etats-Unis ne comptent que 10 % dotés à peine de cent religions. Si l’on en croit XAtlas des religions, 75 % des Américains se considèrent comme religieux, 16 % se considèrent comme laïcs, 9 % ne savent que répondre. Si l’on regarde la répartition des croyants et des athées aux Etats-Unis, on constate que c’est en Californie et dans l’Oregon qu’il y a le plus d’incroyants.
84 % des Américains se déclarent chrétiens, 54 % protestants, 30 % catholiques. Mais il faut bien avoir présent à l’esprit ce que nous disions tout à l’heure sur les Eglises historiques et leurs dérivés. Luthériens et presbytériens ne représentent plus que 12 % de la population américaine. Baptistes, méthodistes sont largement majoritaires, et parmi eux il ne faut pas négliger les pentecôtistes : ils sont environ 3 millions et tiennent une très grande place dans le MidWest (Ohio, Illinois, Tennessee). Ils disposent de moyens considérables. Dans des Etats comme celui de Washington ou du Kansas, ils représentent près de 20 % de la population. Les Eglises évangéliques jouent un grand rôle dans la vie américaine. Partisans de l’ordre moral, ce sont elles qui mènent le combat contre l’avortement et l’homosexualité. Sur le plan international, elles sont farouchement pro-israéliennes, à la limite elles sont plus sionistes que nombre de communautés israélites. Au contraire, les Eglises historiques sont propalestiniennes et se méfient des Israéliens. Leur poids n’est pourtant pas négligeable, dans la mesure où elles recrutent dans la bonne société intellectuelle et financière.
Il n’est pas inintéressant de se rappeler que la population noire a été évangé-lisée au xixe siècle par les méthodistes et surtout par les baptistes. La moitié de la population afro-américaine est baptiste. Cela pèse parfois dans la vie des Eglises évangéliques. La moitié environ des communautés baptistes noires sont moins is-raélophiles que les baptistes WASP. Toutefois, les uns et les autres s’accordent pour la défense de l’ordre moral.
Les catholiques américains ont longtemps joué un rôle mineur dans la vie des Etats-Unis. Pour plusieurs raisons. Sur le plan religieux, ils se heurtent à l’hostilité protestante. Dans la vie sociale, on peut presque dire qu’il existe quatre communautés catholiques qui ne s’entendent pas bien entre elles. Il y a des descendants d’Irlandais, de Polonais, d’Italiens et les Hispano-Américains. Il y a vingt-cinq ans, le maire de Boston avait favorisé la construction d’une université catholique aux confins des quartiers irlandais et italien. Elle était peu fréquentée et de ce fait coûtait cher à la ville, car les deux communautés ne s’entendaient pas entre elles.
Peu à peu, les communautés européennes sont bousculées par les Hispaniques d’Amérique latine qui émigrent de plus en plus aux Etats-Unis. Leur poids politique est encore relativement faible, d’autant que les diverses communautés sont très divisées entre elles ; la bourgeoisie cubaine anticastriste est généralement prorépublicaine, alors que les colored (Hispaniques d’origine indienne), venus surtout du Mexique et d’Amérique centrale, sont démocrates. En conflit dans les Etats du Sud avec des gouvernements prorépublicains.
De toute manière, la poussée hispanique renforce considérablement le poids catholique et lui donne un caractère relativement populaire, d’autant que les Hispaniques ne fréquentent guère les universités : dans les grandes universités américaines, on compte 15 % de Noirs et seulement 12 % d’Hispaniques, alors que, aujourd’hui, le pourcentage des Hispaniques est supérieur à celui des Afro-Américains dans l’ensemble de la population.
Ainsi, on le voit, les diverses communautés chrétiennes ont des rôles différents mais importants dans la vie politique américaine.
La communauté juive compte plus de 5 millions d’habitants. Elle est plus importante que la population juive de l’Etat d’Israël, mais loin d’être homogène. Intellectuellement, elle n’est plus la force de gauche qu’elle pouvait être au milieu du xxe siècle. C’est dans les milieux israélites que naît le mouvement néoconservateur qui inspire les intégristes protestants. Ils sont naturellement pro-israéliens, tandis que les Israélites libéraux souhaitent une politique pacifique au Moyen-Orient et organisent des manifestations favorables aux politiques israéliennes modérées. Les uns et les autres jouent un rôle important dans la vie des Etats-Unis, en particulier dans les médias et le monde universitaire.
Quoique cela puisse étonner, il y a aussi une communauté musulmane relativement importante qui a deux origines : d’une part, quelques Afro-Américains ont adopté la foi islamique mais par refus de la culture américaine… La majorité des musulmans sont des immigrants venus du Moyen-Orient, du Pakistan et de Malaisie ; ils sont hostiles à l’islamisme et leur rôle est relativement faible, même s’ils ont aujourd’hui un député à la Chambre des représentants.
On le voit, il est difficile de parler de la géopolitique des Etats-Unis sans y intégrer l’élément religieux. Les communautés religieuses sont constamment présentes dans la vie politique intérieure, et dans des proportions qui n’existent nulle part ailleurs dans le monde occidental. Quant à la politique extérieure, elle est en définitive dominée par la volonté américaine d’origine protestante d’ingérence dans les divers pays du monde, pour y apporter les conceptions américaines de liberté ou de démocratie. Ce n’est pas une invention des néoconservateurs, c’est bien la ligne inspirée par les sermons du xviie siècle que mèneront Monroe, Lincoln, Theodore Roosevelt, Wilson, Franklin Roosevelt et leurs successeurs d’aujourd’hui. Soyons conscients que G.W. Bush n’a rien inventé.
[1]R.P. Perry, Puritanisme, pluralisme et démocratie, Paris, 1947.