Qu’est-ce qu’une crise ?

Par le Recteur Gérard-François DUMONT

Avril 2001

Le terme  » crise  » est fréquemment usité, tout particulièrement dans les titres d’articles, de livres, d’émissions radiodiffusées ou télévisées. Afin de jeter un premier éclairage sur son utilisation, prenons deux exemples de l’année 2001, particulièrement intéressants car ils se réfèrent à deux temporalités fort différentes. En avril 2001, précisément le 1er avril, une crise éclate entre la Chine et les Etats-Unis au sujet d’un avion-espion américain EP-3. Cet avion qui, selon les Etats-Unis, se trouvait dans l’espace aérien international du Pacifique, est entré en collision avec un avion chinois dont le pilote est porté disparu ; puis il aurait été forcé d’atterrir sur l’île chinoise de Hainan par un chasseur chinois, violant sous contrainte la souveraineté chinoise. Du souci des Etats-Unis de récupérer les 24 militaires américains et de celui de la Chine d’exploiter l’incident est née  » la crise de l’avion-espion  » , mettant notamment à mal l’intensification des échanges diplomatiques et économiques entre les deux puissances. Après d’âpres négociations, notamment par médias interposés, la crise s’est dénouée pour l’essentiel en moins de douze jours avec la récupération et le retour des militaires américains dans leur pays.

Au même moment, le ministre français de l’intérieur, plaidant pour une  » mobilisation collective  » en faveur de la  » sécurité « , n’hésite pas à écrire, dans un quotidien français réputé, que la France connaît des  » ravages  » dus à une  » crise économique et sociale  » qui dure  » depuis trente ans « .

Un terme précis, mais galvaudé

Ces deux exemples conduisent impérativement à s’interroger sur le mot  » crise  » : il est employé dans le premier cas pour un incident apparemment conjoncturel, résolu en moins de deux semaines, et, dans le second cas, pour désigner un phénomène qui durerait depuis trente ans et serait donc incontestablement structurel. L’emploi du même mot pour désigner des temporalités aussi différentes illustre peut-être tout simplement la signification de moins en moins précise donnée au mot considéré.

Effectivement, l’histoire contemporaine du mot  » crise  » fournit un exemple de la façon dont un mot voit son usage évoluer, et parfois se modifier. Selon les trois sens donnés au mot  » crise  » dans le dictionnaire français Robert, on retrouve un dénominateur commun : le mot s’applique à des périodes courtes. Dans le premier sens, médical, la crise est le  » moment d’une maladie caractérisé par un changement subit et généralement définitif, en bien ou en mal « . La crise est alors la manifestation aiguë d’une maladie, crise d’appendicite, crise d’asthme, crise de foie, crise cardiaque… Dans le deuxième sens usité par extension du sens médical, la crise est une  » manifestation émotive soudaine et violente  » (crise de fou rire, crise de nerfs, crise de colère…).

Dans son troisième sens, apparu par analogie vers 1690, une crise est une  » phase grave dans l’évolution des choses, des événements, des idées « . C’est un moment d’extrême tension, de paroxysme, de conflit, de changement, intervenant lorsque les régulations et rétroactions des systèmes politiques ou géopolitiques ne suffisent plus ou ne jouent plus. Quelle que soit l’intensité qu’on lui prête ou qu’elle a réellement, une telle crise ne peut se pérenniser, qu’elle soit politique, géopolitique ou économique.

Une crise politique interne est un conflit qui affecte les dirigeants d’un Etat, la nature de ses institutions, ou son régime de société : elle débouche sur un remaniement gouvernemental, sur un changement de gouvernement si le précédent s’est senti contraint de démissionner, sur des adaptations constitutionnelles, ou sur un changement de régime. Quant à la crise géopolitique, elle provient d’un conflit dans les relations entre deux ou plusieurs Etats, entre une organisation internationale et un ou plusieurs Etats, ou entre deux ou plusieurs organisations internationales. Elle peut se terminer soit par la volonté de trouver un accord entre les protagonistes, soit par des sanctions à l’encontre d’un Etat (suspension ou exclusion d’une organisation internationale), ou, au pire, déboucher sur un conflit armé.

Stricto sensu, une crise économique désigne l’arrêt de la croissance, le moment où la conjoncture se retourne. Lorsqu’elle est aiguë, la crise économique correspond au détonateur de la dépression. Des crises économiques se déroulent nécessairement. Selon les marxistes, elles sont inscrites dans le principe même du système capitaliste. Selon les libéraux, l’activité économique n’étant pas régulière et connaissant des mouvements variés, l’apparition d’une crise est dans la nature des choses : ainsi, la formidable croissance économique des Etats-Unis dans les années 1990 ne pouvait pas perdurer (elle devenait exponentielle) sans réajustement supposant un temps de ralentissement, donc une crise née de la nature même des choses. La consolation du caractère inévitable des crises économiques provient justement de son caractère temporaire.

Si les définitions précédentes sont claires, depuis la seconde moitié du XXe siècle, le sens usité du mot  » crise  » a évolué en donnant souvent à ce mot une signification durable. Alors que la crise de 1929 reste rattachée à l’année citée, la juste formulation  » la crise de 1974  » à propos des hausses pétrolières d’octobre 1993/janvier 1974 est une statement qui a fait long feu. On ne dit plus guère :  » la crise pétrolière de 1974  » ou  » la crise pétrolière de 1979 « , formulation conforme au sens rappelé ci-dessus du mot  » crise « , mais : le premier  » choc  » pétrolier, ou le second  » choc  » pétrolier.

En élargissant et en modifiant le sens originel du mot  » crise « , on l’applique à l’ensemble de la période née de la rupture initiale et non seulement à celle-ci. En outre, dans un sens extrêmement large, comme dans le second exemple cité en introduction, on utilise le terme crise pour désigner l’ensemble des phénomènes survenant dans les années suivant la crise stricto sensu, et donc l’ensemble d’une période. Manifestement, tel qu’il est parfois usité, le mot  » crise  » perd partiellement, voire totalement, son sens originel se rapportant à un moment de rupture, à une période courte.

Cette évolution de l’usage du mot provient peut-être du fait que le mot  » crise  » est sans doute devenu une sorte de mot  » joker « , qui évite peut-être d’employer un autre terme moins commode parce que plus exigeant pour l’esprit critique. Par exemple, depuis le début de la construction européenne dans les années 1950, les journalistes ont utilisé avec une fréquence considérable le mot  » crise « . Or, en fait, cette construction a connu peu de crises véritables, c’est-à-dire de ruptures, même si elle est une suite d’âpres négociations. Sa véritable et réelle crise s’est déroulée en juillet 1965 lorsque la France a décidé de suspendre sa participation aux instances européennes. Les  » crises  » journalistiques dans la construction européenne ne sont

rien par rapport à la gravité des crises européennes de la première moitié du XXe siècle, souvent réglées de façon violente (guerre, déplacements de population…).

En définitive, le mot  » crise  » semble désormais galvaudé, utilisé  » à toutes les sauces « . Gérard Chaliand considère que le monde d’aujourd’hui n’est pas pire que celui d’hier, mais que les médias, vendeurs d’angoisse, en donnent l’impression. Allant plus loin, il trouve même au monde un caractère de stabilité assez prononcé en dépit d’un certain nombre de perturbations moins nombreuses à son avis à la fin du XXe siècle que dans les périodes précédentes. Il suggère implicitement que le monde actuel connaît moins de crises, et donc qu’il y a un abus du mot  » crise « . Néanmoins, depuis l’implosion soviétique, il ne serait pas anormal d’assister à une augmentation des crises entre les Etats puisque le nombre des acteurs étatiques s’est considérablement accru, tandis que divers acteurs internationaux sont apparus ou ont pris davantage d’importance, affirmant leur présence notamment en voulant intervenir dans les crises, quitte à en compliquer la résolution. De même, la diplomatie humanitaire s’intéresse aux crises susceptibles de justifier son intervention, tandis qu’avec le développement du droit d’ingérence, des événements internes à un pays peuvent devenir des crises internationales entre des pays n’interprétant pas de la même façon ce droit d’ingérence.

Ce qui précède invite à essayer de dresser un inventaire de l’usage ou de l’absence d’usage du mot  » crise « . Il faut d’abord considérer des événements intitulés  » crise  » et qui mériteraient un traitement différencié entre ceux qui se rapportent en fait à des processus et ceux qui correspondent au sens originel du mot  » crise « , intégrant la notion de rupture. En second lieu, il y a des crises réelles que l’on tente d’étouffer, de passer sous silence, en refusant de les désigner pour ce qu’elles sont. Enfin, il y a l’usage peu adapté du mot  » crise « , lorsqu’il s’agit de désigner des réalités beaucoup plus complexes.

Crises ou processus ?

Les médias n’hésitent pas à titrer sur la  » crise algérienne « , la  » crise zaïroise « , la  » crise yougoslave « , ou encore la  » crise de la vache folle « . Or ces événements ne sont pas nécessairement des  » manifestations soudaines et violentes « . Les massacres de civils en Algérie sont certes violents, mais ne peuvent être considérés comme soudains. La  » crise algérienne « , si difficile à comprendre lorsqu’on ne bénéficie que des informations données sous forme de flash par les radios et télévisions, n’est pas une crise au sens originel car, depuis 1962, aucune rupture nette n’apparaît dans l’histoire d’un Etat qui ne parvient pas à se construire. La situation en Algérie au début du XXIe siècle semble plutôt la conséquence, voire simplement la suite d’un long processus, du refus renouvelé de prendre en compte la réalité historique des territoires algériens, d’une façon de prendre des décisions politiques en fréquente dysharmonie avec les besoins de la population, ou de méthodes exécrables régulièrement utilisées par le pouvoir ou certains opposants. Prenons un seul exemple illustrant ce constat : Yves Lacoste rappelle que les terribles actes périodiques d’égorgement de populations civiles innocentes avaient déjà été commis (alors pas le F.L.N. – Front de libération nationale) pendant la guerre d’Algérie, et se sont déroulés même avant l’annulation du premier tour des élections législatives de 1991. En Algérie, on a donc bien affaire à une  » série de phénomènes successifs formant un tout, et aboutissant à un résultat déterminé « . La série de phénomènes s’inscrit dans des choix idéologiques inappropriés mais rendus possibles notamment grâce aux ressources en hydrocarbures ; elle a pour résultat non seulement l’incapacité de construire une  » nation algérienne « , mais tout simplement de parfaire un Etat. Depuis des années, certains espèrent que ce processus débouchera sur une crise salutaire, mais

tout se passe comme si sa nature même empêchait ou du moins retardait considérablement une telle issue.

De même, la  » crise zaïroise « , qui a débouché sur le départ de Mobutu, puis sur une sorte de balkanisation du Zaïre, n’est pas au sens propre une crise, mais le résultat d’un long processus de décomposition, contradictoire avec les richesses considérables dont bénéficie le Zaïre.

Quant à ce que l’on désigne souvent comme la  » crise yougoslave « , statement qui recouvre une période s’étalant au moins sur dix ans (1991-2000), elle a été facilitée et sans doute prolongée par l’incapacité des peuples d’Europe, et singulièrement des Etats membres de la Communauté européenne, à utiliser leur pouvoir pour prévenir les conflits, puis pour faciliter la paix. Mais est-elle le résultat d’une crise initiale, au sens d’une rupture historique, ou était-elle inscrite dans un processus historique plus ancien ? En fait, elle résulte d’un double processus ancien, avivé par la période plus récente. Le processus ancien résulte des frontières politiques et culturelles fréquemment mouvantes des terres yougoslaves, notamment en raison des fractures religieuses : d’une part, le monde catholique resté fidèle à Rome ; d’autre part, le monde orthodoxe, avec ses Eglises autocéphales, parfois trop fidèles aux pouvoirs nationaux en place, faute de donner suffisamment d’importance à une hiérarchie existant au-delà des frontières. Et cela n’est pas facilité lorsque deux autorités, à Istanbul et à Moscou, se disputent ce sommet d’une hiérarchie symbolique où la part du diplomatique et du liturgique l’emporte parfois sur les valeurs qu’il conviendrait d’enseigner. Enfin, il faut considérer le monde musulman, héritage de l’empire ottoman. Les événements yougoslaves s’expliquent également par un processus contemporain, l’autoritarisme politique de Tito, dont les méthodes employées pour conserver le pouvoir ne pouvaient déboucher que sur des risques d’éclatement. Et ces risques ne pouvaient être prévenus, en raison du refus de voir assez généralisé des diplomaties occidentales, et des naïfs commentateurs occidentaux qui adhéraient à l’usage inversé des mots sous le régime de Tito : le  » fédéralisme  » signifiait  » l’autocratie « , et  » l’autogestion  » yougoslave, si vantée par certains partis politiques de l’Europe occidentale qui en faisaient un idéal, n’était en fait qu’un » collectivisme économique
Il

Quant à la  » crise  » de la vache folle, il peut apparaître étonnant d’en critiquer la formulation, lorsqu’on se rappelle la brutalité avec laquelle celle-ci est apparue dans les médias en 1996. Pourtant, il est clair que ce n’est pas une phase temporaire, lorsqu’on constate les étapes différentes de son évolution. En outre, cette  » crise de la vache folle  » n’est pas le produit d’une rupture brutale, mais la conséquence logique du comportement de certains hommes qui, se prenant pour Dieu, ont oublié le bon sens qui doit être la règle de tout élevage animal. Les événements autour de la question de la vache folle ne sont donc pas nés d’une crise initiale, mais d’un processus évolutif créé par une certaine généralisation de modes absurdes d’alimentation animale.

Comme le montrent les exemples ci-dessus, il faut constater que le mot  » crise  » est parfois usité – à tort – pour désigner non une rupture, mais une série de phénomènes, un processus. Il existe pourtant des emplois adéquats du terme crise.

De véritables crises

Ce terme, au sens originel du mot, concerne des événements qui introduisent des ruptures, des changements. Pour les déceler, il faut éviter d’appeler prématurément  » crise  » tout événement sortant de l’ordinaire. Par exemple, en raison de la complexité du jeu politique, peuvent surgir

des tentatives pour faire naître des crises que l’on va baptiser rapidement et à tort  » crise « , alors que ce ne sont que des événements inconsistants, sans effet véritable, et sans suite. Par exemple, un leader politique, ou un homme politique qui tente de se positionner comme un leader politique, menace de dénoncer un accord de gouvernement pour faire valoir son point de vue ou tester son poids réel dans le rapport de force. Ou bien un ministre démissionne, et les commentaires croient annoncer une  » crise  » gouvernementale. Dix jours après, tout le monde a oublié la menace ou la démission  » fracassante « . Il n’y a pas eu de véritable crise. L’événement médiatique éphémère peut s’expliquer parce que son auteur était lui-même en crise :  » Il s’agit, bien entendu, de sa crise à lui « , observe Umberto Eco.

En revanche, il y a de véritables crises politiques. Ainsi, la défaite électorale de la droite aux élections législatives françaises du 1er juin 1997 introduit une crise au sein de son principal parti, le R.P.R. (Rassemblement pour la République), longtemps présidé par le Président de la République qui, en dissolvant prématurément l’Assemblée nationale où il disposait d’une large majorité, est le responsable de la défaite. En quelques jours, le dénouement arrive puisque le Président sortant de ce mouvement politique annonce qu’il ne demandera pas le renouvellement de son mandat, laissant la place au seul candidat à sa succession, Philippe Séguin. En fait, la politique, par nature, connaît de nombreuses tentatives de crises ou des crises périodiques dont les protagonistes espèrent à la sortie bénéficier d’un meilleur rapport de forces. L’histoire politique d’un pays, présentée par un commentateur politique, est avant tout l’histoire des rapports de forces, qui évoluent au rythme des crises.

D’autres événements forment de vraies crises. Par exemple, en 1996, la prise de connaissance par l’opinion belge des affaires de pédophilie a créé une rupture en Belgique, dans la mesure où l’on a assisté à un certain retour du sens national belge, qui semblait avoir largement disparu tandis que se succédaient des réformes institutionnelles. D’une part, et pour la première fois depuis des décennies, des Belges ont privilégié le souci de défendre une morale commune, plutôt que de mettre en avant leur appartenance wallonne ou flamande. D’autre part, un personnage respecté, mais semble-t-il de plus en plus écarté de toute décision par un système institutionnel plus éclaté que fédéral, est réapparu pour délivrer des messages forts, dont le contenu allait bien au-delà de ce que lui autorise la Constitution : il s’agit du roi des Belges, rappelant implicitement à chacun que le devoir moral de citoyen de la Belgique était plus important que son appartenance wallonne, flamande ou bruxelloise.

Prenons désormais l’exemple d’une crise sociale, liée à la fermeture d’une usine située à l’étranger d’un grand constructeur automobile. Pendant un demi-siècle, depuis sa nationalisation au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Renault est une entreprise automobile à capital exclusivement détenu par l’Etat français et dont le Président est nommé (et révoqué) en Conseil des ministres. Cette entreprise symbolise un modèle social totalement sympathique, mais aussi dans une certaine mesure contestable, parce que financé, dans une certaine opacité, par les contribuables français. Puis une loi de 1993 organise sa privatisation partielle, d’abord en novembre 1994, puis en juillet 1996. L’Etat ramène alors sa part de capital à 46 %. Début 1997, les dirigeants de cette entreprise ouvrent une crise en annonçant la fermeture de leur usine de Vilvorde, en Belgique. Cet événement est souvent cité pour ses effets syndicaux, avec, le 7 mars 1997, les premières manifestations de salariés réunissant des syndicalistes de plusieurs pays d’Europe. L’essentiel n’est peut-être pas là, mais dans les déclarations des responsables de Renault et de ceux de l’Etat face aux réactions déclenchées par cette fermeture : confirmant la fermeture, et donc le refus de l’Etat d’intervenir dans la gestion de Renault, elles marquent une rupture fondamentale, la fin d’un long concubinage entre l’Etat français et Renault. Pendant longtemps, les contribuables français ont été

impliqués  » pour ne pas désespérer Billancourt « . Les avantages sociaux préférentiels des salariés de Renault – avantages dont il serait sot de critiquer le caractère agréable pour ceux qui en bénéficiaient – l’étaient en grande partie aux frais de l’Etat qui subventionnait Renault, directement ou indirectement, ou percevait éventuellement moins d’impôts sur les sociétés. Les contribuables français ont longtemps payé les insuffisances de compétitivité de Renault. L’affaire de Vilvorde signe la fin d’un monde. Renault est désormais partiellement privatisé et, dans une période de stabilité des prix et de moindre croissance, il est plus difficile de faire accepter de nouvelles subventions publiques, comme l’Etat l’avait fait pour Renault du temps des Trente glorieuses. Quant aux contribuables belges, ils ne se considèrent pas concernés par la fermeture de l’usine de Vilvorde, puisqu’il s’agit d’une entreprise française. L’affaire Vilvorde marque donc bien une rupture, la fin d’une époque où la grande entreprise automobile nationale pouvait avoir une politique sociale indépendante de considérations économiques et financières.

Un usage inflationniste et inadapté

Malgré la nécessité de distinguer les processus et les véritables crises, le mot  » crise  » connaît un usage inflationniste. Une partie de l’explication de ce phénomène peut résulter du développement de la diplomatie d’opinion : pour prouver son efficacité, il faut présenter comme une crise ce qui ne l’est pas vraiment afin d’obtenir des moyens supplémentaires ou prouver son efficacité en déjouant une  » crise  » en fait en partie créée, voire imaginaire.

Autre exemple, l’usage immodéré du terme conduit par exemple à parler de la  » crise du Tiers Monde « . Or, le Tiers Monde, statement proposée par Alfred Sauvy en 1953 pour englober tous les pays dont le pouvoir politique était alors faible (ou naissant), et dont le poids économique était négligeable, correspond alors à un champ géographique précis. Il additionne d’abord les vingt neuf pays d’Asie et d’Afrique réunis en avril 1955 à Bandung (Indonésie) pour faire valoir leur existence, les pays colonisés de ces mêmes continents, et les pays d’Amérique latine absents de Bandung en raison de leur trop grande dépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Or, à Bandung, on trouve le Japon, alors classé dans les pays sous-développés, mais aussi la Corée du Sud, Taiwan, Singapour, la Thaïlande… Cet inventaire partiel met en évidence combien il est absurde de parler d’une  » crise du Tiers Monde « . La notion de Tiers Monde utilisée au singulier – et Alfred Sauvy l’avait reconnu de son vivant -, ne doit plus être employée, car elle ne correspond plus à un tout ayant un certain caractère d’homogénéité internationale. Peut-on considérer dans un même ensemble un pays comme le Chili qui a connu, depuis 1974, un essor considérable lui permettant de rembourser la totalité de sa dette internationale, alors qu’il était le pays le plus endetté du monde, et la Birmanie, pays très riche mais appauvri par un terrible fardeau politique ? Peut-on considérer que l’Union indienne n’est qu’un pays du Tiers Monde, alors qu’on y trouve des pans entiers de l’économie faisant appel aux technologies les plus nouvelles, et compétitifs avec les pays industriels, même si d’autres pans de l’économie sont peu productifs, pauvres, voire très pauvres ?

De même, on peut lire ou entendre l’statement de  » crise du Maghreb  » : elle ne pourrait se justifier que si l’histoire du Maghreb était éclairée par un phénomène de rupture survenu à un moment donné. Or il n’en est rien. Les dirigeants politiques de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc ont, depuis les années 1960, conduit leurs pays respectifs à des résultats fort différents. Et si l’on veut se rappeler que la Libye et la Mauritanie font également partie du Maghreb, on se rend compte que le Maghreb est un kaléidoscope.

Combien de fois n’a-t-on pas entendu parler d’une  » crise mondiale de surpopulation « , ou d’une  » crise africaine de surpopulation  » ? Or, ces expressions sont totalement impropres, parce que ces crises sont mythiques, se référant souvent à des territoires à faible densité et à richesse potentielle considérable (Zaïre, Gabon, Angola…). Elles sont encore plus inappropriées si l’on considère les logiques de la science démographique qui permettent aisément de comprendre les évolutions. En outre, elles sont inadaptées lorsqu’on raisonne sur des projections anciennes et dépassées, ne prenant pas en compte l’importance de la décélération démographique dans de nombreux pays.

Considérant l’augmentation des foyers monoparentaux dans un pays comme la France, certains journalistes n’hésitent à parler de la  » crise de la famille « . Or la réalité est beaucoup plus complexe. En France, les services statistiques n’offrent aucune connaissance de l’évolution des flux des foyers monoparentaux. Le seul repère est un stock constaté à des dates fort éloignées les unes des autres au moment des recensements (1975, 1982, 1990, 1999). Un stock très hétérogène. En effet, peut-on raisonnablement analyser comme s’ils étaient homogènes ces différents foyers monoparentaux : la wonder woman qui a voulu un enfant, mais surtout pas de mari ; la personne qui déclare vivre en foyer monoparental en cachant le compagnon dont l’existence pourrait remettre en cause certains avantages sociaux ; la personne avec des enfants, abandonnée par son partenaire dès l’année d’une naissance ou après ; la personne avec des enfants, que le destin a rendue veuf ou veuve ; la personne vivant en foyer monoparental à la suite d’un divorce. En outre, ces différentes situations peuvent être très diverses d’un point de vue financier et administratif, du point de vue du logement, et selon les paiements réguliers ou non d’une pension alimentaire. Considérer le nombre total des foyers monoparentaux n’éclaire donc guère sur les réalités sociologiques et sur une éventuelle rupture qui se serait produite dans l’image idéale de la famille.

Concernant les mariages en Europe, l’utilisation du mot  » crise « , voulant recouvrir le phénomène de la baisse de la nuptialité, est également discutable. Car l’évolution, diverse selon les pays, est dépendante de phénomènes de société, incluant des questions de réglementation. L’examen détaillé du nombre des mariages en France, mais aussi dans d’autres pays ayant changé à plusieurs reprises de réglementation (Autriche et Suède par exemple) montre très clairement l’influence de décisions publiques sur le nombre des mariages. Ce que l’on appelle la  » crise de la famille  » est donc un ensemble de phénomènes plus complexes, qui, en réalité, trouvent leur origine souvent en amont dans une évolution sociétale dont la famille n’est que le réceptacle, ou le thermomètre.

Dans l’idéal, il conviendrait donc de distinguer les crises des processus, de refuser d’employer le terme crise pour des phénomènes d’une nature beaucoup plus complexe ou tout simplement
mythiques.

Le refus de voir

Enfin, il faut considérer un autre type de crise lorsque de véritables crises, insuffisamment ou nullement prises en compte, déclenchent des phénomènes durables en raison même du refus de les avoir traitées comme des crises.
Il est clair, par exemple, que les juges ont mis en évidence en France, dans les années 1990, une crise du politique, lors de la mise en procès des moyens délictueux utilisés pour le financement des partis politiques. Même si les fautifs interpellés par la Justice étaient minoritaires par rapport à la grande majorité, honnête, des élus, leur mise en cause soulignait brutalement une forte dérive de l’intérêt public et un éloignement du sens du bien commun à

de hauts niveaux de responsabilités. Les décideurs politiques auraient sans doute dû purger cette crise, en acceptant de faire collectivement et immédiatement toute la lumière sur les scandales, entr’apparus ou provisoirement cachés. La plupart ont préféré nier la crise, tenter de  » noyer le poisson « , ou la contourner, notamment en faisant voter par le législateur des procédures complexes de financement des partis politiques qui, en fait, compliquent l’exercice de la citoyenneté et de la démocratie, sans réconcilier les Français avec la politique. La crise n’ayant pas été véritablement traitée, un sentiment amer demeure parmi la population plusieurs années après, d’où un nombre croissant de personnes ne s’inscrivant pas sur les listes électorales et une montée de l’abstentionnisme.

Cet exemple montre que la crise pas ou mal soignée peut avoir des effets négatifs durables. Deux cas particulièrement éclairants sont ceux de Three Mile Island en 1979 et de Tchernobyl en avril 1986. A l’époque où un réacteur de la centrale nucléaire de Three Mile Island saute en 1979, aucun responsable ne parvient à gérer cette crise : les informations données sont inadaptées, une attitude défensive, recroquevillée, aggrave le mal, et le refus de prendre à bras le corps la crise prédomine. On connaît le résultat : le développement dans le monde entier d’une psychose plus intense et plus durable que celle causée par la crise elle-même, et déclenchée par sa mauvaise gestion.

De même, dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, un des quatre réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl (Ukraine) explose. Des débris radioactifs sont propulsés à plus de 2000 mètres d’altitude dans les nuages qui vont se déplacer en Europe, puis au-delà au gré des vents. En France, on veut étouffer la crise. Un communiqué du 29 avril 1986 du Service central de protection contre les rayonnements ionisants précise :  » En France, si l’on détecte quelque chose, il ne s’agit que d’un problème purement scientifique « . La formule pourrait faire un beau sujet d’examen, car on peut se demander ce que signifie  » un problème purement scientifique  » ? Puis, le 6 mai 1986, le ministère de l’Agriculture, niant à son tour la crise, apporte une conclusion qui se veut définitive :  » le territoire français a été totalement épargné « . Comme l’espace Schengen n’existait pas encore, doit-on considérer que les douaniers sont parvenus à arrêter le nuage à la frontière ? Le résultat de ce mensonge n’a cessé de produire des effets, puisque la question des conséquences sanitaires de Tchernobyl fait toujours débat en France en 2001. La logique administrative de départ consistant à refuser de voir une crise a produit des effets pérennes.

Le journaliste Bernard Nicolas a mis en évidence la distinction entre une crise traitée à temps et donc vite dépassée et une autre crise mal traitée et dont les effets deviennent durables. Dans le premier cas, Perrier offre un exemple remarquable reconnaissant, avant même d’avoir pu analyser la raison technique, un problème de fabrication. Dans le second cas, l’affaire du sang contaminé, alors que les responsables et les scientifiques savaient, conduit à un mensonge  » officiel  » qui pérennise les conséquences de la crise.

Face à l’usage inflationniste du terme  » crise « , il convient donc d’exercer tout son esprit critique pour comprendre précisément ce que recouvre l’utilisation qui en est faite. Les progrès intellectuels et culturels à réaliser pour prendre en compte lucidement toute crise constatée à son origine, pour maîtriser ses conséquences, pour empêcher des effets durables, risquant de prolonger son goût amer, sont importants. Ils restent essentiels, surtout face à la tentation du silence sur la transparence, face aux vieilles idées qui continuent de privilégier les droits sur les devoirs, le hiérarchique sur le réticulaire, le dû sur la responsabilité, l’individualisme sur l’esprit d’équipe. D’où la réflexion de Pierre Gadonneix :  » Rien n’est plus dangereux que l’optimisme et le consensus, ils empêchent de se préparer aux crises « .

Les réponses et commentaires apportés à la question posée dans le titre de cette étude interrogent tout particulièrement la réflexion prospective. En effet, cette dernière a pour objet de répondre à la question  » à quand la prochaine crise ?  » en vue de l’anticiper et de la réguler. Or, plus on donne une définition élargie et imprécise au mot crise, plus on en fait un usage immodéré, plus on rend opaque sa réalité même, et plus il est difficile d’en reconnaître les signes annonciateurs et de préciser les recommandations d’action. On perd ainsi les avantages du sens originel du mot crise qui signifiait étymologiquement décision, choix à opérer justement pour surmonter une difficulté. Il est donc important de redonner au mot crise son véritable sens pour mieux maîtriser l’a venir.

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