Quelle voie pour la démocratie en Iran et son environnement stratégique

Ambassadeur Pierre LAFRANCE

Décembre 2005

Toute démocratie vise à la gestion du complexe par l’ensemble des citoyens, et même à l’appréhension d’une complexité croissante par un nombre croissant de citoyens. Or, elle est menacée par la difficulté de ce mode d’intellection et par la solution de facilité que présente le discours réducteur, lui-même fragile parce que tôt ou tard démenti par les faits : on en a fait l’expérience en Europe. La démocratie ne saurait se suffire d’un peuple et d’une nation, conditions certes nécessaires si non suffisantes à son développement. Il lui faut un « Demos », c’est à dire un ensemble au plus large possible de citoyens aptes à :

  • maîtriser le complexe ;
  • concevoir un ordre social ;
  • intégrer l’ensemble du corps social à sa pensée et son action par le dialogue et la persuasion ;
  • intégrer en une nation unique la variété de ses composantes identitaires
  • s’exprimer dans l’indépendance matérielle, c’est à dire créer de la richesse dans les ordres économique, technique et culturel.

En Iran le Demos est de constitution récente et conflictuelle.

La société a longtemps été et reste mue par des oligarchies au discours simplificateur se traduisant par des mots d’ordre. Ce discours joue sur la crainte d’un environnement conquérant, et le ressentiment face aux injustices ressenties comme telles.

Ces oligarchies sont de natures diverses :

  • chefferies tribales transformées au fil des âges en castes latifundiaires ;
  • Dynasties militaires ;
  • Dynastie de grands commis de l’Etat ;
  • Hiérarchie religieuse ;

L’histoire de l’Iran peut largement s’analyser en termes de coopération ou de rivalité entre ces oligarchies.

Les révolutions ont le plus souvent résulté de l’alliance entre un embryon de Demos et une minorité d’oligarques éclairés c’est à dire conscients de la fragilité à terme de leur pouvoir et portés à la démocratie. Elles ont toujours buté contre des oligarchies très organisées capables de mobiliser des masses soit clientes soit séduites par un manichéisme simpliste, intolérant et autoritaire.

Tel fut le cas de la Révolution constitutionnelle de 1906, confisquée par une armée renaissante dirigée par un chef efficace soutenu par les tribus.

  • L’intermède démocratique de 1943 à 1953 ayant pris fin par la jonction des forces de l’armée et celle de foules stipendiées (par des puissances étrangères).
  • La Révolution Blanche de 1965-1970 n’ayant permis qu’une demi-libération de la paysannerie.
  • La révolution libérale islamique récusant la puissance, récupérée par une hiérarchie religieuse « révolutionnaire ».

Face à un Demos encore minoritaire et timide à cette dernière époque, se sont opposées les forces d’embrigadement marquées par la structure pyramidale : les clercs, les partis révolutionnaires dont le MKO et le Toudeh, le corps religieux fort du réseau des mosquées.

Cette propension à l’embrigadement semble avoir été aggravée par la richesse pétrolière sous ses formes directes et induites tendant à renforcer l’oligarchie au pouvoir par la constitution de réseaux clientélistes. Cet embrigadement a également été facilité par la hantise de la prédation par les puissances étrangères de caractère impérial (vieille obsession nourrie par Alexandre puis Rome, puis les Turcs, les Mongols, les Anglais, l’URSS et enfin les USA.

Actuellement la richesse pétrolière enracine une oligarchie polymorphe mais menacée par son caractère monopolistique donc entropique ; elle est d’abord religieuse, mais aussi d’Etat, financière (pétrole), économique (grandes fondations), militaire (Sepahe-Pasdaran pouvant neutraliser l’armée régulière et en principe inféodé au pouvoir religieux « révolutionnaire »). Est-ce un système inébranlable ?

A priori non.

On assiste en effet à la croissance d’un Demos potentiel par :

  • le développement considérable de l’enseignement, notamment supérieur, au point de permettre au citoyen d’appréhender le complexe y compris théologique, éthique, socio-économique,..
  • celui d’une classe de commerçants en quête de valeur ajoutée (les « Bazari » aux penchants industriels) ;
  • celui de la société civile (pour combler les lacunes croissantes d’un pouvoir autoritaire)
  • le soutien que lui apporte la pensée critique d’oligarques « éclairés » notamment au sein d’une hiérarchie religieuse.

Mais :

  • le Demos ne peut encore accéder à la création de richesse ; s’il peut « s’investir », il ne peut réellement investir
  • l’unité de la nation reste problématique et fragile (Turcophones, Kurdes, Baloutches)
  • il ne peut ni veut s’engager dans une démarche subversive fatalement obérée par un discours simplificateur et mobilisateur ; de plus, le pays est las de la violence.

La confrontation entre Demos et oligarchie perdure et peut le faire encore longtemps.

Mais l’entropie du système en place le contraint d’appeler le Demos à son secours, le porte donc au compromis. Celui-ci est hésitant et prend l’aspect d’une séquence de concessions aux libertés nécessaires au développement du Demos et de rétractations. Il vit cependant une aporie : pour survivre, le pouvoir doit, tôt ou tard, de devenir méconnaissable. Le leurre du « modèle chinois » est voué à terme à l’inopérance.

Il y a donc bien transition à l’œuvre, dans une violence retenue. Quelles interactions avec l’environnement géopolitique ?

Ce qui se passe en Iran se passe aussi à des degrés et sous des formes différentes dans les pays voisins. Partout un Demos en formation oppose l’horizontalité de la délibération à la verticalité du mot d’ordre.

Partout les suprématies sont contestées qu’elles soient internes ou externes. En d’autres termes l’unilatéralisme et le principe de polarité sont battus en brèche. L’Iran pourrait jouer dans l’évolution en cours un rôle moteur à la mesure de son séculaire rayonnement culturel. Il ne peut y parvenir seul. Il a besoin de soutiens et d’émules.

Il semble évident en tout cas qu’un Iran démocratique dans un environnement démocratique ou en voie de démocratisation constituerait le meilleur barrage concevable à l’omnipotence politique américaine ou plus généralement à la politique de puissance.

* Pierre LAFRANCE est ancien ambassadeur de France en Iran et au Pakistan, et envoyé spécial de l’UNESCO en Afghanistan.

Note

  1. Résumé condensé de la communication.
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