Bruno Drweski
Bruno Drweski, Maître de conférences Habilité à diriger les recherches à l’INALCO, Paris; Historien, Politologue; 1978, Maîtrise d’histoire à l’Université de Cracovie, Pologne; 1982, Doctorat d’histoire, INALCO, Paris; 1991, Doctorat de l’Institut d’Etudes politiques de Paris.
La crise de l’alliance Etats-Unis – Arabie saoudite
L’Arabie saoudite ne peut, pas plus que les autres pays du monde, ne pas tenir compte de la modification des rapports internationaux et de la montée de puissances en Eurasie, en particulier la Russie et la Chine, qui jouent un rôle grandissant au Moyen-Orient alors que les Etats-Unis sont manifestement en crise. Riyad est elle-même tombée dans une situation de précarité, tant sur le plan de ses liens régionaux, que de sa situation économique, sociale et morale sur le plan intérieur. Elle a donc intérêt à multiplier les alliances pour éviter d’avoir à subir des turbulences qui pourrait emporter son régime.
Saudi Arabia cannot, any more than any other country in the world, ignore the change occuring now in the international relations and the rise of new powers in Eurasia, particularly Russia and China, which are playing an increasing role in the Middle East, while the United States are clearly in crisis. Riyadh itself has fallen now into a precarious situation, both in terms of its regional ties and its economic, social and moral situation at home. It therefore has an interest in multiplying alliances to avoid having to endure tensions that could put in danger its regime.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’alliance politico-stratégique conclue entre l’Arabie saoudite et les États-Unis était au cœur du jeu géopolitique moyen-oriental suite au déclin de l’empire britannique qui avait auparavant poussé, après la Première Guerre mondiale, les Saoud à contrôler toute l’Arabie centrale. Mais les bases sur lesquelles cet axe a été construit sont désormais fortement affaiblies[1], ce qui pousse Riyad à se risquer à faire des pas de danse diplomatique très sophistiqués pour des princes sortis du désert du Nedj et habitués à la seule danse des sabres.
La relation entre une démocratie à géométrie variable en fonction des intérêts des marchés à conquérir et un royaume wahhabite somme toute assez proche des conceptions néo-évangélistes, « with an islamic touch », enracinées dans le monde anglo-saxon prévoyait qu’en échange du contrôle par les Etats-Unis de la production et de la distribution des hydrocarbures saoudiens, ceux-ci protégeraient la pétromonarchie saoudite pour qu’elle s’impose comme puissance régionale incontournable à leur service, aux côtés de la puissante base israélienne. Les États-Unis ont ainsi pu s’assurer depuis la Seconde Guerre mondiale le contrôle stratégique des flux énergétiques mondiaux et sécuriser leurs importations. Les nombreux accords économiques et les transferts de technologies ont ainsi permis à l’Arabie saoudite de se développer et de renforcer considérablement, au moins en terme statistique, sa force militaire[2]. Mais depuis le début du XXIème siècle, plusieurs éléments de rupture entre Washington et les Saoud sont apparus. Le 11 septembre 2001 a mis en lumière les relations troubles que pouvaient entretenir certains notables saoudiens avec des takfiristes islamistes abandonnés par les Etats-Unis après 1991 alors même qu’ils avaient été couvés par eux à l’origine en Afghanistan depuis 1979. Après 2001 toutefois, les USA à la tête d’un empire néolibéral unipolaire menacé par la baisse tendancielle des taux de profit se sont lancés dans une série de guerres, d’occupations et de changements de régimes qui les ont obligés à continuer d’avoir besoin des Saoud. Mais avec l’arrivée d’Obama à la Maison blanche, suite au désastre de la guerre irakienne, Washington a préféré éviter de s’impliquer trop directement, politiquement et militairement, dans les conflits au Moyen-Orient, ce qui a fragilisé la position de son protégé saoudien et, après des décennies de « diplomatie du chéquier » et de financement de guerres par procuration, la stratégie de Riyad a changé de cap en 2015, lorsqu’elle a décidé d’intervenir militairement au Yémen, mais cette fois sans plus bénéficier du soutien direct de Washington. Seul un soutien logistique et technique lui a été apporté avec, en plus, l’assurance qu’elle ne devrait pas être condamnée sur la scène internationale pour les crimes de guerre, voire les crimes contre l’humanité, commis à cette occasion. Pour les Saoud, cela signifiait néanmoins que le protecteur d’outre-Atlantique devenait moins fiable. D’autant plus que Washington avait alors décidé d’opérer un timide rapprochement avec Téhéran, concrétisé par la signature de l’accord sur le nucléaire, ce que Riyad a ressenti comme un coup de couteau dans le dos[3].
L’arrivée au pouvoir de Donald Trump en 2017 a certes permis un certain réchauffement des relations entre les deux Etats et cela a permis de redistribuer les cartes puisque le nouveau locataire de la Maison blanche a replacé la lutte contre l’Iran au cœur de ses priorités, en se retirant de l’accord nucléaire et en augmentant la pression économique contre lui. Mais une confiance rompue ne peut jamais se reconstruire facilement et l’alliance entre la pétromonarchie et les puissances occidentales reste durablement fragilisée car la réalité a démontré l’existence de vents contraires soufflant dans les allées du pouvoir, à Washington, à Wall street, à Londres et à Bruxelles. Malgré les centaines de milliards de dollars de contrats d’armement signés récemment entre Riyad et Washington, l’acceptation par le roi saoudien de cautionner le projet de « deal du siècle » en faveur d’Israël ou la réaction très modérée de Trump au meurtre de Khashoggi, rien ne pourra plus permettre de restaurer la fascination que l’on éprouvait au coeur du désert du Nedj pour le clinquant de la puissance « hollywoodienne ». Le niveau de dépendance de Riyad à l’égard de Washington ne pourra sans doute plus jamais être basé comme autrefois sur des garanties jugées autrefois sans limites, ce qui explique la recherche assez fébrile de nouveaux partenaires, de la part de ceux qui occupent aujourd’hui les différents palais de Riyad.
Riyad et la formation de l’alliance sino-russe visant les Etats-Unis
Depuis 2017, Donald Trump a remplacé la politique du « pivot asiatique » concoctée sous Obama pour endiguer en douceur la Chine par une politique d’affrontement économique direct qui a poussé Pékin à répliquer en renforçant dans différents domaines son alliance avec la Russie, elle aussi visée par des sanctions occidentales. Pékin et Moscou doivent désormais travailler ensemble pour bâtir des réseaux internationaux visant à contrer la puissance encore dominante de Washington et de son dollar. Et comme la crise économique prolongée du système capitaliste néolibéral mondialisé coïncide avec la politique somme toute peu prévisible d’un Trump semblant mépriser la plupart des alliés traditionnels Etats-Unis, nombreux sont les pays qui sont amenés à se détourner de Washington pour établir des liens nouveaux avec la Chine ou la Russie, voire l’Iran[4] ou tout autre Etat non aligné.
Même si le pacte du Quincy ayant scellé au sortir de la Seconde Guerre mondiale l’alliance stratégique entre Washington et Riyad est toujours officiellement en vigueur, nous constatons qu’il est fragilisé, et cela même si les Etats-Unis et l’Arabie saoudite viennent de signer des accords d’une valeur de plus de 380 milliards de dollars, dont 110 milliards pour des ventes d’armements. Les Saoudiens sont aussi devenus de gros investisseurs dans les nouvelles technologies par le biais du Public Investment Fund of Saudi Arabia (PIF), dans Uber et dans le constructeur de voitures électriques Tesla. Et Riyad a lancé son plan de développement technologique « Vision 2030 » censé transformer le pays en géant technologique et touristique avec la participation d’entreprises comme comme Microsoft[5]. Mais l’Arabie saoudite est dans une situation crise économique, sociale et morale profonde, et la désastreuse guerre au Yémen lui coûte autant en armements qu’en réputation frelatée, y compris auprès de sa propre population. C’est donc aussi pour ne pas avoir à multiplier dans ce contexte le nombre de ses adversaires, que les Saoud doivent donner des gages de coopération à long terme aux puissances émergentes de Russie ou de Chine.
On remarquera en particulier que le 5 octobre 2017, la Russie et l’Arabie saoudite ont signé un accord prévoyant l’achat par cette dernière de systèmes de défense anti-aérienne et antimissile mobile, des systèmes antichars, des lance-roquettes, des lance-grenades et des fusils d’assaut kalachnikov, ce qui confirme le fait que les Etats-Unis perdent leur monopole dans l’armement de leur allié. L’Arabie saoudite tente aussi de se tourner vers la Chine pour développer son programme de missiles balistiques et elle s’est rangée derrière l’argumentation de Pékin justifiant les méthodes de répression du terrorisme employées au Xinjiang et condamnées par les pays proches des Etats-Unis. La plus grande des pétromonarchie tente donc de trouver des appuis auprès des puissances montantes concurrentes de l’Occident.
Les dirigeants chinois et russes concentrent aujourd’hui leurs énergies à s’opposer aux sanctions et aux politiques tarifaires discriminatoires à leur égard de la puissance nord-américaine et de certains de ses alliés européens. La Chine se tourne donc vers d’autres pays, dont la Russie, pour combler ses besoins d’approvisionnements énergétiques et agricoles. Pékin et Moscou ont renforcé leur coopération économique à tous les niveaux et signé des accords de coopération économique portant sur des dizaines de milliards de dollars. En 2018, le commerce sino-russe a augmenté de plus de 24 % pour atteindre 108 milliards de dollars, avec comme objectif de le faire passer à 200 milliards de dollars d’ici cinq ans. A quoi s’ajoute le fait que la Russie a conclu un accord avec Huawei pour le développement de son système de communications et l’adoption du système chinois de télécommunications 5G. Premier exportateur de pétrole en Chine, la Russie a renforcé cette position en inaugurant en 2018 le puissant gazoduc reliant la Sibérie orientale au Nord-Est chinois[6]. De nombreux autres domaines (communications, Arctique, coopération militaire, innovations scientifiques et technologiques, etc.) sont touchés par la coopération du nouveau pôle eurasiatique. Vis à vis de l’Iran, de la Syrie, du Venezuela et plus largement de l’Amérique latine, voire de l’Afrique, la Chine et la Russie semblent avoir adopté une stratégie commune en prônant une politique de dialogue et de retenue visant à promouvoir ce qu’elles considèrent comme le retour vers des politiques de détente et de reconstruction du droit international. Nous assistons donc à l’émergence d’un axe de coopération visant à contrer ce qui apparaît à beaucoup de pays comme un unilatéralisme unipolaire de la part de Washington. C’est dans ce double contexte, affirmation d’un contrepoids sino-russe et distanciation de Riyad par rapport à Washington que nous devons analyser les évolutions stratégiques probables de l’Arabie saoudite sur le long terme. Dans l’hypothèse évidemment que la crise de la monarchie des Saoud n’entraine pas la fin du régime dominant le centre de l’Arabie depuis les années trente, ce que le hasardeux réalignement stratégique et idéologique en cours actuellement à Riyad pourrait toujours causer.
L’Arabie saoudite a besoin de la Russie
Malgré le fait que la Russie et l’Arabie saoudite sont encore marquées par des tensions anciennes et profondes dues à la politique d’exportation du wahhabisme, y compris vers le Caucase russe, et de soutien aux groupes armés takfiristes intervenus en Syrie, le président Vladimir Poutine a visité pour la première fois en douze ans Riyad où il a signé une « charte de coopération OPEP+ » qui officialise l’alliance pétrolière conclue déjà il y a trois ans entre les deux pays dans le but de soutenir les cours mondiaux du brut. Cette charte OPEP+ scelle ainsi publiquement la coopération pétrolière des deux Etats dans le domaine des prix et de la vente par Moscou d’engins de haute technologie pour la construction des tubes transportant l’énergie. Cette alliance était au départ quasiment contre-nature et elle est née à la fin de 2016 lorsque Riyad a été obligée de se rendre compte qu’elle ne pouvait plus à elle seule orienter les prix du pétrole en diminuant sa production, face entre autre au pétrole de schiste de l’allié nord-américain. Un accord fut alors conclu entre les membres de l’OPEP menés par l’Arabie saoudite, et onze Etats producteurs hors de l’OPEP, et menés par la Russie. Dans le but de diminuer collectivement la production de 1,8 million de barils par jour, accord qui a été renouvelé à la fin de 2018 sur 1,2 million de barils puis prolongé jusqu’en mars prochain[7].
On peut penser qu’avec la charte OPEP+, les deux géants pétroliers qui représentent à eux seuls 43 % de la production mondiale de pétrole, veulent désormais montrer que leur alliance économique pourrait devenir durable, voire se prolonger sur d’autres terrains que l’énergie. L’Arabie saoudite et la Russie ont toutes les deux besoin de montrer qu’elles marchent ensemble pour stabiliser les cours du pétrole, ce qui est une question vitale pour Riyad et très souhaitable pour Moscou. « Dans les faits, l’Arabie saoudite a plus besoin de la Russie que l’inverse, estime Philippe Sébille-Lopez du cabinet Géopolia. Moscou peut se satisfaire d’un pétrole à 50 dollars le baril, Riyad non »[8]. Grâce à l’alliance avec l’Arabie saoudite donc, les cours du pétrole se redressent et la Russie peut profiter de cette évolution pour exporter plus que ce à quoi elle s’était jusque là engagée.
La Russie a besoin de son côté d’investissements et ceux en provenance d’Arabie saoudite ne peuvent être que les bienvenus, d’autant plus qu’ils peuvent aussi contribuer à pousser Riyad vers une politique de modération en Syrie ou sur d’autres théâtres où elle était en position d’opposition frontale face à Moscou. Le terminal pétrolier d’Abqaiq pilonné par des drones à la mi-septembre 2019 pourrait être réparé par des Russes alors qu’il a été détruit sans doute à partir du Yémen, de la part donc d’un allié de l’Iran, lui-même allié de la Russie. On voit donc à tout celà que les deux pays sont engagés dans une politique pragmatique de rapprochements sur un maximum de dossiers.
Le rapprochement de Riyad avec Moscou constitue un signal envoyé à Washington
La Russie et l’Arabie saoudite n’ont établi leurs relations diplomatiques qu’en 1991 et elles s’étaient ensuite régulièrement affrontées pour dominer le marché pétrolier ou pour influer sur le sort de la Syrie et d’autres pays de la région. « Depuis quatre ans, nos relations se renforcent. Nous voyons le monde depuis une même perspective »[9], a souligné lors de sa rencontre avec Vlamidir Poutine, Adel Al Jubeir, ministre saoudien des Affaires étrangères, assurant en même temps « ne pas voir de contradiction » entre cette affirmation et le maintien du partenariat traditionnel entre son royaume et les Etats-Unis, mais on est en droit de penser que l’on assiste, à bien lire chaque mot employé, en particulier l’expression « même perspective », à un rééquilibrage des relations internationales qui poussent l’Arabie saoudite à se préparer à obtenir des garanties de la part des nouvelles puissances eurasiatiques. En tous cas, on peut penser que Riyad a envoyé un signal à Washington pour montrer qu’elle a désormais d’autres options économiques, diplomatiques ou stratégiques possibles, même si l’axe principal de la coopération russo-saoudienne reste le pétrole. Comme l’a d’ailleurs souligné Abdel Aziz ben Salmane, le nouveau ministre saoudien de l’énergie qui a dépassé son domaine de gestion en déclarant « Mais nous voulons désormais aller au-delà de la simple coopération sur les cours pétroliers ». La trentaine d’accords ou contrats signés à Riyad, notamment dans le cadre de la coopération entre le fonds souverain russe RDIF et le fonds saoudien PIF, ont à cette occasion démontré qu’il s’agit de diversifier les liens entre les deux pays, en coopérant sur des sujets parfois sensibles comme l’intelligence artificielle, mais bien sûr aussi plus traditionnels comme l’agriculture, les infrastructures, le matériel ferroviaire ou le leasing d’avions. Toutes ces formes de coopérations économiques ne peuvent toutefois pas se développer sans une amélioration substantielle des relations politiques. On peut donc penser que Riyad ne mettra plus les batons dans les roues de Moscou sur le dossier syrien et que ses actions visant l’Iran, l’Irak, l’Algérie ou le Liban seront à l’avenir au moins plus mesurées qu’elles ne l’étaient depuis le lancement du « printemps arabe ». Les échecs rencontrés par les « révolutionnaires » et « démocrates » arabes takfiro-islamistes et les tensions entre l’Arabie saoudite et le Qatar auront sans doute aussi contribué à pousser les deux sœurs rivales de l’islam sunnite conservateur, l’Arabie saoudite et la Turquie, à modérer leurs ambitions et à envisager de se placer chacune dans le cadre du processus d’intégration au départ économique de la grande Asie et de l’Eurasie. « En apparence, l’agenda du sommet à Riyad est économique. Mais les deux alliés envoient avant tout des signaux politiques »[10], déclarait récemment Fiodor Loukianov, rédacteur en chef de « Russia in Global Affairs » qui ne peut avoir émis cette opinion sans qu’elle ne reflète celle que l’on doit entendre dans les allées du Kremlin. Il est clair aussi que Moscou a intérêt à faire le maximum pour apaiser les tensions entre Riyad, Téhéran et Damas, voire entre Riyad et Ankara, ce qui reste une tache ardue même si les rapports de force régionaux ont évolué en défaveur du royaume des Saoud, et alors que Tel Aviv ne peut que continuer à vouloir le pousser dans le direction d’une confrontation avec son puissant voisin du Nord-Est. Néanmoins, tant pour des raisons économiques que militaires ou simplement sociales, Iraniens et Saoudiens ont aussi tous les deux intérêt à stabiliser la situation régionale. Car il faut ajouter à tous ces dossiers complexes le fait que la pétromonarchie saoudite rencontre des difficultés intérieures à la fois économiques, sociales et intra-dynastiques non négligeables qui pourraient menacer la stabilité du régime. C’est donc aussi à cause de cet affaiblissement mais aussi parce que la Russie n’est encore qu’une puissance ayant une force trop limitée que l’on peut penser que Moscou a besoin dans son scénario de la Chine pour assurer le succès de sa politique régionale et faciliter la naissance d’un grand espace économique eurasiatique intégré tendant vers la Méditerrannée et l’Afrique et qui dynamiserait toutes les économies, commencer par la sienne.
A Riyad, la question que l’on doit se poser est celle de savoir quels sont les Etats, en dehors des Etats-Unis et désormais aussi de la Russie, qui peuvent soutenir une Arabie saoudite en plein bouleversement. Dernier associé de l’Arabie saoudite en date, et non des moindres dans ce contexte général, la Chine prend de plus en plus la place des Etats-Unis en Asie orientale et désormais aussi occidentale. Pékin entend sécuriser son approvisionnement en pétrole et, du coup, elle doit renforcer son rôle au Moyen-Orient. Elle est devenue le premier acheteur du pétrole saoudien et semble intéressée à ce que ses entreprises privées voire publiques prennent une part du capital de la Saudi Aramco issue de l’Arabian-American Oil Company ARAMCO. En même temps, d’autres entreprises chinoises pénètrent le marché saoudien où elles construisent des réseaux ferroviaires, des entreprises industrielles, des sites de dessalement d’eau et des grands centres commerciaux tant adulés par le public saoudien en mal de divertissements à l’américaine dans un pays qui sort sur ce plan aussi de ce que ses princes considéraient jusque là comme le salafisme strict. Et la Chine renforce donc elle-aussi sa coopération militaire avec Riyad.
Pourquoi le « Grand Moyen-Orient » parie de plus en plus sur la Chine ?
Comme tout le Moyen-Orient bourdonne de critiques à l’égard de la politique pour le moins erratique menée par les Etats-Unis depuis 1991, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont, il y a peu, annoncé l’introduction de l’apprentissage du chinois dans leurs cursus éducatifs, au même moment où tous les membres du Conseil de coopération du Golfe ainsi que la Syrie et l’Égypte ont déclaré leur soutien à la politique de « répression du terrorisme », de formation et de rééducation menée au Xinjiang[11] et souvent critiquée en Occident comme islamophobe et attentatoire aux droits de l’homme. On peut certes penser que les informations répandues par les médias occidentaux qui condamnent tous comme un seul et même homme sur ce dossier la Chine sont en partie inexactes, non recoupées et tendancieuses, mais voir la patrie du wahhabisme non seulement condamner désormais officiellement l’extrémisme religieux mais également soutenir une politique de prise en main de l’islam par un parti communiste ne peut que contribuer à dérouter tous les musulmans qui avaient cru que Riyad constituait le pôle d’un islam radical refusant tout compromis avec une forme ou une autre de laïcité, a fortiori, de soumission à un pouvoir « athée ». Au moment où, en Arabie même, le jeune successeur au trône mène dans le domaine des mœurs et des divertissements des réformes pour le moins osées et qui font doûter les plus rigoristes de ses sujets que l’État dans lequel ils avaient placé leur entière confiance n’est pas en train de trahir ses principes fondateurs. Ouvrant ainsi peut-être une boite de Pandore qu’il sera difficile de refermer, comme le montrent tous les exemples connus de réformes et d’ouvertures sur des « valeurs nouvelles » …qui restent le plus souvent toujours principalement cotées en bourse. Dans des régimes jusque là marqués par une forme ou une autre de « stagnation » ou de rigidité idéologique. Pas sûr d’ailleurs que sur ce sujet les dirigeants russes soient prêts à donner à leurs nouveaux collègues princiers d’Arabie les clefs nécessaires qu’ils possèdent grâce à leur expérience des résultats erratiques des politiques de « transparence », d’ouvertures et de perestroïka. Mais, au final, c’est peut-être là que « l’exemple chinois » d’une « ouverture très contrôlée » par un pouvoir d’État maintenu peut, par-dessus les différences idéologiques et les traditions politiques radicalement différentes existant entre la Chine et l’Arabie saoudite, fasciner des princes parvenus en mal de stabilité.
Car la Chine, comme d’ailleurs aussi à sa façon la Russie post-soviétique, ont comme avantage aux yeux des monarques absolutistes de ne jamais plus poser sur la scène internationale la question du régime politique du pays avec lequel elles coopèrent, considérant qu’il s’agit là d’une affaire strictement intérieure et donc d’une question de respect de la Charte des Nations unies et de celle de Bandung sur la non ingérence dans les affaires intérieures des autres Etats. La question des droits de l’homme dans les pays en phase d’ascension et de développement est avant tout cvue comme celle du droit à sortir de la pauvreté et non pas celle de « fumeuses », au moins à leurs yeux, libertés individuelles ou de concurrence « libre et non faussée ». Ce qui se marie bien avec les intérêts de la Chine actuelle qui a une économie dynamique en plein développement et pour qui les priorités en matière de politique étrangère sont de créer avec n’importe quel gouvernement les conditions pour multiplier les interconnexions économiques, les nouvelles routes de la soie, sécuriser les flux de ressources énergétiques et protéger les investissements régionaux par une stratégie diplomatico-économique baptisée « gagnant-gagnant », contraire donc aux dogmes du néolibéralisme et du darwinisme social de lutte pour la survie au dépens des autres. Les gouvernements arabes, en particulier celui de Riyad, confrontés à une situation de stagnation économique et de chômage, sont de leur côté avant tout intéressés par des politiques de développement ambitieuses visant à relever rapidement le niveau de vie de leurs populations toutes impatientes et à assurer la promotion sociale des jeunes qui arrivent en masse sur le marché du travail. C’est pourquoi le projet saoudien Vision 2030 ne peut pas être envisagé sans y intégrer aussi les entreprises chinoises au côté de celles du vieux protecteur d’outre-Atlantique. Ce qui posera à terme aussi la question du choix à faire dans les transactions commerciales entre le dollar et le yuan, le rouble ou toute autre valeur financière alternative. Riyad ne semblant pas mieux préparée de son côté que la plupart des autres Etats en principe musulmans à promouvoir des valeurs financières compatibles avec les principes premiers de l’islam sur le refus de l’usure et donc, en toute logique, du capitalisme spéculatif et boursier.
Et comme dans ce contexte global, le renforcement des liens avec la Chine – comme avec la Russie – constitue une option attrayante pour les dirigeants saoudiens comme pour ceux des pays voisins dans une période où la stabilité de l’Occident et des Etats-unis semble moins assurée qu’auparavant, on doit voir le voyage du prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane (MBS) en Asie au début de l’année écoulée comme un signe d’une évolution géo-économique et sans doute géo-stratégique sur le long terme. Boudé un temps par l’Occident suite au meurtre sordide de Khashoggi, MBS a du coup été presque obligé de tenter de normaliser sa position internationale par le biais des sommets asiatiques. Là encore, le rapprochement avec Pékin ne peut se faire à terme sans une normalisation ne serait-ce que minimum avec l’Iran, d’autant plus que le Pakistan, l’allié traditionnel de Riyad dans la région[12], pousse activement dans la direction d’un rapprochement et avec Pékin et avec Téhéran et avec Moscou, et à terme avec l’axe commercial en construction Pékin-Téhéran-Ankara-Athènes, et/ou alternativement Pekin-Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth-Athènes.
La Chine joue pour le moment un rôle constant mais limité dans le règlement des questions régionales de l’Asie occidentale, question palestinienne ou crise syrienne, et malgré ses bases navales à Djibouti et à Gwadar au Pakistan, Pékin ne peut pas jouer de rôle politique dominant au Moyen-Orient. Pour l’empire du milieu en principe à visée communiste, c’est, dans cette région comme ailleurs, la Russie, et malgré son moindre potentiel économique, qui est en état d’occuper le rôle à la fois du glaive et du bouclier local dont elle a aussi besoin. Hormis le Pakistan, la Chine n’entretient de relation historique privilégiée avec aucun pays de ce « grand Moyen-Orient » dessiné autrefois par les stratèges de Bush fils, même si elle a des rapports plus étroits avec l’Iran, la Syrie ou le Soudan. Son approche reste donc marquée par le pragmatisme et la volonté d’éviter autant que faire se peut les problèmes sur les questions géopolitiques sensibles tout en tirant parti du mécontentement des dirigeants et des peuples de la région à l’égard de la politique des Etats-Unis, dans le but de promouvoir ses intérêts économiques, et en profitant sur ce terrain de la fascination grandissante qu’épouve l’opinion saoudienne envers le dynamisme économique et technologique chinois.
On peut donc estimer que devant les
incertitudes qui menacent le régime saoudien tant sur le plan régional que sur
le plan intérieur, celui-ci n’a plus intérêt à multiplier des ennemis qu’il n’a
pas réussi à faire plier mais qu’il a au contraire intérêt à ne trouver que des
partenaires qui pourraient aider à stabiliser ses positions au moment où les
puissances montantes en Eurasie sont de leur côté intéressées à affaiblir
partout où c’est possible les liens de chaque pays avec les Etats-Unis. Et cela
même si ni Moscou ni Pekin ne se font sans doute par ailleurs d’illusions sur la
solidité à terme du pouvoir monarchique absolutiste quelque peu décati régnant
aujourd’hui encore sur le centre de l’Arabie.
[1] < https://les-yeux-du-monde.fr/actualite/actualite-analysee/39661-quel-avenir-pour-lalliance-entre-les-etats-unis-et-larabie-saoudite > consulté le 16/12/2019.
[2] Jacques-Jocelyn Paul, Arabie saoudite, l’incontournable, éditions Riveneuves, 2016. On constatera que si, sur le papier, l’Arabie saoudite constitue aujourd’hui une des principale puissance militaire mondiale, loin devant des pays comme, par exemple l’Iran ou même (!) Israël, les déboires lamentables de ses troupes ou de ses supplétifs engagés dans le misérable Yemen démontrent qu’une force militaire réelle, ce n’est pas uniquement une question de nombre et de qualités d’armements mais de capacité à les maîtriser tout en étant en état de mobiliser le moral de troupes en faveur d’une cause jugée juste, surtout quand le camp d’en face est composé de « vanupieds » convaincus de se battre pour la justice, le droit du peuple et l’agrément divin qui va avec.
[3] < https://www.lesclesdumoyenorient.com/L-Arabie-saoudite-et-les-Etats-Unis-une-relation-sur-le-declin-Premiere-partie.html>; < https://www.lesclesdumoyenorient.com/L-Arabie-saoudite-et-les-Etats-Unis-une-relation-sur-le-declin-Deuxieme-Partie.html > consultés le 14/12/2019.
[4] < https://www.lesoleil.com/chroniques/gilles-vandal/la-formation-dune-alliance-sino-russe-antiamericaine-d8b50d30827f9948484ebc79dd431ed1 > consulté le 15/12/2019.
[5] Esmeralda Labye, < https://www.rtbf.be/info/monde/detail_affaire-jamal-khashoggi-quels-sont-les-pays-qui-soutiennent-ryad?id=10052349 >, consulté le 13/12/2019.
[6] < https://www.lesoleil.com/chroniques/gilles-vandal/la-formation-dune-alliance-sino-russe-antiamericaine-d8b50d30827f9948484ebc79dd431ed1 > consulté le 15/12/2019
[7] Claire Fages, < http://www.rfi.fr/emission/20191015-opep-arabie-saoudite-russie-perennisent-alliance-petroliere-riyad > consulté le 12/12/2019.
[8] < http://www.rfi.fr/emission/20191015-opep-arabie-saoudite-russie-perennisent-alliance-petroliere-riyad >, consulté le 12/12/2019
[9] Voir Benjamin Quenelle,< https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/la-russie-et-larabie-saoudite-scellent-leur-rapprochement-1139922 > consulté le 12/12/2019.
[10] < https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/la-russie-et-larabie-saoudite-scellent-leur-rapprochement-1139922 >
[11] Galip Delay, < https://www.lorientlejour.com/article/1183783/pourquoi-le-moyen-orient-parie-sur-la-chine.html >, consulté le 13/12/2019
[12] Voir sur ce sujet l’entretien accordé en anglais par l’ambassadeur du Pakistan en Pologne où il dessine pour le site polonais Stratgy&Future une vision grandiose et très optimiste d’une intégration économique de toute l’Eurasie, de l’Atlantique au Pacifique, qui est censée devoir bouleverser quasi-automatiquement et pacifiquement les rapports stratégiques mondiaux dans les décennies à venir : <
>, consulté le 16/12/2019.