Christophe Reveillard
UMR 8596 Centre Roland Mousnier
GR Eurus
Université Paris Sorbonne/CNRS
Les frontières sont les enveloppes externes des territoires des États. Les frontières internationales ou inter-étatiques sont des lignes qui séparent les compétences étatiques. Michel Foucher écrit que « la frontière est une discontinuité géopolitique, à fonction de marquage réel, symbolique et imaginaire ». Il était donc temps pour la revue Géostratégique de se pencher sur cette notion à très haute teneur géopolitique.
Les frontières les plus évidentes et les plus disputées, celles qui furent les plus contestées dans l’histoire et qui entraînèrent guerres et conflits sont les frontières terrestres. La frontière a une dimension abstraite (sur la carte) et une dimension concrète (sur le terrain). La frontière peut ne figurer que sur les cartes et n’avoir qu’une dimension imaginaire. La frontière n’est alors que pure représentation. Certaines frontières sont militarisées comme celle entre les deux Corée qui fut un des endroits les plus dangereux du monde. Des frontières urbaines existent. Elles sont officielles (Berlin jusqu’en 1989, Nicosie) ou officieuses (Jérusalem, Sarajevo, Belfast). La frontière linéaire a existé dans l’Antiquité sous la forme du Limes et de la Grande Muraille. Le monde médiéval ignore la frontière linéaire et préfère la notion de mouvance. Charlemagne a organisé son Empire à ses frontières sous forme de « marches ».
L’Empire d’Autriche a organisé des « confins militaires » (Militàrgrenze) Ainsi les Krajina et les Ukrajina. Louis XIV a une « passion de la frontière » (François Bluche), avec l’aide de Vauban, il crée la « ceinture de fer ». Le modèle européen de la frontière s’est imposé à la suite de la colonisation puis de la décolonisation et l’OUA a inscrit dans sa charte le principe de l’intangibilité des frontières issues de la décolonisation. La frontière linéaire étatique tend à s’effacer et à perdre de sa signification en Europe aujourd’hui. Ainsi se surajoutent ou se substituent aux frontières étatiques : celles socio-économiques, culturelles ou civilisationnelles. Frontières, glacis et zones d’influence, au cœur des relations diplomatiques et militaires entre les Etats, la délimitation des territoires influence directement les questions de sécurité internationale et de règlement des conflits.
Séparation stricte ou voie de passage, la frontière reste le point de contact entre deux Etats, mais elle peut prendre l’aspect plus large et moins clairement défini d’un espace conçu comme base de rayonnement ou comme glacis protecteur. La fonction de la frontière est d’abord politique puisqu’elle est la ligne de partage des souverainetés étatiques. Sa fonction peut être administrative ensuite en étant le point où s’exercent le contrôle des marchandises par la douane et le contrôle des personnes par la police. Une fonction militaire enfin, longtemps primordiale mais qui tend à perdre cette dimension en Europe. Le franchissement d’une frontière est le casus belli par excellence et l’armée se concentrait traditionnellement près des frontières.
Nos auteurs ont choisi de présenter une approche multi-paramétrée de la notion de frontière à travers une grande multitude d’exemple concrets tel Jean-Paul Gourévitch évoquant l’épopée des Harragas, les « brûleurs de frontières » et son aspect polymorphe, défensif et militaire, strictement géométrique et dynamique voire eschatologique où le territoire s’efface devant l’appartenance, ce qui est le cas de l’Etat islamique. Sa remise en question par la mondialisation laisse l’individu connecté au monde entier mais seul face à un Etat qui ne le protège plus. En se penchant sur la question des frontières africaines, Jean-Pierre Vettovaglia étudie la question de la décolonisation à travers la complexité des rapports entre frontières étatiques, territoires et conflits. M. La Douce choisit la perspective ethique pour développer son propos sur le processus de civilisation permettant à la liberté humaine de devenir créatrice, dominatrice en fixant des codes, des bornes et des frontières.
Thomas Flichy de La Neuville se sert de l’exemple de la nouvelle vocation mondiale et interventionniste de l’Otan pour démontrer le lien entre justification sécuritaire et hégémonie, tandis qu’Eric Pomes, pour sa part, démontre, par l’exemple des murs frontaliers contemporains, le besoin sécuritaire de la souveraineté territoriale de l’Etat constructeur souvent en déni des droits de l’homme. Dans un article époustouflent de connaissances sur la question, David Rigoulet-Roze analyse l’histoire longue des frontières dans les confins de la péninsule Arabique et l’ensemble des problématiques qu’elle a pu soulever et qui expliquent la complexité actuelle des conflits de la zone. A travers le différent frontalier entre l’Érythrée et l’Éthiopie Madame Boutaher se sert de la dynamique endogène existante dans la conception de la frontière et, selon elle, la construction nationale érythréenne serait l’antithèse de la thèse impériale et globalisante de l’empire éthiopien.
Rodrigue Nana Ngassam souligne que le tracé actuel des frontières de l’Afrique créé des contentieux territoriaux pouvant rapidement déboucher sur une recomposition territoriale inédite, mais aussi une dynamique économique très florissante autour des activités criminelles et des trafics en tout genre. Jure Georges Vujic a choisi de développer le sujet de l’émergence de nouvelles routes maritimes commerciales, le développement accru de la sécurisation des nouvelles routes maritimes et l’accroissement de l’importance stratégique militaire de la zone arctique. Il nous confirme qu’avec la fonte des glaces et la nouvelle configuration géopolitique émergente, c’est l’avenir de la cicrcumpolarité polaire qui est en jeu, car ce sont les données acquises de la géographie classique qui seront remises en question par ce processus déjà en cours. Enfin, comment ne pas conclure ce passionnant dossier par l’entretien avec Olivier Hanne à propos de sa remarquable somme Les seuils du Moyen-Orient, histoire des frontières et des territoires aux éditions du Rocher ?
Bonne lecture.