Ali RASTBEEN
Fondateur et président de l’Académie de géopolitique de Paris. Directeur éditorial de la revue Géostratégiques. Auteur de Géopolitique de l’Islam contemporain, Éditions IIES, 2009.
1er Trimestre 2011
La première DÉcENNIE du 21e siècle a été marquée par des bouleversements notoires en Occident. Leurs effets peuvent être observés à travers les modifications stratégiques survenues en Turquie au plan interne, et leurs implications dans le domaine international.
Après la désintégration du bloc de l’Est, il était évident que des changements surviendraient au sein de la coalition occidentale. L’avènement des Etats-Unis, en tant que puissance absolue dans le monde, et les programmes stratégiques, visant à faire passer les territoires du bloc de l’Est du côté de l’Ouest, ont défini le sens de ces changements. L’étape suivante du projet américain avait été la préparation du chemin vers l’Asie et l’Afrique en vue d’atteindre des objectifs planifiés allant jusqu’à l’élimination de la Russie et de la Chine. Dans ce programme, le Moyen-Orient occupait la place de l’Europe après la Guerre mondiale.
C’est dans cette perspective que le Pentagone et le président en exercice des États-Unis avaient conduit la première « guerre propre » dans la région du golfe Persique. En Europe de l’Est, la Yougoslavie devint un modèle de « balkanisation » pour d’autres pays. Or, la grave crise financière qui devait être jugulée par les guerres paralysa la puissance unique mondiale. Le monde fut obligé de gérer les effets incontrôlables des « guerres préventives » et les conséquences néfastes de la crise financière occidentale qui sont loin d’être maîtrisées.
Cependant, malgré tous ces événements, Washington reste fidèle à sa stratégie à long terme. Des scénarios à court et moyen termes, adaptés aux conditions changeantes, ne modifient en rien ses visées. Washington ne peut fermer les yeux sur sa domination de près de soixante-dix ans (1).
La Turquie, en tant qu’alliée stratégique des États-Unis dans la région, tente de corriger en douceur d’anciennes et nuisibles pratiques. Le rôle spécifique de la Turquie, lié à sa situation géographique particulière, a été depuis des siècles un atout considérable pour les Turcs.
Lorsqu’il s’agit d’examiner la Turquie, la première chose qu’il convient d’observer, c’est ce qui distingue ce pays de ses voisins : La Turquie est une jeune république née après la fin de la Première Guerre mondiale, or auparavant elle était un empire multiethnique, théocratique et militaire, qui avait dominé pendant six siècles un vaste territoire précédemment sous le joug impérial des Abbassides et de Byzance (s’étalant jusqu’à l’Est de l’Europe). Il se situait à l’intersection des routes terrestres entre l’Asie et l’Europe (2).
Le voisinage de Byzance avec le califat abbasside, alors que Bagdad devait faire face à des troubles dans son propre empire, conduisit le calife à réunir et concentrer les tribus guerrières turcomanes sur les frontières ouest de l’empire. Cette politique devint un des fondements du califat. Les croisades, initiées par le slogan du pape Urbain II en 1095 – « Dépasse-toi, prends ta croix et suis-moi » -, qui marque le début d’une guerre qui durera cent soixante-quinze ans, contribuèrent à la concentration des tribus turcomanes en Asie mineure (3).
La tribu ottomane faisait partie des tribus guerrières qui, à la suite de la grande tribu seldjoukide, émigrèrent sur le territoire de l’Empire abbasside, en prenant position aux frontières de l’Empire byzantin. Cette tribu prit le pouvoir et un siècle plus tard, après avoir conquis Constantinople et fondé le grand Empire ottoman, assujettit son empire sur quatre voies militaires et commerciales de portée mondiale jusqu’au début du 20e siècle. Les aspirations de l’Empire ottoman étaient telles qu’il s’octroya le titre religieux de califat islamique et, après avoir conquis l’Égypte, reçut le califat du dernier survivant de la dynastie abbasside, devenant ainsi le « calife des musulmans », un privilège qui appartenait au monde arabe. Dans la Sublime Porte, le califat s’appuyait sur les deux bras religieux et militaire.
Après la fin de la Première Guerre mondiale, pendant laquelle l’Empire ottoman, allié à l’Allemagne, fut vaincu, son territoire implosa. Les idées nouvelles, faisant leur apparition même avant le dénouement de la guerre, avaient fait leur chemin jusqu’au sein des fondements du pouvoir. Cependant, ces rénovations n’empêchèrent pas la défaite. À la fin de la guerre, le territoire de l’empire fut partagé entre les vainqueurs. La Grande-Bretagne et la France eurent le tutorat des pays du Moyen-Orient et du Proche-Orient. La victoire de la révolution en Russie sur le régime tsariste permit aux forces militaires de l’Empire ottoman de mettre à l’abri la principale partie de son territoire face aux vainqueurs. Il réussit ainsi à créer une « ceinture de sécurité » limitée autour du gouvernement révolutionnaire de Moscou et de fonder le régime nationaliste turc, ce qui ne fut pas simple dans la pratique (4).
Le nouveau régime militaire, qui avait été obligé d’abandonner de nombreux territoires au Proche-Orient et au Moyen-Orient, ainsi que dans l’Est de l’Europe, prit des mesures difficiles en vue de nettoyer les vestiges de l’empire à l’intérieur du pays : supprimer la religion des instances du pouvoir était un bouleversement accompagné du rejet matériel des institutions religieuses, ainsi qu’une lutte contre la culture traditionnelle allant jusqu’au changement de l’alphabet. La religion céda la place au nationalisme extrémiste panturc, un instrument largement utilisé par les militaires face à l’institution religieuse. Dans la même lancée, avec le changement du nom du pays – la Turquie -, des épurations sanglantes ethniques et nationales ébranlèrent la nation. La plus connue fut celle des Arméniens. Les autres ethnies furent progressivement assimilées par la société turque. On compte parmi elles les Kurdes, installés dans les régions frontalières, appelés « Turcs des montagnes », au point que la langue turque se substitua à leur langue maternelle.
Sous l’influence de la révolution russe, la Constitution de la République de Turquie portait une attention particulière aux femmes. Elle leur accordait le droit de vote, ce qui, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, était méconnu même dans plusieurs pays européens. La nouvelle Turquie, qui avait pour ambition d’atteindre le niveau de développement des pays vainqueurs de la Première Guerre mondiale, se tourna vers le modernisme, se considéra comme un pays européen et s’efforça d’agir dans ce sens. Elle devint ainsi un modèle pour les pays limitrophes. La Turquie devint l’axe principal du traité de Saadabad (5) régissant la région. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Turquie resta neutre, bien qu’elle eût des préférences pour l’« Axe ».
Après la guerre, la Turquie préserva sa place stratégique privilégiée dans la géopolitique. Aussi bien avec l’OTAN que dans le cadre du traité militaire bilatéral avec les États-Unis, elle se situait au premier rang face au bloc de l’Est. Elle acquit également un poids important dans le traité de Bagdad, mis en place par Washington et Londres, et qui remplaça le traité de Saadabad. Lorsque le nationalisme arabe, influent dans l’armée, provoqua la chute du régime monarchique en Irak, le traité de CENTO, avec la participation de l’Iran, la Turquie et le Pakistan, remplaça le pacte de Bagdad (6). Ce nouveau traité faisait partie des traités qui, en liaison avec l’OTAN, intervenaient dans la confrontation entre les deux blocs de l’Est et de l’Ouest. Dans ce cadre, Ankara bénéficia des plus importantes aides économiques et militaires de Washington, et coopéra militairement avec le Pentagone.
Cependant, dans le contexte d’une double politique face au parti unique et aux nationalistes au pouvoir en Turquie, Washington renforça la nouvelle vague de tendance religieuse qui avait vu le jour au sein même de la société, et accueillit favorablement la création d’un nouveau parti, le Parti « démocrate ». Rapidement, ce parti put prendre le pouvoir. À travers une politique opposée au kémalisme, dont l’étendard était porté par le Parti républicain du peuple, les nouveaux dirigeants préparèrent le terrain à la propagation religieuse. Finalement, le coup d’État du mois de mai 1960, sous l’apparence d’un soulèvement, amena l’armée et l’université à être démantelées. Le tribunal révolutionnaire condamna à mort le Premier ministre Adnan Menderes et le président de la République, Celal Bayar, à la prison à vie, tout en dissolvant le Parti démocrate.
L’attention portée par Washington à la tendance religieuse en Turquie n’était pas sans fondement. Après la Guerre mondiale, les germes de la religion refoulés dans les profondeurs de la société s’étaient progressivement étendus dans les campagnes et commençaient à prendre d’assaut les villes. Les villes recommençaient à prendre lentement le chemin du passé. La Turquie faisait partie des pays qui, après la guerre, envoyaient de la main-d’œuvre vers l’Europe. Une partie des devises nécessaires à la Turquie étaient assurées par le travail des ouvriers turcs résidant en Allemagne. Le transfert progressif de l’économie rurale vers une économie moderne et industrielle, qui s’effectuait de manière harmonieuse, avait un effet direct sur la composition sociale de la population. Les changements des couches sociales s’effectuaient dans le sens d’un retour vers les appartenances religieuses. En quelques années, des partis ayant la même ligne de conduite que celle du Parti démocrate dissous prirent la place de ce dernier et, grâce à leur présence au Parlement et dans les instances électives du pays, surmontèrent les obstacles légaux. La primauté religieuse se fit progressivement jour aussi bien dans les organismes gouvernementaux que dans l’armée. Ces changements se déroulèrent naturellement, grâce au transfert des populations actives rurales d’abord vers les petites et plus tard vers les grandes villes. La religion prit progressivement le dessus, fit reculer de manière pacifique le nationalisme turc et s’instaura au pouvoir.
Cependant, il ne faut pas croire que cette avancée de la tendance religieuse puisse aboutir à la disparition complète du nationalisme turc. Ces deux éléments sont enracinés dans l’identité historique et sociale du peuple turc. L’expérience de quatre vingt-dix ans a démontré que, dans l’état actuel des choses, il est impossible de séparer le nationalisme turc de l’attachement de la population aux principes religieux. L’Europe en est également consciente.
Depuis un siècle, la politique de la Turquie est principalement axée sur l’euro-péanisation. La Turquie se considère comme la prolongation naturelle du continent européen et a, à plusieurs reprises, effectué des démarches en vue d’adhérer à l’Union européenne. Or, les militaires, défenseurs du nationalisme turc, n’ont pas réussi à attacher la Turquie à l’Europe. Aujourd’hui, c’est au tour des islamistes de tenter leur chance.
L’inquiétude des Européens face à l’adhésion de la Turquie a deux racines fondamentales et historiques : pendant deux siècles, la Turquie fut le fléau des croisades et, durant six siècles, la base principale de la domination de l’islam dans l’Est de l’Europe (7). Ces deux éléments, c’est-à-dire l’islam et l’identité turque, sont toujours présents au sein de la société turque. La plus récente manifestation de l’élément ethnique s’est présentée dans le cadre de Chypre et de la division de cette île entre les Turcs et les Grecs, après son indépendance sous la direction de l’archevêque Makarios. Durant ces dernières années, la Turquie a démontré qu’elle avait préservée ses comportements militaires et qu’à chaque instant elle pourrait mener des actions armées.
Cependant, il ne faut pas oublier que la sensibilité religieuse des États européens est aussi importante que celle des Turcs. Dans un climat marqué par la crise de la pensée et dans leur réaction face aux insécurités sociales créées par les méfaits de l’ordre mondial, les États occidentaux se sont éloignés de la révolution qui eut lieu il y a deux cents ans avec pour slogan : « L’homme abstrait loin des traditions et de la foi. » Le monde n’a pas encore oublié l’image de monsieur Bush fils – dirigeant du monde occidental – qui avait soulevé la bannière des croisades au Moyen-Orient.
Outre ces deux facteurs historiques, la Turquie qui a de l’expérience et des intérêts dans l’Est de l’Europe, a une population et une situation géographique qui lui confèrent une situation particulière dans l’équilibre encore fragile à la suite de l’adhésion des pays de l’Est à l’Union européenne. Dans la Yougoslavie désintégrée, l’Union européenne n’a pas encore établi une relation stable avec la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, l’Albanie, le Kosovo et la Serbie. L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne modifiera sans doute la composition et la stratification au sein de l’Union. En même temps, la présence de la Turquie augmentera le poids mondial de l’Union et aura une influence positive dans le développement de ses programmes et de ses politiques mondiales.
L’opposition de l’Allemagne et de la France quant à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne – bien que, depuis des années, elle soit membre de l’OTAN -est double. Les Allemands ont l’expérience de l’époque qui a conduit à la Première Guerre mondiale et leur alliance avec l’Empire ottoman. De même, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ils ont été les employeurs de plusieurs millions d’ouvriers turcs. Leur position face à la Turquie est une vue d’en haut. Ils sont dans leur propre pays toujours les hôtes de 1,2 million d’immigrés turcs. Tandis que Erdogan insiste auprès de Merkel pour qu’elle accepte l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, celle-ci répond par la difficulté de la « civilisation » des immigrés turcs, ce qui n’est pas une simple affaire pour les Allemands et… les deux autorités discutent sur la question de Chypre (8) !
Le point de vue des Français à l’égard de la Turquie est d’ordre politico-religieux. Leur propre scénario pour le territoire des Kurdes dans la région, dont une partie principale réside en Turquie, intervient également dans leur opposition. La présence grandissante des immigrés musulmans en Europe constitue depuis des années le centre de discussions des observateurs qui s’intéressent à la place de la religion dans la société. Périodiquement, monte en ligne l’idée de la probabilité d’une domination de l’islam en France et en Angleterre, ce qui est considéré comme un danger futur. Cette idée constitue un des instruments de la propagande de l’extrême droite en Europe. La Turquie tente de dépasser l’obstacle de l’opposition franco-allemande. Cela n’est pas aisé car derrière cette barrière se profilent la Grèce, Chypre et le Vatican.
Cependant, depuis des années, Washington demande l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Londres, se soumettant également à la politique américaine, émet un avis favorable à l’adhésion de la Turquie et cela en raison de ses attentes sur le rôle futur de la Turquie en Europe et dans la région, qui contribuera à l’équilibre des forces au sein de l’Union.
Depuis un certain temps, la Maison-Blanche insiste sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Elle joue le même rôle quant à la présence intégrale de la Turquie en Europe qu’au moment de sa contribution à l’avènement de la tendance religieuse au pouvoir dans ce pays. La Maison-Blanche a une politique stable à propos de la Turquie, quel que soit le parti ou la personne au pouvoir. Le conseiller politique supérieur du ministère des Affaires étrangères américain qui, au nom de la Maison-Blanche, adressa un message de félicitations à Ankara à l’occasion de la victoire du parti Edalat (« Justice »), a rappelé à Abdullah Gùl et Recep Tayyip Erdogan, aux noms de George Bush et Condoleezza Rice, que les États-Unis sont prêts à établir des relations étroites avec eux, en ajoutant : « Durant les dernières années, nous avons eu des relations bilatérales très positives avec ces personnes… et dans les mois à venir nous rencontrerons le nouveau gouvernement turc en vue d’affronter les défis et d’assurer la stabilité et la paix dans la région du Moyen-Orient… »
Nicolas Berenz, adjoint politique du ministère des Affaires étrangères de l’époque, lors d’un discours à cette occasion au sein du Conseil de l’Atlantique des États-Unis, a ajouté : « L’importance de la Turquie pour les États-Unis s’est renforcée depuis que le Moyen-Orient du 21e siècle s’est substitué à l’Europe du 20e siècle, en tant qu’une région de crise. » « La Turquie est le seul pays qui est capable de coopérer efficacement avec les autres pays de la région du Moyen-Orient. » « La Turquie est un allié indispensable des États-Unis au Moyen-Orient . » Après avoir signalé que « […] de notre point de vue les années 2002 à 2005 ont été des années difficiles dans les relations entre nos deux pays », il a ainsi décrit les relations entre Ankara et Washington :
« Un aperçu de la carte du monde nous permet de constater les raisons du renforcement des relations entre ces deux pays : la Turquie est influente dans les Balkans, dans la mer Noire, au Caucase et dans le Moyen-Orient. Ce sont des régions où se concentre une partie considérable de notre politique étrangère. Des points de vue économique, politique et sécuritaire, la Turquie constitue un pont qui relie ces régions sensibles du monde aux États-Unis et à nos alliés européens. »
Dans le domaine énergétique « nous avons de nombreux intérêts communs avec les Turcs. La Turquie est le gardien des exportations du pétrole et du gaz naturel depuis la Caspienne et l’Irak vers l’Europe. Nos coopérations depuis les années 1990 en ce qui concerne le pipe-line Bakou-Ceyhan et le pipe-line conduisant le gaz du Sud de Caucase nous ont permis de pouvoir aujourd’hui assurer l’infrastructure énergétique sensible pour aider nos alliés européens, dont la Grèce, l’Italie et l’Europe occidentale jusqu’au sud de ce continent. Ces efforts peuvent également aider l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan pour assurer leur indépendance d’accès aux marchés énergétiques de l’Europe ».
« Dans un projet à long terme, la Turquie doit renforcer ses coopérations avec les États-Unis et nos amis en Irak, Turkménistan et Kazakhstan [.]. »
« Dans l’Asie du Sud, la Turquie collabore avec l’OTAN en vue d’assurer la sécurité en Afghanistan. De même, elle joue un rôle d’intermédiaire entre le Pakistan et l’Afghanistan, et a créé un climat favorable pour la présence de Hamid Karzai et de son homologue pakistanais Pervez Mousharaf [.]. »
« [.] Parmi les forces de paix au Kosovo, on compte 600 personnels turcs. Dans la grande région de la mer Noire, l’État turc joue un rôle clé. Les opérations d’équilibre de la marine turque avec l’OTAN dans la Méditerranée contribuent à lutter contre le terrorisme et assurer la sécurité dans les régions Sud et Sud-Est. »
« Les États-Unis ont la volonté de coopérer avec la Turquie, la Roumanie, la Bulgarie [.] dans la région de la mer Noire. »
« Le plus important, la Turquie joue le rôle du leadership au Moyen-Orient. Ses frontières communes avec l’Iran, l’Irak et la Syrie permettent à ce pays de contribuer à la paix et à la stabilité, de lutter contre les armes nucléaires et de combattre le terrorisme dans une région qui constitue le centre de la politique étrangère américaine. »
« La Turquie peut nous permettre de nous faire connaître les tendances stratégiques de la région du Moyen-Orient, alors que nous agissons pour instaurer les libertés politiques et économiques et pour combattre le terrorisme. »
En même temps, la Maison-Blanche met en garde le gouvernement turc de ne pas tomber dans le piège du radicalisme religieux et rappelle le loyalisme de l’Empire ottoman au 19e siècle. Elle l’encourage également à tenter de surmonter les différends entre la Turquie et l’Arménie qui remontent au 20e siècle. Il semble que ce message est la cristallisation d’un vaste programme qui constitue actuellement l’axe de l’action politique d’Ankara.
L’insistance sur le rôle conféré à travers ce message à la Turquie montre que cette dernière doit jouer un rôle de dirigeant dans la région du Moyen-Orient, afin que les États-Unis puissent atteindre certains principaux objectifs de leur politique étrangère. Il y est fait allusion à l’Irak. L’attaque de ce pays par les États-Unis a détérioré pendant plusieurs années les relations entre Ankara et Washington. Le message déclare explicitement : « Nous soutenons activement la volonté de la Turquie à adhérer à l’Union européenne. De même nous indiquons aux dirigeants des pays européens que, dans l’avenir, la Turquie aura sans doute son mot à dire dans l’Union. Je suis persuadé qu’aussi bien la Turquie que les pays européens tireront profit de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. » « L’adhésion de la Turquie […] sera porteuse d’un message aux autres musulmans européens, selon lequel l’adhésion à l’Union n’est pas liée à la religion, ni à l’islam [.]. »
Depuis le retour des démocrates à la Maison-Blanche, nous constatons que la politique étrangère active de la Turquie dans la région poursuit la même ligne qu’à l’époque de George Bush : adhésion aux pays musulmans, extension des relations avec les pays voisins, effort pour une entente avec l’Arménie, tentative pour s’approcher de la Grèce et de Chypre, retour vers l’Asie du Nord et les groupes de pays d’origine turque.
Quant aux relations entre Ankara et Israël, détériorées à la suite de l’arraisonnement du bateau porteur d’aide à Gaza, on y constate également l’ombre de Washington, qui tente de se délester du poids de soixante ans de défense inconditionnelle d’Israël, grâce au renforcement de l’intérêt politique et économique de la région. Le fait que les relations stratégiques de longue haleine et les coopérations militaires et politiques entre Ankara et Tel Aviv se soient interrompues de manière aussi brutale et simple ne trouve d’explication que dans la satisfaction de Washington. Il est vain de croire, au moins pour le moment, en un axe comprenant Téhéran, Ankara et la Syrie face à Israël. Cependant, la Turquie tente de créer une nouvelle dynamique dans les relations économiques des pays musulmans. L’union des huit pays musulmans d’Asie et d’Afrique s’inscrit dans ce cadre.
Ankara a préservé ses relations avec ses voisins, en particulier avec l’Iran. S’opposant à l’attaque américaine contre l’Iran, il a su supporter la détérioration de ses relations anciennes avec Washington et, dans les conditions internationales difficiles imposées à l’Iran, il a renforcé ses relations de bon voisinage avec lui.
Les aspirations de la politique turque, qui s’inscrivent dans une large sphère de relations internationales, sont fondées sur une infrastructure nationale marquée par le développement harmonieux de l’économie et de la culture. Sans doute, aujourd’hui, la Turquie se place au premier rang parmi des dizaines de pays musulmans. Si la politique étrangère des pays est qualifiée par les critères de qualités personnelles des dirigeants, le dynamisme politique de la Turquie bénéficie d’aspirations, de prévisions, d’innovations et de confiance en soi liées à la bravoure, l’initiative et la fermeté. La coexistence avec les autres pays constitue l’axe principal de la diplomatie turque. Aujourd’hui, tout en préservant ses liens avec l’Occident, la Turquie a conclu des contrats avec la Fédération russe, portant sur plusieurs dizaines de milliards de dollars, en vue de la construction des installations nucléaires. Les accords entre les présidents des républiques turque et russe stipulent que le montant des relations commerciales entre les deux pays s’élevant aujourd’hui à 40 milliards de dollars atteindrait 100 milliards dans l’avenir. La Turquie a organisé des manœuvres militaires communes de son aviation avec celle de la Chine dans l’espace aérien turc qui domine la Méditerranée, certaines mers stratégiques et le Moyen-Orient. Les Premiers ministres turc et chinois ont signé à Ankara des contrats qui porteront dans les dix années à venir le volume de leur commerce bilatéral à 100 milliards de dollars, alors qu’il ne dépasse pas aujourd’hui 12 milliards (9). Tout en ayant des participations dans les compagnies européennes et américaines, relatives aux oléoducs et gazoducs qui traversent son territoire, la Turquie signe un contrat avec la Fédération russe pour le passage du « pipe-line Nord et Sud ».
Il n’est pas nécessaire d’indiquer que la situation stratégique particulière de la Turquie, conformément aux évolutions internationales, a permis à Ankara de devenir l’axe de ces relations vastes et diversifiées, et, parallèlement, de transformer la société turque dans le sens du développement et du progrès économiques. Selon les chiffres fournis par un site d’information iranien, les exportations de la Turquie qui, en 1980, étaient de 2,5 milliards de dollars ont atteint, en 2007, le chiffre de 106 milliards de dollars. Ces chiffres démontrent le dynamisme de l’infrastructure de ce pays, où les politiciens ont remplacé les militaires.
Si la Turquie est dépourvue de réserves souterraines, néanmoins elle constitue un pont de liaison entre les pays détenant ces réserves et ceux qui en sont les acquéreurs. La nature favorable et les réserves d’eau importantes ont permis à ce pays d’industrialiser son agriculture, tandis que le progrès industriel a été au rendez-vous dans d’autres domaines. Les évolutions géopolitiques de la fin du 20e siècle permettent à Istanbul de rêver d’atteindre la prospérité de l’époque ottomane.
Ce n’est pas un hasard si, forte des évolutions survenues durant les cinquante dernières années, au début du 21e siècle, et dans le désordre de la diplomatie occidentale en Asie et en Afrique, la Turquie vise à diriger la région du Moyen-Orient et, davantage encore, les pays musulmans.
Notes
- Gilbert Achard, « Le nouveau masque de la politique américaine au Proche-Orient », Le Monde diplomatique, avril 2004.
- Étienne Copeaux, Espace et temps de la nation turque, Paris, CNRS Éditions, 2000.
- Cécile Morrisson, Les Croisades, Paris, PUF, 1969, nouvelle édition, 2006.
- Gilles Bertrand, « Turquie : dynamiques internes et externes », Géostratégiques,
- La politique de modernisation des pays engagée, en Iran, par Reza Khan, en Afghanistan, par Amanullah, qui se réclament tous les deux du modèle kémaliste, facilite la signature d’un traité de sécurité et d’amitié entre Ankara et Téhéran en avril 1926, et d’un traité d’amitié et de coopération avec Kaboul en mai 1928. Quant aux relations de la Turquie avec l’Irak, sous mandat britannique, et avec la Syrie, sous mandat français, elles s’inscrivent nécessairement dans les cadres turco-anglais et turco-français.
- Le Traité d’organisation du Moyen-Orient, plus communément appelé pacte de Bagdad, a été signé le 24 février 1955 par l’Irak, la Turquie, le Pakistan, l’Iran, les États-Unis et le Royaume-Uni. Le pacte sera rebaptisé Organisation du traité central (Central Treaty organisation) ou CenTO, après le retrait irakien le 24 mars 1959.
- Aymeric Chauprade, « Civilisation turque et européenne : 3 000 ans d’opposition », Géopolitique de la Turquie, n° 4, 2006.
- Michel Verrier, « L’Allemagne et « ses » Turcs », Le Monde diplomatique, septembre 2008.
- « Pékin/Ankara : 50 mds $ d’échanges visés », Le Figaro, 8 octobre 2010.