Phénoménologie de la dissuasion

Jean-paul CHARNAY
1er trimestre 2013

Islamologue et directeur de recherche au CNRS. Il est le fondateur et président du Centre de philosophie de la stratégie à la Sorbonne (CNRS), directeur de la collection « Classiques de la stratégie » aux éditions de l’Herne. Auteur de Critique de la stratégie (l’Herne, 1994) ; La Charîa et l’Occident (L’Herne, 2001) ; Regards, sur l’islam, Freud, Marx, Ibn Khaldun (L’Herne, 2002) ; Principes de stratégie arabe (L’Herne, 2003).
phénoménologie de la dissuasion
La dissuasion est le résultant d’une source avec la perception de cette source, aboutissant à neutraliser, reporter, détourner ou même réorienter une démarche éventuelle par le percepteur. Le phénomène dissuasif – langage, acte, individu/groupe, instrument ou symbole de dissuasion est traité linguistiquement depuis la fin du XIVe siècle en France, et se puise dans les pulsions, dynamiques et cheminements psychologiques parfois des plus complexes, de la plus extrême sensibilité, et souvent aussi assez flous, même pas concrets du tout.
La dissuasion existe dans tous les contextes vitaux (relations personnelles, relations nucléaires, relations religieuses,…), et implique tous les degrés de risque, de danger et de péril pouvant mener donc à la violence, jusqu’à l’extinction d’une civilisation, même. Actuellement, le défi de l’arme nucléaire constitue encore l’ultima ratio de la paix mondiale, dissuadant un État d’attaquer un État armé de bombes nucléaires ou technologie comparable de destruction massive.

Être ou ne pas être (Hamlet)
En avoir ou pas (Ernest Hemingway)
Lancer la mort pour la recevoir aussitôt (Charles De Gaulle)
Rien ne m’est sûr, que la chose incertaine. (François Villon) – La guerre (atomique) n’aura pas lieu,
Cassandre. – Je te tiens un pari, Ândromaque. (Jean Giraudoux)
Les atomes exploseront de joie (Raymond Devos)
La bombe était dans la tombe Et regardait tout le monde. (Jacques Prévert)

Ces quelques formules illustrent la force mais aussi l’ambivalence de la dissuasion.
D’où la nécessité de se pencher sur la dissuasion en général, et non seulement sur la dissuasion nucléaire stricto sensu, fille de la technologie moderne et de l’opposition communisme/libéralisme, et fondatrice des ordres internationaux planétaires et régionaux apparemment dichotomisés. Ces ordres ont suscité d’innombrables études souvent descriptives, répétitives, dont l’analyse de contenu mériterait d’être faite mais qui au fond délivreraient peut-être peu de lumières sur la nature même, et le fonctionnement réel de la dissuasion largo sensu. Comment s’intègre-t-elle dans les processus généraux de la stratégie ?
1) sémantique
Le mot et la notion sont anciens. Ils viennent du latin suadere, persuader, le préfixe « dis » (dissuadere) signifiant non l’inverse de la persuasion (qui serait un processus de non croyance, un accès au doute), mais la certitude d’une chose, à ne pas faire, à éviter. Dissuader et dissuasion apparaissent dans la langue à la fin du XIVe siècle et se généralisent au XVIe chez Amyot, La Noue dans le vocabulaire politique, autant diplomatique et psychologique que militaire : « Il (Nicias) ne s’était pas mis en devoir de dissuader (les Lacédémoniens) qu’ils ne fissent ligue offensive et défensive avec les Béotiens et les Corinthiens ».
Très symptomatiquement ce premier usage déjà alambiqué de la notion raffine sur son essence : qui est de persuader positivement d’une chose négative. Très vite la notion acquiert valeur métaphorique, et en stratégie amoureuse et politique Corneille l’enchâsse en ses alexandrins « (Je) la dissuadais de se donner à lui
Qu’il ne fut de l’empire ou le maître ou l’appui ». (Pulchérie, II, I; 1672)
D’où la définition du Littré : « détourner par conseil ».
Définition apparemment forte et synthétique, en vérité d’une redoutable ambivalence car le conseil peut être reçu par raison, ou par affection, ou par crainte révérencielle – ce qui réintroduit le jeu de la force dans la persuasion, alors précisément que la dissuasion voudrait n’être pas seulement menace (« la peur du gendarme est le commencement de la sagesse »), mais rationalisation, sur-rationalisation opérationnelle et éthique de l’Autre qui n’a pas à être un ennemi, mais sinon un ami au moins un coexistant. Cette ambivalence apparaît dans les langages officiels : la « force de frappe » française doit être dite « force de dissuasion ».
Parfois étymologiquement plus riche que le français en raison de la double origine latine et nordique, de son vocabulaire, l’anglais dispose de deux mots pour formuler la notion : to dissuade et to deter. Ce qui a permis aux auteurs américains de jouer immédiatement sur les deux aspects : la dissuasion par le conseil rationnel, « amical », et la dissuasion par la mise en place d’un système d’arme doté d’une capacité tactique offensive absolue. Les Soviétiques ayant longtemps affirmé la possibilité défensive d’une frappe nucléaire contre une injuste agression, ont eu quelques difficultés à signifier la notion : elle n’apparaît pas formellement dans l’ouvrage collectif du maréchal Sokolovski, Stratégie militaire (1ère éd. 1962 ; 3ème éd. 1968).
La notion de dissuasion s’arcboute donc sur les pulsions et les raisonnements (ou plus exactement les cheminements) psychologiques les plus complexes, et souvent aussi très flous, très obscurs. Or elle est malaisément énonçable, elle s’exprime par des vocables ambigus et des tournures grammaticales souvent contournées, « sophistiquées » au sens originel du terme – en partie spécieuse – pour être plus captieuse pour l’Autre ? Pourtant, comme disait Galilée, « elle tourne » – elle « marche ». Mais sans, répétons-le, que l’on puisse vraiment affirmer qu’elle « existe ».
En fait l’identification du politique et du technico-tactique débouche sur une catégorie spécifique de conduites nationales, les batailles d’antan étant remplacées par les progrès scientifiques et industriels. La grande guerre « retenue » se joue jusqu’à présent par la représentation des conséquences (équivalence respective dans les destructions non supportables) de ce que serait, apparemment, la grande guerre non retenue. La grande guerre devenue abstraite devient argument, s’intériorise dans la politique. Il semble donc que ce ne soit plus seulement la vision révolutionnaire qui fonde l’inversion de Clausewitz (« La guerre est la continuation de la politique par d’autre moyen ! » par Lénine mais aussi l’état contingent de la technique des armes. Mais que celle-ci change et la proposition clausewitzienne retrouvera son tranchant. En attendant, l’incandescence politique de la peur de l’Autre subit cependant une déflation.
Les Américains s’efforcent de présenter la règle du No first use comme principe stratégique, usage diplomatique et précepte moral. Les Russes, les Français et les Chinois affirment que seule une agression intolérable envers leur intégrité et leurs intérêts vitaux pourraient les décider à ouvrir le feu nucléaire – mais alors avec la vigueur et la sûreté nécessaires pour extirper le mal.
Ces énonciations pragmatico-éthiques demeurent fort imprécises quant à leurs conditions d’application, ou plus exactement à leur force argumentative de rétention de la violence. Ainsi, la No first use tactique résisterait-il à l’éventualité d’une tension défensive pour une force située sur un théâtre extérieur ? L’Europe est-elle un tel théâtre extérieur, ou la ligne de défense des U.S.A. ?, etc…. De même pour la définition d’une agression intolérable : en fait l’appréciation des intérêts vitaux, et même d’une agression territoriale, peut varier selon la contingence, la psychologie des gouvernants et les foucades et les peurs des opinions. Aussi doit-on considérer ces self-barrières à son propre feu nucléaire à la fois comme des manifestations de fermeté (dignité de soi et rigueur morale), et des manifestations de bonne volonté : on ne veut pas faire trop de mal à l’Autre s’il ne vous en fait pas trop. Elles s’articulent avec les variations des relations diplomatiques, des négociations, etc. qui évoquent la seconde notion fondamentale de la définition contemporaine de la stratégie : la négation.
2) négation
La stratégie réalise la négation de l’Autre en fonction des buts et des idéologies politiques, et ce par les moyens tactiques. En retour les contraintes résultant de ces buts et idéologies, et de la plus ou moins grande efficacité des tactiques, réagissent sur l’intensité de cette négation. D’où íes trois termes de la proposition dissuasive.
a) Majeure. De la mort à l’identification nier l’Autre, c’est vouloir lui ôter quelque chose – à la limite : la vie, pour de-
meurer seul. Horizon limité du génocide absolu. En pratique, c’est rechercher les conditions d’articulation avec lui et les plus avantageuses pour soi – à la limite : ne pas risquer sa propre mort ; dans la quotidienneté : lui reconnaître suffisamment de droit pour qu’il n’ait pas la tentation de recourir à la violence. Ce qui, au cours de l’histoire humaine, s’est réalisé selon deux grandes constructions relativement homologues en leurs fonctions sinon leurs dispositions à travers les grandes civilisations : une construction normative : le droit des gens, le droit des relations de paix et de guerre entre groupes et nations organisés ; et un précepte stratégique : ne pas acculer l’Autre dans une situation tellement sans issue, « le dos au ravin », qu’elle ne lui laisse plus d’autre choix que vaincre ou combattre jusqu’à mourir avec les pertes que cela entraînerait pour soi. Bref, ce que l’actuel jargon des relations internationales nomme la coexistence pacifique.
Ceci en négatif. Mais en positif la négation peut s’inverser : marcher vers l’alliance, la fédération, l’union, la symbiose, l’identification. Bref réaliser une attirance à soi pour procéder à une synthèse plus ou moins poussée – Ce qu’ont fait par exemple Jes États-nations en coagulant avec plus ou moins de vigueur et de persuasion, d’autonomie et de centralisation, leurs provinces… Ce qui, pour la dissuasion nucléaire renvoie au problème de la force et de la consistance des alliances, et à l’éventuelle sanctuarisation des pays satellites par les pays nucléaires, ce qui réaliserait une relative identification à soi.
Mais, en positif comme en négatif, la négation renvoie au problème technique du calcul des gains et des pertes.
b) Mineure. Les calculs de coûts et la géoéconomie
Par les instruments mathématiques, la théorie des jeux notamment, ce problème a été abondamment étudié – mais beaucoup plus dans son aspect agonistique : le gain ou la perte vis-à-vis de l’adversaire, que dans son aspect fédératif : le gain ou la perte (les servitudes stratégiques) apporté par une alliance.
En logique classique, c’est la défensive qui fixe les enjeux du conflit, puisque c’est elle qui ouvre les hostilités en se défendant, donc en acceptant de payer un prix pour ce qu’elle ne veut pas accepter. Mais l’agression s’était auparavant livrée à un double calcul :
– l’un immédiat ; un calcul du gain par rapport au coût (une province de tant d’habitants et de telles ressources, contre tant d’hommes et de matériels hors de combat et telles sommes à. dépenser et réinvestir) ;
– l’autre reporté dans le temps : la vitesse et la capacité de réfection par rapport à celle de destruction et ce entendu à un double point de vue : reconstitution de l’armée elle-même ; reconstruction des dégâts matériels subis ; comblement futur (en combien de temps ?) des pertes démographiques intervenues, ainsi, à la fin de l’Ancien Régime, le calcul immédiat gain/coût pouvait encore sembler rentable ; mais le rapport destruction/reconstitution, relativement aux armées ruineuses, aux mercenaires difficiles à remplacer, apparaissait en valeur négative par rapport au gain éventuel d’une province ou d’une colonie : d’où la politique pacifiste préconisée par Louis XVI, Vergennes, Guibert, Carnot… à la veille de la Révolution, contrairement à celle de l’Angleterre (pour leurs colonies, avec de faibles corps expéditionnaires) et de la Prusse passant de la situation d’État secondaire régional à celui d’État majeur européen. Mais l’inversion du rapport destruction/réfection pour l’armée par la mobilisation générale des hommes et des ressources, a entraîné la politique de conquête révolutionnaire et impériale.
En logique classique toujours, c’est l’allié qui a le moins à gagner à l’alliance qui calculera au plus juste le gain qu’elle peut lui rapporter. D’où par exemple la défection de la Russie peu soucieuse de perdre le commerce anglais par le Blocus continental institué par Napoléon.
c) Synthèse – Le moment humain de la raison. Le bon sens cartésien
Le bon sens, affirmait Descartes, est la chose du monde la mieux partagée. L’axiome semble-t-il, joue en matière de dissuasion nucléaire, bien que par des voies encore formellement agressives : chacun affirmant hautement sa volonté d’ouvrir le feu nucléaire – sauf au cas où… Par cet « au cas où… » réapparaît le caractère humain de la raison pratique, plus peut-être dans les conduites effectives (Cuba…) que dans l’énoncé des doctrines. Encore que même celles-ci affirment que cette ouverture du feu ne pourrait avoir lieu qu’en tout dernier ressort – la négation devient totale en désespoir de cause, en désespoir d’être entendu de l’Autre. La négation devient totale.
D’ailleurs les alliances étaient souvent motivées par des considérations géostratégiques plus que par des espérances de gains immédiats : pressions exercées à revers afin de fixer loin de ses frontières un nombre important de forces ennemies : donc alliances avec les pays situés de l’autre côté de l’adversaire principal -Exemples : alliance de la France avec les protestants allemands puis les Turcs contre l’Empire ; avec les Insurgents contre l’Angleterre ; des démocraties thalassocratiques avec la Russie contre l’Allemagne, etc..
Qu’en est-il en matière de dissuasion nucléaire ?
Point capital : ce n’est plus la défensive qui fixe les enjeux par sa décision de résister à tel niveau pour tel refus de perte. En effet, il n’y a non plus une offensive déterminant une défensive, mais deux offensives quasi-simultanées parallèles et ne se rencontrant donc pas : première frappe/représailles, sur deux pays incapables de procéder à une défensive. L’agression peut demeurer moralement condamnable, mais elle n’enclenche plus des séquences d’alternances stratégiques entre offensive, défensive, contre-offensive, etc. Elle établit en absolu la supériorité opérationnelle de toute offensive sur toute défensive, donc l’inversion du calcul immédiat où est pris en considération non plus le gain espéré par rapport à la perte possible, mais la perte certaine par rapport au gain possible. En ce calcul immédiat s’intègre instantanément le calcul médiat du rapport destruction/reconstitution, lequel est apprécié en fonction du postulat de la peur matérielle absolue.
D’où les inhibitions réciproques d’action et la transposition des axiomes carnotien et clausewitzien sur la défensive, forme la plus forte de la guerre (puisqu’elle ne vise pas à prendre, mais à conserver), en l’axiome de stabilisation réciproque forme la plus économique de se développer, puisqu’elle assure la survie.
Ainsi, par rapport à l’arme nucléaire, l’évaluation « déségocentrise » : elle passe de l’estimation de la valeur du gain projeté défalcation faite des pertes (espoir positif), à l’estimation de la perte que l’Autre est censée ne pouvoir accepter, compte tenu du fait que de toutes manières il peut nous causer des pertes insupportables (calcul immédiat), irréparables (calcul médiat), certitude négative. La considération du risque prohibitif pour soi renvoie à la considération du risque encore acceptable pour l’Autre en fonction de son existence, territoire, intérêts vitaux… toutes choses dont la définition dépend d’ailleurs de la contingence.
Ceci par rapport à l’adversaire supposé. Mais qu’en est-il par rapport aux alliés ? Le remplacement partiel de la géostratégie classique par une proxémique abstraite a déplacé les normes de rentabilité des alliances. Que celles-ci soient encore inspirées partiellement par des éléments ethniques et culturels, des traditions historiques, c’est évident : solidarité anglo-saxonne, droits de l’homme et liberté d’entreprise à l’occidentale internationale révolutionnaire anti-impérialiste… Mais en dissuasion classique ce sont surtout des considérations géoéconomiques qui justifient les alliances dans les zones nucléarisées. Ce n’est pas par simple homothétie qu’Alliance Atlantique et Marché commun, que Pacte de Varsovie et Comecon ont rassemblé à peu près idéologiquement affinés. Et les bombes atomiques protègent d’abord les flux financiers et commerciaux de l’échange capitaliste international de la créativité scientifique et technique et de leurs pôles de domination les plus vigoureux d’une part ; la complémentarité et la division du travail économique et social des démocraties populaires d’autre part. Chacun sous la dominance du pays le plus fort à la fois militairement et économiquement.
Comme les anciens empires coloniaux, mais d’une manière cependant moins dénivelées, et souvent au moins pour l’Ouest plus acceptée, les Blocs ont constitué des réservoirs de ressources, des concentrations de matière grise et des marchés transnationaux. Ils constitueraient des ensembles dotés de plus de souplesse si pas toujours d’unité d’action absolue dans leur emprise respective sur le reste de la planète : le Tiers Monde. Emprise que, laissés à leur seules forces, ni les États-Unis, ni l’URSS ne pourraient exercer avec autant de puissance ni de diversification. Enfin les échanges économiques inter-Blocs peuvent également être bénéficiaires pour les deux parties, donc contribuer à maintenir la stabilité.
Ainsi, ce sont les variations des statistiques économiques, et le maintien d’un niveau de vie juste supportable pour les populations intéressées (exemple : le rééquilibrage économique soviétique en faveur de la Pologne ; le rôle du dollar dans l’échange capitaliste international…) qui déterminent, d’une façon moins brutale mais aussi forte que les systèmes d’armes le maintien interne des ensembles géoéconomiques constitués par les Blocs. Et les armes nucléaires des deux Grands sont censées protéger les satellites les plus puissants de ces ensembles géoéconomiques ainsi que leurs flux commerciaux interocéaniques. D’où le soin particulier apporté par les États-Unis et l’URSS à leur Allemagne respective, et la « bataille » livrée sur les euromissiles, destinés à éloigner du rideau de fer les concentrations offensives des forces ennemies mais qui, traumatisant trop les deux populations limitrophes ont été retirés.
Ici pourtant, par le biais de la dissuasion reposant en partie sur la menace d’une guerre nucléo-conventionnelle, réapparaissent les considérations géostratégiques. Les glacis respectifs (Europe de l’Ouest/démocraties populaires) jouent le triple rôle d’adjuvants économiques, industriels et culturels majeurs, de zones tampons, et d’éventuels théâtres de bataille pour une telle guerre devenant effective.
Dès lors la justification logique de la dissuasion contient sa propre contradiction, qui est majeure ; la géoéconomie, plus que l’équilibre de la terreur. L’élasticité à la baisse de niveau de vie que pourrait supporter le peuple soviétique lui permettrait d’amortir des coups plus rudes. Mais qu’importerait à l’URSS une Europe de l’Ouest conquise cassée, dévastée, qu’il lui faudrait à la fois durement maintenir dans l’ordre et socio-économiquement réanimer ? La densité de leur tissu urbain, leur sophistication industrielle, leur fragilité, protègent peut-être par eux-mêmes les pays de la communauté ouest-européenne ne se constituant pas en puissance nucléaire autonome.
En synthèse donc, la dissuasion nucléaire repose sur un calcul intégrateur de différentes optimalités :
– celle du gain sur l’Autre (adversaire).
– celle du gain avec l’Autre (allié).
– celle de la perte par la présence de l’Autre (allié).
– celle de la perte par la faute de l’Autre (adversaire).
L’allié de soi n’est intéressant (compte ici non tenu du principe de défense transnationale) que s’il n’est pas détruit, ou s’il s’est détruit à votre place. Mais parallèlement l’allié de l’Autre n’est aussi intéressant que s’il n’est pas détruit. La meilleure dissuasion pour protéger ses alliés serait donc de donner à l’adversaire la certitude de leur destruction si la dissuasion ne jouait pas, afin qu’il n’en profite pas – donc précisément de mener une vigoureuse guerre nucléo-conventionnelle – contradiction logique dont s’efforcent de sortir par des voies opposées, les partisans du « plutôt rouges que morts » d’une part, et les espérants dans le postulat de l’identification géopolitique et géostratégique : de la sanctuarisation du territoire des alliés d’autre part. Reste à savoir si Américains ou Russes accepteraient de mourir pour ces alliés… Au-delà des données militaires et économiques réapparaissent les intuitions et les postulats qui déterminent une articulation nouvelle entre technique et psychologie.
d) Conclusion. Articulation géopsychologique entre politique et technico-tactique.
En effet l’élimination du niveau stratégique dans son acception classique conduit à l’imbrication directe des niveaux politique et technico-tactique, donc à l’agencement direct de celui-ci par celui-là -ou, plus exactement, à l’autorité de celui-ci sur celui-là.
On ne saurait en effet assimiler le discours sur les systèmes d’armes nucléaires à une stratégie nucléaire. Selon la doctrine orthodoxe, l’action en matière de dissuasion nucléaire ne peut que, doit se borner à expliciter les doctrines d’emploi des moyens, à monter la praxéologie de ces moyens par rapport aux buts politiques. Mais en fait un discours sur les moyens, c’est-à-dire l’élaboration de doctrines d’emploi, ne constitue pas une activité stratégique, mais se situe directement au plan politique. Le caractère technique des plans eux-mêmes prend une telle résonance planétaire, psychologique, géopolitique et budgétaire qu’il ne peut être délibéré et décidé qu’au niveau le plus haut. D’ailleurs même en cas d’action effective, les chaînes de commandement permis par la redondance des moyens de communication réinstitue directement, et non plus simplement constitutionnellement, le responsable effectif de l’État (Président ou premier ministre) comme chef de guerre. Après tout, c’est la « Dame de fer » Margaret Thatcher qui lors de la guerre des Malouines (1982) a donné l’ordre de tirer à couler le vieux croiseur
Général Belgrano cher à tous les Argentins…
Ainsi par l’articulation directe du politique et du techno-tactique, dont l’occultation du stratégique, les doctrines de dissuasion nucléaire ont renforcé deux propositions anciennes. L’une tenant au pouvoir gouvernemental lequel doit imbriquer étroitement dans la conduite nationale générale unique le destin du pays à la fois comme sujet de lui-même et objet par rapport aux autres (Louis XIV, Frédéric, le Comité de Salut Public, Napoléon, de Gaulle, …). L’autre tenant à la maîtrise, à l’évaluation perpétuelle, que la politique doit exercer sur la technotactique. Idée lancée avec éclat et obscurité par Herman Kahn et les sept échelons, six seuils et quarante-quatre barreaux de son diagramme contre l’immédiateté des représailles massives à la Foster Dulles, mais clarifiée par McNamara et Kissinger dans leur doctrine de l’escalade-réflexion opposée au spasme réflexe.
Le discours et la décision politique (qui peut être une abstention) reposent donc directement sur le technico-tactique. Par la proxémique et la géoéconomie ils insèrent les possibilités industrielles dans la contingence historique en fonction des idéologies et des buts : expansion, maintien, acceptation de retrait de telle nature (politique, économique, culturelle…) en telle zone. Ils dépendent de la compréhension réciproque que peuvent entretenir les maîtres de l’arme et les concepteurs (scientifiques et stratégistes) de l’arme. Compréhension réciproque qu’il faudrait tenter d’approcher par une nouvelle optique : celle de la géopsychologie, laquelle consisterait en la mise en corrélation des traits psychologiques caractériels des leaders, des valeurs idéologiques qu’ils professent, des structures mentales (modes de raisonnement…) propres à leur civilisation, et de leurs conceptions des rapports entre nature et technique… Bref, au-delà des neurosciences et des sciences cognitives, une anthropologie stratégique.
3. Génétique
Question de vie ou de mort – de mort non seulement matérielle, mais spirituelle ; civilisationnelle. Le nouveau risque encouru évoque la grâce pour le salut. En d’autres termes : la dissuasion nucléaire n’est-elle qu’un avatar, un systèmeconséquence de la technologie contingente ? Ou a-t-elle réalisé une mutation fondamentale des mentalités et des comportements envers la guerre, envers la stratégie ?
a) Les hétéro-univers – sanctuarisation
Historiquement annoncées par les guerres de Sécession, austro- et francoprussiennes et russo-japonaise, la grande guerre manufacturière unique planétaire s’étendant des guerres balkaniques de 1912-1913 à la victoire de Mao-Tsé-Toung sur Chang Kai Cheick en 1949, a été ponctuée par les deux conflits mondiaux, la révolution bolchevique, les conquêtes et répressions coloniales (Irak, Rif, Druzes, Abyssinie,…), la guerre sino-japonaise, la guerre civile espagnole, a été jugulée par Hiroshima. Durant ce presque demi-siècle, elle a hâté la transformation d’un monde transitoire, elle a marqué pour les pays industrialisés la fin de l’ère paysanne, et l’affermissement d’une civilisation basée sur des villes qui deviennent plus peuplées que les campagnes. Elle a été l’efflorescence de la première révolution industrielle, celle de la vapeur, du charbon et de l’acier et du véhicule, rendu mobile par le moteur à explosion et l’électricité. Elle est passée d’une guerre d’effectifs quasi illimités (paysanneries russe, allemande, française, chinoise) à une guerre de matériels renouvelés, permettant aux thalassocraties anglo-saxonnes de mener des campagnes ultra-marines limitées.
Promue par la seconde révolution industrielle, celle de la réaction et de l’atome, de l’électronique et de l’informatique, la dissuasion nucléaire est contemporaine de la suprématie des mégalopoles scientifiques, culturelles, industrielles, et des masses urbaines qui agissent ces activités. Reliées par d’intenses réseaux commerciaux et intellectuels, elles constituent des cibles de choix pour les tactiques atomiques anti-cités. La paysannerie étant maintenant démographiquement minoritaire et politiquement marginalisée dans les pays technologiquement avancés, et la classe ouvrière ayant accompli à la fois sa formation et son grand effort durant le siècle des révolutions : le XIXe prolongé, de la prise de la Bastille à Lénine, ce sont désormais les classes moyennes citadines (leur expression politique : la strate politicienne et technocratique de l’Ouest, la bureaucratie de l’ex-Est) qui portent le poids économique et supportent la menace latente de l’arme nucléaire : stratégie anti-cités demeurant « le ventre à l’air ».
Ainsi se reproduit dans l’ère de la dissuasion entre les Blocs, et qui a duré autant que l’ère de la guerre manufacturière : quarante ans), la même structure sociohistorique qui avaient opposé entre elles les bourgeoisies impérialistes. Affirmant leurs visions différentes du monde (peut-être plus idéologiques que profondes) : nationalisme spécifiques, ou libéralisme et communisme, elles postulent des hétéro-univers plus ou moins sanctuarisés (v. tableau), mais qui – si les bombent exploseront, pourront bien n’être plus qu’un seul et même anti-univers. Or historiquement, la dissuasion nucléaire est concomitante au recul démographique proportionnel des pays industrialisés par rapport aux pays en voie de développement : ce qui est pour ceux-là une raison majeure supplémentaire de maintenir la dissuasion comme non-emploi.
D’autant plus que ce système planétaire binaire d’hétéro-univers peut se fragmenter en cas de prolifération nucléaire, dans des hétéro-univers régionaux d’amplitude géostratégique : arabo-musulman, iranien et israélien, pakistanais et indien, indien et chinois, chinois et russe et nord-coréen … c’est « l’ère du soupçon » – chacun stigmatise l’autre : impérialisme prédateur, communisme oppressant, dictature anachronique, « axes de mal », « États voyous »….
Dès lors, contre cet anti-univers, joue l’instinct de survie qui, par une logique de l’absurde, de l’impensable, tente de se transformer en une logique déontique définissant les barrières, les « seuils d’agression », au-delà desquelles ils ne seraient pas raisonnable d’aller. L’on finit par poser ce « non raisonnable » rationnellement établi comme un objet de croyance irréfragable et irréfutable : bien conduite, la dissuasion ne saurait échouer.
b) Le risque et la grâce
« Bien conduite, la dissuasion ne saurait échouer ! » Oui, mais il s’agit là d’une proposition qui s’appuie autant sur la primauté du bon sens que sur le calcul sophistiqué des risques et sur l’aspiration inconsciente à la sécurité plus qu’au gain maximal, mais qui engendre soit, chez ceux qui ont une certitude, une psychose (la bombe sautera, ou « ne peut pas » sauter), soit, chez le plus grand nombre, une névrose : un doute, une mauvaise conscience diffuse, un sentiment d’incertitude et d’incompréhension – lorsque l’on s’autocritique sur ces problèmes, ce qui dans notre société, non de consommation, ni de divertissement au sens pascalien mais de dilatation individuelle, survient rarement.
Il serait certes abusif d’évoquer la méthode auto-suggestive du docteur Coué (la bombe ne peut pas sauter), mais à travers cette dialectique nouant et opposant foi, raison et éthique, ce sont deux conceptions de l’homme qui s’opposent. L’une optimiste : raisonnablement prise en cause par l’homme, la dissuasion évitera maintenant les « misères de la guerre » selon Callot, les « désastres de la guerre » selon Goya. L’autre pessimiste : « Le pire n’est pas toujours certain ! » – mais rien n’empêche qu’il ne puisse arriver.
Cette dichotomie est trop simple, car même les optimistes ne croient pas à la bonté de la nature humaine, puisqu’ils ont précisément besoin de la dissuasion nucléaire pour éviter que l’Autre ne se jette sur eux. Au fond, nui n’est idéaliste, nul ne croit que les morales humaines, d’essence philosophique ou d’origine religieuse, soient assez fortes pour éviter que l’homme ne demeure un loup pour l’homme.
Le problème de la croyance en la dissuasion pure (en la non guerre par la menace nucléaire) se pose donc en des termes voisins de ceux de la grâce. En soi, la dissuasion est suffisante : elle possède assez d’arguments matériels et intellectuels pour se maintenir. Cependant elle risque d’être « inefficace ». Il faut donc la conforter par les systèmes classiques de défense, ou lui ménager un exutoire qui sera une meilleure maîtrise de la gestion des crises, la prise en charge intellectuelle de l’Autre, de perpétuelles négociations alternant temps de détente et temps de guerre froide dans la coexistence, voire une escalade modérée aménagée de manière à s’enrayer elle-même, etc.
Dès lors, même si l’on n’y croie pas aussi essentiellement, la dissuasion s’apparente au Dieu de Kierkegaard : il n’existe que s’il est posé, au-delà de la raison, par la volonté humaine. Comme les grandes théologies, construisant leurs cathédrales logiques sur quelques dogmes (postulats) dits révélés mais indémontrables et invérifiables, la dissuasion nucléaire sait construire selon une casuistique rationnelle et logique enserrant l’incertain pour mieux s’affirmer. Aussi, une fois son existence posée, toutes les conséquences normales de la dissuasion : et notamment la « nongrande guerre », en découlent.
En découlent : sous réserve de l’évolution de la technologie qui l’a permise, et qui induit deux conséquences : le risque industriel, et le dépassement.
Le risque industriel qui menace chaque activité humaine dans la civilisation moderne, à tel point que l’ancienne théorie juridique de la responsabilité fondée sur la faute d’abord à prouver, puis présumée, dans la garde et le maniement des objets dont on a la charge, est remplacée par la nouvelle théorie du risque objectif que l’on assume (et dont on doit subir les conséquences) lorsque l’on participe à des activités objectivement dangereuses : se lancer sur une autoroute… La théorie des assurances en tient compte, comme la solidarité nationale organisée par l’État en matière de destruction résultant de catastrophes naturelles. (De même voir l’évolution de l’interprétation jurisprudentielle des Art.1384 et suivants du Code civil sur la constitutionnalisation du principe de précaution).
Ainsi notre civilisation a maintenant quasiment admis un décrochage entre la faute et le risque causé et encouru, car ce risque n’est plus seulement ponctuel et mesurable, mais constitue une donnée sociologique et statistique banale. En ce sens pacifistes et écologistes condamnent la dissuasion nucléaire non seulement parce qu’ils n’y croient pas, mais d’abord en raison des risques de fabrication (à la limite : syndrome chinois – un réacteur s’enfonçant dans la planète) et d’erreur (à la limite : Dr. Folamour) qu’elle implique.
Et même au-delà : des risques de déclenchement qu’elle génère. Beaucoup de bons esprits pensent que tant de capacité destructive accumulée, et qui continue à s’accumuler au-delà de l’autosuffisance – car en dépit des négociations sur le désarmement, quel responsable oserait s’opposer au progrès technologique de la défense ? – que tant de capacité destructive devra, ne pourra que « justifier » son existence en explosant : « Ce qui est conçu en vue d’une fin inclut aussi la tendance à réaliser cette fin. Il n’y a pas de possibilité qui ne se réalise. C’est pourquoi la destruction totale par la bombe atomique doit nécessairement se produire ! », philosophe Jaspers (La bombe atomique et l’avenir de l’humanité).
Certes les optimistes peuvent répondre – ambivalence suprême qui entend que maintenant, la bombe est construite « pour ne pas exploser ». Mais comme en définitive c’est la technologie qui s’impose à l’homme, non l’homme qui est maître de ralentir sa technologie, l’on est bien obligé de demeurer – Kierkegaard – en « Crainte et tremblement ».
L’arme nucléaire est l’arme de destruction par excellence : elle approche de l’arme absolue. D’arme destructrice, elle devient l’arme monstrueuse. Pourtant, si l’on considère que l’emploi stratégique de la bombe atomique est son non emploi tactique, on peut estimer que les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki n’ont pas été employées puisqu’elles ont été employées. Mais dans la mesure où elles étaient encore considérées non comme des armes de dissuasion mais comme de grosses bombes plus puissantes que celles conçues au TNT sans encore avoir perçu leur mutation qualitative, on peut dire qu’elles ont été employées.
À moins que le dépassement technologique ne déqualifie la dissuasion en rendant à nouveau supportable les rapports coût/gain et destruction/réfection. Alors l’explosion de la bombe ne serait plus la négation, l’échec de la dissuasion, mais le retour, hors grâce, de la guerre…
Ce n’est que plus tardivement, durant la guerre de Corée, que Truman en refuse l’usage à Mac Arthur, et que les Américains comprennent que la dissuasion nucléaire joue aussi par l’auto-dissuasion, le principe de veille technologique réciproque devant assurer que pour chaque « partenaire/adversaire » l’offensive demeure certaine et la défensive impossible. Situation plus contrôlable lorsqu’elle s’applique à quelques centaines d’armes relativement équivalentes en puissance, en portée et en précision contrôlées par quelques États forts. Mais en multipliant les nombres et les possesseurs, donc les politiques, le progrès technique accroît les risques de déstabilisation.
Ainsi les constructions (souvent hétérogènes) des néo clausewitziens s’interrogeant sur réflectivité de la stratégie et sur le concept de guerre absolue à l’époque de la dissuasion nucléaire insistent sur les modes de déflation de la violence, de désescalades en jouant aux deux limites extrêmes de la logique de l’absurde.
Ou postuler que si tout le rationnel devient réel, la bombe explosera fatalement.
Ou constater que si la bombe n’est pas utilisée c’est parce qu’elle est inutile, donc qu’il serait de bonne économie de la supprimer.
4. idéologie
En fait les catégories psycho-politiques et opératives de la dissuasion ne coïncident qu’imparfaitement. En psycho-politique on peut distinguer :
– la dissuasion de puissance : être, devenir sinon le gendarme au moins le primus inter pares d’une zone régionale ;
– la dissuasion d’amplitude d’action : disposer d’une force de frappe non contre l’ennemi évident mais parallèle à celle de l’allié dominant trop puissant : la force de frappe l’oblige à tenir compte de nos réactions diplomatiques dans le cadre de la coalition générale : la bombe gaullienne envers les États-Unis ;
– la dissuasion de stabilisation entre puissances relativement équivalentes en technologie, quelle que soit leur capacité atomique forte ou faible ;
– la dissuasion de sécurisation contre toute atteinte au territoire national et (toujours flous) les intérêts vitaux ;
– la dissuasion de prestige : penser, compenser par le « pouvoir égalisateur de l’atome » la disparité des moyens tactiques (nombre de têtes et de fusées) ;
– la dissuasion de chantage : menacer de passer de l’arme virtuelle à l’arme réelle pour obtenir aides ou compensation ;
– la force de dissuasion comme symbole de résurrection à l’encontre de l’humiliation : la « bombe islamique » par rapport aux autres civilisations ;
– la persuasion comme attitude et argumentation s’opposant au durs d’escalade diplomatie, revendication : les tactiques de la mise en œuvre.
Tout ceci pose deux problèmes philosophiques :
– d’une part éthique : la bombe nucléaire est-elle intrinsèquement mauvaise (au sens théologique), perverse par nature en son essence ? Alors elle devrait être mise « hors la loi » totalement. Peut-on admettre au contraire une certaine opérativité selon de rigoureuses conditions, restrictives, en cas de défense légitime vitale par calcul d’une puissance destructrice limitée et évaluation de dégâts collatéraux maîtrisés ?
– de l’autre, phénoménologique : si l’on considère qu’elle empêche par sa nature phénoménologique la « grande guerre », elle devient alors l’arme non létale la plus puissante : peut-on alors en refuser la possession à quelque État constitutionnellement établi que ce soit mais alors se déclinent la multiplicité des mobiles et des modalités de la dissuasion.
En stratégie opérationnelle :
– la course technologique perpétuelle pour maintenir en chaque camp une capacité tactique offensive absolue ;
– la sauvegarde par la capacité d’infliger à l’ennemi des pertes plus que proportionnelles que celles qui résulteraient de notre propre anéantissement ;
– la garde fou contre les États-voyous ou le dictateur fou exigeant une politique de non-prolifération allant jusqu’à la destruction préventive des sites de production d’uranium et de missiles ;
– la persuasion : jumelage des principes éthique et diplomatique : que l’État nucléaire ne menace pas le non-nucléaire de ses armes nucléaires, l’incline par des mesures incitatives de sanction ou de représailles à ne pas poursuivre une telle politique idéologique ou économique.
Ainsi ne se résout pas l’aporie qu’offre la dissuasion nucléaire bloquée par son incomplétude entre emploi et continuation de non emploi (elle existe tant qu’elle existe…). Et en définitive, elle s’articule moins sur la menace à l’encontre de l’Autre que sur sa propre auto-dissuasion.
Mais on débouche sur une aporie.
En principe, comme dans le pari pascalien, la dissuasion nucléaire refoule ses protagonistes entre le tout et le rien – ou plutôt le néant. En pratique, l’arme destructrice par excellence devient l’arme non létale par excellence puisqu’elle est censée éviter la « grande guerre ». En fait elle se dilue dans la contingence :
– par son triple contenu : dissuader l’Autre d’utiliser son arme, de nous menacer s’il en a une, d’en avoir une s’il n’en a pas ;
– par la variabilité tactique de l’arme : retrait des « armes de théâtre » (d’emploi de « petite tactique » sur le « théâtre de guerre » et même sur Je « champ de bataille » en raison des hasards de feu sur nos troupes, ou sur les populations civiles ; retrait progressif des forces en silo, site appelant les batteries anti forces au profit de plates-formes de lancenots mobiles : aéronavale, croiseur et frégate lance-missile, sous-marins ;
– par la déflation des contradictions idéologiques et des rivalités géopolitiques traditionnelles au profit de compétition en des domaines en pleine mutation : finance internationale, terrorisme de destruction massive.
Au-delà apparaît la dérision du bon sens, si l’arme atomique est si mauvaise aux deux sens du terme : éthique et opérationnel, ainsi on ne l’utilise pas, donc si elle est inefficace pourquoi ne pas la supprimer ?
À travers le choc des lourds, la compétition pour les leaderships régionaux et les controverses entre micro États s’amplifie la « brutalisation » de la guerre qu’accentuent deux phénomènes :
– la massification numérique, l’accélération de la vitesse et l’indifférence sociale de la mort. La Guerre de Trente ans avait dépeuplé l’Europe mais sur trois décennies. La Grande guerre manufacturière planétaire n’a duré qu’une décennie. Le progrès technique a extrapolé la puissance de feu à l’encontre des militaires comme des civils,
– la gouvernance mondiale s’enlise dans les disparités de l’histoire et de la géopolitique,
– l’exaltation de l’idéologie politique et les revendications communautaires multiplient les poussées autonomistes et indépendantistes, et les conflits frontaliers à l’encontre des anciens États plus rigides mais plus stabilisants, par opposition entre esprit impérial et liberté locale. La gouvernance mondiale s’enlise dans les disparités de l’histoire, mais la dissuasion nucléaire peut-elle remonter dans le temps ? Les « grandes » guerres des deux dernières décennies se sont déroulées non avec, mais latéralement à l’arme nucléaire. Depuis leurs explosions réciproques l’Inde et le Pakistan semblent être entrés dans une ère de dissuasion stabilisatrice quant au Cachemire. L’Irak avait-il des armes de destruction massive ? Leur présence supposée a entraîné la chute de Saddam Hussein. L’arme atomique virtuelle entre dans le jeu diplomatique : l’Iran en use, mais il subit les coups d’arrêt « techniques » de la guerre de l’ombre : attentats ciblés contre des scientifiques voire bombardements de sites (Israël contre l’Irak et la Syrie). Action conventionnelle pour interdire la montée vers la guerre nucléo-conventionnelle ? Mais demeure chez les radicaux l’espoir d’une « bombe islamique » plus sécuritaire. La Corée du Nord alterne ses essais balistiques et ses acceptations des visites de l’A.I.E.A. sur sa politique d’enrichissement de l’uranium aux fins de percevoir une aide alimentaire et économique internationale : la discussion future se transmue en persuasion immédiate. Chantage ?
Dès lors l’obligation morale se subdivise :
– par l’agriculture, l’homme avait transformé la nature; par l’industrialisation, il l’a polluée ; par la fission nucléaire transformant la matière en énergie irrécupérable, il s’introduit dans le cosmos. En a-t-il le droit ou au contraire fait-il preuve d’une démesure, d’un ubris qui porte en soi sa propre négation ?
– pour préserver son existence un État, une société, une civilisation ont-ils le droit de fabriquer l’arme absolue de la destruction massive aux fins d’empêcher une telle destruction : l’idée de la terreur refoulant la réalisation de la terreur ?
– mais la logique du système est telle qu’elle exige que le « déchaînement » de la terreur soit toujours tenu pour possible : que l’usage de l’arme nucléaire devienne effectif.
D’où après la crise des fusée de Cuba (1962) l’avertissement de Kennedy: « si nous n’agissons pas maintenant, je penserais peut-être que le génie a jailli de la bouteille et que nous ne l’y remettrons jamais. » (Conférence de presse, 8 mai 1963).
Mais s’il ordonne la mise à feu, le chef d’État, « monarque nucléaire » ne devient-il pas le « bourreau » de deux peuples ? À quoi servirait une vengeance post-mortem ? « Roi de paix » en manteau fleurs de lys signifiant sa volonté de puissance, « roi de guerre » en armure noire signifiant sa « volonté de défense », Louis XIV avait le choix. Aujourd’hui le « maître de la bombe » n’a plus qu’à attendre des agressions qui, au moins dans les formes classiques, ne s’accompliront pas – sauf à prévoir des mutations juridiques ? Du droit de la guerre au droit des conflits armés, puis au droit pénal international et au droit humanitaire international. Créateur d’infractions : génocide, crimes de guerre et imprescriptibles contre l’humanité. Créateur de tribunaux pénaux internationaux, instituteur de la responsabilité pénale des gouvernants et des chefs de guerre. Une infraction spécifique pourrait-elle être prévue en cas d’usage indu – ou de la menace abusive – de l’arme atomique ?
Mauvais génie basé sur l’atome déchaînable, la dissuasion offre trois sombres caractéristiques : agressivité, pénibilité, réaction. Mais demeurant à l’état virtuel elle échappe à tout processus de vérifiabilité, et par cela même, aussi de réfutabilité, de balai fiabilité, de falsifiabilité. Ambiguïté fondamentale que cette absence de cohérence concrète : la dissuasion établit sa rationalité sur des perceptions psychologiques issues de représentations d’un futur prédit par la technique. En ce sens elle semble davantage normative de sa propre force (elle existe tant qu’elle existe) plus que prédictive de son propre devenir – qui pourrait être sa négation. Sa logique stratégique repose sur le « mentira » : mentir (dissimuler jusqu’où accepter de reculer, de capituler ?) vrai (exhibe sa panoplie en bon état de marche) : il rate peu de marge pour l’expérience mathématique dans les cas limites.
La dissuasion évoque donc les développements aristotéliciens sur l’articulation des possibles : le possible étant défini comme tout ce qui peut ou non arriver, constitue la négation de l’impossible, et du nécessaire. Mais celui-ci est, par définition possible. Le refoulement vers l’incertain de l’emploi stratégique de forces nucléaires destinées à ne pas être employées tactiquement, débouche sur la négation d’un possible, qui ne correspond pas à l’impossible. Il faut éviter une perception téléologique de la dissuasion : elle a empêché la « Grande guerre » au double sens du terme : conflit généralisé, mode de bataille massive et hyperindustrialisé, donc elle était inéluctable. En d’autres termes la «crédibilité», source de la puissance effective de la dissuasion, ne réside pas dans cette négation d’elle-même que constitue la représentation intellectuelle de la « terreur » cataclysmique (ou les inhibitions politico-morales, ou la crainte de traumatiser les opinions nationales ou internationales. en cas d’échange nucléaire limité), mais dans cette faible marge d’effectivité que lui accordent les schémas doctrinaux officiels – et plus profondément, la quasi croyance qu’en cas d’intérêts fondamentaux estimés, à tort ou à raison, violés, le recours à l’arme nucléaire constitue encore ultima ratio de la paix.*
* V. l’ouvrage collectif Dissuasion et culture, Jean-Paul Charnay, Ed. Publications du Centre de Philosophie de la Stratégie, Série Contemporaine, aux Editions d’En face, 2012. Fin de la série DISSUASION. V. la série NERKADER. Voir aussi la série « Neutralité », Géostratégique » le numéros 13, 18, 19.

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