Christophe RÉVEILLARD
Octobre 2005
L’évacuation de Gaza et des localités de la Cisjordanie, promesse de décembre 2003 tenue par Ariel Sharon selon lequel ce retrait unilatéral avait pour but officiel de relancer le processus de paix en fonction des critères de la « feuille de route » approuvée par les Américains, a placé à nouveau sous les projecteurs de l’actualité la différence d’approche mais surtout la distinction des modalités de leur présence politique au Moyen-Orient et dans le monde entre les Etats-Unis volontaristes et l’Union européenne tentant de maintenir son objectif de non-puissance géopolitique assumée.
Au sujet du Moyen-Orient, tout l’intérêt de l’approche comparatiste entre les différents modes opératoires issus de l’opposition des analyses propres respectivement aux Etats-Unis et à l’Union européenne, ressort d’un déterminant de la géopolitique et des relations internationales, à savoir l’exercice de la puissance, elle-même dépendante de la force de l’identité.
En effet, à la dépolitisation, à la désincarnation, à une « intégration politique indéfinie et illimitée »1 d’une Union européenne dont, en matière de relations internationales, la posture apparaît progressivement comme celle du soft power c’est-à-dire d’une sphère principalement économique et commerciale dont l’effet du contenu posséderait une influence sur son milieu presque involontairement, par effet d’inertie illustrant l’impossible dépassement du grand marché de libre-échange, l’orientation trans- et supranationale, la faiblesse politique2, répond le hard power américain,
assumant l’identification de la sphère d’économie libérale et d’action dans la défense de sa projection mondiale allant jusqu’aux opérations armées pour faire valoir ses prétentions géostratégiques.
C’est pourquoi la scène Moyenne-orientale voit régulièrement l’action diplomatique se dérouler selon une sorte de ballet bien réglé : l’association européenne aux objectifs américano-israéliens dans la zone, avec une réserve quant aux moyens utilisés, et un partage des tâches selon lequel Washington agit et Bruxelles finance. La latitude européenne est mince et trouve matière à s’exercer parfois dans l’interposition passagère entre l’ingérence américaine et son objectif mais pour mieux contraindre ce dernier à correspondre aux desideratas de celle-là ; que cet objectif soit l’Autorité palestinienne, le gouvernement iranien ou celui syrien.
C’est pourquoi, l’on peut constater sur le champ géostratégique sensible qu’est le Moyen-Orient et presque indépendamment de la Politique extérieure et de sécurité commune (Pesc) et de celle de sécurité et de défense (Pesd), la manifestation d’une alternative des « nations-cadres » de l’Union européenne, particulièrement de la France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne.
Sur les théâtres israélo-palestiniens, irakiens et iraniens, on a pu constater le double décalage entre l’Union européenne et les Etats-Unis d’une part et entre ces derniers et les « nations-cadres » de l’autre.
Dans le cadre de la première source de tension, la reprise des trois phases de la « feuille de route »3 est très révélatrice. Pour les Palestiniens, il s’agit de la mise au pas des groupes radicaux dont le Hamas et la poursuite de leurs réformes liés à la gouvernance, pour les Israéliens, d’effectuer un retrait de leurs forces militaires des zones autonomes, de geler totalement leurs colonies et démanteler les colonies « sauvages » installées après mars 2001 (début de la nouvelle Intifada). Puis la deuxième phase, invoquait l’installation d’un Etat palestinien dans des frontières temporaires compliquée par la construction du mur israélien construit en Cisjordanie et incorporant à Israël des territoires considérés comme palestiniens. Enfin, troisièmement, devait (aurait dû ?) apparaître un Etat palestinien dans ses frontières définitives en… 2005.
Pour tous ceux qui ont voulu croire à ce processus essentiellement diplomatique, la leçon est rude. Il n’a été déterminé que pour donner une apparence d’activation à un commencement de règlement du conflit mais en donnant l’illusion aux partenaires des Américains et des Israéliens d’une participation autre que la simple figuration à l’action diplomatique. En réalité qu’il s’agisse du Quatuor ou de l’Union européenne, les velléités d’action, à considérer d’ailleurs qu’ils en aient jamais eu, ne pouvaient dépasser la stratégie déclaratoire notamment parce que le processus était organisé en fonction des différentes possibilités de blocage qu’il pouvait potentiellement recéler. On en voit maintenant l’application effective où le retrait israélien est unanimement loué et où la balle se trouverait apparemment dans le camp d’une autorité palestinienne incapable de rétablir l’ordre au sein de sa population elle-même, argument déjà utilisé intuitu personae contre Yasser Arafat.
Si, dans la définition de la politique à mener dans le conflit israélo-arabe, l’on peut considérer qu’il existe au sein de l’Union européenne une certaine unité compte tenu des différences non fondamentales entre chacun des Etats membres sur cette question, le constat oblige à considérer l’écart abyssal constaté entre l’investissement financier et diplomatique4 de cette diplomatie commune et la réalité de son influence proche de l’inexistence, pire « elle ne parvient pas à peser sur le cours des évènements et n’a reçu que des humiliations diplomatiques pour le prix de ses efforts »5.
Le jeu israélo-américain consiste essentiellement en la maîtrise de l’évolution de la situation de crise et donc forcément des différents blocages potentiels inscrits dans le cadre de l’action diplomatique. Le resserrement du dispositif de sécurité israélien par la construction du mur de sécurité et du regroupement stratégique des populations enclavées des colonies participent évidemment de cette politique.
De par la nature dépolitisée de l’Union européenne, de ses mécanismes décisionnels complexes et son opposition à toute forme d’expression de puissance, les Américains ont pu à l’occasion de l’agitation sur-médiatisée autour de la « feuille de route », faire à nouveau la démonstration de l’exercice de la puissance dont la majeure partie du financement était assurée par une Union européenne à laquelle on ne concédait pas même une once de crédibilité dans le dossier. C’était, ici encore, unilatéralement les représentants des nations européennes les plus aptes à se faire entendre, qui devaient suppléer l’Union européenne et tenter par des actions diplomatiques sur le terrain, le déplacement des ministres des Affaires étrangères français en Israël et dans les territoires palestiniens par exemple, de faire entendre une alternative plus multilatérale et équilibrée en provenance d’Europe.
L’étude du cas irakien a été à de multiples occasions étudié et analysé. Mais ce qui ressort principalement à l’échelle de l’Union européenne n’est pas forcément ce qui a été le plus visible ni le plus médiatisé. Dans l’immédiat avant-conflit, la quasi-totalité des quinze Etats de l’Union européenne et des dix candidats (adhésion effective au 1er mai 2004) est favorable à l’action guerrière unilatérale et non agréée par le Conseil de sécurité de l’ONU. L’ancien secrétaire-général de l’OTAN devenu « Monsieur Politique étrangère et de sécurité commune», le haut-représentant pour la PESC est lui-même sans surprise favorable au soutien de l’Union européenne à la « coalition » anglo-saxonne.
Il faut donc se souvenir que la normalisation de la diplomatie de l’Union européenne est la norme d’une très grande majorité et des Etats membres ou candidats et de l’administration bruxelloise prise dans son ensemble. Si l’Union européenne va devoir apprendre à modérer son enthousiasme euroatlantique ce n’est finalement qu’en raison de la résistance d’Etats que l’on peut compter sur une main et encore. Assez déconnecté de l’opinion anti-guerre des différentes populations nationales des Etats membres, le système d’intégration européen n’aurait donc eu comme géostratégie propre que l’alignement. Ce qui signifie encore plus profondément que la politique diplomatique de l’Union européenne aurait pu s’accomplir dans la plénitude de son atlantisme si les quelques Etats, dont l’importance a forcé la décision, il faut le reconnaître, avaient eu à ce moment et en fonction des aléas de la conjoncture politique, des gouvernements de type Sarkozy en France et Stoiber-Merkel en Allemagne.
La distinction entre diplomatie de certains des Etats membres de l’Union européenne et le dispositif international de cette dernière est formidablement mise en perspective quand on constate l’unilatéralisme assumé et le volontarisme brutal de l’hyperpuissance américaine. Nous écrivions dans ces colonnes mêmes : « Bénéficiant d’une force militaire globale ordonnée à une puissance diplomatique inégalée, les Etats-Unis franchiront encore une étape puisqu’ils cherchent à éviter les contraintes des alliances traditionnelles dont les membres pourraient exciper telle ou telle revendication, et appliquent désormais l’intervention « unilatérale en coalition » qu’illustre l’invasion de l’Irak. L’unilatéralisme est devenue le propre de l’action stratégique de la superpuissance dont les prétextes successifs, destruction d’armes de destruction massive, défense des droits de l’homme, rééducation démocratique, etc., ne sont plus qu’à peine excipés tant l’expression brutale de la jubilation hégémonique face au monde est analysée comme devant être autant dissuasive vis-à-vis des « multipolaristes » que la froide application du rapport de force »6. Le volontarisme américain, véritable mobilisation pour la réorganisation d’un « grand Moyen-Orient » connaît pour l’instant des fortunes diverses et dont les conséquences interfèrent à l’intérieur même des Etats-Unis. Cependant il est incontestable que certains objectifs géostratégiques identifiés ou cachés ont pu être atteints par Washington, notamment dans ses tentatives d’instrumentalisation ou d’utilisation des minorités chiites comme levier dans l’ensemble moyen-oriental pour l’accomplissement de sa politique de reprise en main des régimes, d’élargissement de la profondeur stratégique et de l’organisation de la sécurité d’Israël.
Nous nous trouvons dans la définition du contre-exemple en ce qui concerne la situation iranienne. En effet, c’est sans même prévenir le Haut-représentant pour la Politique extérieure et de sécurité commune, Javier Solana, que les ministres des Affaires étrangères du Royaume-Uni, de la France et du Royaume-Uni vont lancer un processus de négociation distinct du choix de la démonstration de force et de la menace fait par le gouvernement américain. Ici encore, pour éviter le resserrement du jeu diplomatique vers les condamnations internationales précédant les sanctions voire les interventions armées, ce n’était pas vers les conceptions de l’Europe intégrée qu’il fallait se tourner puisque cette dernière reprenait les antiennes d’outre-Atlantique dont l’évolution rapide vers la tension internationale n’aurait pas manquer d’assurer le regroupement derrière elle des alliés de l’Amérique, selon sa stratégie manichéenne d’approche des problèmes géopolitiques globaux. Au vrai, le risque inhérent à une telle diplomatie volontariste n’est pas totalement assumé par Washington qui s’est relativement accommodé des efforts des trois capitales européennes pour gagner le temps qu’il perdait dans une résolution de plus en plus difficile de la question irakienne, et dont la gestion trop rapide au sein d’organisations internationales comme l’AIEA ou d’institutions comme l’ONU en son Conseil de sécurité aurait apporté son lot de nouvelles difficultés insolubles pour l’hyperpuissance.
Le désamorçage de la négociation nucléaire fut donc acquis par une diplomatie d’Etats européens dans un cadre presque parallèle à celui de l’Union européenne et selon des stratégies et des modes opératoires restés également nationaux. Les considérations d’efficacité et de discrétion ont notamment selon de nombreux observateurs, joué un rôle déterminant pour le lancement de ce cycle de négociations.
Le déséquilibre des puissances représenterait, selon les penseurs néoconservateurs autour et au sein de l’équipe gouvernementale américaine, l’occasion inespérée d’une évolution de la situation dans la perspective tracée par la mobilisation américaine pour la réorganisation, le nouveau « façonnement » d’un hypothétique « Grand Moyen-Orient ». Cette option, toute contestable soit-elle est la marque d’un Etat qui souhaite imprimer en priorité l’orientation de la géopolitique du monde dans un sens qui accomplirait ses objectifs stratégiques.
À l’inverse, le refus de puissance de l’Union européenne lié à la complexité de ses procédures décisionnelles, indique bien quelle est la nature essentiellement passive de sa politique étrangère marquée du sceau de la normalisation euroatlantique dont la seule alternative conjoncturelle est assumée par les diplomaties individuelles de certaines nations-cadres qui se sont donnés les moyens et se sont fixés les objectifs de la recherche et de l’accroissement de puissance. À cet égard la différence formelle des deux diplomaties trans-nationale et nationale ressort bien en termes capacitaires de la gestion pour la première et de la mobilisation pour la seconde.
* Christophe RÉVEILLARD, Enseignant-chercheur à l’Université de Paris-Sorbonne et au Collège interarmées de Défense
Note
- Jean Marc Ferry, La question de l’Etat européen, NRF-Gallimard, p. 108.
- Robert Kagan, La puissance et la faiblesse : les Etats-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003 ; pour une autre conception, vr. Andrew Moravcsik, « The Quiet Superpower », Newsweek, 17 juin
2002.
- Jean-Pierre Férrier, L’année diplomatique 2004, Gualino editeur.
- C. Réveillard, «La Politique de l’Union européenne au Moyen-Orient », in Géostratégique, n°8
- Mario Dehove, « L’union européenne, une puissance toujours virtuelle » in L’état du monde 2005, La Découverte, 2004, p. 34.
- C. Réveillard, « Irak : Les différentes échelles de l’analyse stratégique », in Géostratégique, n° 7.