L’UE DEPUIS LE TRAITÉ DE LISBONNE : UN DROIT POSITIF ET UNE PRATIQUE PROFONDÉMENT RENOUVELÉS

Christophe REVEILLARD

Chercheur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), il est directeur du séminaire de Géopolitique au Collège interarmées de Défense (CID-Ecole militaire).

1er trimestre 2012

Depuis la reprise quasi-in extenso des changements issus du projet de traité constitutionnel dansle traité de Lisbonne, la pratique institutionnelle de l’Union européenne a connu un certain nombre d’évolutions et de changements de fond que sont venus confirmer les conséquences de la crise la plus aigùe que la « construction européenne » ait eu à affronter. Une nouvell°distribut:ion des pouvoirs entre institutions, le retour des conflits d’influence et de puissance entrngrandsbays membres, la révélation en temps de crise de l’incapacité des institutions intégréesà apbréSnnber la géopolitique et le cadre général d’une guerre monétaire à l’échelle mondiale, ont radicalement transformé en quelques années l’immobilisme et la stagnation de plus d’un demi-siècle de l’édifice communautaire.

The EU since the Treaty of Lisbon: a positive law and a practice deeply renewed.

Since the resumption in extenso the changes in the draft from Constitutional Treaty in the Treaty of Lisbon, the institutional practice of the European Union has been a number of devehumente bœt changes that came to confirm the impact of the more acute crisis that the «European construction» had to face.

A new distribution of powers between institutions, the return of the conflicts of influence and power among major countries, the revelation in times of crisis of the failure of the integratedmsUtutiom to apprehend the geopolitics and the general framework of a monetary war around thewoM,radicallb has transformed in a few years the immobility and the stagnation in addition to a half-century of community building.

La construction européenne est un processus tout à fait particulierd’inté-gration d’Étatseuropéens dansun ensemble sui generis appelé Communautépuis Unioneuropéenne et situé entrel’organisationinternationale et la fédérationsupra-nationale. Parmilesdifférents systèmesrégionauxexistants,l’Union européenneest celui qui a pousséleplusloin l’intégration desÉtatspuisqu’à l’union douanière, économique puis monétaire s’ajoutent les plans politique, juridique et de défense. Par ailleurs,l’aired’épanchement del’Unioneuropéennenesemblepas connaître delimiteidentitairecardessixpaysfondateursd’Europeoccidentaleonestpasséà l’élargissementd’uneorganisationdebientôtplusd’unetrentained’Étatsetdont leslimites approchent les frontièresdel’Europecontinentale,etdevraient mêmeles dépasseravecl’intégrationdela Turquie. Ensoixanteannées,laconstructioneuro-péenne aconnu,singulièrementenFrance, desdébats quiluisontpropres, comme celuiopposantlespartisansd’uneEuropedesnationsetceuxd’uneorganisation fé-dérale,oul’évocation d’une Europe puissance contre la réalisation d’un seul marché de libre-échange. La particularité de la construction européenne réside également dans un style bien à elle qui privilégie dans une communication institutionnelle maîtrisée, une historiographie déterministe sur les « pères » de l’Europe, dont les français Schuman et Monnet, et les circonstances de la création des premières com­munautés, l’irréversibilité et l’absence d’alternative au processus d’intégration choisi, la capacité de s’abstraire du droit classique enfin, tel un métajuridisme justifié par le raisonnement téléologique adopté par ses institutions. Les soixante années de la construction européenne ont été rythmées par les grandes étapes des traités censés représenter une avancée décisive dans l’approfondissement de l’intégration euro­péenne ou scellant l’irréversibilité de son élargissement.

Certaines évolutions semblent être arrivées à leurs termes. La crise financière puis économique venue d’outre-Atlantique a démontré l’importance des États comme acteurs géopolitiques et pôles de stabilité prééminents. L’absence de prise en compte à l’échelon communautaire de la catastrophe démographique qui s’annonce (sur-vieillissement et dépopulation), la question de la représentativité du Parlement européen (taux moyen de participation aux trois dernières élections européennes largement sous la barre des 50 %), l’effacement de la Commission européenne dans la tourmente, l’inadaptation chronique de la BCE, se satisfaisant d’une croissance molle de la zone euro même avant la crise, la volonté constante de l’UE de dépoli­tiser par la gouvernance son mode de fonctionnement, l’absence de réponse quant aux fondements de son identité propre liées au processus d’intégration de la Turquie pourtant craint par les peuples, semblent sonner le glas d’une vision idéologique de la construction européenne peut-être au profit d’une approche plus réaliste des défis du continent.

 

Le traité de Lisbonne

Ainsi, le 13 décembre 2007, le traité de Lisbonne dit « simplifié »» va réussir l’ex­ploit de reprendre la quasi-totalité du projet de traité constitutionnel sans être rejeté, autrement que par l’Irlande qui l’acceptera lors d’un deuxième référendum, et à être ratifié par les vingt-sept comme nouveau droit positif de l’Union. Le paradoxe de ce traité tient autant à la dualité qu’il instaure dans son texte que dans la pratique qu’en ont eu les responsables européens pressés par la crise et l’incapacité des institutions européennes à proposer et réagir dans l’urgence. Le conseil européen de Bruxelles des 21 et 22 juin 2007, chargé de mandater la nouvelle CIG, s’empressa de préci­ser que « le concept constitutionnel qui consistait à abroger tous les traités actuels pour les remplacer par un texte unique appelé « constitution »», est abandonné »». Une nouvelle CIG, dont le cycle commençait le 23 juillet 2007 sous présidence portu­gaise, était condamnée à l’achever avec à la clef un accord sur un projet de traité dont l’objectif reflétait toute l’ambiguïté communautaire : réussir la reprise quasi in extenso du traité constitutionnel largement rejeté par les référendums de deux pays fondateurs, mais en modifiant la forme et en dissimulant les symboles. L’accord sur le texte de la CIG fut acquis à Lisbonne le 19 octobre 2007 et le « traité de Lisbonne, modifiant le traité sur l’Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne »», signé le 13 décembre. Ajoutant aux longues procédures de ratification du projet de traité constitutionnel (2004-2005), celles du traité de Lisbonne (2007­2009), le processus fut encore affaibli par le référendum irlandais négatif en date du 12 juin 2009 et les négociations qui en découlèrent pour aboutir à un nouveau réfé­rendum positif du 3 octobre 2009 ainsi que l’ultime travail de retardement polonais puis tchèque. Son entrée en vigueur eut lieu le 1er décembre 2009. La forme choisie pour le traité de Lisbonne en fait un traité modificatif. Il réalise 295 amendements des traités existants sans créer de document unique, a fortiori « constitutionnel ». Avec seulement sept articles, le traité de Lisbonne réorganise le traité sur l’Union européenne et transforme le Traité instituant la Communauté européenne en un traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. 13 protocoles viennent s’ajou­ter au texte du traité avec une valeur juridique identique ainsi que 65 déclarations dont la valeur est, elle, en revanche, uniquement politique.

Or, la reprise du traité constitutionnel est presque totale. En effet, le traité consacre la disparition de la structure en piliers permettant l’uniformisation des procédures de décision qui étaient auparavant différenciées selon les piliers (même si subsistent des processus de décision spécifiques pour certaines politiques comme dans le cas de la Pesc, par exemple). La répartition des compétences entre l’Union européenne et les États membres est présentée de manière simplifiée. Le Conseil européen est reconnu comme institution de l’UE, sa présidence est stable parce que son mandat est de deux ans et demi renouvelable une fois. Le poste de Haut repré­sentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité correspond au statut de ministre des Affaires étrangères proposé par le projet de traité constitu­tionnel. Il préside le Conseil Affaires étrangères du Conseil de l’Union européenne (CUE), est l’un des vice-présidents de la Commission, assure la représentation exté­rieure de l’UE, s’appuie sur le Service européen pour l’action extérieure (SEAE art. 27 § TUE) et assiste le Conseil et la Commission dans la recherche de la cohérence de l’action extérieure (art. 21 et 26 TUE). L’UE obtient la personnalité juridique (art. 47 TUE). Le caractère obligatoire de la Charte européenne des droits fon­damentaux est assuré par le TUE qui lui reconnaît la même valeur juridique que le texte du traité, même si elle continue d’être présentée sous la forme d’un texte distinct. Les parlements européen et nationaux voient leurs pouvoirs décisionnels renforcés. Est reconnue la possibilité d’une initiative populaire en matière de légis­lation européenne ainsi qu’une procédure devant normalement permettre à tout État le désirant de quitter l’UE.

Les différences avec le projet de traité constitutionnel ne sont pratiquement que formelle et symboliques. Ainsi, le vocabulaire n’évoque plus le projet d’un État fédéral et ainsi disparaissent du traité les mots « Lois »» européennes, « Ministre »» des Affaires étrangères, etc. Les symboles de l’UE (art. I-8 du projet de traité constitu­tionnel) ne sont pas évoqués dans le traité de Lisbonne même si l’on ne constate au­cun changement dans la pratique des États membres (devise européenne, drapeau, hymne, journée de l’Europe). La référence à la « concurrence libre et non faussée » ne fait plus partie de la liste formelle des objectifs de l’UE même si en réalité la politique communautaire de concurrence visée par le traité la réintroduit dans la pratique.

Les nouvelles institutions sont donc mises en place à partir du 1er décembre 2009 dans la foulée du second référendum irlandais et de la ratification tchèque, avec le choix des présidents de la Commission européenne et du Parlement eu­ropéen, du nouveau Président du conseil européen et du Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité.

À la suite des refus français et néerlandais, le doute a assailli l’ensemble des ac­teurs de l’Union européenne et de très nombreuses réflexions et analyses prédisaient un avenir sombre pour la poursuite du projet européen. Deux années furent néces­saires pour tenter de trouver la réponse à la crise institutionnelle et de confiance qu’avaient révélé les compromis de Nice et le rejet de la perspective d’une consti­tution européenne. Or, il s’agira d’une reprise, comme si l’avertissement était déjà oublié, et, en effet, les gouvernements français et néerlandais renoncèrent sous pré­sidence allemande de l’UE à partir du 1er janvier 2007, à essayer de d’identifier les éléments sur lesquels les électeurs s’étaient exprimés négativement. Ainsi, l’attente des élections aux Pays-Bas, à l’automne 2006, et en France, au printemps 2007, facilitèrent par le renouvellement des équipes dirigeantes la recherche d’accord sur un traité dit fonctionnel, un mini-traité ou un traité simplifié, ce qui sous-entendait la reprise du projet constitutionnel mais allégé, en référençant seulement les textes comme les politiques communautaires, la charte des droits fondamentaux, etc., sans en reprendre in extenso le texte comme précédemment. Le traité de Lisbonne dit « simplifié » signé lors d’une présidence française très active et politique, reprend la quasi-totalité du contenu du projet de traité constitutionnel et devient au terme de procédures cette fois parlementaires, Irlande exceptée (dernière ratification le 3 octobre 2009), le droit positif de l’UE. Il renforce les pouvoirs des institutions européennes (PE – Commission), fusionne les piliers et définit un nouveau partage de compétences, abandonne les symboles de l’UE, institue une nouvelle règle de majorité au conseil, un Haut représentant pour les Affaires étrangères et une prési­dence stable au Conseil européen, lequel devient une institution à part entière et au sommet de la hiérarchie de l’UE.

Les 18 et 19 juin 2009 le président de la Commission José Manuel Barroso voyait son mandat renouvelé, le 14 juillet 2009 l’eurodéputé polonais Jerzy Buzek devenait président du Parlement européen et dès le 1er décembre 2009, Herman Van Rompuy était élu premier président stable du Conseil européen et Madame Catherine Ashton désignée Haut Représentant aux Affaires européennes. Alors que l’anglais Tony Blair aurait pu prétendre, malgré les controverses, à la prési­dence stable du Conseil européen et lui aurait fait profiter de son charisme, le choix des responsables correspondit en réalité à une adéquation toute technicienne et comptable : il fallait trouver un président de la Commission correspondant à l’orientation donnée lors des dernières élections européennes, le conservateur-li­béral Barroso était renouvelé ; il fallait un poste à un représentant d’un pays nou­vellement membre, le polonais Buzek fut propulsé président du PE ; il fallait une femme, Madame Ashton était désignée Haut Représentant ; et enfin un candidat qui ne vienne ni troubler cet équilibre homme/femme, gauche/droite et Euro 15/ Euro 10, ni la tranquillité des quatre grands au Conseil européen, le belge Van Rompuy en devenait donc le premier président stable.

L’un des paradoxes du traité de Lisbonne, et qui fait le lit pour certains euro­péens d’un « complot » français (V. Giscard d’Estaing à la Convention et les pré­sidences respectives de J. Chirac et de N. Sarkozy), provient de la reconnaissance du statut d’institution à part entière donnée au Conseil européen, institution plu­tôt politique et plutôt intergouvernementale, correspondant donc à la conception française de la construction communautaire. Or, depuis quelques années la France perd ses positions au sein de la Commission (secrétariat-général et nombres de postes de décision de catégorie A, jusqu’à la langue française de plus en plus aban­donnée), et a réorienté sa stratégie sur le Conseil et son secrétariat-général dont le secrétaire-général était jusqu’en juin 2011 le français Pierre de Boissieu. Le seul fait de reconnaître la qualité d’institution au Conseil européen le propulse au sommet de la hiérarchie des institutions communautaires car il possède le rôle politique d’impulsion et de définition du cadre des politiques de l’Union. Alors que les com­pétences de la Commission sont augmentées par le traité de Lisbonne, le Conseil domine cependant la nouvelle architecture et relaie les autres institutions à une place subalterne. C’est pourquoi, alors que le traité de Lisbonne (ré)introduit le texte du projet constitutionnel dans le droit positif de l’Union, la place du Conseil européen devient centrale et impose une vision et une pratique à la fois politiques et intergouvernementales au sein de l’UE. Ce que la gestion de la crise économique et financière viendra confirmer aux yeux de l’opinion.

Les crises : financière de 2007, de la zone euro et de l’Union européenne depuis 2010

La présidence française de l’Union européenne de juillet à décembre 2008 aura été l’une des plus fortes de l’histoire de l’UE. Ce fut l’une des dernières avant l’ins­tauration par le traité de Lisbonne d’une présidence stable du Conseil européen commencée avec l’élection le 1er décembre 2009 d’Herman van Rompuy. Non seu­lement la succession de crises de haute intensité fut exceptionnelle pendant cette période, mais également la réactivité de la présidence française est apparue comme hors du commun. À partir d’août 2008, il lui a fallu régler la question institution­nelle posée par le « non » irlandais au premier référendum sur la ratification du traité de Lisbonne, la gestion de la question géopolitique de l’appui russe aux indépen­dantistes d’Ossétie et d’Abkhazie à la suite de l’agression armée géorgienne dans ces territoires, et enfin la révélation de la crise immobilière et financière américaine puis européenne et mondiale.

Tout d’abord, la présidence française s’engageait dans une politique diplomatique de résolution de crise avec la Russie, laissant pour une fois aux États-Unis le rôle de spectateurs, avec l’accord Medvedev-Sarkozy en six points du 12 août 2008, permettant dans un premier temps la cessation des hostilités et la fin de la progression des forces russes en territoire géorgien ; suivirent des dates-butoir de retrait, l’envoi d’observateurs de l’UE dans le cadre de la PESD, le lancement de discussions internationales à Genève et la nomination d’un Représentant spécial de l’UE (du Conseil) pour la crise en Géorgie, le français Pierre Morel. Lors du dernier Conseil européen à présidence française des 11 et 12 décembre 2008, il fut proposé à l’Irlande un protocole spécifique sur les garanties qu’elle réclamait (maintien d’un commissaire par pays membre, neutralité, fiscalité, avortement), à joindre au futur traité d’adhésion de la Croatie. Enfin, outre la promotion d’une action fondamentalement intergouvernementale et politique du Conseil européen face à une crise financière d’une telle ampleur, la présidence française va réussir dans un premier temps à imposer la centralité du sujet de la régulation monétaire et budgétaire face au dogmatisme libéral de la Commission et aux réticences allemandes. Mais l’évolution postérieure de la crise et le risque de défaillance de la Grèce et d’autres pays membres de la zone euro changeront la donne jusqu’au projet d’un nouveau traité incitant au retour aux grands équilibres budgétaires (règle d’or) pour tenter de sauver la monnaie unique.

La financiarisation de l’économie mondiale dirigée par la zone anglo-saxonne (EU/GB) faisait planer une menace sur l’économie mondialisée : celle d’une rupture de confiance induite par l’inadéquation de la bulle spéculative d’avec la valeur réelle des richesses produites, notamment en raison de son corollaire, le processus de désindustrialisation de ces deux pays. C’est ce qui va avoir lieu avec la crise des subprimes, l’explosion de la bulle immobilière américaine, et le refus de la Maison Blanche de soutenir la banque Lehmann Brothers1 dont la faillite donne le coup d’envoi d’une crise systémique boursière, financière et économique avant que d’être sociale à l’échelle mondiale (déficits publics américains (twin deficits : Budget de l’État et commerce extérieur), endettement des ménages, diffusion mondiale des crédits toxiques par la titrisation, chute du marché immobilier créant une onde de choc planétaire). Le premier plan Paulson d’un montant de 700 milliards de dollars, du nom du Secrétaire d’État au Trésor américain, ne suffira pas à enrayer le processus.

Au sein de l’UE, il va d’abord s’agir d’une dégradation du résultat des banques européennes par des pertes qui vont se répercuter sur leur marché. Dans un deu­xième temps, l’interdépendance entre les banques se prêtant et s’empruntant de l’argent sur le marché interbancaire, va rendre systémique à l’échelon européen la crise débutée par la disparition de la confiance et l’effondrement du système financier américain et anglais (effondrement de Dexia, de la banque hypothécaire allemande et de Fortis). L’Union européenne sous présidence française va multiplier les tentatives de réponse : réunion le 7 octobre 2008 des ministres de l’Economie et des Finances à Luxembourg, appel à une réunion des pays européens du G8 à Paris (les 4 grands de l’UE, le G4). Demande d’action de la banque centrale européenne sur les taux directeurs et la masse monétaire. Mais surtout c’est au sein du Conseil européen que les décisions seront prises essentiellement par les grands pays : plan de relance sans précédent de 200 milliards d’euros (1,5 % du PIB sur la période 2009-2010), soit 30 milliards communautaires et 170 milliards apportés par les États auxquels s’ajoutent l’assouplissement des règles des marchés publics et un relèvement temporaire des seuils des aides d’État de minimis, l’effort représentant au total à 2,8 % du PIB.

La Commission européenne se révèlera conjoncturellement et structurellement d’une inefficacité phénoménale en temps de crise. Conjoncturellement : par l’inac­tion et l’état de sidération de ses membres, son président sera longtemps persuadé qu’il ne s’agit que d’une « crise américaine » et son commissaire à la concurrence multipliera les déclarations d’orthodoxie libérale (« concurrence pure et parfaite ») en posant l’anachronique question, en pleine crise, de savoir si les aides d’État ne rele­vaient pas de la concurrence déloyale. Structurellement : par son incapacité (mode technocratique de décision) à appréhender une situation de crise aiguë et à agir dans l’urgence au contraire des États poussés par la nécessité de répondre politiquement aux demandes de leurs communautés nationales. Les réactions au tsunami finan­cier seront donc tout d’abord celle des États souverains2 (nationalisation en Grande-Bretagne, garantie en Allemagne, recapitalisation en France) avec le montage de plans nationaux. Les États européens imposeront à la Commission, dont le dogma­tisme libéral anglo-saxon frise la caricature, que les aides des États en cette situation de crise échappent aux critères de déficit et d’endettement.Ce sont évidemment les États les plus laxistes en matière budgétaire (taux d’endettement, de déficits publics, chômage massif, faible taux de croissance, secteur bancaire en crise) qui vont affaiblir, par la menace du défaut de paiement, la capacité de résistance des États de l’Union européenne qui tentent d’organiser une réponse communautaire. C’est le début du cycle de la crise des dettes souveraines grecque, irlandaise, espagnole, portugaise puis italienne. En mai 2010, le Conseil européen décide d’un plan de soutien aux pays en difficultés d’un montant de 750 milliards d’euros (en réalité 440 milliards mis à la disposition par les États dans le Fonds européen de stabilisation financière (FESF), principalement les grands pays, 60 milliards de prêts de la Commission par le Mécanisme européen de stabilité (MES) et 250 milliards du FMI). L’action de la BCE, dans les derniers mois de la présidence du français Claude Trichet, a consisté en mesures de baisse des taux d’intérêt (de 4,25 % à 1 % entre octobre 2008 et 2011), de refinancement non conventionnelles des banques (prêt en quantité illimitée aux banques commerciales puis mesures globales de garantie de la stabilité du système financier), d’achat massif d’obligations souveraines grecques mais aussi irlandaises, portugaises, espagnoles et italiennes, notamment par une intervention directe sur le marché secondaire, celui de la revente, et de rachat des emprunts grecs.

La question posée est celle d’un système permanent de gestion de crises pour préserver la stabilité financière de la zone euro, activable d’un commun accord entre les États membres en cas de menace grave. C’est pourquoi le Conseil européen des 16 et 17 décembre 2010 a décidé de substituer à la mi-2013 le Mécanisme euro­péen de stabilité (MES) au Fonds européen de stabilisation financière. Le sommet de la zone euro du 11 mars 2011 et le Conseil européen des 24 et 25 mars 2011 ont doté le MES d’une capacité de prêts de 500 milliards d’euros et de la capacité d’intervenir, comme le FESF, sur le marché secondaire de la dette.

Le Conseil européen s’est également attaché à renforcer la discipline budgétaire et le pacte de stabilité et de croissance (surveillance macroéconomique, coordina­tion, cadre de gestion des crises) au moyen d’une réforme confiée au Président du Conseil européen et dévoilée en septembre 2010 : recherche du maintien de l’objec­tif des 3 % de déficit public (« sentier d’ajustement ») ; mesures de réduction de la dette dépassant 60 % du PIB par les pays concernés ; surveillance budgétaire dans la zone euro avec possibilités de sanctions financières (obligation de dépôt si un pays est en situation de déficit excessif transformé en amende en cas de non respect des recommandations) ; les objectifs du pacte devront être pris en considération dans les cadres budgétaires nationaux (cadre budgétaire pluriannuel et règle budgétaire chiffrée) ; prévention et correction des déséquilibres macroéconomiques ; sanc­tions possibles (amende de 0,1 % du PIB à laquelle seule une majorité qualifiée du Conseil peut s’opposer, les États membres de la zone euro étant les seuls votants).

Ces textes dessinent le contour d’une possible réforme des traités européens et du traité de Lisbonne (art. 48 TUE) et ont été confirmés par le sommet franco-al­lemand du 5 décembre 2011 et le Conseil européen des 10 et 11 décembre 2011. Ils laissent la possibilité ouverte à trois procédures : de révision simplifiée (telle que la « clause passerelle générale »), une convention ou une conférence intergouverne­mentale.

 

Crise systémique et guerre monétaire

La fin du modèle de Maastricht s’est incarnée à Bruxelles lors de la réunion de l’Ecofin du 25 novembre 2003, quand les ministres des Finances ont suspendu les procédures de déficit excessif engagées contre l’Allemagne et la France, lesquels étaient pourtant restées durablement au-dessus de la barre des 3 % du PIB. Les menaces de sanctions financières de la Commission liées à l’arrêt du 13 juillet 2004 de la CJCE venue comme habituellement à la rescousse de la Commission, n’ont pas empêché, le Conseil de se tenir à une lecture politique du Pacte de stabilité et de croissance à travers laquelle les États recouvraient une certaine liberté d’appré­ciation au regard des circonstances économiques rendant impossible un rétablisse­ment vertueux rapide de leurs économies. Même si une réforme du Pacte eut lieu en 2005, assouplissant les règles d’application de la procédure de déficit excessif, le Pacte n’était en réalité plus appliqué, notamment par les deux grands États français et allemand. Le Pacte révélait sa nature difficilement adaptable aux changements de conjoncture économique et aux difficultés durables rencontrées par les économies des États membres. En 2011, à la suite de la crise américaine puis mondiale, la plupart des États de la zone euro connaissent un déficit des Finances publiques sans commune mesure avec les 3 % exigés et la révélation par le gouvernement grec à l’automne 2009 du pic de son déficit budgétaire à 12,7 % du PIB imposait à l’UE de proposer un « mécanisme de stabilisation destiné à préserver la stabilité finan­cière de la zone euro ». C’est ainsi qu’au gré des sommets essentiellement franco-al­lemands, gestion intergouvernementale de la crise actualisant sans anachronisme les anciens directoire et concert européens, le choix d’un renforcement de la discipline budgétaire a conduit à la perspective d’une nouveau traité (correctif) intégrant des sanctions renforcées (même si essentiellement à rôle dissuasif), une « règle d’or » renforcée et harmonisée, dont la vocation est d’être inscrite dans la constitution de chaque pays les dessaisissant de leurs ultimes marges de manœuvres budgétaires donc fiscales, un sommet mensuel des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro, hâtivement baptisé « gouvernement économique européen », le remplacement mi-2013 (voire plus tôt) du FESF par le Mécanisme européen de stabilité (MES) doté en capital par les États.

Le cadre général est celui d’une guerre monétaire. Lorsque la France assumait encore la présidence du G20 – jusqu’en novembre 2011 – le président français avait eu cette phrase révélatrice : « nous vivons au xxie siècle sans ordre monétaire »3 et, en effet, l’euro tout en laissant une très grande avance au dollar sur la totalité des transactions à l’échelle mondiale, pouvait dans l’esprit de Washington représenter le commencement d’une menace contre son hégémonie dans le contexte de crise aigùe traversée par les États-Unis, ne possédant pas les moyens de son budget ni la capacité de réindustrialiser son économie4. L’attaque par les marchés des pays faibles de la zone euro fut très fidèlement relayée par les agences de notation américaines (les actionnaires de référence entre grandes banques d’affaires et agences de notation pouvant se recouper). Lui a succédé une reprise en main des institutions par des hommes du sérail, de Mario Draghi, nouveau président de la Banque centrale euro­péenne et ancien vice-président de la banque Goldman Sachs pour l’Europe entre 2002 et 2005 ; Mario Monti, nouveau président du conseil italien et conseiller in­ternational de la banque Goldman Sachs depuis 2005 ; Luca Papadémos, nouveau premier ministre à Athènes et ancien gouverneur de la Banque centrale grecque entre 1994 et 2002 « comptable » de l’opération de trucage des comptes organisé par la banque Goldman Sachs ; Luis de Guindos, nouveau ministre de l’économie espagnol et ancien président de la banque Lehman Brothers pour l’Espagne et le Portugal de 2006 à 2008, etc. Enfin, quittant le terrain des PIGS, et donc le béné­fice d’une garantie illimitée procurée par la zone euro, la spéculation est monté d’un cran en attaquant directement le cœur de la zone, l’Allemagne par les révélations sur un maquillage maladroit de ses déficits réels, en n’abondant que très partiellement sa demande de refinancement et en dégradant la note d’une bonne partie des États de la zone euro, France comprise.

Si le système devait se maintenir, ce serait par un assouplissement indispensable de la politique de la BCE (liquidités aux banques et financement des marchés de titres aux États). Le discours tenu par des économistes de l’OCDE ainsi que par la présidente du FMI elle-même à Berlin insiste sur une évidence : le manque de soli­darité allemand car elle fait partie des pays qui bénéficient de marges de manœuvre issu d’une OPA sur les exportations intra-communautaires de puis la monnaie unique mais qui n’en renvoie pas l’ascenseur aux pays comme la France qui se sont vus razziés des parts de marchés : ils ne révisent pas le rythme de comblement de leur déficit budgétaire et n’incite pas leur demande intérieure à prendre le relais pour accompagner la croissance. Madame Lagarde a justement expliqué à Berlin que « les déficits mondiaux ne diminueront que si les excédents en font autant ».

Le phénomène récessionniste qui menace l’application trop radicale de la dis­cipline budgétaire, liée à la stricte orthodoxie monétariste de la Banque centrale européenne, pourrait continuer de ralentir les effets bénéfiques du volontarisme politique des chefs d’États et de gouvernement des grands pays très actifs dans le cadre intergouvernemental. C’est pourquoi, il semble paradoxal de penser que, dans le temps où tout indique le renforcement phénoménal d’une intégration mo­nétaire et budgétaire, nous sommes arrivés à la consommation de l’échec du projet fédéral européen, puisqu’à une Union européenne inaudible, sans appréhension du caractère géopolitique de la crise, répond l’action des États cherchant des solutions ponctuelles pour résoudre la crise, même attentatoires à leur souveraineté, même dans le sens contradictoire de l’intégration, mais en s’étant réappropriés l’outil de décision qu’est le Conseil européen. Dans ce cadre, le jeu géopolitique interétatique n’a pas cessé entre l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France.

 

Notes

  1. L’effet fut immédiat parce que la banque Lehmann Brothers était à ce moment la 4e banque d’investissement du monde. Sa chute se fera, en parts de marché, au profit de la banque d’affaires Goldman Sachs.
  2. « En dernier ressort, la confiance publique est incarnée par les États, de Philippe le Bel à Nicolas Sarkozy », in Jean-Pierre Jouyet, Sophie Coignard, Une présidence de crises, Paris, Albin Michel, 2009 ; de la part de l’ancien directeur de cabinet de Jacques Delors à la Commission européenne (puis Secrétaire d’État aux Affaires européennes), l’expression prend toute sa valeur…
  3. in Problèmes économiques, dossier « La guerre des monnaies », n° 3, janvier 2011, La Documentation française.
  4. « La construction européenne (est) souhaitée par les États-Unis et largement inspirée par eux. Mais jusqu’où Washington souhaite-t-il sa réussite ? Un haut fonctionnaire américain à qui un journaliste du Figaro demandait s’il souhaitait que la construction européenne se fasse répondait : « oui, mais mal ». Les Américains sont-ils satisfaits ? », notice « Construction européenne », Pascal Gauchon (dir.) Sylvia Delannoy et Jean-Marc Huissoud (coord.), Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, Collection Major, Puf, 2011, p. 152
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