Youssef HINDI, chercheur et écrivain
COLLOQUE : LAICITE & ISLAMS
Actes du colloque-Conference proceedings
Jeudi 04 juin 2015
Assemblée Nationale
National Assembly
Appréhender le problème que pose l’instrumentalisation du sectarisme religieux nécessite d’identifier au préalable le principe et l’origine du sectarisme. Cette méthodologie visant à identifier et comprendre la cause première d’un phénomène comme le sectarisme est d’autant plus essentielle lorsque l’on étudie des mouvements sectaires ayant des répercussions historiques lourdes.
Le principe du schisme religieux, conduisant au sectarisme, peut se résumer en un mot : la division.
Le sectarisme, résultant du schisme, apparaît au sein d’une communauté s’étant éloignée de la finalité spirituelle au profit de considérations exclusivement mondaines, par définition matérielles et immédiates. Comme l’a souligné le métaphysicien René Guénon, la matière est essentiellement multiplicité et division, et tout ce qui en procède ne peut engendrer que des luttes et des conflits de toutes sortes. A l’inverse, la spiritualité pure permet de s’élever vers l’unité en transcendant la multitude et la matière, qui ne disparaissent pas pour autant. Cette spiritualité authentique étant le principe unificateur de la multitude.
Ce propos théorique est appuyé par les données historiques et l’anthropologie qui nous enseigne que la communauté est constituée d’un groupe humain uni par une croyance commune et transcendante ; l’existence de la communauté est conditionnée par la croyance collective : nulle horizontalité sans verticalité, et inversement.
Dans l’histoire des sociétés traditionnelles, le schisme religieux a été le vecteur de la subdivision des communautés répartis en sectes selon des doctrines plus ou moins divergentes, toutefois sans remettre en question la spiritualité en tant que telle, quelle que soit son mode.
Mais nous avons affaire, à l’époque moderne, à un tout autre phénomène : celui de la remise en question de la spiritualité en tant que telle. Dans une séquence historique s’étalant sur une période relativement longue, la croyance collective fut subvertie. Cette subversion a engagé un processus d’éclatement de la société, non plus en de multiple sous groupes de croyants mais en une multitude d’individus atomisés.
Si l’on se penche sur l’histoire des trois grands monothéismes, nous constatons que les schismes sont apparus essentiellement sur la base du tribalisme conduisant dans la plupart des cas à des conflits politiques, à l’instar du royaume d’Israël dans l’Antiquité qui s’est divisé en deux royaumes, ayant produit chacun sa propre version de la Torah.
Cet exemple historique nous montre que la division tribale et politique entraine les divergences religieuses et non pas l’inverse. D’autant plus que chacune des versions de la Torah a été rédigée dans une visée politique, favorisant, par la modification des récits, tel groupe de prêtres appartenant à un royaume au détriment d’un autre.
Le premier royaume d’Israël n’était en aucun cas une nation au sens où on l’entend aujourd’hui : avec à sa tête un roi au pouvoir absolu. Mais le royaume était constitué d’un ensemble de tribus réunis autour d’un roi au pouvoir symbolique, surveillé par les grands prêtres et les prophètes, et équilibré par les chefs de tribus. Un système féodal proche de celui de la France de l’Ancien Régime, unifié non pas par le fer, comme l’a fait le jacobinisme, mais par le principe unificateur et transcendant qui est Dieu ; sans lequel le roi ne détenait aucune légitimité.
Quant aux multiples sectes se réclamant de Jésus et qui sont apparues dans les deux premiers siècles de l’ère chrétienne, leur nombre fut proportionnel à la propagation du Christianisme dans le bassin méditerranéen, dans la mesure où la religion chrétienne n’était pas encore encadrée par un dogme et une hiérarchie cléricale solidement établie. Chacune des innombrables sectes chrétiennes était le produit d’un syncrétisme entre le message de Jésus et la croyance païenne enracinée dans chacune des régions que le Christianisme avait atteint. Là encore, la division de la religion fut le fait d’une forme de tribalisme ; chaque communauté faisait primer sa propre tradition sur le message évangélique.
L’Islam ne fit pas exception. Quelques années après la mort du prophète Muhammad, qui avait unifié les arabes nomades et les sédentaires, les arabes du Nord et du Sud, autour du principe spirituel de l’unicité divine, les anciennes rivalités tribales ressurgirent et alimentèrent les schismes religieux, et par suite, les conflits politiques, de l’Espagne à l’Irak, en passant par l’Arabie et la Syrie.
La culture profondément tribale des arabes avait relativement minée le monde musulman. Mais la civilisation musulmane, forte des anciens peuples convertis, notamment Perses (à l’Est) et Berbères (à l’Ouest), a tempéré ce caractère tribale par l’urbanisme et la sédentarisation, transformant les conditions de vies en générale.
Dès le premier siècle de l’Hégire, le tribalisme a engendré des schismes religieux, ce qui a aggravé les divisions dans les siècles qui suivirent. Les musulmans ont contrevenu à l’ordre coranique suivant : « Saisissez-vous de ce qui vous relie à Dieu et ne vous divisez (divergez) pas ! » (3, 103). Dans un autre verset le Coran avertis des conséquences de cette division ainsi : « Ne soyez pas du nombre de ceux qui ont divisé leur religion et se sont constitués en schismes, chaque parti étant satisfait de sa propre doctrine » (3, 31-32).
Le grand savant du XIIème siècle, Ibn Rushd (Averroès) explique que c’est du fait des interprétations théologique et du fait que certains savants considéraient qu’elles devraient être exposées à tout un chacun, que sont apparues les sectes de l’Islam. La conséquence en a été qu’ils ont précipité les gens dans la haine, l’exécration mutuelle et les guerres, déchiré la Révélation en morceaux et complètement divisé les hommes. Les sectes, dit-il, en vinrent au point de s’accuser mutuellement d’infidélité ou d’innovation blâmable, en particulier celles d’entre elles qui étaient perverses.
Aujourd’hui, et ce depuis puis 250 ans, la secte de l’Islam la plus dangereuse et la plus encline à accuser les musulmans d’infidélité et d’innovation blâmable est la secte wahhabite.
Cette secte se distingue de la majorité des anciennes, en cela qu’elle est historiquement et objectivement un mouvement de destruction de l’Islam de l’intérieur ; thèse défendue, entre autres, par Jean-Michel Vernochet. Le wahhabisme forme avec le réformisme islamique qui a donné naissance aux Frères musulmans un double mouvement de subversion de la religion musulmane ; une thèse et son antithèse, moteurs de ce que j’appelle une dialectique infernale. Les ponts entre le réformisme islamique et le wahhabisme furent mis en évidence à l’appui d’une abondante documentation, notamment par Hamadi Redissi.
Au-delà de son rôle historique et eschatologique, le wahhabisme fut et est toujours un instrument politique et géopolitique d’une grande efficacité.
Il a permis au Saoud la conquête de l’Arabie, qui n’ont assis leur pouvoir définitivement que par le soutien des britanniques qui les instrumentèrent dans le cadre du découpage du Proche-Orient et de l’abolition du Califat qui résultèrent de la Première guerre mondiale.
La seconde guerre mondiale, s’est conclue, elle, par l’alliance des Etats-Unis et du régime saoudien ; association du pétrole et du dollar qui fit du wahhabisme une idéologie internationale.
Cette propagation de la doctrine wahhabite minutieusement organisée par les Saoud et les anglo-protestants a eu pour conséquence :
– d’amener dans le giron des prédicateurs wahhabites une partie de la jeunesse musulmane à travers le monde
– et de ternir l’image de l’Islam aux yeux des non-musulmans.
Le virus wahhabite injecté dans le corps de la « oumma » a préparé le terrain propice à l’application de la stratégie du Choc des civilisations.
Il est essentiel, si l’on veut produire une analyse efficiente et apporter des réponses adéquates aux problèmes auxquels nous faisons face, de connaître l’origine véritable – et par là la finalité – de la stratégie du Choc des civilisations, qui est bien antérieure à Samuel Huntington et à Bernard Lewis. Vous découvrirez tout cela dans mon ouvrage « Occident et Islam », qui paraîtra en septembre.
Dans le cadre strictement géostratégique que nous devons placer dans la perspective de cette large stratégie du Choc des civilisations, le terrorisme wahhabite, dont Al Qaïda et Daesh sont des incarnations, joue un rôle fondamental.
Comme nous le voyons au Proche-Orient en cours de redécoupage, les groupes comme al-Qaïda et Daesh remplissent une double fonction :
– la première est celle d’agent corrosif, détruisant ou menaçant l’intégrité étatique, comme en Irak et en Syrie, et rendant difficile, voire impossible, la reconstitution d’un état homogène sur le plan territoriale, comme au Yémen, poù al qaida empêche la progression de la révolution menée par ansaru lah.
– la seconde fonction consiste à servir prétexte à des frappes de l’alliance atlanto-israélienne, pour faire reculer l’armée régulière syrienne face à Daesh ou encore affaiblir la rébellion au Yémen.
En effet, on a laissé s’installer Daesh en Irak. Souvenons-nous que l’ancien premier ministre irakien, Maliki, sous tutelle américaine, à laisser se constituer l’état dit islamique par le retrait volontaire de l’armée irakienne. Les timides frappes américaines contre Daesh ne doivent pas nous duper ; ces mêmes Etats-Unis avaient bien moins de retenue lorsqu’il s’agissait de bombarder la population civile irakienne. Relevons aussi que l’armée américaine a, à plusieurs reprise, offert « accidentellement » des armes à Daesh. De même, Israël a ouvert la porte de ses hôpitaux aux terroristes qui mettent la Syrie à feu et à sang, tout en frappant à intervalles réguliers l’armée syrienne, venant ainsi en aide à leurs alliés objectifs : les terroristes.
Daesh est en train d’accomplir une tâche dont Israël et l’OTAN n’ont pas pu s’acquitter eux-mêmes, à savoir faire disparaître l’état syrien et affaiblir le Hezbollah.
Cet état de fait illustre parfaitement le rôle géostratégique du terrorisme international, dont l’activité est très souvent localisé dans des régions stratégiques, servant les intérêts de certaines puissances, comme en Tchétchénie pour faire éclater la fédération russe, suivant la stratégie de Brzezinski ; en Lybie et au Mali, justifiant une présence militaire dans la région dans le cadre de l’Africom (l’OTAN en Afrique) ; et au Proche-Orient, en faveur des intérêts à long terme d’Israël et dans une stratégie à courte vue des pétromonarchies wahhabites qui espèrent prolonger leur durée de vie en tuant la Syrie et l’Iran, mais qui ne font que se précipiter vers leur tombe.
Le terrorisme internationale est un outil redoutablement efficace, justifiant des interventions militaires, permettant de briser des états, offrant des arguments à la stratégie du Choc des civilisations, et dans le cas de la Syrie comme ailleurs, mener des guerres par procuration. Répondre au problème que pose le sectarisme wahhabite implique, comme je l’ai exposé en introduction, de remonter à la cause première du sectarisme et non pas de palier à ses conséquences politiques par des réponses strictement politiques.
La tâche revient en priorité aux docteurs de la foi, d’autant plus que le wahhabisme est utilisé notamment dans le but de provoquer des guerres civiles entre sunnites et chiites par une propagande anti chiite massive.
Le père du wahhabisme, Ibn Abd al-Wahhab a, dans son livre L’unicité divine, perverti la finalité du concept de l’unicité divine. Alors que le Prophète avait unifié les hommes autour de ce concept, Abd al-Wahhab en a fait un instrument de division, établissant une hiérarchie qui élève ses partisans au degré de peuple élu au-dessus de la masse des musulmans, sunnites et chiites.
Je rappelle ici qu’au temps d’Ibn Abd al-Wahhab et durant le siècle qui a suivi sa mort, les savants sunnites des 4 écoles juridiques du Nadjd, du Hedjaz, du Yémen et les savants chiites et sunnites d’Irak, ont, dans leur écrasante majorité, réfutés Abd al-Wahhab et sa doctrine.
Abd al-Wahhab fut déclaré hérétique par un consensus de savants, et parmi eux ses propres maîtres ; or jamais il n’y eut de consensus parmi les savants sunnites pour déclarer les chiites non-musulmans.
Sans nier ni faire disparaître les divergences doctrinales qui existent entre le sunnisme et le chiisme, les savants sunnites et chiites, se doivent d’établir la concorde entre les musulmans en s’éloignant des questions doctrinales secondaires pour retourner au principe spirituel unificateur qui seul peut transcender la multitude et les divergences : l’unicité. Ceci, ils doivent le faire en reprenant les jugements des savants des XVIIIème et XIXème siècles qui avaient mis le wahhabisme à sa juste place : celle d’hérésie.
La solution aux problèmes politiques et mondains, par définition bas, découlera de la résolution du problème religieux, c’est à dire par le haut.
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