L’impact du conflit soviéto‑américain sur l’ordre régional au Proche et Moyen‑Orient : une rétrospective historique

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Eugène Berg

Ambassadeur de France et a notamment publié Chronologie Internationale 1945-1980 (PUF) ; Non alignement et Nouvel Ordre Mondial (PUF) ; La politique internationale depuis 1955 (Économica – couronné par l’Académie des Sciences morales et politiques) ; Un ambassadeur dans la Pacifique (Hermann) ; La Russie pour les Nuls (First) ; À la recherche de l’Ordre mondial (Apopsix) ; De l’ordre européen à l’ordre mondial (Number 7).


Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’ordre international est en perpétuel mouvement. Dans le contexte d’instabilité imposé par la Guerre Froide, le Moyen-Orient, région stratégique de par sa position géographique et ses nombreux gisements de pétrole, est très tôt devenu un enjeu de première importance pour les États-Unis et la Russie. Cet article tente, à travers différentes questions, de mesurer quel a été l’impact du conflit entre les deux superpuissances sur le façonnage de cette région.

Since the end of the Second World War, the international order has been in perpetual motion. In the context of instability imposed by the Cold War, the Middle East, a strategic region due to its geographical position and its numerous oil deposits, became very quickly an issue of primary importance for the United States and the USSR. This article tries, through different questions, to measure what was the impact of the conflict between the two superpowers on the shaping of this region.


L’actuel tournant dans l’ordre mondial auquel nous assistons, nous permet de jeter, ne serait-ce que partiellement, un nouveau regard sur le rôle qu’a joué l’antagonisme croissant soviéto-américain, dans le façonnage de la région du Proche et du Moyen-Orient après 1945. Sans prétendre à une analyse complète, globale, et équilibrée de cette problématique, mon intervention n’a pour but que de jeter quelques signaux sur des événements clefs qui ont marqué cette région stratégique au cours des derniers trois quarts de siècle. Une histoire, à reculons, partant des événements actuels pour remonter à leurs sources et en tirer quelques enseignements grâce à l’examen d’une série de questions paraissant emblématiques.

Le Pacte de Quincy de février 1945

Au retour de Yalta et ce, à l’insu de Churchill, Franklin Roosevelt propose au souverain saoudien Ibn Saoud de le rencontrer, ainsi que l’empereur d’Éthiopie Hailé Sélassié Ier, le roi Farouk d’Égypte, et le président syrien Choucri-el-Guwatkli. Cette rencontre historique eut lieu le 14 février 1945 sur le croiseur USS Quincy (CA-71) mouillant dans le lac Amer, en plein canal de Suez, protégé de toute attaque par un sous-marin. On a sur-interprété par la suite l’entretien qu’eurent Roosevelt et Ibn Saoud auquel fut attribué d’avoir abouti au fameux pacte du Quincy, toujours valable à ce jour. En fait, les deux hommes ont surtout parlé de la colonisation juive en Palestine, Roosevelt tentant d’obtenir l’appui du roi pour la création d’un foyer national juif en Palestine, ce à quoi le gardien des Lieux saints de l’islam s’est catégoriquement refusé. La discussion porta également sur la Syrie et le Liban, concernant le départ des Français, que souhaitait Washington et sur l’indépendance de ces deux pays.

La question du pétrole n’a été abordée qu’en des termes généraux, c’est du moins ce qu’en a retenu le conseiller du roi. « Ces richesses nous sont nécessaires. Nous voulons traiter avec vous en commerçants et ne voulons rien en imposer », aurait expliqué en substance le président américain. Le roi saoudien aurait répondu : « Le pétrole constitue une fortune que Dieu nous a donnée. Il est utile de l’exploiter et d’en tirer de communs profits. Il nous paraît bon que nos amis en aient tout le bénéfice possible »1. Selon d’autres témoignages, aurait été abordé le sujet de l’avenir de la dynastie saoudienne et du pétrole arabe et un pacte aurait été signé, garantissant en contrepartie à la monarchie saoudienne (puisque désormais la stabilité de celle-ci faisait partie des « intérêts vitaux » des États-Unis), la protection inconditionnelle de la famille Saoud et celle du Royaume contre toute menace extérieure éventuelle. Plus encore, par extension, la stabilité de la péninsule arabique et le leadership régional de l’Arabie saoudite2 font aussi partie des « intérêts vitaux » des États-Unis. En échange de cette protection, le Royaume s’engageait à garantir l’essentiel de l’approvisionnement énergétique américain. La société Aramco (Arabian American company) bénéficie d’un monopole d’exploitation de tous les gisements pétroliers du royaume pour une durée d’au moins soixante ans.

Dans leur compétition pour s’assurer les meilleures sources de l’or noir, les Américains ont tiré la bonne carte : la progression de la production de l’Aramco est spectaculaire : 41 puits productifs en 1945, 311 en 19513. Le contenu des discussions à bord du Quincy a été partiellement publié dès 1948, puis intégralement en 1954 et 1969, sans que la question du pétrole (sujet encore trop sensible) y fût abordée. De fait, le souverain saoudien a bien signé un accord, mais avec la Standard Oil of California (Socal) dès 1933 pour une concession de 60 ans dans l’est de l’Arabie saoudite, concession partagée avec la Texas Oil Company (Texaco) à partir de 1936, puis l’accord est étendu en superficie en 1938, intégrant en 1948 la Standard Oil of New Jersey (Esso) et la Standard Oil of New York (Socony) au sein de l’Arabian American Oil Company (Aramco). Le pétrole d’Arabie saoudite est destiné à l’approvisionnement des forces armées, notamment l’US Navy, pas au marché américain qui est alors encore largement couvert par les gisements exploités aux États-Unis. Comme l’a écrit le correspondant du New York Times au Caire « les immenses réserves pétrolières de l’Arabie saoudite rendent ce pays plus important pour la diplomatie américaine que n’importe quel autre petit pays4.

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Notes

1. Philippe Pétriat, Aux pays de l’or noir, Une histoire arabe du pétrole, Paris, Gallimard, Folio, 2021, p. 83.

2. Avec ses 2 253 000 km2 l’Arabie Saoudite représentait les ¾ de la péninsule arabique, et détenait le quart des réserves mondiales d’or noir. Vr. Guillaume Fourmont-Dainville, Géopolitique. La guerre intérieure, Paris, Ellipses, 2005, 172 p.

3. Pierre Juhel, Histoire du pétrole, Louvain-La-Neuve, De Boek, 2011 p. 166.

4. Matthieu Auzanneau, Or noir La grande histoire du pétrole, Paris, La Découverte, 2015 p. 216.

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