Les systèmes sociostratégiques de l’Occident en perspective

Jean-Paul CHARNAY

Islamologue et directeur de recherche au CNRS. Il est le fondateur et président du Centre de philosophie de la stratégie à la Sorbonne, directeur de la collection « Classiques de la stratégie » aux éditions de L’Herne.

Trimestre 2010

L’OCCIDENT MODERNE EST-IL NE EN 410, date du sac de Rome par les Goths d’Alaric ? Les Gaulois de Brennus n’avaient pas pris le Capitole, et Hannibal n’avait pas osé assiéger la Ville. Non équidistante dans son Mare nostrum, elle ne s’équi­librait qu’imparfaitement entre l’Est et l’Ouest. Deux désastres, celui de Crassus dans le désert parthe (58 av. J.-C.), celui de Varus dans le Teutoburg Wald (apr. J.-C.), avaient fixé l’expansion de l’Empire. En 98-117, sous Trajan, il atteignait son apogée, aux limes trop distendus. En Ecosse, sur le Danube, vers le désert arabe, son successeur Hadrien amorçait le retrait des légions. Moins de deux siècles plus tard, en 286, Dioclétien (dés)articulait l’Empire entre Orient et Occident. Moins d’un demi-siècle plus tard, en 313, Constantin proclamait, en faveur des chrétiens, la liberté religieuse (édit de Milan) ; en 325, il patronnait le Concile de Nicée qui définissait les dogmes fondamentaux du christianisme et fondait la nouvelle capi­tale de l’Empire, Constantinople. Moins d’un siècle plus tard, en 410, Rome était ravagée ; un peu plus d’un demi-siècle plus tard, en 475, Odoacre, roi des Hérules, renvoyait les insignes impériaux du dernier empereur d’Occident au nom prédes­tiné : Romulus Augustule, à Zénon, empereur d’Orient, tandis que s’affrontaient les peuples germaniques : l’Ostrogoth Théodoric le Grand, contre les Francs, les Vandales et les Burgondes. Le christianisme avait infiltré l’Empire, mais les évêques remplaçant les proconsuls et les préfets latinisèrent les chefferies barbares qui assu­rèrent, durement souvent, les conversions des tribus du Nord.

Ainsi s’étaient mises en place, sur la partie occidentale de l’Europe, les quatre sources fondamentales qui donnèrent naissance, dans l’Antiquité tardive, à l’Occident moderne : Rome, comme droit et institution ; les chefferies germaniques, comme pouvoir ancêtre des royaumes féodaux devenant les Etats-nations ; la théologie judaïque, telle que formulée par l’hérésie chrétienne ; la philosophie grecque, plus tard enrichie des commentaires arabes latinisés.

Par d’innombrables et sanglantes guerres internes, par expansions successives, cet Occident européen a inondé la planète, imposé sa science, sinon sa religion, au moins sa civilisation, non sans contradictions majeures, conjoignant les philo-sophies de l’histoire, les appétits économiques, les rééquilibrages géopolitiques, les mutations de l’armement – lesquels ont engendré les systèmes sociostratégiques.

les systèmes révolus

  1. Des royaumes romano-barbares à la pyramide féodale

Des champs Catalauniques au début de la guerre de Cent Ans (451-1337)

Au Bas-Empire s’opposent deux civilisations, deux arts de la guerre : germa­nique et romain. Mais ils s’imbriquent aussi et, aux champs Catalauniques, repous­sent ensemble les Huns d’Attila. Les chefferies germaniques se romanisent et se christianisent, mais constituent un ensemble géopolitique dissocié et fragmenté où se poursuivent des guerres de razzias sur des terres gastes ponctuées par la fortifica­tion en pierre de multiples points de résistance (châteaux, villes-foires, monastères), « capitales » de fiefs imbriqués dans la pyramide féodale entre suzerains et vassaux marchant en guerre à leur appel. L’antique distinction entre paysan-citoyen et es­clave s’uniformise dans le servage, mais il est humanisé par l’Eglise, limitant l’usage de la force (chevalerie) entre seigneuries dont les plus puissantes se transforment en royaumes : revendication d’Edouard III sur la Couronne de France pour soustraire ses fiefs français à la suzeraineté de Philippe VI de Valois.

  1. Renovatio imperii et royaumes temporels

De la déposition de Romulus Augustule à l’attentat d’Anagni (476-1303)

La dissolution de l’Empire d’Occident n’abolit pas l’espoir d’une restauration de l’Empire. Trois renaissances sont possibles : venue de Byzance, la justinienne, qui reprend Rome au VIe siècle. Puis les royautés germaniques romanisées accomplis­sent leur propre renaissance impériale : la carolingienne, au IXe siècle, qui défend la chrétienté contre les Maures et convertit la Haute-Germanie mais explore le partage lotharingien (traité de Verdun, 843) ; l’ottonienne saxonne, au Xe siècle, qui donne naissance au Saint Empire romain germanique. Dans la lutte entre le Sacerdoce et l’Empire, l’autorité pontificale veut transposer la pax romano en pax evangelica, et se proclame rex regnum. Elle triomphe à Canossa (1077) mais, s’appuyant sur les royautés moins fortes, elle sacralise leurs rois qui finissent par la repousser du temporel (sauf en Italie : Etat pontifical) : attentat d’Anagni, Philippe le Bel contre Boniface VIII. L’idée d’empire se fragmente en Occident lors du Grand Interrègne (XIIIe siècle), comme en Orient, où Byzance s’affronte à des empires locaux et à la poussée turque.

  1. Implantation ultramarine des incursions normandes en Occident et des principautés franques en Orient

Du siège de Paris à la chute de Saint-Jean-d’Acre (845-1291)

Dès le VIIIe siècle, la chrétienté face à l’islam perd les façades est et sud, et les îles occidentales de la Méditerranée. Les Arabo-Berbères s’installent pour des siècles dans la péninsule Ibérique. Les cités maritimes italiennes continuent à pratiquer avec l’Orient la prise et le commerce. Mais, venus du Nord, les peuples scandinaves suivent les bras de mer et les réseaux fluviaux pour leurs razzias qui entraînent un remodelage topographique et militaire, axé sur la fortification des villes-refuges et la protection des transports (ponts fortifiés). La conversion et l’implantation des Vikings dans le territoire, et la pyramide féodale entraînent une renaissance démo­graphique qui permet de rêver à la « purification » de la Terre sainte et aux richesses de l’Orient. D’où la sacralisation de la guerre sainte, de la crux transmarina et les départs en croisade qui aboutissent à l’instauration de principautés franques en Palestine, à un nouvel art de la guerre, à la constitution de réseaux terrestres et mari­times, et à des inculturations. Mais, en dépit des « milices sacrées », les grands ordres religieux et militaires transnationaux, la faiblesse démographique des principautés latines d’Orient et la real politik européenne des royaumes occidentaux entraînent la victoire des contre-croisades. Tandis que commence au XIe siècle la Reconquête ibérique, alternant comme la guerre de Cent Ans des périodes de bataille et de trêve, et des alliances à fronts renversés.

  1. (ex. 1) Déclin féodal et mouvement communal

Des dernières croisades à la fin de la guerre de Cent Ans (1250-1475)

Pluraliste, l’Europe, à la mort du « dernier » croisé, Saint Louis, disperse ses pôles de puissance entre les royautés et les grands féodaux, qui se disputent des fiefs par des chevauchées de cavalerie cuirassée à travers des plats pays, ou par des stratégies matrimoniales. Mais elle demeure unitaire par les réseaux intellectuels des universités et des monastères latinisés, et par les réseaux commerciaux qui relient les villes ayant acheté des chartes de commune à leurs seigneurs. Leurs milices de­meurent inefficaces en rase campagne, mais la fortification fait de grands progrès. À travers l’espace géographique se déploient aussi les routes des grands pèlerinages et l’errance de populations porteuses de mysticisme populaire, contre lequel lutte­ront l’Inquisition et la chevalerie par la crux cesmarina, croisade répressive interne (Cathares…). En contrepoint, se conjoint la guerre à la Du Guesclin, par strata­gèmes, et la politique réaliste des grands souverains subordonne les restes des ordres religieux et militaires. La fin de la guerre de Cent Ans est signée à Picquigny entre Louis XI et Edouard IV, encore impliqués dans des guerres féodales : Bourgogne, Deux-Roses. La papauté échoue dans ses deux rêves de reconquête : la théologique sur l’orthodoxie, la militaire sur Byzance ottomane.

  1. (ex. 2) Tumultes urbains, effrois paysans

De la Grande Jacquerie à la Grande Peur (1358-1789)

Explosions de misère, inspirations mystagogues lorsque les grandes structures de la fin du Moyen Âge (la royauté et l’Eglise, la seigneurie et la commune) n’as­surent plus la subsistance des « maigres », du populaire : Pastoureaux, Cabochiens, Lollards, Ciompi. Révoltes paysannes en Allemagne au XVIe siècle, provinciales au XVIIe siècle jusqu’en Russie, révolutions d’Angleterre. Lorsque le « commun » désassemblé prend les armes dans le cadre communautaire, apparaissent quelques points semblables : révolte par absence d’espoir, aspiration par justice pour ins­taurer un ordre plus humain contre la haute Eglise et les princes (Joaquim de Flore, Savonarole, Wyclif, Hus.) ; combat en masse sous la direction militaire de quelques nobles ou clercs menant, par paroisse ou corporation, à la prise des villes et des châteaux, à la destruction par le feu des chartriers. Artisans sous-payés ou paysans pressurés, mais aussi miséreux et déclassés… longue période de répression après que le pouvoir surpris a rassemblé ses gens de guerre. Plus tard, quelques sur­vivants bénéficient de lettres de rémission, parfois d’un statut amélioré.

  1. (ex. 3) Apparition de la « grande guerre » dans les royaumes temporels

Du traité de Troyes aux traités de Westphalie (1420-1648)

Humilié par le traité de Troyes qui reconnaît Henri V roi d’Angleterre comme roi de France, partagé entre Armagnacs et Bourguignons, puis affronté aux Habsbourg d’Espagne et d’Empire, le royaume de France se structure dans ses institutions (ar­mée régulière : compagnie d’ordonnance, 1439) et dans des séries de guerres : en Italie, entre les Etats pontificaux, les cités-républiques et leurs condottieri, avec les Impériaux (guerre de Trente Ans) qui réalisent une mutation de l’art de la guerre, l’art de la « grande guerre » : l’infanterie réglée et soldée redevient l’arme princi­pale sur le champ de bataille, fortification s’enterrant en raison de la puissance de l’artillerie, réservée par son prix aux grands souverains réprimant les dernières révoltes féodales (Frondes), organisation de l’espace géographique par des réseaux de forteresses et de places fortes ou la recherche des frontières naturelles. L’or des Amériques, la poudre comme énergie donnent naissance aux armées modernes et aux projets d’établissement de la paix par la balance des puissances. Les Habsbourg poursuivent au cours des siècles sur le bassin danubien et sur les marches de l’Em­pire une guerre alternant quelques grands sièges, batailles et actions de « petite guerre » menée par des troupes franches, légères.

  1. (ex. 4) Les dissociations de la Réforme

De la guerre des Paysans à la guerre des Camisards (1524-1705)

Système complexe entérinant la seconde rupture de la chrétienté au profit des princes temporels (cujus regio, ejus religio), assemblant dans les conflits d’inexpiables négations de l’Autre, les guerres de religion englobent la plus vaste géopolitique (Invincible Armada, rêve suédois d’un empire protestant baltique, indépendance des Pays-Bas, conquête de l’Ecosse et de l’Irlande par l’Angleterre), la controverse dogmatique (le théologien devient chef d’Etat, Calvin à Genève, Luther conseiller des princes), les alliances politiques de revers et les émigrations (Mayflower, hugue­nots), après les massacres échappant au contrôle de leurs inspirateurs et à la radi-calisation de l’acte politique (tyrannicide) mais aussi à la sécularisation des pensées humanistes et politiques (édits de tolérance) et au renforcement des institutions militaires nationales par le démantèlement des places fortes religieuses. Les disso­ciations s’étagent, des hérésies extrémistes (anabaptistes, presbytériens) au schisme canonique (anglicanisme). La papauté répond par la Contre-Réforme (Concile de Trente).

  1. (ex. 5) Les guerres classiques entre grandes monarchies

De la guerre de Trente Ans aux partages de la Pologne (1618-1795)

Les grandes monarchies européennes poursuivent leur sécularisation par leur centralisation intérieure, l’usage des langues populaires par rapport au latin, la constitution d’un droit des gens et le souci de la protection des populations civiles par un nouveau droit de la guerre (théologiens espagnols, publicistes protestants), et l’organisation économique de la nation (colbertisme, mercantilisme hollandais). Les guerres sont d’abord menées par des « entrepreneurs » : Wallenstein loue son ar­mée à l’Empereur, Richelieu « achète » celle du protestant Bernard de Saxe-Weimar. L’infanterie passe de la « bataille », de la colonne suisse au tertio espagnol articulant piquiers et mousquetaires, puis aux lignes de fusiliers : controverses sur les ordres minces ou profonds, parallèles ou obliques. Les soldats sont soumis à l’uniforme et au drill, l’artillerie s’allège. Les guerres ont pour objectif la conquête d’une pro­vince, le rattachement des petites principautés encore existantes entre les grandes nations qui sont à la recherche de leurs frontières historiques ou naturelles. Leur coût conduit à organiser préalablement les théâtres d’opération (réseaux de routes et de forteresses, dépôts de subsistances, controverse entre les écoles géographique et géométrique). Deux pôles de puissance apparaissent à l’Est, Prusse et Russie absor­bant la Pologne, et disparaissent en Méditerranée : Venise et Malte armant contre la course barbaresque.

  1. (ex. 6) Lumières et révolution libérale

Des Encyclopédistes aux libertadores (1751-1826)

Les deux révolutions anglaises du XVIIe siècle (pouvoir du Parlement contre l’absolutisme royal, anglicanisme contre catholicisme et puritanisme), puis la Révolution française déterminent des bouleversements intérieurs profonds. Les révolutions américaines furent d’abord des guerres de libération. 1751 : entre les guerres de Succession d’Autriche et de Sept Ans, qui affrontent les grandes dynasties, Diderot et d’Alembert lancent le mouvement encyclopédiste, mesurent les progrès de l’esprit humain, se conduisent par la raison, prenant en compte l’évolution des techniques. Dans leurs compétitions chaotiques, monarchie absolue et despotisme éclairé s’efforcent d’organiser la production manufacturière avec le premier capitalisme colonial et banquier. Mais ceux-ci dégradent la société d’ordres (clergé, noblesse, tiers-état) au profit d’une fraction de ce dernier : la bourgeoisie éclairée, dont une partie versera dans le terrorisme révolutionnaire. Après les ruptures intellectuelles de la Réforme, les révolutions du XVIIe siècle, l’anglaise et l’agricole, la fin du XVIIe siècle offre les prodromes de la première révolution manufacturière et une (controversée) révolution atlantique englobant d’une part l’indépendance américaine, d’autre part les diverses phases de la Révolution française interne et extérieure, avec ses « journées » et ses batailles de « grande guerre » massifiant la mort (soldats citoyens et paysans délivrés des droits seigneuriaux) au détriment de la « petite guerre » (embuscades, échauffourées, harcèlement) qui sera pratiquée par les révolutions indépendantistes des liberatores de l’Amérique latine. Après des guerres de petits combats et de raids appuyées sur des forts à travers des immensités géographiques, les Insurgents soutenus par la France, gouvernement et Lumières mêlés, l’emportent tandis que, au congrès de Panama (1826), Bolivar ne peut obtenir l’unité latino-américaine.

  1. (ex. 7) Les guerres classiques entre États-nations

De la première coalition à l’éclatement de la Triplice (1793-1914)

Dès la déclaration, par les Girondins, de la guerre au « roi de Bohême et de Hongrie », déterminant jusqu’à Waterloo sept coalitions contre la France, les guerres européennes sont d’abord des guerres nationales. Avec l’Empereur, l’art de la « grande guerre » par armées régulières, articulant la manœuvre stratégique et la bataille décisive par la puissance de feu, atteint son âge classique. Cet art combine une production industrielle des armes, une expansion de la conscription, une pro­grammation antérieure de la mobilisation, avec des transports par voies terrestre, fluviale, ferroviaire ; nouvelle perception des espaces géographiques sur la vaste plaine européenne du Nord de la France au Niemen. Une certaine « humanisation » de la guerre s’organise (Croix-Rouge, La Haye) pour les blessés et les prisonniers. Le tout permis par le capitalisme manufacturier, lequel exaspère les concurrences éco­nomiques (Blocus continental contre l’Angleterre) et coloniales. Or les grands Etats s’affrontent désormais sur des frontières à double face et les vieilles rivalités (France/ Habsbourg, France/Angleterre) ou nouvelles (Russie/Japon, Allemagne/Angleterre) couvent sous le jeu diplomatique du concert des Nations. Après la Grèce se libérant, l’Autriche et la Russie pourchassent les Ottomans des Balkans. En 1914, l’Italie se retire de la Triplice (1888) et laisse les Empires centraux face à l’Entente cordiale et au « rouleau compresseur » russe. Multiplication de l’artillerie, controverses chau­vines et doctrinales sur le meilleur stratège-capitaine, Frédéric ou Napoléon, sur Clausewitz : primauté de l’offensive ou de la défensive ?

  1. (ex. 8) La stratégie périphérique anglaise

De l’Invincible Armada à la première bataille de la Marne (1585-1914)

Sans frontière terrestre à défendre mais munie de fer, de bois et de charbon qui lui permettront de construire le capital ship de la puissance navale, le vaisseau de haut bord puis le dreadnought, l’île anglaise peut affirmer sa volonté de commercer avec l’ensemble du monde (libéralisme économique) par le principe de la liberté des mers, en fait le contrôle de sa marine. Cela lui assure l’importation de ce qu’elle ne produit pas et l’exportation de ce qu’elle produit. L’Angleterre établit donc un sys­tème planétaire : force bancaire, alliances contingentes contre toute puissance qui aurait tendance à contester sa suprématie (notamment la France puis l’Allemagne, considérées comme perturbatrices de l’équilibre mondial), usage limité de la force militaire allant de l’installation de bases-ports-comptoirs côtiers (stratégie insulaire et péninsulaire), pour agir sur l’intérieur des continents, jusqu’à la projection de véritables corps expéditionnaires. Mais en 1914, l’Angleterre est obligée d’engager de véritables armées dans des batailles terrestres de guerre manufacturière totale.

  1. (ex. 9) La projection de l’Europe sur la planète. Les conquêtes coloniales

De Christophe Colomb à Mussolini (1492-1936)

La Reconquête ibérique ne se poursuit pas en Afrique du Nord. La poussée ottomane en Europe centrale dissuade une éventuelle reprise des croisades et, dé­sunis, les royaumes chrétiens se lancent en compétition dans la découverte et la conquête d’abord extractive et commerciale puis continentale des autres mondes, grâce à deux facteurs fondamentaux : la maîtrise des voies maritimes par la science nautique des vents, puis de la vapeur, et l’usage de la poudre : l’arme à feu. Cette « recouverte » de la planète (sauf le Japon) par l’Europe s’accomplit en plusieurs phases sur quatre siècles et demi. Etablissement de lignes de comptoirs nationales concurrentes pour commerce local ; pénétrations militaires dans les espaces démo­géographiques continentaux par colonnes mobiles appuyées sur des points fortifiés, non sans parfois de dures défaites militaires (Les Désastres coloniaux, éd. D’en-face, 2007) ; organisation centripète des empires coloniaux dans leurs rapports avec la métropole (prédations minières, agriculture d’exportation, contraintes linguis­tiques et fiscales, militaires – armée des Indes, d’Afrique…), enrôlant des indigènes, et dans leur articulation entre les diverses colonies (route des Indes, Eurafrique, marche vers l’Ouest, américaine, vers l’Est, russe.) ; règlements diplomatiques entre grandes métropoles quant à leurs zones d’influence respective. La colonisa­tion a réalisé le plus grand transfert de civilisation jamais intervenu sur la planète : valeurs et techniques affirmées contre colored people, découverte des civilisations extra-occidentales, science triomphante.

 

  1. (ex. 10) Les empires, les nationalités et les minorités. L’arc de cercle Cap Nord/Bosphore

Des congrès de Vienne à l’Anschluss (1814-1938)

Après les deux décennies des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, les congrès de Vienne tentent d’établir le concert des Nations qui n’est en fait que l’équilibre en real politik des grandes puissances. Ainsi sont établis les Etats in­termédiaires plus ou moins neutres : Belgique, Pays-Bas, cantons suisses. En fait, deux catégories de tensions quadrillent les conflits guerriers et révolutionnaires : le principe des nationalités, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. D’où un double mouvement centripète des grands peuples à s’identifier à un Etat puissant, à son armée et à sa langue (Allemagne, Italie, France avec Savoie et Nice, Pologne en 1918). Mais, à l’inverse, aspirations centrifuges dans les empires ethniquement et culturellement hétérogènes, les tentations autonomistes voire indépendantistes des minorités appuyant leur identité sur le romantisme culturel, langue, littérature, histoire : « printemps des peuples » en 1848. Au XIXe siècle, les armées régulières alternent quelques « grandes guerres » et répression sanglante des revendications libérales, explosant en émeutes urbaines avec barricades ou attentats anarchistes. La désintégration des empires austro-hongrois et ottoman après 1918 mute la question d’Orient en libérant de petits pays aux ethnies imbriquées : Pays baltes, Europe centrale et orientale, Balkans, sur la « Diagonale tragique de l’Europe » du cap Nord au Bosphore (Géostratégiques, n° 8, juillet 2005, p. 33). Cette désintégration entérinée par le traité de Versailles fut utilisée par l’Allemagne nazie pour réintégrer ses ultimes minorités (Sudètes) dans le IIIe Reich de « mille ans ».

 

Légende :

X : contestation O : ordre établi

Force armée Urbanisme habitat Organisation de l’espace géographique Protestation individuelle Structures et valeurs socio-politiques Organisation économique Réification de l’individu Ordre international
1. Royaumes romano-barbares § 0 0 § § §
2. Renovatio imperii § § §
3. Implantations ultra-marines § § § § §
4. Féodalité § § § § §
5. Tumultes urbca’ns, effrois paysans § § § §
6. Royaumes temporels § § § §
7. Réforme § § § § §
8. Guerres monarchiques § §
9. Révolutions libérales § § § § § §
10. Guerres des Etats Nations § § §
11. Stratégie périphérique anglca’se 00 00 00
12. Conquêtes coloniales § § § § § § §
13. Nationalités et minorités § § § §
14. Révolutions prolétariennes § § § § § §
15. Guerre totale manufacturière § § § § § § § §
16. Décolonisation § § § § § §
17. Dissuasions idéologico-nucléca’res § § § § §
18. Guerresparamanufacturières du Tiers Monde § § § § §
19. Espaces de civilisation etpara-guerre économique § § § §
20. Infra-révolution dans les pays industrialisés § § § §
21. Ultra-révolution dans le Tiers Monde § § § § §
22. Pulsions idéo-raciales § § § § § § §
23. Projections intra-continentales 0 § 0 § 0 § § §

 

Légende :

X : contestation O : ordre établi

Union -1 Paix 0 Mise hors de combat de la force organisée adverse Anéantissement de la volonté de lutte adverse Conquête partielle (territoire, économie) Destruction des structures et valeurs Destruction du groupe humain Atteinte au progrès industriel Atteinte à la survie
1. Royaumes romano-barbares X 0 X 0
2. Renovatio imperii ° X X XX
3. Implantations ultra-marines X X X
4. Féodalité X X x x
5. Tumultes urbca’ns, effrois paysans x x X x
6. Royaumes temporels XX XX
7. Réforme X XX XX X x
8. Guerres monarchiques XX XX
9. Révolutions libérales x X
10. Guerres des Etats Nations XX x X
11. Stratégie périphérique anglaise X X X
12. Conquêtes coloniales X XX X X X X
13. Nationalités et minorités XX x X X
14. Révolutions prolétariennes x XX X X
15. Guerre totale manufacturière XX XX X XX X X
16. Décolonisation x X X X
17. Dissuasions idéologico-nucléaires X XX XX XX XX
18. Guerres paramanufacturières du Tiers Monde 00 00 X X
19. Espaces de civilisation etpara-guerre économique X X XX x
20. Infra-révolution dans les pays industrialisés x 00 X
21. Ultra-révolution dans le Tiers Monde XX XX X XX
22. Pulsions idéo-raciales x X XX x
23. Projections intra-continentales x 0 0 XX XX

 

  1. (ex. 11) Socialismes et révolution prolétarienne

De la constitution montagnarde aux purges staliniennes (1793-1936)

Siècle de la première révolution industrielle (charbon, vapeur, acier, puis pétrole, électricité, aviation), le xixe siècle voit le début du transfert des paysanneries vers les villes manufacturières, changeant les éthiques et les croyances des sociétés d’ordres en des sociétés de classes, de « lutte des classes ». Face aux doctrines de grande guerre classique, se multiplient les doctrines de lutte révolutionnaire, à la recherche d’une nouvelle organisation sociale apportant le bonheur aux « damnés de la terre ». D’où la prolifération protéiforme des philosophies et des mouvements sociaux. Certaines constantes apparaissent : parti directeur organisé (dictature du prolétariat) ou pul­sion anarchique, négation ou utilisation de la loi ; prise de pouvoir par coup d’État ou insurrection armée ; grève générale en mythe ou en réalité ; journées révolution­naires ou agitation permanente ; propagande intellectuelle ou attentats individuels ; spectre de la paupérisation des ouvriers puis des classes moyennes contré par le socialisme d’État ; controverses entre la révolution en un seul pays ou la révolution permanente, une classe leader (ouvriers et intellectuels) ou paysannerie collectivisée russe contre la bourgeoisie. En opposition, décapitation des mouvements révolu­tionnaires après chaque révolte ouvrière épurée par la répression policière et mili­taire : archétype des Canuts de Lyon, de la Commune de Paris, d’Octobre 17. La théorie du parti donnant aux masses une conscience de classe et une orientation stratégique s’élabore au fil des conflits affrontant revendications révolutionnaires et réformes sociales contre le capitalisme conquérant. L’écueil demeurant que l’in­ternationalisme, se joignant aux luttes anti-impérialistes, ne se dégrade en conflits sociaux pilotés par le centralisme bureaucratique chauvin. Le siècle des révolutions prolétariennes s’articule avec les guerres totales.

  1. (ex. 12) La guerre totale manufacturière

De la guerre de Sécession à Hiroshima (1861-1945)

La Révolution française avait initié la guerre de masse par la réquisition des mâles mobilisés. Cette guerre de masses s’exalte à l’apogée de la première révolution industrielle : l’affrontement devient mécanique, ce qui étend ses implantations dans le temps (anticiper la production des armes devant être les plus performantes au moment de leur utilisation) et dans l’espace (répartir les troupes sur le terrain par les nouveaux véhicules de transport et de combat : chemin de fer, camion, char, avion).

Pratiquement, le champ de bataille coïncide avec le théâtre de guerre qui atteint des dimensions sous-continentales, les théâtres sous-continentaux étant reliés par les flottes trans-océanes puis les forces aéronavales. Ces guerres deviennent totales en raison de trois facteurs exponentiels : accroissement de la puissance de feu qui atteint les populations civiles ; remodelage géopolitique modifiant à l’encontre des vaincus la balance des puissances ; exaltation psycho-idéologique des propagandes qui entraîne la négation de l’adversaire, de l’exigence de la reddition sans condi­tion au génocide ethnique. L’âpreté des concurrences économiques est légitimée par la noblesse des philosophies politiques : suppression de l’esclavage pour la guerre de Sécession, réveil des peuples de l’Orient pour la guerre russo-japonaise ; natio­nalisme allemand se congestionnant en racisme discriminatoire dans la Seconde Guerre mondiale, nations démocratiques et capitalistes combattant pour la liberté du monde. Après l’échec du pacifisme démocratique de la SDN, le multilatéralisme de l’ONU entraîne le partage du monde entre deux Blocs, mais aussi la mise en sommeil de la guerre totale manufacturière en raison de la guerre totale instantanéi-sée, postulant la destruction réciproque qu’aurait réalisée l’arme atomique.

 

  1. (ex. 13) La décolonisation

De l’insurrection de Saint-Domingue à la fin de l’empire portugais et à la chute de saigon (1801-1975)

L’expansion des peuples de l’Europe occidentale sur l’ensemble de la planète s’était étendue sur plusieurs siècles. Hétérogènes par les ethnies, les langues, les droits, les civilisations, les empires coloniaux ont explosé après la Seconde Guerre mondiale, les métropoles affaiblies ne pouvant plus en conserver le contrôle démographique, idéologique et économique. Leurs reflux s’accomplissent en moins d’un demi-siècle. En fait, le processus de décolonisation fut dès l’origine concomitant à la conquête selon des phases spécifiques à chaque pays, mais qui ont suivi un schéma identique dès le début du xixe siècle : révolte traditionnelle durement réprimée et progressive suppression de l’esclavage ; dès le début du xxe siècle : luttes nationalistes argumentées par les valeurs du colonisateur, droits de l’homme et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; coexistence de la lutte armée, du militantisme partisan et de l’action diplomatique appuyée sur l’internationalisme anti-impérialiste puis le neutralisme positif ; systématisation d’un type de guerre renouvelé : guérilla s’étendant en guerre populaire et en révolution, suscitant en réplique la guerre psychologique et la contre-guérilla, avec des types de violence très diversifiés, allant de l’attentat terroriste individuel, suscitant parfois en prévention la torture, à l’émeute urbaine ou à la guerre véritable (Vietnam, Algérie). Le terme décolonisation offre plusieurs sens : réinstauration de soi-même, reprise de souveraineté internationale ; dans un sens plus restreint : le processus historique par lequel cette réinstauration s’est effectuée ; les mouvements de pensée par lesquels l’ex-colonisé veut user des techniques occidentales tout en affirmant sa propre civilisation, sa langue, sa religion… D’où les controverses entre l’exigence de la décolonisation de l’histoire de l’époque coloniale censée avoir légitimé la colonisation, exigence aboutissant à la revendication contre-offensive de la repentance de l’ex-colonisateur, et l’accusation de demeurer soumis au néo-colonialisme économique et culturel proférée par les oppositions envers leurs gouvernements.

 

LES SYSTÈMES CONTEMPORAINS 17. Les dissuasions idéologico-nucléaires

Depuis Hiroshima, 1945…

La guerre froide transposée en coexistence pacifique contenait les contre-pesées des blocs par deux piliers : une équivalence technologique (destruction mutuelle as­surée) ; une confrontation idéologique (libéralisme politique et économique/com­munisme anti-impérialiste). La dissuasion nucléaire réalisant une rupture praxéolo-gique dans les stratégies : la doctrine d’emploi de l’arme balistique nucléaire, étant son non-emploi, affermit la stabilisation, assure la sanctuarisation du territoire na­tional et de ses intérêts vitaux (lesquels ?), refoule vers les zones grises, périphériques l’usage de la guerre conventionnelle limitée. Contradiction que doit intérioriser l’Autre. D’où une dissuasion pédagogique qui a engendré une abondante casuis­tique : première ou seconde frappe, coup de semonce ou riposte graduée, anti­armes ou anti-cités, missile intercontinental ou armes de théâtre, etc. Mais l’Amé­rique a poursuivi une sophistication technologique telle que l’URSS, confrontée à sa crise économique, aux pressions populaires, à la guerre d’Afghanistan, n’a pu en continuer la compétition, démontrant ainsi la faiblesse de son idéologie écono­mique. On peut d’ailleurs douter que la non-guerre entre les deux Grands depuis 1945 découle de la dissuasion nucléaire et se demander si la dissuasion « classique » subsiste aujourd’hui. En revanche, sous le système de la dissuasion générale entre les Grands, ne s’est-il pas établi des systèmes de dissuasion régionale par armes réelles ou virtuelles, Israël/Iran, Inde/Pakistan, Corée du Nord/… ? En fait, malgré les dé­nonciations écologistes et altermondialistes, s’exalte dans les opinions publiques des pays musulmans la dénonciation de Y apartheid nucléaire maintenu par les grandes puissances contre la prolifération atomique et balistique au nom de la sécurité spa­tiale et de l’équilibre géopolitique. Ferveur nationaliste, foi religieuse, chantage à l’arme atomique, crainte du dirigeant « fou » ou « voyou » remettent en cause le postulat qui demeure indémontrable : la stabilisation par la dissuasion idéologico-nucléaire. Les États-Unis oscillent entre l’installation d’un « bouclier antimissiles » qui renforcerait la capacité/dépression de leurs fusées et un désarmement nucléaire partiel avec la Russie (START, 2010).

  1. Les guerres paramanufacturières dans le tiers monde

Depuis la guerre israélo-arabe, 1948…

La dissuasion générale, la coexistence pacifique avaient refoulé vers les zones internes les conflits entre « petits forts » reconduisant leurs fractures ancestrales ou créant de nouvelles brèches par les frontières issues de la décolonisation. Ces guerres menées avec des armements importés des pays industrialisés demeurent des guerres d’attrition : après les premiers combats, les parties doivent reconstituer leur corps de bataille affaibli (Maroc/Algérie, Chine/Inde, Iran/Irak, Inde/Pakistan, Congo/ Rwanda, voire explosion de l’ex-Yougoslavie…). Mais depuis 1990, ces guerres ont en partie changé de visage : les pays émergents accroissent leur production d’arme­ment et les guerres affrontent des armées locales à des corps expéditionnaires pro­jetés par les pays industrialisés au bout de leur lignes de communication : URSS/ Afghanistan, Serbie vaincue par les bombardements de l’OTAN, les deux guerres Irak/Coalition soutenant le Koweït envahi en 1990 puis en 2004 ; Coalition/ Afghanistan et à nouveau Coalition/Irak. Guerres asymétriques où, après la victoire sur la force militaire ennemie, la high technology et le management du reformatage pour la paix ne parviennent pas à juguler des guérillas, un terrorisme allant jusqu’à l’autosacrifice. Les guerres d’attribution ont été parfois financées par la drogue et agies par les moyens de communication informatisés, mais exaltent les négations idéologiques qui ne sont pas endiguées par les tactiques de contre-insurrection.

  1. Espaces de civilisations et paraguerres économiques

Depuis la conférence de La Haye, 1899

Des conférences de La Haye aux conventions de Genève (1949), le concert international avait tenté d’humaniser le droit de la guerre devenue de plus en plus meurtrière, de par l’armement industriel fauchant civils autant que militaires. Il consolidait les valeurs et le droit de l’Occident mais il ne réglementait qu’impar­faitement les concurrences économiques capitalistes entre elles, anti-impérialiste entre régimes libéraux, fascistes ou communistes. D’où les regroupement régionaux s’efforçant, en deçà des flux internationaux, de défendre les intérêts commerciaux communs, de parvenir moins à l’autarcie qu’à l’établissement d’une balance favo­rable entre les importations et les exportations, et de s’assurer une monnaie solide : un pays peut être contraint par sa dette ou par l’aide qui lui est indispensable, plus que par les armes. Les essais de régulation économique mondiale ont été menés de pair avec le démocratisme international de la SDN puis de l’ONU, et avec les négociations sur le désarmement et le commerce des armes. Mesures prises à l’encontre du courtage illicite des armes à feu légères (guérilla) et des technologies des armes de destruction massive (prolifération), et organisation d’un droit pénal international à l’encontre des grands dirigeants accusés de génocide, crimes contre l’humanité ou crimes de guerre. D’où les répartitions entre pays nantis et pays émergents, pays en voie de développement et pays fragiles ou défaillants, entre pays collecteurs de richesses et pays soumis à la division internationale des productions et du travail, conduisant à l’apparition d’un « quart monde » à deux faces, articulant les nations prolétaires, les déclassés des pays encore nantis (délocalisation et chô­mage) et les immigrés clandestins sans papiers. Outre les crises engendrées par la volatilité des flux géofinanciers et la conscience écologique de la dégradation de la planète. Tandis que s’enflent les controverses sur la spécificité anthropologique ou l’universalité des valeurs issues de l’humanisme des Lumières et des socialismes des xixe/xxe siècles européens, face aux autres civilisations.

 

  1. L’infrarévolution dans les pays industrialisés

Depuis la guerre d’Espagne, 1936…

Ambiguïté en ce système de la notion de révolution : en son sens stratégique, accession au pouvoir par la violence d’une gauche « dure » ; en son sens sociolo­gique, renversement d’un régime et d’un ordre social par un mouvement populaire de grande ampleur ; en son sens idéologique, mutation des structures institution­nelles pour parvenir à plus de bonheur. Entourant la Seconde Guerre mondiale, les guerres civiles espagnole et grecque n’avaient pas établi la révolution républi­caine ouvrière et paysanne. Les fascismes prenaient le pouvoir par un mélange de démocratie formelle et de corps d’État – outre la révolution nationale de Vichy. Après la Seconde Guerre mondiale, abattant le nazisme, le communisme d’État s’imposait en Europe centrale et orientale par les armées soviétiques, qui, contre les insurrections nationales (Berlin-Est, Budapest, printemps de Prague, Pologne), se maintient par le « communisme des chars », jusqu’à l’implosion de l’URSS : la chute du mur de Berlin n’était-elle pas un acte de révolution populaire, révolution­naire sans violence ? De même que l’avortement de la tentative de retour à l’ancien régime par les nostalgiques du soviétisme en 1992, de même que les passages à la démocratie formelle par les révolutions de velours ou de couleur des ex-démocraties populaires. En Europe occidentale, l’Espagne et le Portugal sortaient du fascisme, les partis communistes institutionnalisés des démocraties libérales abandonnaient le principe de la dictature du prolétariat, viraient au réformisme. Les opinions publiques réprouvaient les organisations minoritaires anarchistes usant du terro­risme, de la reprise individuelle (braquages) et du meurtre symbolique (P.D.G., général.). Cependant, elles deviennent sensibles aux préoccupations écologistes des altermondialistes vitupérant les sommets des dirigeants face à la crise mondiale. Mais l’armement moderne (char, hélicoptère, drone, gaz incapacitant.) réduit au stade d’échauffourées les combats entre forces de l’ordre et contestataires. Le pro­grès technique amorce-t-il une nouvelle phase de cette lutte ? Contre les répressions policières, contre la surveillance optique et électronique par l’ordre établi, joue la « sous-veillance » des téléphones mobiles des manifestants, qui transmet les bavures policières aux opinions publiques mondiales.

 

  1. L’ultrarévolution dans le tiers monde

Depuis le congrès de Bakou, 1920…

L’idée de révolution en son double sens : mutation sociale et institutionnelle interne/explosion en divers fragments d’un ensemble géopolitique établi, était-elle pour les sociétés extra-occidentales une idée neuve importée d’Occident ? Contre la révolution « refroidie » dans les démocraties parlementaires, Lénine en appelait à la révolution de tous les peuples de l’Orient : les colonisés. En fait, ce fut la seconde guerre totale manufacturière qui rangea dans le camp de la révolution communiste la moitié orientale de l’Europe et le Centre-Asie, de la Baltique au Pacifique par la Sibérie soviétique, la Mongolie et la Chine. Alors, par l’esprit de Bandung (1955, Nehru, Nasser, N’Kumah, Sukarno, Tito), par les guerres anticoloniales de libéra­tion, fleurirent les doctrines révolutionnaires venues d’Orient : guerre du Vietminh, autogestion algérienne, révolution palestinienne, maoïsme et guerre révolution­naire selon Ho Chi Minh et Giap, jusqu’à la dérive des Khmers rouges., pénin­sules de l’île mondiale progressiste : Corée, Indochine/Vietnam, puis aux explosions populaires africaines : Congo, Rwanda, Liberia, Sierra Leone. Les indépendances ayant été obtenues, l’ultrarévolution a affronté les gouvernements conservateurs inclus dans l’économie capitaliste de juntes militaires usant de torture contre des mouvements terroristes. Après les révolutions libyenne et iranienne, l’extrémisme islamiste porté par des attentats autosacrificiels revendique des mutations éthiques, économiques et institutionnelles. En Amérique latine, les régimes militaires ultra­nationalistes affrontaient des mouvements progressistes (Allende au Chili), parfois chrétiens (théologie de la libération), et des foyers de guérilla ultracommuniste à stratégie violente (Sentier Lumineux, Tupamaros, Che Guevara), dont certains se maintenaient au Mexique, en Colombie (FARC) ou au Guatemala., enclenchant la dialectique attentat terroriste/prise d’otages/répression par la torture ou l’exil ; outre l’interrogation sur Cuba après Fidel Castro. Ainsi se présente une articulation plus modérée : élections plus crédibles/lutte contre le narcotrafic/retour à l’amérin-dianité (Venezuela, Bolivie, Pérou, Brésil.). Plus généralement l’ultrarévolution dans le tiers monde, parfois attisée par des émeutes de la faim, exacerbe le binôme massacres/réfugiés plus ou moins « humanitarisés », pour osciller entre les violences erratiques réprimées dans le sang et la dénonciation des élections présidentielles par les oppositions plus ou moins muselées. Dans les pays émergents, l’ultrarévolution se transforme-t-elle en ultramutation ?

 

  1. Pulsions idéoraciales, antagonismes ethnoculturels

Depuis les camps de concentration nazis, 1933…

L’histoire humaine est ponctuée de massacres. Au xxe siècle, la technologie bu­reaucratique et la statolâtrie raciale ont déterminé une mutation qualitative dans l’élimination de l’Autre. Dachau est créé en 1933 et s’imposera la distinction entre les camps de concentration (réduction à la mort par exploitation de la force de tra­vail) et les camps d’extermination (ethnocide racial). Les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre sont surplombés par les génocides déclarés imprescriptibles. Mais dans les États nouvellement indépendants, souvent hétérogènes, les vieilles disparités se quadrillent avec les conflits économiques et les incompatibilités cultu­relles. L’opposition majeure Blancs ex-colonisateurs/peuples de couleur, Nord/Sud, pays développé/pays en voie de développement se transcende dans la (re)connais-sance de certaines haines historiques issues de transvasements démographiques : Serbes et Albanais au Kosovo, Tutsis et Hutus au Rwanda, Tamouls hindous et Cingalais bouddhistes au Sri Lanka. Outre le sort des minorités blanches subsistant dans les anciennes colonies de peuplement : Algérie, Zimbabwe, Afrique du Sud sortie de Y Apartheid… D’où les tentatives d’apaisement par voie judiciaire longue et aléatoire ; voie réconciliatrice par demande de pardon après aveu des fautes et des crimes commis, lois mémorielles par lesquelles, non sans anachronisme, le présent juge le passé pour apaiser l’avenir (esclavage). Demeure le problème des immigra­tions massives de populations du Sud vers le Nord : menace de rupture, coexistence de diversité, espoir d’une synthèse enrichissante ? Barack Obama, premier président noir ou premier président d’une humanité de couleur
uniformisée ?

 

  1. Projections intracontinentales

Depuis la guerre américano-islamiste, 1979…

Symbole ? En 1979, les Blancs entrent en guerre avec les musulmans, les Russes en Afghanistan, les Américains en Iran, bien qu’aidant au Pakistan les ta­libans contre ceux-là. D’où une immense extrapolation géostratégique. En 1945, les États-Unis usent de stratégie périphérique insulaire (reddition du Japon, Philippines, Indonésie) et péninsulaire (Corée, Vietnam, Malaisie) pour refouler la marée communiste. Ils s’installent soixante ans plus tard en Centre-Asie, combat­tant les talibans extrémistes. L’implosion de l’URSS entraîne le passage à l’OTAN de ses glacis externes et en partie internes, et conforte l’espoir occidental d’une expansion de la démocratisation à l’ensemble de la planète. Les projections opé­rationnelles atteignent le cyber-espace : destruction de satellites d’observation et de télécommunications, impulsion électromagnétique perturbant la régulation des réseaux électriques, des eaux, des flux financiers, des contrôles aériens…

En fait s’affrontent jusqu’au centre de leur continent respectif deux projections inversées. D’un côté, une action militaro-humanitaire avec son messianisme géo­idéologique et ses dégâts collatéraux, où le droit d’ingérence devient un devoir de protection et s’enfle en occupation de longue durée combattant des guérillas locales. D’un autre côté, un terrorisme de destruction massive, le cas échéant nucléaire, frappant à l’intérieur des sociétés occidentales. Envoi de corps expéditionnaires for­més de soldat hypertechnologisés doublés de mercenaires et d’organisations non gouvernementales contre géopolitisme moral et autosacrificiel. Guerre asymétrique, où la surveillance juridique occidentale du couple maudit, terrorisme/torture, est confrontée à une ferveur religieuse, transcendantale et nationaliste. Chacun profes­sant vouloir par sa victoire établir une meilleure répartition des ressources naturelles et un développement durable, écologique et éthique. Le tout sous-tendu par de vastes transferts de population du Sud vers le Nord, bouleversant la notion même d’Occident, l’Europe devenant post-caucasienne par afflux turco-arabo-africain, les États-Unis dépassant l’antiségrégationnisme blanc/noir par afflux latino-asiatique.

 

PERSPECTIVES

Les systèmes sociostratégiques articulent deux niveaux. L’un assemble les réé­quilibrages géopolitiques, les structures sociales, les doctrines religieuses et philoso­phiques, les flux commerciaux, les évolutions démographiques. Ils s’inscrivent dans la longue durée et demeurent souvent mal perçus par les contemporains qui les trai­tent selon les pratiques de la politique événementielle et des concurrences écono­miques. Il en découle le second niveau, celui, plus conscient et souvent ponctué de catastrophes, des doctrines stratégiques, des tactiques de guerre et des mouvements révolutionnaires. L’art du stratège consistant en la définition de l’action militaire ou révolutionnaire dans le premier niveau, en la modulation des mutations dans le second.

Micro- et macrostratégie

En raison de leurs interférences, chevauchements externes et variations internes, les systèmes pourraient être découpés en séquences conflictuelles autonomes de faible durée et d’échelle microstratégique. On s’apercevrait alors qu’un conflit his­toriquement identifié (par exemple, au hasard : guerre de Sept Ans, conflit israélo-palestinien.) a en réalité subi des mutations (insensibles, se précipitant parfois en catastrophes) de forme et de nature essentielles, quant aux paliers du volume social stratégique et quant aux degrés de l’intensité de la négation, et qu’en réalité il passe parfois d’un système à un autre.

Ainsi, lors de l’affrontement entre le réalisme des royaumes romano-barbares et l’espoir de la restauration impériale, puis lors de la constitution des grandes monar­chies après la féodalité, enfin celle des empires coloniaux, les paliers respectifs de la contestation, les monarchies absorbant les grands fiefs intermédiaires (guerre des Deux-Roses, guerres de Bourgogne, Bretagne). Ou lors du partage de l’Afrique et l’Asie par les métropoles, et l’ordre établi (autonomie des grands vassaux opposés aux centralisations, indépendance des indigènes hors de la souveraineté machiniste européenne). Cependant, dans le cas des guerres coloniales, l’ardeur des combats ou les prédations économiques entraînent une escalade vers la destruction physique du groupe humain.

Escalade réalisée également par la congestion du pangermanisme en xénopho­bie. Cette ascension, qui correspond au durcissement d’une pulsion idéoraciale, est corrélative au passage de la guerre du début de l’ère industrielle (de Waterloo à Sadowa), encore limitée, à la guerre manufacturière et totale (Ludendorff). Elle dé­termine une montée parallèle des objectifs réciproques des deux adversaires : pour le perturbateur allemand, de la destruction des structures sociales à la destruction des groupes humains, soit minoritaires mais rejetés idéologiquement (racialement.), de l’humanité (Juifs, Tziganes), soit démographiquement et directement compéti­teurs (Slaves) ; également à la constitution de vastes ensembles dirigés par deux pôles de décision : Allemagne et Japon.

Mais aussi, pour les tenants de l’ordre établi, de l’anéantissement de la volonté de lutte allemande à la destruction des structures nazies et à la régénération spirituelle du peuple allemand ou des islamistes radicaux. Ce fait suscite une modification de la traditionnelle stratégie périphérique anglo-saxonne, qui dépasse largement son objectif classique : maintien de l’équilibre mondial et ouverture de la mer et des marchés par réduction de la force organisée adverse ; il s’exalte dans la churchillienne doctrine de l’unconditional surrender puis dans l’actuelle projection intracontinen-tale en faveur de la démocratie libérale favorisant l’économisme du droit des forts.

L’apparition de l’arme atomique entraîne une mutation. La distinction entre la capacité objective de destruction de l’arme et le but subjectivement désiré de son dé­tenteur s’atténue par l’occultation de l’action effective ; ce but est désormais intégré à l’intérieur de la stratégie de non-emploi. Lors du monopole atomique américain, qui représente l’ordre établi, il se place objectivement au cinquième palier – qui n’a pas joué – et subjectivement au second – qui n’a obtenu qu’un succès mitigé, puisqu’il se trouve face à un contestant qui use de méthodes de stratégie indirecte, moins pour interdire la montée de l’adversaire vers le cinquième palier que pour l’empêcher d’utiliser l’existence de cette capacité objective de destruction contre sa propre avancée, réellement ou au niveau de ses principes : d’où le containment an­tisoviétique : Corée, Vietnam. Distinction qui s’accentue lors du duopole nucléaire (guerre froide), la capacité objective s’élevant d’un palier vers l’atteinte aux éléments de la croissance industrielle, et l’affrontement s’effectuant sur les deux paliers. D’où l’ambivalence de la situation, en partie levée par l’implosion de l’URSS, en partie reconduite par les proliférations nucléaires.

Ainsi c’est l’analyse microstratégique, intrasystème, qui débouche en macrostra­tégie sur des catastrophes qui réintroduisent dans l’évolution du système l’histoire événementielle. Car, au plan macrostratégique, plus qu’une philosophie de l’histoire fondée sur la mutation, s’imposent celles fondées sur l’alternance des victoires et des échecs (Polybe), ou sur l’éternel retour (Nietzsche), donc la dénégation de l’es­pérance des irénistes, des tenants de « défenses défensives » face aux perpétuelles montées et désescalades des agressions et usures réciproques, entre les deux formes majeures des conflits : les empires et les révolutions.

Les empires et les révolutions

Empire étant pris au sens de notre recherche collective, Le bonheur par l’empire ou le rêve d’Alexandre (Anthropos-Economica, Paris, 1982), c’est-à-dire en tant que regroupement de puissances refoulant les conflits intérieurs, au prix de certaines contraintes militaires, fiscales, linguistiques pour les groupes et les populations, mais susceptible d’accroître les tensions avec les empires extérieurs. Et révolution étant pris au sens de contestation de l’ordre établi interne, menée avec plus ou moins de violence, mais susceptible d’extension transnationale, voire trans-impériale.

D’où certaines dissociations. Dans les ruptures majeures de l’Occident : la chris-tianisation, la Réforme, l’humanisme, le rationalisme, les Lumières, le nationalisme, le marxisme prolétarien, la décolonisation, les droits de l’homme et les socialismes, la répartition se fait pour le défenseur de l’ordre établi au niveau du second palier : anéantissement de la volonté adverse ; et pour le contestant, au quatrième : destruc­tion des structures établies. Ce qui souligne de façon éclatante l’absence de vision, de capacité de rénovation, de prise de conscience des transformations nécessitées par les mouvements lents des sociétés, absence qui semble frapper les castes diri­geantes. Ainsi les Barbares contre l’Empire, les féodaux contre les monarchies cen­tralisées, les sociétés d’ordres contre les sociétés de classes, l’évolution de la politique napoléonienne, celle de la doctrine française lors de rééquilibrages du xixe siècle, les stratégies militaires face aux guérillas autosacrificielles. Toynbee a analysé cet enivre­ment et cette routine conjuguée qui frappent les gouvernants et les conduisent si ce n’est pas à leur perte, au moins à une modification totale de leur position originaire.

Plus profondément se dévoilent, dans le lent déroulement des conflits, des os­moses entre empire et révolution. La contestation idéologique suscite lors de son apparition des luttes horizontales puis, ayant triomphé en certains pays, demeurant marginale en d’autres, s’intègre aux luttes verticales entre États. Les périodes durant lesquelles les structures politiques internes sont remises en cause et donnent nais­sance à des affrontements alternent avec des périodes au cours desquelles se heur­tent les noyaux résistants des États-nations pour la délimitation de leurs frontières ou le règlement de leurs concurrences économiques ou géopolitiques, mais sans que soit remis en cause le cadre sociopolitique général. Ainsi des guerres féodales entre seigneuries de plus en plus puissantes émergent des belligérances de longue transition entre les guerres d’Italie et les guerres de religion. Les luttes du proléta­riat, internes et internationalistes, sont en partie jugulées lors des guerres nationales par les Unions sacrées, mais généralisent la notion de révolution dans les guerres de libération du tiers monde. La décolonisation détruit les structures politiques unifiées, sinon cohérentes, des empires coloniaux, mais les guerres de refoulement réciproques ou d’extension sur zones mesurent la force des Blocs. Car toujours resurgit l’espoir de la reconstitution de l’Empire.

La lutte prend donc alternativement un caractère intro- ou extraverti, sans que l’on puisse percevoir dans ces alternances une stricte régularité. D’ailleurs la pulsion idéoraciale peut ne reposer que sur un seul pays et s’opposer aussi bien à d’autres idéologies de contestation susceptibles de réaliser des brisures internes, qu’affronter plusieurs entités nationales : les cas du pangermanisme, du panslavisme, du panara­bisme sont à cet égard typiques.

On peut cependant remarquer que les périodes de luttes verticales sont plus nombreuses que celles de luttes horizontales. Chronologiquement et prises sépa­rément, elles sont également plus longues. Parmi elles, se rangent, prémisses des États-nations, les guerres de monarchies, les impérialismes coloniaux ou continen­taux (slavisme, touranisme, pangermanisme se muant en nazisme), les stratégies périphériques thalassocratiques, les guerres de décolonisation, le duopole nucléaire, les projections intracontinentales. Parmi les périodes de lutte horizontale : les guerres de religion, le rationalisme émancipateur des Lumières de France et des Amériques, les révolutions prolétariennes, les socialismes et anarchismes. Quatre périodes sont mixtes, réalisant le passage de la lutte horizontale à la lutte verticale : féodalité, guerres nationales du xixe siècle, principe des nationalités, décolonisation. Elles tentent toutes d’organiser d’une façon relativement cohérente ce qui, actuel­lement encore, constitue l’unité stratégique de base : l’État centralisé de population et de civilisation homogènes – ou sans disparités culturelles, raciales ou religieuses excessives, susceptibles de le ravager par des pulsions idéoraciales internes. Enfin la phase guerre froide a conjugué en Europe et en Asie la lutte horizontale (plus psychopolitique en Europe, en dépit de Berlin-Est, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, plus violemment révolutionnaire en Asie) et la lutte verticale entre les deux puissances nucléaires, lutte dont l’intensité effective sinon philosophique est très variable. Système effondré après 1990 par l’atomisation due à la multiplication des États et aux réseaux économiques et financiers apparus après la fracture du communisme international, dans une mondialisation en partie gérée par le démo-cratisme diplomatique de l’ONU et le suprématisme des États-Unis.

Ces phases comportent, en leur essence profonde, une certaine homogénéité. Au contraire des cas où l’ordre établi borne ses désirs à la plus immédiate atteinte possible à l’ennemi : la mise hors de combat de sa force organisée pour s’opposer à des volontés de puissance fort disparates, mais ne remettant pas fondamentale­ment en cause les cadres éthiques, internationaux et sociaux. Ainsi des guerres entre royaumes romano-barbares ou entre principautés franques durant les croisades. Ainsi du rattachement à une suzeraineté de fiefs arrachés à d’autres suzerains du­rant la féodalité, ou du remodelage frontalier par conquête de province en vue des frontières naturelles ou de l’extension dynastique dans les guerres de monarchies : objectif assez limité mais seul possible, eu égard à un certain accord sur l’équilibre européen et la lourdeur des armées. Ainsi du maintien de l’équilibre mondial pour la stratégie périphérique anglo-saxonne ; ce système stratégique dans sa forme tradi­tionnelle joue sur les deux paliers les plus bas, quant aux objectifs réciproques sinon quant aux procédés de lutte ; il a cependant tendance à monter au palier supérieur du fait de la conquête des colonies et des marchés. Ainsi de la destruction des structures établies pour les sociétés colonisées, destruction qui n’est d’ailleurs, dans l’instant, perçue que d’une façon assez inconsciente, mais est devenue plus volon­tariste, pour instaurer la démocratie alternante postulée par les actuelles projections intracontinentales.

Parmi les systèmes contemporains, deux consistent en des luttes verticales : dis­suasion idéologiconucléaire réelle ou virtuelle entre certains pays émergents (Inde/ Pakistan, Israël/Iran, Corée du Nord…) et guerres paramanufacturières dans le tiers monde. Mais tous deux comportent quelques éléments de lutte horizontale : la contestation pacifiste ou écologiste antinucléaire alternative dans les métropoles post-industrielles ; la dénonciation de la dépendance explicite ou implicite, techno­logique et économique, à travers les aires géopolitiques et culturelles du tiers monde. Deux consistent en des luttes horizontales : infra- et ultrarévolution dans les pays industriels ou en cours de développement ; trois sont mixtes : espaces de civilisation, projections intracontinentales, pulsions idéoraciales, qui à travers les nations et les strates sociales regroupent ou opposent des ethnies, des confessions, des clans ou des classes.

Pourtant, le caractère très équilibré des paliers du volume social stratégique dans la dissuasion nucléaire (sous réserve de mutations technologiques) contraste avec le caractère très hétérogène des autres systèmes contemporains. En revanche, l’in­tensité de la négation y atteint en virtualité les plus hauts sommets – tandis que les autres systèmes seraient plutôt en déflation par rapport à la plupart des systèmes antérieurs – sous réserve de l’ultrarévolution et des pulsions idéoraciales qui main­tiennent la tentation de détruire la culture (ethnocide), voire la substance (génocide) d’un groupe humain. Ce qui n’évacue pas le problème de la crainte que peuvent avoir les empires existants devant le nouvel empire en gestation, ce qui n’interrompt pas le perpétuel passage des guerres entre empires à leurs révolutions intérieures, et réciproquement.

Les religions et les civilisations

Religions et civilisations s’arc-boutent sur leurs vérités et affirment leur supério­rité, leur argumentaire donnant bonne conscience à leurs fidèles pour qu’ils accep­tent de pousser aux extrêmes la négation de l’Autre : qu’ils acceptent de tuer et d’être tués. Ceci en absolu. En pratique, les tentatives de coïncidence, d’union sont-elles pertinentes ? Nombre d’entre elles se sont disloquées au cours des âges, aussi bien celles qui se fondaient sur l’implantation ultramarine et sur la conquête (empires militaires…) que celles qui affirmaient une communauté de croyants, une adhésion des esprits et des cœurs (chrétienté, umma…). Elles ont entraîné de longs cycles de guerres entre leurs composantes. Pour l’époque moderne, une nouvelle catégorie de regroupements est apparue : tentatives des empires coloniaux qui, en dépit de certaines aspirations assimilationnistes, ont explosé par éloignement géographique, disparité démographique et hétérogénéité culturelle.

Mais actuellement, le capitalisme vert néolibéral et les droits de l’homme à l’occi­dentale portent-ils une civilisation ? Enjeux du sommet climatique de Copenhague (décembre 2009). On répartit classiquement les systèmes sociostratégiques contem­porains entre les quatre points cardinaux : Est/Ouest, Nord/Sud. L’Est et l’Ouest, issus tous deux de la civilisation hellénistico/christiano/industrielle, étaient différen­ciés selon leur philosophie générale (non plus théiste/athée ou idéaliste/matérialiste mais libérale/collectiviste, pluraliste/unique), leur conception du développement

 

(plus ou moins dirigiste) et leur éthique individuelle et sociale. Le Nord et le Sud sont différenciés par leur degré de développement industriel, la nature de leurs ci­vilisations et la discordance de leur progression démographique : le Nord peinant à assurer son renouvellement biologique. Nouvelle phase du face-à-face Orient/ Occident ? Mais ce qui n’était pas encore l’Occident, les rivages de la mer du Nord, la Manche et l’Atlantique n’ont-ils pas été fécondés par l’Orient ?

À Marathon et Salamine, la Grèce avait contenu les invasions perses et libéré l’Io-nie, patrie d’Homère, qui racontait la guerre entre les Achéens (déjà l’Occident ?) et les Troyens (déjà l’Orient ?). Or, selon la légende d’Énée, fils de Priam, roi de Troyes, Rome se référait à une migration marchant de l’Orient vers l’Occident. L’Asie mi­neure était aussi la patrie de Paul de Tarse, ce juif hellénisé, ce citoyen romain, cet apôtre des Gentils renvoyant au désert le fils naturel d’Abraham et d’Agar, l’esclave arabe, fils né selon la chair et non selon la promesse (Épitre aux Galates, IX, 21-31), appelant pourtant à l’universalisation du christianisme, cette hérésie juive née des derniers grands prophètes, les deux Jean : le Baptiste et l’Évangéliste, et Jésus qualifié de Dieu incarné.

L’extrême ouest de l’Asie, Ionie et Palestine, serait terre natale d’Europe, cette princesse phénicienne transplantée en Crète par Zeus, grec amoureux. Dès lors, Carthage, Actium, Poitiers, les croisades et contre-croisades, les prises réciproques de Byzance et de Grenade, les sièges de Malte et de Vienne, l’expédition d’Égypte et la prise d’Alger, la libération de la Grèce et la question d’Orient, la colonisation et la décolonisation, les nouvelles immigrations. ne seraient que les avatars d’un perpétuel balancement de guerre ?

Premier philosophe d’Occident, Grec vivant en Ionie asiatique, Héraclite procla­mait : « La guerre est la mère de toutes choses. » Prophétisait-il la thèse selon laquelle les stratégies de l’Occident ont toujours été violentes, directes, frontales, offensives, agressives, contrairement à celles de l’Orient, plus subtiles, de Sun Tse à Gandhi ? D’où les tentations occidentales de l’orientalisme révolutionnaire : Giap et Mao. Le lexique demeure troublant : oriens est la direction du soleil levant, occidens est celle de son couchant, qui évoque aussi ce qui tombe, la mort, le carnage. La non-violence elle-même demeure ambiguë : qui veut persuader l’Autre de ne plus être violent pour son propre bien exige que l’on exerce sur lui une persuasion, une pression.

L’Ouest de l’Europe, l’Europe maritime, soupçonnait-elle le Grand Ouest ? Les caravelles y sont parties pour rejoindre l’Est, les mines et les épices de Catay, la Chine. Elles ont « baptisé » les îles des Indes occidentales et un nouveau conti­nent, dont l’État le plus puissant est aujourd’hui au cœur des grands espaces conti­nentaux. Mais des millions de personnes d’autres origines que la caucasienne sont maintenant implantées dans les sociétés occidentales. Est-ce le début d’un vaste transfert géographique et culturel qui réduirait les autochtones à être sinon minori­taires, au moins égalitaires ? Préfiguration d’une ère de conflit et d’une aire de dis­sociation d’un Occident divergent, entre une post-Europe en partie arabo-africaine et une post-Amérique en partie latino-asiatique après sa ségrégation Black/White ?

Six systèmes ont ainsi réalisé des « chocs de civilisation » ou plus exactement des exportations de dogmes et de valeurs, d’institutions et de techniques : inva­sions barbares et conversions, implantation ultramarine au Moyen Âge, conquêtes coloniales/décolonisation, pulsions idéoraciales, projections intracontinentales. Cinq systèmes illustrent des ruptures de l’idéologie occidentale interne : Réforme, révolutions libérales (Lumières) puis prolétariennes (socialismes), totalitarismes (nazisme et communisme), des guerres manufacturières s’exaltant en des pulsions idéoraciales génocidaires. Les autres systèmes internes à l’Occident expriment les affrontements nationalistes et culturels ou les compétitions économiques. Tous ont interféré dans l’écoulement du temps.

Accélération ou complexification de l’histoire

L’accélération de l’histoire, c’est-à-dire les mutations de plus en plus visibles intervenant dans la consistance et le fonctionnement des sociétés, entraîne-elle une rotation et des déqualifications plus rapides des systèmes sociostratégiques ? En fait, il n’est pas certain que les évolutions sociales et psychologiques soient actuellement plus rapides. Des phénomènes d’accélération donnant l’impression de changements brutaux et irréversibles ont déjà eu lieu dans le passé ; ainsi pour la société française de la Régence ou de la Révolution. Cette impression d’accélération résulte souvent d’une rupture (d’une « catastrophe » au sens de la théorie) intervenant dans les superstructures idéologiques et politiques de la société : fin du règne absolutiste de Louis XIV ; les Lumières se matérialisant après 1789, les socialismes combat­tants après 1917. Mais l’évolution des sociétés dans leur épaisseur, leurs tensions et conflits demeure moins perceptible et plus lente, passage du paganisme au christia­nisme, ruptures schismatiques puis hérésiologiques du christianisme, affrontement entre révolution bourgeoise et prolétarienne, décolonisation, immigration du Sud vers le Nord. La grande confrontation États-Unis/Russie autour du Pacifique a été prévue par les meilleurs esprits dès la fin des guerres napoléoniennes : de Pradt, de Tocqueville, Herzen ; Napoléon avait pressenti par la Chine le réveil du tiers monde : elle constitue peut-être avec les États-Unis le binôme du xxie siècle.

Un élément nouveau apparaît capital depuis l’ère napoléonienne : la croissance exponentielle et envahissante des possibilités technologiques comme puissance d’armement, moyen de communication et uniformisation des modes de vie. Il est nécessaire de pondérer entre le temps et l’espace.

La technologie entraîne la planétarisation des systèmes sociostratégiques au double sens du terme : interdépendance de toutes les politiques internationales, avec de nombreux conflits devenant transnationaux ; extension par les théâtres d’opération des lieux qui, jusqu’à présent, leur échappaient en principe (popula­tion civile) ou en pratique (profondeur sous-marine, espace aérien puis spatial). Mais une égalisation prolongée dans le déroulement du conflit, qu’elle se fasse par similitude (dissuasion nucléaire) ou par complémentarité hétérogène (guerre révo­lutionnaire, subversion contre puissance de feu lourde), peut aboutir à la reconduc­tion du système sociostratégique dans une durée longue et autonomiser (plus ou moins) tel système par rapport aux autres. Là encore, l’accélération de l’histoire ne paraît que relative et il n’y a pas de raison majeure pour admettre que les systèmes contemporains doivent avoir une durée moindre que les précédents : au moins un siècle pour les plus courts.

Pour autant, les systèmes se situent, à quelques années près, dans le prolonge­ment les uns des autres : élaboration de l’art de la grande guerre dans les royaumes temporels, son âge classique dans les guerres des monarchies et des États-nations ; son extrapolation par les guerres totales manufacturières et sa rupture par les em­pires idéologico-nucléaires ; les guerres paramanufacturières du tiers monde, les actuelles projections intracontinentales contre les guerres révolutionnaires. Or la Réforme, les révolutions libérales puis prolétariennes, les nationalités et les mino­rités se scindent dans le monde contemporain entre infrarévolution des pays in­dustriels et ultrarévolution des pays en voie de développement. En l’espèce donc, il ne semble pas qu’il y ait accélération. Au contraire même, pour les systèmes les plus longs : quatre siècles pour les tumultes urbains et les révoltes paysannes, cinq pour les conquêtes coloniales, plus de trois pour la stratégie périphérique anglaise. L’implantation ultramarine des principautés féodales a duré quatre siècles et demi. Combien dureront les actuelles projections intracontinentales – que l’on pourrait faire rétroagir à 1917 pour les États-Unis intervenant en Europe ? Les systèmes connaissent certes des périodes d’incandescence ou de déflation. Mais leurs élé­ments et leur fonctionnement demeurent relativement stables. En d’autres termes, les systèmes surplombent l’histoire politique et militaire événementielle qu’ils en­serrent dans les plus longues et moins visibles pulsations économiques, concep­tuelles, démographiques, idéologiques des sociétés. À cet égard, l’accroissement de la vitesse – durée (rapidité de la translation) – n’est qu’un facteur opératoire dans la vitesse de mutation des systèmes (« Vitesse et stratégie », La Vitesse, Fondation Cartier, Flammarion, 1991, p. 144).

Mais le problème de la longue durée des systèmes pose celui de leurs chevau­chements, interférences ou contradictions. S’il n’y a pas accélération de l’histoire, y a-t-il complexification de l’histoire ? De 1945 à 1975, sept systèmes semblent en activité. Peut-être sommes-nous victimes d’une trop grande proximité pour qu’une analyse plus décantée, plus synthétique soit valide. Car on en a proposé trois lors du passage de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge, trois pour la fin de la féodalité : période pourtant particulièrement complexe. Mais on dénombre six systèmes en activité durant la guerre de Trente Ans, six pendant les guerres napoléoniennes, huit avant la Grande Guerre, huit entre les deux guerres mondiales, sept actuellement avec les projections intracontinentales. Or ces périodes correspondent à des exten­sions du domaine (géographique, volume social) des conflits ou à des montées en puissance et en diversification des négations réciproques.

La dureté d’un conflit aboutit parfois à une réduction du nombre des systèmes qui s’exaltent en s’imbriquant les uns dans les autres. Là encore, la complexification de l’histoire ne semble pas être caractéristique du monde contemporain, où il est banal d’opposer les pays nantis aux pays en voie de développement dans une écono­mie-monde au sein de laquelle l’univers des villes s’accroît par celui des campagnes – ouvrant des centres secondaires sur les périphéries. Cette dichotomie perturbée constitue cependant l’un des principaux facteurs qui regroupent les stratégies to­tales contemporaines en deux grands systèmes d’oppositions.

L’un assemble les tenants des forces atomiques (et leurs protégés immédiats) ; il a donné naissance à des conceptions stratégiques très élaborées fondées sur la dissuasion. L’autre répartit les diverses régions du tiers monde (pôles de décision ou pôles de suscitation) entre elles, et par rapport aux principaux tenants du jeu nu­cléaire contingent. Il contient donc de multiples sous-systèmes, effectifs ou virtuels, chacun suscité par des perturbateurs spécifiques, de caractère classique (nationa­lisme) ou élaboré (affrontement socioéconomique idéologiquement argumenté). L’analyse de l’amplitude et de la durée de ces perturbations, comparées à celles des événements plus proches qui, dans un temps plus fragmenté, constituent l’histoire vécue par les peuples et les communautés humaines, dévoile la morphologie réelle des conflits. La seconde série d’oppositions, beaucoup moins conceptualisées, se caractérisent notamment par la longueur de luttes chaudes mais limitées, leurs as­pects incertains, segmentaires, inégalement imbriqués dans la vie sociale totale des protagonistes ; elles évoquent ces couples de lutteurs dont aucun ne peut sur l’autre assurer une prise décisive par défaut de complémentarité dans les modes de combat.

En conséquence, le passage de système à système se fait moins par rupture, par « catastrophe » que par transition insensible. La catastrophe s’accomplit dans la brève durée, mais ne fonde pas fatalement un système de longue durée perceptible aux échelles ici retenues : géohistorique et métastratégique.

Demeure le plan anthropologique. Les variations de l’intensité de la négation de l’Autre ne résident pas uniquement dans sa déstabilisation, sa destruction de plus en plus radicale – à la limite : le génocide -, mais inversement dans la re­cherche d’une alliance, d’une union, voire d’une symbiose avec lui. Ce qui pose le problème non fatalement du rejet mais de la modification, de l’harmonisation des valeurs et structures de l’Autre avec les siennes propres. D’où la nécessité des autocritiques : recherches sur la paix cernant sa propre méconnaissance, péjorative, de l’ennemi. Ainsi se dévoile la dimension philosophique de tout système straté­gique : se connaître soi-même pour persévérer dans son être face à l’Autre.

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