Les États-Unis Versus l’Amérique latine

Professeur Immanuel WALLERSTEIN

Février 2006

La sévère récusation essuyée par la diplomatie bushienne au Sommet des Amériques, à Mar de la Plata, en Argentine, les 4 et 5 novembre 2005, a été, en un sens, le point culminant de près de deux décennies de relations tendues entre les États-Unis et le reste des Amériques. Cela ne sort pas du néant, et il ne s’agit en aucun cas de la fin d’une histoire qui, en ce qui concerne les États-Unis tout au moins, s’assimile à une véritable descente aux Enfers…

Les États-Unis ont décrété que les Amériques étaient leur réserve privée, dès 1823, avec la Doctrine Monroe. Par cette déclaration, les États-Unis saluaient l’indépendance arrachée à l’Espagne par la plupart de ses ex­colonies, et ils signifiaient aux puissances européennes d’arrêter de s’immiscer dans les affaires américaines. Bien entendu, cette reconnaissance (des indépendances) n’est pas allée jusqu’à englober Haïti, un Etat dominé non pas par des colons blancs, mais par d’ex-esclaves noirs et par des « Colorés » émancipés. Les États-Unis ont refusé de reconnaître Haïti jusqu’en 1862 (année où la sécession de leurs propres Etats esclavagistes eut pour effet d’alléger un peu des pressions qui pesaient sur le gouvernement américain). Une chose est sûre : les États-Unis ne pouvaient pas faire absolument tout ce qu’ils voulaient, en Amérique latine. La Grande-Bretagne restait la puissance économique (et politique) dominante, dans cette région du monde, et ceci demeura le cas jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Néanmoins, progressivement, les États-Unis établirent leur primauté au Mexique (après diverses mésaventures militaires), dans les Caraïbes (en particulier, après la guerre hispano-américaine) et, enfin, en Amérique du Sud, aussi. Au début du XXe siècle, les États-Unis ne se gênèrent pas pour extorquer le Panama à la Colombie (pour y construire leur fameux canal) et pour envoyer leurs marines établir leur ordre (et défendre les intérêts de leurs trusts) dans divers Etats d’Amérique centrale et des Caraïbes, supposés souverains.

Cette politique du « gros bâton », de l’intrusion impérialiste ouverte, resta pour l’essentiel la seule politique états-unienne, jusqu’en 1933, année où Franklin Roosevelt proclama en ses lieu et place sa politique de « bon voisinage », qu’il appliqua à Cuba, au Mexique et au Porto-Rico, entre autres lieux. Mais, par la suite, le gros bâton n’a jamais été totalement remisé au placard (invasion de la Baie des Cochons, à Cuba, sous Kennedy ; envoi des marines en République dominicaine, sous Johnson ; invasion de la Grenade, sous Reagan et invasion du Panama, sous George H.W. Bush (père)). Il ne faudrait pas non plus oublier d’ajouter à la liste, les innombrables soutiens « discrets » américains aux coups d’Etat militaires (notamment au Guatemala, au Brésil, au Chili et -sans succès- au Venezuela, en 2002). Mais le gros bâton alternait avec une diplomatie plus suave. Et c’est de cette diplomatie plus suave que George W. Bush s’efforça d’user -à la manière gauche dont il a le secret- à Mar de la Plata.

Le flop fut total. Pourquoi ? Alors que, dans une certaine mesure, Bush ne tente rien de bien nouveau en Amérique latine, alors qu’il poursuit les politiques de ses prédécesseurs vis-à-vis de ces pays, ses mésaventures en Irak ont fait perdre à cette politique tout caractère opérationnel. En s’entêtant à poursuivre -pratiquement sans aucun succès- sa politique d’intimidation machiste au Moyen-Orient, Bush a sapé radicalement le niveau de soutien mondial dont pouvaient bénéficier les Etats-Unis, tout en paralysant les instruments de leur puissance (militaire, financière et politique). L’aboutissement de deux siècles de domination états-unienne en Amérique latine se traduit par l’image d’États-Unis en géant aux pieds d’argile. Il suffit, pour s’en convaincre, de contempler la série de camouflets infligés à la puissance et au prestige des Etats-Unis, avant et durant la conférence de Mar de la Plata.

Le président argentin, Nestor Kirchner, a ouvert le sommet par un discours dans lequel il a déclaré que les États-Unis endossaient « la responsabilité irrémissible et inexcusable » de politiques qui ont entraîné la pauvreté et une tragédie sociale en Amérique latine. Il a cité en particulier le consensus de Washington et les politiques d’ajustement structurel du Fonds monétaire international. S’il s’agit là du discours traditionnel des forces de gauche, en Amérique latine, ce fut probablement la première fois qu’un hôte d’un sommet international a déclaré cela publiquement, le président des États-Unis étant présent dans la salle. Et Bush, qu’a-t-il fait ? Est-il sorti ? Non : il a encaissé le coup, et il s’est contenté de féliciter Kirchner pour les améliorations qu’il a apportées à l’économie de l’Argentine.

Pendant ce temps-là, Hugo Chavez, le président du Venezuela, qui est devenu la grande Némésis des Etats-Unis, s’adressait à un vaste auditoire, et dénonçait les perfidies américaines. Il fut rejoint, entre autres, par le grand héros footballeur de l’Argentine (et même de l’ensemble de l’Amérique du Sud), Diego Maradona, qui a profité de l’occasion pour dire que « Fidel [Castro] est un dieu, et Bush un assassin ». Les stars du foot ne sont sans doute pas spontanément qualifiés pour s’ériger en analystes politiques, mais ils n’en ont pas moins une influence considérable sur l’opinion publique.

La réaction états-unienne aux déclarations de Kirchner, et même à celles de Chavez, fut très modérée, parce que les États-Unis se concentraient sur leur unique objectif, à ce sommet : un engagement, ou plutôt un réengagement, à parachever la Zone de Libre Echange des Amériques [Free Trade Area of the Americas – FTAA]. Et c’est là où les États-Unis se sont écrasés sur un bloc de granit : les quatre pays qui composent le Mercosur – le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay – plus le Venezuela, ont tout simplement répondu : « No » Le président Fox, du Mexique, a essayé de rameuter les autres, mais sans le Brésil, sans l’Argentine et sans le Venezuela, la FTAA est, comme l’a proclamé Chavez : « morte, et nous sommes en train de l’enterrer, ici, en ce moment même » Et en même temps, ces pays continuent à renforcer leurs relations économiques avec l’Europe et la Chine, au détriment des Etats-Unis.

Bush a voulu faire avancer deux projets, en Amérique latine : la FTAA, aujourd’hui morte et enterrée, et l’isolement de Cuba. Bien que Cuba n’ait pas été, pour la énième fois, invité au sommet (Bush ne serait pas venu, si cela avait été le cas), l’Assemblée générale de l’ONU votait, pour la énième fois aussi, et avec un score encore jamais atteint (182 voix pour, 4 contre et 1 abstention, 4 pays n’ayant pas pris part au vote) un appel à ce que soit mis fin au blocus imposé par les États-Unis à Cuba. Tout ce que les États-Unis ont pu obtenir de l’Amérique latine se résuma à deux « non-votes » : celui du Honduras, et celui du Nicaragua.

Finalement, si à Mar de la Plata un des rares avocats publics des États-Unis en matière de FTAA fut le Mexique, ce pays avait ratifié, quelques jours auparavant seulement le traité sur la Cour Internationale de Justice, et avait refusé de ratifier le soi-disant accord de non-extradition bilatérale sur lequel les États-Unis insistaient fortement, afin de protéger leurs propres soldats.

La doctrine Monroe est morte. Et les pleureuses sont rares.

* Immanuel Wallerstein ancien président de l’Association internationale de sociologie (AIS) en 1995, est directeur d’études associé à l’École des Hautes études en sciences sociales de Paris, professeur invité de sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Il est également chercheur associé à l’université Yale aux États-Unis Fernand Braudel Center, Binghamton University

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