Pierre Berthelot
Enseignant-chercheur associé à l’IFAS et à l’IPSE
3eme trimestre 2013
Lorsque la diplomatie semble avoir échoué et que le recours à la force parait difficile, disproportionné ou impossible, l’arme des sanctions, principalement d’ordre économiques devient la modalité essentielle des relations entre certaines puissances et les pays qu’elles considèrent comme les perturbateurs du système international, en particulier lorsqu’ils disposent de l’arme nucléaire ou qu’ils sont réputés vouloir l’acquérir. Pourtant, l’expérience prouve jusqu’ici que si les sanctions ont toujours un impact plutôt négatif sur l’économie de ces États, elles ne sont cependant pas suffisantes pour les affaiblir de façon décisive. Ces pays « rebelles » parviennent progressivement à mettre en place une économie « de résistance » qui tend vers l’autosuffisance et privilégie le troc. Pire, les sanctions renforcent en général politiquement les régimes en place qui accroissent parallèlement leur contrôle sur les ressources produites qu’ils redistribuent ensuite à une population qui voit ses conditions de vie se détériorer à l’inverse de ses dirigeants ou de leurs obligés.
When diplomacy seems to have failed and the use of force seems difficult, disproportionate or impossible, the weapon of sanctions, primarily economic in nature, becomes the essential way of relations between certain powers and the countries that they deem disruptive of the international system, particularly when they dispose of nuclear weapons or that they are notorious for wanting to acquire it. Nevertheless, experience has shown so far that even if sanctions are always likely to have a negative impact on the economy of these countries, they are however not enough to weaken them decisively. These « rebel » countries gradually succeed in developing a « guerrilla » economy that tends towards self-sufficiency and favours bartering. Worse than that, sanctions generally strengthen politically the regimes in place who in turn increase their control over the resources produced, that they then distribute to a population who witnesses the deterioration of its living conditions opposite those of its leaders and debtors.
En principe, les sanctions, principalement d’ordre économique, obéissent à une logique censée être imparable : appliquées, elles vont affaiblir les États qui en sont les victimes, et les amener progressivement à se plier aux souhaits des nations qui les imposent. En réalité, la vérité est souvent différente et pire, cette diplomatie coercitive et ces punitions collectives souvent aveugles peuvent même avoir l’effet inverse par rapport à ce qui est recherché. C’est ce qu’il s’agira de préciser dans les développements suivants à travers la notion d’effets boomerangs ou celle d’émergence et de montée en puissance de blocs alternatifs à l’hégémonie occidentale.
Enjeux économiques
Signalons préalablement que l’internationalisation des échanges accroit conco-mitamment les risques de sanctions unilatérales avec l’implication de plus en plus importantes d’États, avides notamment de rattraper leur retard ou de maintenir leur hégémonie et la possibilité croissante d’échapper aux effets les plus pernicieux des sanctions avec la multiplication et la diversification des acteurs économiques, ce qui constitue en soi un premier paradoxe. Par ailleurs, les sanctions font partie de cette « guerre hors limites », conflit hybride, sans réel début et s’étalant sur une longue période de temps, utilisant tous les moyens pour contrer l’ennemi, militaires, supra-militaires (diplomatie, renseignement, cyberdéfense) et de plus en plus non-militaires (finance, ressources énergétiques, normes, réglementations, sanctions …y.
Si les sanctions n’ont que rarement les effets attendus au départ, c’est parce qu’une économie de résistance parvient en général à se mettre en place progressivement, fut-elle fragile et incertaine : ce qui est d’autant plus aisé quand l’État sanctionné est habitué de longue date aux représailles économiques, comme dans le cas de l’Iran. Une forme d’autosuffisance émerge, qui passe notamment par la production locale du maximum de matières premières ou de biens dits de première nécessité ou de consommation courante, avec un contenu plus ou moins élaboré. On observe dans certaines situations un effet inattendu : le renforcement des fondamentaux économiques du pays, qui, craignant les conséquences mortifères de la dépendance extérieure, augmente ainsi ses capacités à assouvir les besoins essentiels de la population, ce qu’il n’aurait peut être pas fait sans la présence permanente des sanctions. De plus, selon certains spécialistes, l’Iran, par exemple, aussi bien à travers l’action de l’État que du secteur privé, non seulement atténuerait les effets des sanctions mais en bénéficierait aussi sur le long terme en se trouvant obligé de diversifier son économie et réduire sa dépendance aux revenus issus du pétrole. Le budget de l’Iran en 2013-2014 dépend ainsi beaucoup moins des exportations de pétrole que les précédents, et ses exportations de ciment, de fertiliseurs et d’autres biens industriels et agricoles de base augmentent substantiellement[1].
A contrario, des États non visés par des sanctions ne prévoient pas la plupart du temps des mécanismes d’autosubsistance et ils se retrouvent très fragilisés lorsqu’il existe un retournement de tendance sur les marchés mondiaux (en particuliers ceux concernant les matières premières ou les produits agricoles). Les États sanctionnés tentent de promouvoir une stratégie de souveraineté voire de sécurité alimentaire qui postule qu’il faut garantir à chaque homme la satisfaction des besoins alimentaires indispensables à sa survie, obligation qui se voit propulsée au rang de responsabilité essentielle, venant ainsi contester la première place traditionnellement allouée à la sécurité militaire. Associée à une volonté de réduction de la dette et d’accumulation de réserves de changes pour pallier à la chute de la monnaie nationale, l’efficacité de cette politique d’autosuffisance et d’autosubsistance est alors renforcée.
L’autre effet boomerang et pervers de cette stratégie de sanctions économiques peut être observé lorsque l’État visé va réussir à développer ses capacités technologiques et scientifiques à un niveau jusque là inconnu. Il se transcende d’une certaine manière parce qu’il est le dos au mur à l’instar de certains États asiatiques sortis exsangues du second conflit mondial et faiblement dotés en matières premières (Japon, Corée du Sud). Une analogie peut même être établie avec Israël, qui, confronté à une hostilité de ses voisins dès le départ a certes bénéficié de l’aide d’alliés occidentaux mais a par la suite veillé à ne jamais être trop dépendant, y compris des États-Unis, et a développé ses propres technologies militaires qui lui ont permis d’exceller dans le domaine des sciences et des technologies puisque cet État y est souvent pionnier ou classé dans les tout premiers. Sans le « boycott arabe » et son complexe d’obsidionalité, Tel-Aviv serait probablement aujourd’hui moins fort. À propos de l’Iran, on soulignera que le pays est en passe de devenir un leader dans le domaine des nanotechnologies[2], et à cause des sanctions et des embargos, ses chercheurs ont progressivement réussi à fabriquer des machines sophistiquées qu’ils auraient du acheter dans le cas contraire[3]. C’est la même chose avec les biotechnologies, car elles sont devenues trop chères et compliquées à importer avec les sanctions et dans le domaine des cellules souches, l’Iran s’impose peu à peu comme une référence comme cela est souligné par le Royan Institute de Téhéran[4]
Cette stratégie est en particulier vraie dans les secteurs militaires ou associés, comme le spatial ou le cyber[5], bien que cela passe le plus souvent par une aide extérieure, du moins au départ. Il s’agit alors de sanctuariser le pays face à des menaces extérieures, et aussi de disposer d’une marge manœuvre accrue dans le cadre de négociations avec les États à l’origine des sanctions (cas de la Corée du Nord ou de l’Iran) tout en disposant d’une valeur ajoutée dans des domaines que peu de pays maîtrisent véritablement. La Corée du Nord aurait ainsi commencé à construire un site nucléaire en Syrie qui fut détruit par Israël en 2007 et l’Iran est un des rares États, a fortiori au sein des pays en développement à produire des drones, comme l’ont révélé les opérations récentes du Hezbollah qui a envoyé ces avions miniature sans pilote survoler le territoire israélien.
Une autre modalité d’adaptation aux sanctions va passer par la réduction de la consommation d’énergie, souvent excessive au vu des besoins réels, et aussi des subventions associées, trop généreusement accordées. D’ailleurs, les institutions internationales ont souligné de façon positive les efforts réalisés par l’Iran au cours de ces dernières années. Si le sujet n’était pas aussi tragique pour les peuples qui en subissent les effets, on serait tenté de dire que les sanctions contribuent à la promotion du développement durable parmi les États visés !
Une des conséquences de cette économie de résistance est le troc qui permet de contourner les interdits financiers, le manque de liquidités, la dépendance à des monnaies internationales sous contrôle d’États hostiles (ou émises par ces derniers). On observe ainsi la construction d’une quasi économie de guerre, informelle, voire illégale, phénomène à double tranchant car il peut certes permettre de limiter les effets négatifs des sanctions mais aboutit à diminuer les rentrées fiscales de l’État et les taxes douanières tout en renforçant le poids des réseaux mafieux en particulier ceux liés au trafic de drogue, qui peuvent à terme saper l’autorité des gouvernants ou les concurrencer.
Enjeux politiques
Le second effet paradoxal sinon contreproductif souligné par la majorité des études internationales c’est le renforcement des régimes soumis à des sanctions alors qu’ils devraient en principe être victimes d’une désaffection naturelle importante au fil des décennies face aux ouvertures politiques limitées qu’ils proposent et aux performances économiques décevantes observées.
En revanche, ce que l’on remarque aujourd’hui c’est que d’une part, les peuples deviennent d’abord si affaiblis qu’ils n’ont pas toujours les moyens de se révolter et que d’autre part, ils ne font pas toujours le lien entre la responsabilité de leur gouvernants et leur situation, estimant que les sanctions sont d’abord imputables à des puissances étrangères inaudibles (deux poids deux mesures, en particulier au Moyen-Orient et incompréhension face à cette punition collective imposée qui ne touche guère leurs dirigeants). Le divorce entre ceux qui sont « punis » et ceux qui édictent les sanctions s’accroit davantage lorsque les pays visés sont pénétrés d’un nationalisme vivace et ancien ou d’un patriotisme exacerbé, rendant quasiment inopérant l’objectif premier : voir le peuple se désolidariser de ses dirigeants dans sa grande majorité. Ainsi, selon un sondage de février 2013 réalisé par l’Institut Gallup, seuls 10 % des Iraniens blâment en premier lieu leur gouvernement de la situation économique préoccupante qu’ils connaissent. On soulignera de façon inverse que l’ouverture peut se révéler beaucoup plus dangereuse pour les régimes visés par les sanctions : les discours Obama en 2009 et son attitude non dogmatique ont probablement été un des éléments de fragilisation du pouvoir iranien au moment de la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinedjad, davantage que l’hostilité manifeste de George W. Bush vis-à-vis de Téhéran.
Dès lors, « cette stratégie d’étranglement financier a sans nul doute entrainé des difficultés économiques pour les Iraniens moyens, mais elle a permis à l’aile dure iranienne de renforcer sa mainmise sur le pouvoir. Selon Vali Nasr et Ray Takeyh, « l’ironie de cette histoire est que la politique a conforté le régime iranien, qui a ainsi pu justifier son monopole sur le pouvoir comme un moyen de contrer l’ennemi étranger et de gérer une économie sous la menace internationale »[6]. Quant à John Negroponte, directeur du renseignement à partir de 2005, il déclara en janvier 2007, au moment de son départ, que « l’influence de l’Iran dans la région était en train de s’accroître « dans une mesure qui va bien au-delà de la menace représentée par son programme nucléaire » : devenu force dominante dans la politique irakienne et régionale, ce pays assume de plus en plus un rôle autrefois tenu par les États du golfe persique »[7]
Une stratégie inefficace et contre productive qui est aussi valable pour les alliés de l’Iran, comme le Hezbollah puisque « des mesures radicales ont été prises même quand l’argent servait à gérer, par exemple, les réseaux hospitaliers et scolaires du Hezbollah (…). Le seul effet évident de la politique américaine fut, selon le journaliste Andrew Higgins, d’avoir conforté les partisans du Hezbollah (issus pour la plupart des régions pauvres du Liban) dans le sentiment que l’Amérique veut qu’ils restent pauvres et non combattre le terrorisme »[8]. Même constat pour un autre allié de l’Iran, le Hamas[9], puisqu’après les élections de janvier 2006, « une forme de punition collective s’est abattue sur le peuple palestinien. L’État d’Israël ne versant plus les revenus fiscaux qu’il prélevait pour le compte de l’Autorité palestinienne. Là aussi, on observa les mêmes pervers et pas le moindre recul du mouvement islamique palestinien »[10].
Le régime ou le mouvement politique puni, surtout dans le cadre d’un système réglementé ou collectiviste a d’autant plus de chance d’accroître son emprise sur son peuple qu’il maitrise de fait tous les mécanismes de contrôle de l’économie.
En effet, ce sont les entreprises proches du pouvoir (comme en Iran avec celles dépendant des Pasdarans[11]) qui ont accès aux ressources étatiques qui permettent de subvenir aux coûts croissants causés par les sanctions. D’où un affaiblissement du secteur privé et parfois concomitamment de la classe moyenne qui est la plus vulnérable : les masses défavorisées sont le socle sur lequel tentent de s’appuyer les régimes sanctionnés et leurs élites, leur base étant très large et leur mécontentement dangereux (comme cela a été observé en Iran à l’époque du Shah), sans compter qu’ils sont les plus dépendants des produits de première nécessité d’où les politiques parfois dispendieuses et inflationnistes pour se les attacher (de nombreuses critiques ont été faites à Ahmadinedjad sur ce point, accusé de dérive populiste et de fuite en avant). Ainsi, le pays sous sanctions peut alors entretenir des réseaux et redistribuer une partie des ressources économiques qu’il contrôle de plus en plus étroitement en s’assurant une nouvelle base fidèle et loyale.
Les véritables victimes ne sont ainsi pas toujours celles que l’on croit et on soulignera qu’il est assez symptomatique et ridicule que parmi les produits souvent visés par les embargos ou les sanctions économiques figurent les produits de luxe, comme cela avait notamment été souligné à propos de la Syrie ces dernières années. Les pays imposant les sanctions n’ont probablement pas conscience que les classes les plus favorisées ou les dignitaires du régime sont les moins touchés par celles-ci et par ailleurs ils ne peuvent ignorer que les plus aisés bénéficient toujours de moyens pour s’approvisionner en produits haut de gamme. Le fils de Slobodan Milosevic se vantait à l’époque où le régime dirigé par son père était au ban de la communauté internationale qu’il fallait être stupide pour ne pas gagner son premier million de dollars à moins de trente ans lorsque l’on était un jeune serbe ! Il est vrai qu’il pouvait disposer de toutes les complicités nécessaires pour mettre en place des activités plus ou moins licites. Un autre effet pervers des sanctions et que les régimes qui les subissent sont parfois suffisamment habiles pour se défausser de leurs propres erreurs économiques en imputant leurs échecs aux effets négatifs liées aux mesures de rétorsions.
Les effets négatifs restent bien évidemment importants sinon les sanctions seraient immédiatement supprimées, bien qu’elles aient souvent une dimension émotionnelle et idéologique, et deviennent parfois une fin en soi comme dans le cas de Cuba ou de l’Iran. Elles empêchent ainsi le pays de se développer autant qu’il pourrait le faire sans leur mise en place, avec la question clé des pièces de rechange ou l’accès aux technologies les plus performantes pour maximiser l’exploitation et la transformation des richesses naturelles avec dans les cas les plus graves, augmentation de la pauvreté et malnutrition infantile comme en Irak sous Saddam Hussein.
L’émergence de nouveaux blocs contestataires
« Ainsi les sanctions, instrument du droit international dont la finalité est de provoquer un changement dans le comportement d’un État ou de personnes, tendent à devenir un véritable instrument de régulation internationale, sur les plans économique, financier, voire politique. En diversifiant le contenu des mesures de sanctions, en favorisant leur utilisation systématique à des fins qui n’intéressent plus exclusivement la paix et la sécurité publique internationale, le recours aux sanctions semble favoriser une polarisation du monde, reflet de visions politiques, stratégiques et humaines différentes. D’un côté les États et personnes devant être sanctionnées, de l’autre les puissances qui sanctionnent (…), reflets de la vision d’un bloc occidental (.) »[12]
Dès lors, une des conséquences de ces sanctions parfois aveugles et souvent contre-productives est le rapprochement entre « États résistants ou rebelles » du système international. Il y a ceux qui craignent d’être un jour victimes de ce type de sanctions et qui souhaitent les affaiblir pour montrer leur inanité et inutilité. Il ya ceux, et ce sont parfois les mêmes, qui souhaitent affaiblir l’influence des États qui donnent les ordres, c’est-à-dire le bloc occidental principalement, et ainsi réduire sa capacité de coercition présente ou future (cas du Venezuela par exemple qui commerce avec l’Iran). De plus, contourner ces sanctions permet de gagner des parts de marchés qui auraient été de toute façon arrachées par d’autres. On peut mettre parler de profiteurs ou de vautours du système qui jouent ainsi un rôle ambigu sur lequel on reviendra. Cela favorise l’alliance entre nouveaux États qui trouvent un vide politique à combler au niveau international (Turquie et Brésil à l’occasion de la crise nucléaire iranienne) qui se définissent au départ comme des puissances économiques émergentes ou ré-émergentes qui ensuite cherchent à s’imposer politiquement pour relayer leurs ambitions ayant de plus en plus conscience que l’un ne va pas sans l’autre. La conséquence est donc l’apparition de nouveaux blocs qui traduisent le basculement du monde, lent mais réel vers l’Eurasie et la crise iranienne contribuerait à l’accélération de cette tendance[13]. Le recours aux sanctions favorise non seulement une polarisation du monde, comme cela a été préalablement souligné, mais cela accélère une fragmentation alors qu’il est au départ censé harmoniser la vie de la « société internationale » et en favoriser la coexistence pacifique. Cette dernière s’impose de plus en plus au détriment du concept de « communauté internationale » de plus en plus assimilée à l’Occident et à sa volonté de domination ou de maintien de son hégémonie et de son impérium alors qu’au départ l’utilisation du terme de « communauté internationale » plutôt que celui de « société internationale » n’était pas péjoratif, bien au contraire, le premier évoquant une idée d’interdépendance et de solidarité (chère aux pays en voie de développement), alors que le second était associé à l’univers classique des relations entre États, bilatérales, dans un monde aujourd’hui fractionné, atomisé, où les intérêts nationaux prédo-minent[14].
Rôle décisif et ambigus des BRICS[15]
« D’un point de vue géopolitique, la montée des pays émergents constitue une nouvelle phase de l’histoire ou désormais, par l’extension de la richesse, les capacités d’initiative et d’influence mondiale ne sont plus uniquement détenues par les grandes puissances occidentales »[16] . La Russie, arc-boutée sur sa position de soutien à la Syrie, et dans une moindre mesure à l’Iran, se rapproche de l’autre État autoritaire du groupe, la Chine, à l’inverse des puissances émergentes et démocratiques formées du Brésil, de l’Inde (grand acheteur d’armes russes) et de l’Afrique du Sud. Ces dernières, qui forment un trilatéralisme distinct considèrent cependant que la Syrie ou l’Iran ne constituent pas de véritables menaces pour la sécurité internationale, et ont donc une attitude critique vis-à-vis des positions occidentales tout en n’étant pas systématiquement dans l’obstruction. Dans certains cas, des enjeux internes ne sont pas totalement absents, comme dans le cas du Brésil (qui abrite une importante communauté d’origine syro-libanaise, majoritairement chrétienne et donc sceptique face à l’alternative islamiste syrienne[17] ou la position extrême vis à vis de l’Iran[18]). Rappelons que le Brésil qui s’est rapproché de Téhéran ces dernières années avait tenté une médiation infructueuse sur ce sujet avec la Turquie et que l’Inde, qui importe du pétrole iranien (et aussi beaucoup d’armes israéliennes), pourrait un jour se joindre au gazoduc qui va bientôt relier l’Iran et le Pakistan.
Si ces nations prouvent ainsi qu’elles sont celles qui sont susceptibles de faire basculer la situation dans de nombreux États dans la ligne de mire de la « communauté internationale », dans un sens ou dans l’autre, il n’en reste pas moins qu’elles montrent aussi les limites du groupe des BRICS qui ne sont pas unis sur tous les dossiers : cet ensemble reste hétérogène et les intérêts parfois contradictoires. Ainsi, la Fédération de Russie et la Chine, déjà membres du conseil de sécurité, sont de fait des dirigeants du système international, tout en le contestant. La Chine par exemple hésite à ouvrir ses marchés aux produits manufacturés des BRICS tandis que les autres membres souhaitent que l’Empire du milieu ne se limite pas à l’importation de leurs matières premières et hausse le cours du yuan[19]. En outre, et après que les Européens, sous pression américaine se soient retirés d’Iran, ce pays a bénéficié d’une occasion unique pour s’y implanter et y investir en Iran (expansion du métro de Téhéran et droits d’exploitation des champs de pétrole et de gaz du golfe Persique).
Certains spécialistes[20], estiment d’ailleurs que les BRICS, ou du moins les plus « modérés » d’entre eux, sont aujourd’hui les seuls qui peuvent aboutir à une sortie de crise sur le volet syrien (grâce à une proposition de médiation indépendante et non alignée susceptible d’obtenir la confiance tant des Russes et des Iraniens que des États-Unis), l’essentiel des pays arabes étant hors jeu comme la plupart des nations occidentales, et on peut par extension imaginer la même perspective à propos de l’Iran.
La Turquie serait pour beaucoup le partenaire émergent presqu’idéal puisqu’elle entretient de bonnes relations avec l’Occident tout en apparaissant de moins en moins comme un allié docile voire soumis, souhaitant plutôt devenir un véritable partenaire qui entend traiter d’égal à égal, être davantage respecté et qui peut donc constituer un relais ou un porte parole crédible des intérêts de nombreux pays en développement, d’autant plus que cet État ne souhaite pas intervenir dans leurs affaires intérieures. D’ailleurs, il ne respecte pas à la lettre les injonctions américaines à propos des sanctions visant l’Iran (malgré leur différent notable à propos du conflit syrien), sans quoi il se priverait de substantiels gains économiques C’est probablement le Brésil qui constitue le rival le plus sérieux de la Turquie[21] puisqu’il n’a également pas de contentieux colonial et n’est pas soupçonné d’être une puissance potentiellement prédatrice, d’un point de vue économique, comme le sont la Chine, voire l’Inde. Il est d’ailleurs assez symptomatique, comme cela a été souligné précédemment, que Brasilia et Ankara se soient associées en 2010 pour proposer une initiative diplomatique commune mais au final infructueuse, à propos de la crise nucléaire iranienne, qui marque probablement un tournant dans l’histoire des relations internationales contemporaines, puisque pour la première fois, des puissances émergentes s’emparent d’un dossier qui en temps normal n’aurait pas échappé au monopole des cinq membres permanents du conseil de sécurité.
Le double jeu des États qui sanctionnent ?
Une des raisons qui font que les sanctions ne fonctionnent jamais totalement au plan international ce ne sont pas uniquement les stratégies d’autosubsistance et de résistance des États sanctionnés, ou la contestation des émergents réticents à suivre aveuglement les directives ou les diktats de certaines puissances occidentales, mais la duplicité de ces dernières et leur absence de position unanime, conscientes du fait que les sanctions visent aussi à écarter certaines d’entre elles de marchés au potentiel prometteur renfonçant ainsi la place de celles qui émettent les sanctions ou sont en pointe pour le faire. Nous sommes dans un jeu complexe où les sanctions visent directement à affaiblir des ennemis réels ou supposés tout en éliminant des pays a priori proches ou loyaux, autre enjeu sous-jacent et inavoué. En réalité, et comme l’a révélé la récente affaire Snowden, des pays officiellement alliés n’hésitent pas à recourir à l’espionnage, avec des objectifs souvent industriels, entre eux. La plus spectaculaire affaire de ce type est liée à Jonathan Pollard, un espion américain qui livra d’importantes informations à Israël, en principe le plus fidèle allié de Washington au Proche-Orient et fut condamné à perpétuité en 1986.
L’économie mondiale n’est pas seulement caractérisée par une compétition féroce mais par la « coopétition »[22] : des États collaborent sur certains projets et sont aussi rivaux dans de nombreux domaines. Et les risques sont d’autant plus grands que la majorité du commerce se fait en général entre États proches voire avec lesquels l’intégration, politique, économique ou militaire est la plus poussée. À défaut de conflit armé, d’autant plus improbable que l’on se situe dans le cadre d’une rivalité entre puissances en principes amies, les nations évoluent de plus en plus dans un contexte de guerre économique, à distinguer des rivalités de nature géoéconomiques par ailleurs. En effet, comme le précise Pascal Lorot « S’il y a bien un terreau commun qui relie la « guerre économique » à la géoéconomie — la conflic-tualité entre partenaires associée à la conquête de parts de marché ou d’acquisitions technologiques (.) » et si « la stratégie géoéconomique peut reprendre certains des instruments de cette dernière (pratiques anticoncurrentielles classiques, utilisation discriminante de contingentement physique, des droits de douane ou d’obstacles non tarifaires, réservation des marchés publics aux entreprises nationales et de certaines activités à des monopoles, sans parler de l’espionnage industriel classique) . elle ne s’appuie généralement pas sur ses armes les plus offensives comme le recours à l’embargo unilatéral (c’est-à-dire non agréé par la collectivité internationale) ou au boycottage organisé »[23].
À cet égard, les conséquences dramatiques qu’ont eues les sanctions sur le groupe PSA (Peugeot-Citroën) représente un quasi cas d’école. Le constructeur français se trouve dans une situation d’autant plus complexe que l’un de ses actionnaires de référence est l’américain General Motors, qui, lui-même sous pression de son gouvernement a exigé de Peugeot qu’il cesse toutes activités en Iran pays où il occupait une place de choix[24], alors que Renault ne semble pas avoir les mêmes difficultés, puisque son coactionnaire est le japonais Nissan. On soulignera, à l’instar de plusieurs spécialistes du sujet, que l’on ne saisit pas bien le lien entre programme nucléaire et industrie automobile[25]. Autant l’argument concernant les banques menacées par les sanctions reste cohérent à défaut d’être toujours pertinent, puisque le système financier peut être utilisé pour acheter le matériel et les ressources nécessaires au développement de la filière nucléaire, autant dans le cas évoqué on reste plus que dubitatif.
D’une manière générale la France, dont le commerce extérieur est depuis plusieurs années fortement déficitaire et l’industrie en déclin, est une des grandes victimes de cette politique de sanctions contre l’Iran puisqu’elle a vu ses parts de marché, acquises difficilement au cours des dernières décennies, s’effondrer. L’Allemagne, par exemple, aurait été moins impactée puisque son secteur manufacturier et automobile est florissant. Le problème se complique encore lorsque l’on sait que les Américains n’ignorent pas que lorsqu’il s’agira de passer aux choses sérieuses, c’est à dire des accords de sécurité avec les États sanctionnés (Cuba, Iran, Corée du Nord) ces derniers chercheront d’abord à les obtenir avec Washington, ce qui se traduira aussi par une coopération économique, peu importe finalement si c’est cette puissance majeure qui a tout fait pour les faire fléchir. En revanche, ceux qui se seront montrés suivistes et sans nuances n’auront que peu de chance de se voir réserver une place de choix car leur valeur ajoutée sera considérée comme négligeable tant politiquement qu’économiquement, même si les États réintégrés dans le jeu international chercheront aussi à diversifier leurs partenariats. Plus grave, cette défiance vis-à-vis de puissances moyennes en perte de vitesse risque de s’étendre à d’autres marchés pour le moment préservés. Imaginons que demain un pays soit dans la ligne de mire de Washington au nom du non respect des droits de l’homme par exemple ou des droits de certaines minorités et exige de « ses alliés » qu’ils renoncent à s’y implanter, alors il est probable que cela amènera définitivement les États qui peuvent se sentir menacés à privilégier des émergents qui préconisent une approche plus pragmatique et moins idéologique au nom du respect des différences et des particularismes locaux et du refus de l’ingérence des plus puissants.
[1]Sharmine Narwani, « Why Washington fears Teheran », Al Akhbar English, 2013-06-12 (http://english.al-akhbar.com/).
[2]Nanotechnology Initiative Council (INIC)
[3]Sharmine Narwani, « Why Washington fears Iran », AlAkhbar English, 2013-06-12 (http:// english.al-akhbar.com/node/16095). Certes, l’auteur et le site sont proches du Hezbollah et donc de l’Iran mais ils n’en révèlent pas moins certaines réalités souvent ignorées en Occident
[4]www.royaninstitute.org
[5]Olivier Danino, Utilisation stratégique du cyber au Moyen-Orient, 58 pages ( voir en particulier le second paragraphe du premier chapitre, consacré à l’Iran, de cette étude réalisée pour la délégation aux affaires stratégiques) Institut français d’analyse stratégique, www.strato-analyse. org, rubrique « Cyberstratégie ». Quand au domaine spatial, l’Iran y a aussi réalisé une percée ces dernières années bien qu’elle reste pour le moment modeste comparée aux performances occidentales, mais remarquable si l’on tient compte encore une fois du phénomène de sanctions.
[6]Ibrahim Warde, Propagande impériale et guerre financière contre le terrorisme, Agone/Le Monde diplomatique, 2007, p. 275.
[7]Ibid.
[8]Ibrahim Warde, op.cit., pp. 275-276.
[9]Les relations se sont rafraichies suite à la crise syrienne, mais elles ne se sont pas pour autant arrêtées comme avec Damas car le mouvement islamiste palestinien, sunnite, n’a pas d’alternative pour l’aider à améliorer la fabrication de ses engins militaires, un veto américain interdisant à ses sponsors du Golfe de l’aider dans ce domaine.
[10]Ibrahim Warde, Propagande impériale et guerre financière contre le terrorisme, Agone/Le Monde diplomatique, 2007, p. 276.
[11]Les Gardiens de la révolution sont les troupes d’élite du régime dont l’influence n’a cessé de croître au cours des dernières années.
[12]Philippe Baumard ( dir ), Les sanctions financières internationales, Revue Banque Edition,
2012, p. 193.
[13]Sharmine Narwani, « How Iran Changed The World », Al Akhbar English, 2012-02-17 (http://english.al-akhbar.com/node/4308).
[14]Juan-Antonio Carillo-Salcedo, « Contribution de la notion d’humanité au renforcement de la dimension idéologique du droit international », in Karel Vasak amirocum liber : les droits de l’homme à l’aube du XXIe siècle, Bruxelles, Bruylant, 1999, p. 122. D’autres définissent la communauté internationale comme « l’ensemble des États en voie d’institutionnalisation, entre lesquels sont répartis les peuples de la terre », voir Jean Charpentier, « L’humanité : un patrimoine, mais pas de personnalité juridique », in Les hommes et l’environnement : quels droits pour le vingt-et-unième siècle ? Études en hommage à Alexandre Kiss, Textes réunis par Michel Prieur et Claude Lambrecht Sabrechts, Paris, Éditions Frison-Roche, 1998, p. 17. Raymond Aron évoque de son côté le « système international », soit « l’ensemble constitué par des unités politiques qui entretiennent les unes avec les autres des relations régulières et qui sont susceptibles d’être impliquées dans une guerre générale », in Paix et guerre entre les nations, 8ème édition, Paris, Calmann-Lévy, p. 103.
[15]Acronyme désignant un groupe composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud.
[16]Languy Ossebi, « L’irruption des pays émergents », Géopolitique africaine, n°45, quatrième trimestre 2012 (L’Afrique et les États émergents), p. 151.
[17]Le vice-président brésilien, Michel Temer, qui pourrait un jour succéder à Dilma Roussef est d’origine libanaise.
[18]Rappelons que la principale force politique chrétienne, le Courant patriotique libre, dirigé par l’ancien général Michel Aoun s’est rapprochée du Hezbolah pro-iranien en 2006.
[19]Charles Zorgbibe, « Puissances émergentes et système international », Géopolitique africaine, n° 45, quatrième trimestre 2012 ( L’Afrique et les États émergents), p. 163.
[20]Comme le journaliste et analyste Patrick Seale. Voir aussi l’ouvrage récent de Jean Géronimo, « La Pensée stratégique russe — Guerre tiède sur l’Echiquier eurasien- Les révolutions arabes et après ? », Paris, Editions Sigest, 2012.
[21]Voir Géopolitique africaine N°35, juillet-septembre 2009 (Le Brésil et l’Afrique).
[22]Nalebuff, B., Brandenburger, A, La Co-opétition, une révolution dans la manière de jouer concurrence et coopération, Village Mondial, 1996.
[23]« De la géopolitique à la géoéconomie. La géoéconomie nouvelle grammaire des relations internationales », Géoéconomie, été 2009, p. 15 (http://choiseul.info/geoeconomie/ : cet article reprend le texte fondateur de l’auteur qui en 1997 avait contribué à introduire cette notion en France et lancé la revue éponyme).
[24]Jean-Michel Vernochet, « France-Iran ; quelle marge de manœuvre pour Paris ? », Tribune, Revue Défense nationale, n° 391, juin 2013, www.defnat.com
[25]Michel Makinsky, « Nouvelles sanctions américaines contre l’Iran : l’étrange signal de Washington », Le Cercle Les Echos, 10 juin 2013.