Jacques Baud
Colonel d’état-major général, ancien analyste des services de renseignement stratégique suisse, engagé auprès des Nations unies dans de nombreux conflits, Jacques Baud est un analyste de l’actualité stratégique qui se démarque de la doxa dominante par un positionnement intellectuel original. Son apport principal dans le domaine de la réflexion stratégique réside notamment dans sa capacité à penser le conflit asymétrique et les sources micro-causales des conflits contemporains. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de référence tels que Encyclopédie du Renseignement et des services secrets (Lavauzelle, 2002) ; La Guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur (Rocher, 2003), Encyclopédie des terrorismes et des violences politiques (Lavauzelle, 2009) et il vient de publier Terrorisme, mensonges politiques et stratégies fatales de l’Occident (Rocher, 2016). Nous avons souhaité l’interroger sur les points les plus saillants et la thèse centrale de ce dernier essai.
Géostratégiques : L’ouvrage que vous venez de faire paraître poursuit notamment l’une de vos réflexions de long terme qui est l’impossibilité occidentale à comprendre et donc anticiper l’essence et les métamorphoses du conflit asymétrique. Comment l’expliquez-vous ?
Jacques Baud: Il y a de multiples raisons. J’en retiendrai deux principales, basées sur mes observations dans le cadre de mes activités de renseignement dans des affaires de lutte contre le terrorisme au niveau national et international.
La première, la plus fondamentale, est le fait que nous ne comprenons pas le terrorisme, sa stratégie et ses objectifs. Ce n’est pas nouveau. Par le passé, nous ne l’avons jamais vraiment compris. Nous avons compris les formes de terrorisme simple ou symétrique, comme le terrorisme palestinien. Mais dès lors qu’il a pris une forme asymétrique comme en Espagne et en Italie dès les années 60, nous ne l’avons plus compris. Ces divers terrorismes ont été combattus au niveau tactique seulement. Le succès est apparu plus rapidement avec les terrorismes symétriques (comme Action Directe ou le terrorisme palestinien), tandis que les formes asymétriques n’ont jamais vraiment été vaincues, mais se sont essoufflées, comme le terrorisme basque.
« Le terrorisme islamiste est asymétrique »
Le terrorisme islamiste est non seulement asymétrique en substance, mais il fonctionne avec une logique que l’esprit occidental a de la peine à saisir, ce qui explique son accroissement en un quart de siècle. Nous sommes bloqués mentalement sur l’idée que le terrorisme islamiste cherche à détruire notre société dans une perspective de fatalité historique : une projection des objectifs des mouvements marxistes des années 1960 à 1980. On constate d’ailleurs que la lecture des attentats en France en 2015 a été identique à celle du gouvernement Bush en 2001 : il n’y a pas eu d’évolution sur la compréhension du phénomène. La dimension « stratégique » de la lutte contre le terrorisme reste figée dans une critique stérile du fondamentalisme islamique, malgré le fait que de très nombreux combattants djihadistes n’aient pas d’éducation religieuse approfondie. L’Occident a de la peine à comprendre le djihad tel qu’il est dans sa substance – c’est-à-dire une résistance – car cela renvoie ipso facto à nos propres actions qui l’ont déclenché. On préfère le définir de manière plus agressive, comme à travers une notion qui – contrairement à une opinion répandue – ne se trouve pas dans le Coran : celle de « guerre sainte ». De même, nous ne comprenons pas la notion de victoire particulière qui en découle : une victoire sur soi-même, définie par le refus d’abandonner le combat, plutôt qu’une victoire définie par l’écrasement de l’adversaire. C’est cet écart dans la compréhension de l’ennemi qui nourrit le concept d’asymétrie. Nous ne pourrons jamais vaincre un adversaire dont nous refusons de comprendre la logique. C’était déjà la conclusion de mon livre sur la guerre asymétrique en 2003 et elle reste encore plus vraie aujourd’hui.
La deuxième est la conséquence de la première. Refusant de comprendre la dimension stratégique du terrorisme, nous le combattons au niveau tactique uniquement. Le terrorisme qu’a connu la France dans les années 80 n’était pas de nature asymétrique et s’apparentait étroitement au grand banditisme. C’est d’ailleurs avec des moyens policiers et tactiques qu’il a été maitrisé. La France – comme les Etats-Unis – n’a pas d’expérience dans le traitement stratégique du terrorisme. De fait, quarante ans plus tard, ce sont les mêmes instruments qui sont utilisés. La technologie a évidemment évolué, mais son cadre intellectuel, conceptuel et stratégique est resté identique.
« Ce qui apparait comme de la prévention, n’est en fait que de la “préemption”, un peu comme si l’on plaçait délibérément les citoyens en appât pour capturer les terroristes »
En clair, cela signifie que nous serons toujours en retard sur les terroristes et que nous leur laissons l’initiative. Ce qui apparait comme de la prévention, n’est en fait que de la « préemption », un peu comme si l’on plaçait délibérément les citoyens en appât pour capturer les terroristes. C’est – en fait – la tragique « stratégie » utilisée par les gouvernements français et belge, qui luttent contre le terrorisme sans aucune stratégie, mais uniquement au niveau tactique.
Le terrorisme est essentiellement une méthode qui utilise des moyens tactiques pour atteindre des objectifs stratégiques. Or, l’analyse que nous faisons d’événements comme ceux de janvier ou novembre 2015 se cantonne exclusivement aux aspects tactiques et opérationnels, tandis que la dimension stratégique est négligemment écartée avec des explications vagues – et souvent fallacieuses – comme l’imposition de la sharia, la volonté de détruire nos démocraties, ou de diviser nos nations. Non seulement ces explications sont absurdes, mais cette posture nous pousse à courir après des informations qui se situent en aval du problème, au lieu d’aborder le problème en amont. On constate que la nouvelle génération de djihadistes apparue depuis une dizaine d’années s’est dotée d’un remarquable corpus doctrinal et a mis en place des moyens intelligents et pragmatiques pour le diffuser. Pour le reste, c’est notre incapacité à comprendre le terrorisme qui en a permis et favorisé le développement. Il est significatif de constater que les multiples définitions que nous avons du terrorisme servent essentiellement à traiter le terrorisme de manière judiciaire et non de manière stratégique. Ainsi, on continue à évoquer des stratégies de « dissuasion » (y compris avec des moyens nucléaires !), alors que l’on observe toujours plus de terroristes prêts à mourir dans leur opération. Comment dès lors dissuader par la mort un individu prêt à mourir ? Ce seul exemple montre que nos élites militaires et politiques n’ont toujours pas saisi la nature du problème et se trouvent ainsi dans l’incapacité d’échafauder des stratégies cohérentes pour y faire face.
Géostratégiques : Vous inversez l’explication inlassablement répétée par les grands médias, selon laquelle les interventions militaires occidentales ne sont qu’une réponse au terrorisme, pourquoi ?
Jacques Baud : Tout simplement parce que c’est le message constant et cohérent que les islamistes nous envoient depuis plus d’un quart de siècle ! Sous prétexte qu’ils sont terroristes nous ne les écoutons pas, et donc, nous ne les comprenons pas. Le terrorisme actuel est le résultat d’un enchainement d’interventions aux Moyen- et Proche-Orient, dont nous avons délibérément oublié les motifs fallacieux qui nous ont poussés à les mener. A ceci s’ajoute notre aveuglement tout aussi délibéré sur les dégâts humains et matériels causés par ces interventions. De manière symptomatique, la sortie du rapport Chilcot du Parlement britannique a suscité des réactions dans la population britannique par rapport aux militaires britanniques morts « inutilement » en Irak, mais personne ne relève les dizaines de milliers morts civils provoqués par la coalition. De même, lorsqu’on évoque les revendications des actes terroristes on omet systématiquement de mentionner les raisons données pour ces attentats : le départ des Occidentaux ou la cessation de leurs actions militaires. C’est par exemple le cas du « testament » de Mohamed Abrini, impliqué dans les attentats de Bruxelles, qui mentionne comme raison de son acte les frappes occidentales… un passage soigneusement éliminé des compte rendus donnés par la presse. La même constatation peut être faite par rapport aux explications sur vidéo laissées à titre posthume par Amédy Coulibaly en janvier 2015.
« En été 2014, le président américain et son vice-président martelaient que l’Etat Islamique ne constituait pas une menace pour l’Occident »
En été 2014, le président américain et son vice-président martelaient que l’Etat Islamique ne constituait pas une menace pour l’Occident. A telle enseigne que les Etats-Unis ont dû inventer l’existence du « Groupe Khorasan » pour justifier leur intervention en Irak et en Syrie. Or, on peut rappeler ici que c’est à ce moment que la France a décidé de se joindre à l’action américaine. Comme le confirment les déclarations des frères Kouachi et de Coulibaly, les attentats de janvier 2015 sont donc bien une réponse à l’intervention militaire, dont on savait déjà qu’elle se traduirait par des actes terroristes contre la France. D’ailleurs, selon l’ONU, le nombre des volontaires djihadistes en Irak et en Syrie a augmenté de 71% après l’annonce des frappes américaines et françaises en 2014.
Aujourd’hui – en particulier aux Etats-Unis – un courant de réflexion se développe qui va à l’encontre de la pensée dominante et se dirige vers une posture plus critique par rapport à nos propres interventions. Le rapport Chilcot en Grande-Bretagne, ou le rapport du Sénat américain sur l’usage de la torture sont quelques exemples. En France et en Belgique, assez curieusement, l’opinion publique et les parlements sont restés très passifs et peu critiques sur la dimension stratégique et la pertinence des choix politiques des gouvernements, et leur impact sur la montée du terrorisme.
Notre perception est faussée par une sur-simplification de la réalité du terrorisme d’aujourd’hui, que des « experts » (souvent issus de l’extrême-gauche) comprennent à l’aune de leur propre expérience : un terrorisme qui vise à détruire la société occidentale pour la remplacer par une autre société. Dès lors, dans le message « officiel », le terrorisme s’inscrit dans une fatalité historique comme l’était la révolution marxiste. Le danger de ces interprétations fantaisistes, souvent le résultat d’omissions délibérées de faits et donc peu satisfaisantes au plan intellectuel, est double : d’une part elles ne permettent pas de traiter les vraies causes du problème, et d’autre part elles encouragent le terrorisme en cristallisant la « mauvaise foi » occidentale dans ce conflit. Sur ce dernier point, la vidéo laissée par Larossi Abballa après l’assassinat d’un couple de policiers à Magnanville en juin 2016, qui désigne nommément certains de ces experts, est éloquente.
Géostratégiques : Quel est le poids de la situation intérieure, voire électorale, des Etats occidentaux dans la décision de déclenchement de conflits extérieurs s’apparentant à des opérations de diversion ?
Jacques Baud : Il est très largement sous-estimé. Lorsque le président Bill Clinton décide en août 1998, de frapper l’Afghanistan et le Soudan alors qu’il était empêtré dans l’affaire Lewinsky, la presse américaine y voit un remake du film « Wag the Dog » (en français : « Des hommes d’influence »), où une guerre est créée pour distraire l’opinion publique d’une affaire de mœurs impliquant le président des Etats-Unis. Treize ans plus tard, lors de l’intervention française en Libye, certains journaux américains n’ont pas hésité à titrer « Wag le Chien » en suggérant que le président Sarkozy s’était engagé pour des raisons électorales. De fait, on peut constater que presque systématiquement, les interventions extérieures sont décidées par des gouvernements faibles ou qui ne parviennent pas à atteindre leurs objectifs de politique intérieure. Dans l’Histoire des Etats-Unis, on constate que, contrairement à une opinion répandue, ce sont les gouvernements démocrates qui ont déclenché le plus de guerres, car ils doivent probablement donner à leur opinion publique des gages de fermeté dans le traitement des crises. En Europe, on a observé ce même phénomène dans les années 90, après la guerre froide, où l’intervention occidentale dans les Balkans a été de fait de gouvernements de gauche qui devaient montrer leur attachement aux capacités militaires dans un environnement en plein désarmement. En France, ces dernières années, une politique extérieure belliciste, les discours musclés et une certaine dérive sécuritaire ont permis au gouvernement de remonter dans les sondages et de « couper l’herbe sous les pieds » d’un Front National montant. On l’a vu avec l’intervention au Mali, puis avec les frappes contre la Syrie. Une efficacité éphémère certes, mais qui ne rencontre qu’une opposition molle dans une opinion publique qui reste très peu critique sur les interventions extérieures de la France. L’opération Barkhane accumule des succès tactiques, mais, sans stratégie, elle est incapable de les transformer en succès stratégique ou politique. En fait, le terrorisme (y compris le « tourisme djihadiste ») de ces quelques dernières années en France est la manifestation d’une solidarité avec les victimes de ces interventions perçues comme illégitimes.
Géostratégiques : Quelle a été selon vous l’objectif de la stratégie occidentale de soutien militaire et financier aux djihadistes internationalistes en Syrie depuis ce que l’on a appelé le « printemps arabe » ?
Jacques Baud : En fait, il n’y a pas eu de stratégie. Le printemps arabe a surpris tout le monde et l’exemple de la Tunisie montre combien l’Occident n’a pas vraiment compris ce qui se passait ni les enjeux des événements. Il y a eu ensuite des tentatives désordonnées et disparates pour tenter d’accompagner le mouvement, souvent pour répondre aux opinions publiques occidentales qui voyaient dans ces révolutions un vent de liberté et de démocratie. Or ces révolutions ont toutes eu leur origine dans les milieux islamiques radicaux, qui visaient à renverser des élites politiques « corrompues » par l’Occident. Les systèmes politiques qui en ont résulté ont eu des destins variables, le plus prometteur étant celui de la Tunisie. En Syrie, la militarisation par les Etats-Unis et la France des manifestations qui, selon des témoins oculaires occidentaux, ne l’avaient pas été jusqu’alors par les forces de sécurité, a conduit à la situation que l’on sait. Les groupes soutenus par ces deux pays et qualifiés de « modérés », étaient en fait des groupes islamistes radicaux – dont certains ont rejoint l’Etat Islamique depuis – témoignant du fait que l’implication occidentale s’est effectuée littéralement « à l’aveugle ».
Géostratégiques : Comment expliquez-vous la faiblesse voire l’inexistence des attaques des mouvements islamistes les plus radicaux tels que Al-Qaïda et l’État Islamique contre l’État d’Israël ?
Jacques Baud : C’est ce que ne parviennent pas à expliquer les « experts » qui tentent de nous convaincre que l’Etat Islamique cherche à détruire nos valeurs occidentales, ou la démocratie et tentent d’exporter l’islam à travers la violence. Je répète : les attaques contre les pays occidentaux ont – dans l’état actuel des choses – pour unique objectif de nous faire cesser nos interventions et nos frappes. De fait, l’Etat Islamique s’est affronté durement contre les milices palestiniennes venues au secours de Bachar al-Assad, mais n’a effectivement pas touché l’Etat d’Israël. Ce qui ne veut pas dire qu’il porte Israël dans son cœur, mais ce n’est pas une priorité. Les attaques comme celles de l’Hyper-casher porte de Vincennes ou du Bataclan, malgré les apparences, entrent exactement dans la même logique. Sans vouloir entrer dans le détail de ces opérations, le problème est nous interprétons les faits à partir de nos propres schémas, et nous projetons nos propres raisonnements sur ceux de l’adversaire. C’est la raison pour laquelle nous perdons. Ceci étant, pour Israël, l’Etat Islamique est une menace moins importante que les Palestiniens – exactement comme la Turquie avec les Kurdes. Or nous reprochons volontiers cette ambiguïté aux Turcs, mais l’acceptons de la part d’Israël, qui soutient pourtant concrètement l’Etat Islamique et les djihadistes syriens.
Géostratégiques : Aux bouleversements violents du Moyen-Orient et à la stratégie du chaos souhaitée par les Etats-Unis, Israël et la Turquie, vous opposez la rationalité des choix stratégiques iraniens. Pourriez-vous préciser cette dichotomie et cette opposition entre ces différents acteurs du théâtre Proche et Moyen-Oriental ?
Jacques Baud : Tous ces acteurs ont évidemment des objectifs différents. Le principal d’entre eux est certainement Israël, qui a compris que sa survie dépend dans une très large mesure du manque de cohésion du monde arabe et s’est attaché à encourager les divisions au Moyen-Orient et à miner l’appui occidental aux pays arabes. C’est ce qui explique son soutien à la création du Hamas en 1987, le soutien aux islamistes syriens, et de nombreux attentats au Proche-Orient et en Europe.
Les Etats-Unis, contrairement à une opinion répandue, n’ont pas d’inclination naturelle pour Israël, mais le soutiennent en raison de dynamiques politiques intérieures, un peu comme la France d’ailleurs. Ils n’ont jamais vraiment compris cette partie du monde, et c’est en voulant imposer « leur » ordre qu’ils ont créé le chaos.
Pour la Turquie le chaos régional est plutôt un problème, car à cause de sa situation géostratégique, elle est en permanence à la recherche d’un équilibre. C’est la raison pour laquelle elle s’était opposée à l’intervention américaine en Irak et à la politique israélienne dans la région. La question kurde est pour la Turquie de nature existentielle, car elle menace l’intégrité territoriale du pays. L’islamisme n’est pour eux qu’un problème secondaire, car ils ont compris qu’il ne s’est développé qu’à la faveur des interventions occidentales. Le problème est que cet islamisme militant du Moyen-Orient a généré une montée de la conscience identitaire islamique dans le monde qui touche tous les pays musulmans (y compris les pays à forte présence musulmane comme la France), sans que ceux-ci ne basculent nécessairement dans l’extrémisme. Mais la montée de cette conscience musulmane pourrait fort bien fragiliser l’équilibre entre une politique laïque et une culture très ancrée dans l’Islam et à laquelle s’associe l’image d’une grandeur passée. C’est ainsi qu’Erdogan – en habile stratège – a compris qu’il valait mieux accompagner le mouvement pour le contrôler que l’affronter brutalement. C’est ce qui explique cette posture qui nous parait ambigüe, mais qui en fait cherche à maintenir son pays en équilibre.
Quant à l’Iran, c’est un pays qui n’a pas de tradition expansionniste, qui a une histoire de coopération avec l’Occident et a toujours cherché à rester à l’écart des conflits internationaux. Ainsi, par exemple durant la guerre froide, les forces armées iraniennes étaient équipées à part égale de matériels soviétiques et occidentaux. Mais l’Occident n’a pas « joué le jeu » et la stratégie américaine a été de le diaboliser et de lui attribuer des velléités de domination régionale. L’intervention américaine en Irak en 2003 a provoqué la montée des « durs » du régime iranien, qui ont marqué leur posture en attaquant verbalement indirectement les Etats-Unis à travers Israël. L’Iran a toujours eu des rapports de coopération avec Israël dans le passé et on ne verrait pas vraiment pourquoi il souhaiterait détruire Israël aujourd’hui.
« L’Iran est un pays dont le potentiel est immense et qui n’a pas besoin de s’engager dans un conflit pour émerger »
L’Iran est un pays dont le potentiel est immense et qui n’a pas besoin de s’engager dans un conflit pour émerger. Au contraire, ses tentatives répétées de se rapprocher de l’Occident depuis une vingtaine d’années n’ont pas porté leurs fruits et il n’attend qu’une normalisation de son environnement géostratégique. Il est relativement stable et ne constitue donc pas une menace, ni au niveau régional, ni au niveau mondial. Mais le mythe créé par les Etats-Unis et bruyamment relayé par Israël a la vie dure. Les tentatives américaines, britanniques et israéliennes de le déstabiliser par le terrorisme n’ont pas obtenu les résultats escomptés (jusqu’à présent). En dépit d’une rhétorique aux accents belliqueux, le leadership iranien s’est toujours montré très retenu et les intentions expansionnistes que lui prêtent l’Arabie Saoudite et Israël ne se vérifient pas sur le terrain. Ici également, il ne faut pas oublier que la guerre avec l’Irak et l’usage d’armes chimiques contre sa population par Saddam Hussein s’est effectué en accord et sous le contrôle occidental !
Géostratégiques : De même, face à l’illégalité et la faiblesse stratégique des interventions françaises et américaines en Syrie, vous qualifiez l’intervention russe de stratégie d’action crédible et alternative, respectant scrupuleusement la résolution 2254 du Conseil de sécurité des nations Unies, en particulier son point 8. Quels sont les avantages moyen-long termes de la stratégie russe, face au caractère essentiellement tactique des politiques occidentales ?
Jacques Baud : Le premier point est que l’intervention russe en Syrie est légale, alors que celle des pays occidentaux ne l’est pas. En deuxième lieu, la posture russe tient compte des expériences malheureuses de l’Irak et de la Libye où la chute du régime a conduit à un chaos que plus personne n’est en mesure de maitriser (et que personne ne conteste) et dont les premières victimes sont les populations civiles que l’on voudrait (soi-disant) protéger. Je rappelle à cet égard que selon des témoins oculaires (chrétiens) la « révolution » syrienne était pacifique à son début et ce n’est qu’avec l’appui français et américain aux forces islamistes que le conflit s’est militarisé et radicalisé. Or, l’intention avouée de la France et des États-Unis est de renverser le régime de Bachar al-Assad : avec qui négociera-t-on si le régime syrien tombe ? En troisième lieu, la forme de « ménage à trois » créée par les Occidentaux est empreinte de non-sens. Alors que nous tentons en Occident de délimiter clairement les bons et les méchants, la réalité du terrain est bien plus nuancée : les rebelles dits modérés ont des alliances fluctuantes avec les islamistes – y compris l’Etat Islamique – tandis que de l’autre côté, les Chrétiens qui ont historiquement été protégés par le gouvernement alaouite (chiite) et dont les milices combattent les islamistes aux côtés du gouvernement légal, sont parfois bombardés par les avions de la coalition occidentale ou sont livrées aux combattants islamistes soutenus par l’Occident, voire à l’Etat Islamique. Mais cela n’apparait naturellement pas dans les médias. Finalement, en défendant un gouvernement légal, la posture russe a l’avantage de faire une distinction plus aisée au plan opérationnel entre ami et ennemi, et lui permet de défendre ceux que les Occidentaux ont négligés – pour ne pas dire abandonnés – depuis 2003 : les Chrétiens d’Orient. En un mot, la posture russe permet d’entrevoir un futur pour la Syrie, alors que la posture franco-américaine favorise le développement de l’islamisme et du terrorisme sans résoudre les problèmes de fond.
Un autre avantage de la position russe, qui combat l’ensemble des forces rebelles, est de ne pas singulariser un adversaire en particulier. A l’inverse, l’intervention française, qui – aujourd’hui – semble se concentrer sur l’Etat Islamique, place ce dernier de facto comme le « vrai » défenseur de l’Islam. Ainsi, la France, en intervenant contre l’Etat Islamique sans aucune stratégie, mais uniquement au niveau tactique, lui a donné une stature et favorisé son rôle de « phare » sur la scène djihadiste. Ce phénomène a été observé sur les réseaux sociaux en 2015 (alors que, rappelons-le, l’attaque contre Charlie Hebdo était le fait de la Base du Djihad dans la Péninsule Arabique et non de l’Etat Islamique), et a contribué au succès de l’Etat Islamique dans sa campagne de recrutement. Cela illustre le phénomène d’asymétrie, où l’action tactique de l’un améliore la posture stratégique de l’autre. Mais cela montre également l’incapacité des services de renseignement stratégiques à réfléchir en termes asymétriques et à anticiper les conséquences des interventions. Par ricochet, cela montre que le gouvernement n’est pas capable de lutter contre le terrorisme avec une stratégie holistique.
Géostratégiques : En quoi pouvez-vous affirmer dans le développement de votre ouvrage que ce sont le plus souvent des opérations clandestines des services américains ou des manipulations d’agences ou de fondations américaines (la face cachée des conflits) qui ont conduit au déclenchement des conflits aux Proche et Moyen-Orient, jusqu’en Afghanistan, et ont entraîné la création d’Al-Qaïda et de l’État Islamique ?
Jacques Baud : L’apparition du terrorisme islamiste ou djihadiste n’est pas vraiment expliqué en Occident. On le voit comme une fatalité qui s’est abattue sur l’Occident, sans vraie raison, si ce n’est la frustration, la jalousie et autres. En outre, on trouve une forme de déni en Occident sur les conséquences de nos actions. Voyez la réaction de Tony Blair à la publication du Rapport Chilcot, qui continue de penser que sa décision d’intervenir en Irak était bonne. Voyez également l’absence totale de réaction parlementaire dès lors que le président Hollande décide d’intervenir en Syrie, et ce en dépit de l’expérience libyenne ; ou le 11 septembre 2001, que personne n’a réellement cherché à expliquer, laissant ainsi la porte ouverte aux théories complotistes les plus fantaisistes. Or, personne, fût-il le plus convaincu des musulmans, ne se lève le matin pour aller se faire exploser sans raison. En fait, les islamistes ont systématiquement justifié tous leurs attentats, voire les ont annoncés en en donnant la raison, qui est systématiquement la même : nos interventions militaires meurtrières. Mais voilà, comment reconnaitre ouvertement et officiellement que l’une des premières frappes françaises en Syrie a touché une école et tué 30 enfants ? Manuel Valls n’a-t-il pas lui-même dit « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » ? A notre ignorance de la situation sur le terrain et à l’illégalité de nos actions s’ajoute bien souvent une forme de terrorisme intellectuel qui prévient toute explication et compréhension du phénomène terroriste.
La situation en Syrie ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui si les Etats-Unis et la France n’y avaient pas attisé les tensions en la militarisant. Le cas de la Libye est tout aussi évident : la France a entrainé les Etats-Unis dans un conflit avec des motivations où l’ignorance, la sottise et l’ego de certains ont joué un rôle essentiel. Mais ces interventions – en Libye comme en Syrie – ont été lancées sans aucune stratégie, sans objectifs de moyen et de long terme et sans aucune planification sur ce qui devait suivre les bombardements au sol. Ces interventions sont emblématiques d’une certaine désinvolture occidentale, qui répand le chaos sans apporter de solutions concrètes. Grâce à ces deux interventions, la France a inutilement associé son nom aux autres échecs occidentaux qu’ont été l’Afghanistan et l’Irak.
Géostratégiques : Pourriez-vous distinguer l’action préventive endossée par le contre-terrorisme de l’action préemptive que recouvre l’antiterrorisme ?
Jacques Baud : Durant la guerre froide, la stratégie nucléaire voyait dans la notion de « prévention » l’ensemble des mesures qui permettaient d’influencer la décision ennemie d’engager la force nucléaire. La dissuasion faisait partie de ces mesures. La « préemption » était l’ensemble des mesures prises pour empêcher la bonne exécution de la décision d’engager l’arme nucléaire (frappes, sabotage, interception des missiles, etc.). A la même époque, un schéma analogue était utilisé dans le contexte de la lutte contre la subversion et la lutte anti-insurrectionnelle : le contre-terrorisme rassemblait toutes les mesures visant à influencer la décision de s’engager dans l’action terroriste, tandis que l’antiterrorisme était constitué de l’ensemble des actions destinées à empêcher l’exécution des attentats. Cela s’est traduit par de véritables stratégies qui ont eu des destins divers, mais dont le point commun était une grande cohérence stratégique et des trésors d’imagination et de créativité dans le domaine de la prévention. Aujourd’hui, ces nuances ont disparu dans le flot « d’analyses » et de « conseils » plus ou moins éclairés, présentés par des « experts », dont seuls une infime minorité a été réellement engagée dans la lutte contre le terrorisme au niveau stratégique. Contreterrorisme et antiterrorisme sont utilisés comme synonymes, avec pour conséquence qu’il n’y a aucune réflexion stratégique sur la lutte contre le terrorisme et donc aucune réflexion sur la manière de le prévenir. Prenez les 40 mesures proposées par la commission d’enquête de l’Assemblée Nationale sur les attentats de 2015 : aucune ne concerne le contreterrorisme selon la terminologie utilisée plus haut et toutes concernent la lutte antiterroriste. Cela est malheureusement cohérent avec la lecture fataliste « officielle » du terrorisme, qui enlève tout sens à la notion de prévention ! Or, cette approche est fausse. Le terrorisme ne pourra se vaincre que par une intelligente combinaison de moyens préventifs et préemptifs. En réalité, nous nous cantonnons dans une posture strictement passive, où l’on veut s’efforcer de ne pas subir les événements. Les frappes en Syrie et en Irak donnent l’illusion de l’initiative : elles sont certes actives au niveau tactique – voire opératif – mais sont fondamentalement passives au niveau stratégique.
Géostratégiques : Vous êtes non seulement très critique sur l’immobilisme stratégique et la méconnaissance de nos responsables politiques concernant le terrain et la stratégie de long terme contre le terrorisme mais vous fustigez également les insuffisances de nos services de renseignement. N’est-ce pas en réalité la faiblesse des premiers qui paralysent la réflexion et l’action des seconds ?
Jacques Baud : Il y a sans doute une dimension de « poule et d’œuf » dans cette discussion. Toutefois, force est de constater que dans tous les pays occidentaux depuis la fin de la guerre froide, on observe une incapacité croissante de nos appareils de renseignement à comprendre la complexité des situations stratégiques. D’une manière générale, la croissance brutale des organes de renseignement – en particulier après septembre 2001 – s’est clairement faite au détriment de l’expérience et de la qualité analytique. En 2004, le Directeur de la CIA George Tenet se plaignait de la faiblesse des capacités analytiques du renseignement américain. En France, l’examen de la note de renseignement déclassifiée produite par les services de renseignement en 2013 pour justifier une réponse française à l’attaque chimique de Ghouta met en évidence de très nombreuses et graves lacunes dans l’analyse de la situation. En Grande-Bretagne, le rapport Chilcot a mis en évidence que les services de renseignement britanniques ignoraient la configuration technique des armes chimiques et avaient fondé leur appréciation des capacités irakiennes sur la base du film « The Rock » ! Au-delà de l’anecdote, il faut rappeler que c’est – en théorie – sur la base de ces analyses que sont prises des décisions, dont les conséquences peuvent être lourdes et affecter durablement les citoyens d’un pays.
Il est symptomatique de constater que la discussion en France sur les attentats de 2015 a tourné autour de la question de savoir comment détecter des individus radicalisés et comment les surveiller. On a parlé des outils et moyens de la radicalisation, mais on n’a absolument pas discuté la question des motivations des terroristes et quels étaient les facteurs qui les amenaient à se radicaliser. D’ailleurs les quelques « experts » sur la question terroristes restent muets sur ces questions, ou s’engagent dans des diatribes contre le salafisme, alors qu’à l’évidence de très nombreux terroristes ne sont que très superficiellement engagés dans la chose religieuse. En réalité, j’ai constaté dans tous les services que j’ai côtoyé depuis trente ans une sorte de « démission » face à la complexité des problèmes.
« on s’est lancé dans une collecte effrénée de données, qui a permis de développer le travail de police, mais pas celui du renseignement qui éclaire la décision »
Le mot « renseignement » recouvre des réalités et des niveaux de réflexion très divers. Or, par commodité intellectuelle sans doute – mais aussi par défaut d’expérience – le renseignement stratégique, c’est-à-dire celui qui doit éclairer la décision stratégique, tend à s’estomper face à du renseignement tactique ou de police, dont la substance est plus tangible et plus facilement compréhensible. Trop souvent le mot renseignement est compris comme l’action de « se renseigner » et non de « renseigner ». Devant l’incapacité à comprendre la mécanique asymétrique du terrorisme islamiste, on s’est lancé dans une collecte effrénée de données, qui a permis de développer le travail de police, mais pas celui du renseignement qui éclaire la décision. On se concentre sur la collecte de l’information sans même vraiment savoir à quoi elle servira. Un rapport secret des services de renseignements britanniques de 2010 relève que la quantité des informations collectées par les services britanniques a été la cause de nombreuses pertes humaines, car à force de se concentrer sur les détails on avait perdu la vue d’ensemble et favorisé la réalisation d’actes de terrorisme.
A ceci s’ajoute le fait qu’en France – à l’inverse de l’Allemagne, par exemple –, la fonction d’éclairage du renseignement est depuis la seconde guerre mondiale en compétition avec la notion « d’Action », qui nous ramène au niveau opérationnel. Cette dérive générale du renseignement vers le domaine tactique suit naturellement celle des exécutifs gouvernementaux qui vont ostensiblement verser une larme pour des victimes d’actes terroristes, mais qui prennent des décisions sans en mesurer les conséquences éventuelles sur la montée des extrémismes chez nous.
Je rappelle qu’en anglais, le mot renseignement se dit « intelligence », qui vient lui-même du latin « intellegere » : comprendre. Le renseignement stratégique a donc comme fonction fondamentale de donner des bases (les plus) objectives (possibles) à la décision de l’exécutif, jouant ainsi un rôle essentiel dans l’Etat de droit. Lorsque cette fonction n’est pas remplie, nous nous rapprochons de l’arbitraire du despote. Par ailleurs, les décisions prises sans compréhension de la situation est littéralement un pari sur la vie de nos concitoyens. Or, dans le cas des interventions française et belge en Irak et en Syrie contre l’Etat Islamique les conséquences possibles étaient déjà clairement connues lorsque les décisions ont été prises.
Il est intéressant de constater que le terrorisme islamique qui frappe régulièrement la France est systématiquement associé à des causes exogènes (droits de l’Homme, liberté, richesse/pauvreté, etc.) et jamais endogènes (décisions politiques). Ceci s’explique en grande partie par le fait que l’analyse du terrorisme se fonde sur des éléments tactiques, notamment les profils des auteurs. Ainsi, on associe volontiers les noms de Kelkal, Merah, Coulibaly dans une explication générique du terrorisme islamiste. En réalité, si les trois ont probablement un profil et des modes d’action semblables, leur action s’inscrit dans trois contextes stratégiques différents et clairement distincts. Ce sont les raisonnements simplistes à « l’emporte-pièce » qui non seulement préviendront toute solution à la question du terrorisme, mais aussi – et surtout – nous empêcheront de traiter les fractures qui apparaissent au sein même de nos sociétés et que nous masquons sous le label de la « radicalisation ».
Si les services de renseignement ne sont pas en mesure d’anticiper les conséquences d’une situation donnée, les parlements – mais aussi les citoyens – devraient également s’interroger sur la nécessité de s’impliquer dans des conflits extérieurs, sans objectifs, sans que notre sécurité soit menacée, et en massacrant un grand nombre de civils innocents, ce qui alimente un ressentiment qui ne serait pas nécessaire. C’est la raison pour laquelle je suis favorable à un contrôle parlementaire plus strict du travail des services de renseignement, afin que les analyses produites fassent l’objet d’un « contrôle de qualité » plus strict. Ce contrôle doit certes avoir des limites, mais il est faux de mythifier le renseignement au point de renoncer à une approche plus qualitative du renseignement.
Géostratégiques : Quelles sont les logiques de fonctionnement et d’action du terrorisme moderne qui s’est déplacé du théâtre proche-oriental au cœur de nos sociétés occidentales ? Et quelles sont ses évolutions à venir ?
Jacques Baud : Il ne s’est pas « déplacé » tout seul, nous l’avons attiré ! Les attentats subis par les Etats-Unis (2001), l’Espagne (2004), la Grande-Bretagne (2005), la France (2015) et la Belgique (2016) (pour ne mentionner que ceux-ci) avaient tous un seul et même objectif : faire se retirer les pays concernés d’une coalition au Moyen- ou Proche-Orient. On peut aisément le vérifier en consultant les revendications qui les concernent. En fait, les terroristes utilisent la même stratégie que celle utilisée par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne lorsqu’ils bombardaient les populations civiles allemandes entre 1943 et 1945 : pousser les populations à exiger de leurs autorités qu’elles cessent les hostilités. L’Etat Islamique utilise souvent l’exemple de l’Espagne en 2004 pour expliquer cette stratégie qu’il appelle « terrorisme de dissuasion ».
Ceci étant, la manière dont nous combattons l’Etat Islamique, par drones interposés ou avec des moyens aériens frappant à distance, en évitant le combat « face-à-face » et en générant un très grand nombre de victimes civiles « collatérales » donne aux Occidentaux une image de « lâches » et justifie d’autant plus – aux yeux des islamistes – le recours à l’arme du terrorisme. Car pour eux, les victimes civiles de Paris ou de Bruxelles sont également des victimes collatérales d’un conflit qui se déroule primairement chez eux, mais qui a été causé par nous sans raisons évidentes.
Géostratégiques : Avec l’alignement des gouvernements de François Hollande sur les positions du Qatar et de l’Arabie Séoudite, pensez-vous que la traditionnelle politique arabe de la France, déjà singulièrement mise à mal sous le précédent président français, est définitivement abandonnée ?
Jacques Baud : En ne participant pas à la guerre contre l’Irak en 2003, la France grâce à la posture indépendante du président Chirac, bénéficiait d’un crédit énorme auprès des pays arabes. Avec l’avènement du président Sarkozy, puis du président Hollande, ce crédit a été dilapidé par des actions plus politiciennes que stratégiques. On constate aujourd’hui qu’il manque un interlocuteur qui ait le poids et la capacité de parler avec la même crédibilité aux Etats-Unis, à la Russie, à la Syrie et aux pays arabes. La France aurait pu jouer un rôle primordial dans cette région pour calmer les passions. Or elle a même réussi à faire passer ses propres citoyens dans les rangs de l’ennemi !
Géostratégiques : vous évoquez le nouveau logiciel de nos sociétés selon lequel les bouleversements culturels et sociétaux considérables, consécutifs aux vagues d’immigration successives et celles plus récentes résultant des conflits proche-orientaux, accélèrent la radicalisation de l’islamisation dans l’équation culturelle et sociale occidentale, notamment française. Pouvez-vous nous expliquer plus précisément quel est votre constat ?
Jacques Baud : Il y a quelques décennies, les actions de l’Occident au Moyen-Orient ou sa politique à l’égard d’Israël étaient suivies avec une certaine complaisance par les opinions publiques occidentales et lues à travers une grille « judéo-chrétienne » homogène. Aujourd’hui, l’immigration importante en provenance de pays musulmans que nous avons subie depuis une trentaine d’année a ajouté une seconde grille de lecture que nous ne pouvons plus ignorer. Nous pouvions avoir un regard détaché sur la manière dont Israël traitait la question palestinienne, car globalement elle trouvait une certaine acceptation au sein de la population occidentale. De plus, les Palestiniens d’alors étaient proches du bloc de l’Est, adversaire de l’Occident. Aujourd’hui, le regard que la population porte globalement sur les conflits se modifie. La notion de djihad résonne dans la population musulmane, même si celle-ci n’en approuve pas toutes les manifestations.
A la fin 2014, 31% des messages sur les réseaux sociaux en Belgique, 24 % en Grande-Bretagne et 21% en France exprimaient un soutien à l’Etat Islamique… plus qu’en Syrie même ! Cela signifie que dans une perspective démocratique, les politiques intérieures et extérieures doivent intégrer des variables nouvelles liées aux changements de perception de la population. Je ne sais pas si ces changements sont bons, mais parler de multi-culturalité et en ignorer les conséquences me semble relever de la sottise. La manière dont nous voyons le monde évolue au gré des cultures qui nous animent.
Les politiques d’immigration désordonnées sous couvert de rééquilibrage démographique, que l’on observe depuis des années en Europe portent les germes de déséquilibres qui seront encore plus marqués dans le futur. Il n’est pas certain que dans quelques décennies, l’Europe perçoivent la politique palestinienne (ou régionale) d’Israël avec la même bienveillance qu’aujourd’hui. D’ailleurs aujourd’hui déjà les positions critiques à l’égard d’Israël se multiplient. Aux Etats-Unis, dans les services de renseignement, l’idée que le soutien à Israël a des effets de plus en plus négatifs sur le pays augmente significativement.