Le Pakistan Acteur stratégique de l’avenir de l’Asie Centrale

Avec Son Excellence, Monsieur Aneesuddin AHMED

Ambassadeur de la République islamique du Pakistan en France

Entretien réalisé par Y.H. TEKFA & M. F. TROUDI

Avril 2006

I – Les facteurs internes de la politique étrangère pakistanaise

Géostratégiques : La politique étrangère, tout en visant à promouvoir les intérêts nationaux sur la scène internationale, contribue également à redéfinir l’identité nationale collective et lui donner un sens. Quels sont les acteurs internes qui définissent les grands axes de cette politique et en quoi se résument les orientations politiques, économiques, techniques et culturelles de la diplomatie pakistanaise ?

  1. Ahmed : Le Pakistan est situé dans une zone géopolitique et géostratégique critique et il a de ce fait joué un rôle important tant au niveau régional qu’international. La fin de la guerre froide nous a ouvert de nouvelles perspectives diplomatiques. Nous sommes engagés dans la lutte internationale contre le terrorisme et, comme vous le savez, le Pakistan continue d’apporter sa contribution à ce combat. Dans la région, nous poursuivons une politique active visant à construire un environnement de confiance et de paix, et à développer des liens économiques et de coopération porteurs de prospérité.

Géostratégiques : Comment se déroule la prise de décision dans ce domaine ? Résulte-t-elle d’un compromis entre les différentes factions au pouvoir ?

  1. Ahmed : La Défense et les Affaires étrangères relèvent de la sécurité de l’Etat et sont de par nature des questions de politique nationale. Elles résultent de la plus vaste consultation au sein du gouvernement même, et entre le gouvernement, les représentants du peuple élus au parlement, et plus largement avec la société civile. Au gouvernement, dont le président est la clé de voûte, il y a plusieurs commissions de haut niveau auxquelles participent certains ministres, comme celui des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Intérieur, et d’autres, ainsi que les représentants d’autres institutions et des agences spécialisées. Le ministère des Affaires étrangères est l’élément central qui coordonne les requêtes, compile et analyse toutes les synergies, dont, entre autres, celles venant du Parlement, des autres ministères, des institutions, des instituts de recherche etc., et soumet à la décision du président et du cabinet des options politiques. Lorsque les décisions sont prises, le ministère des Affaires étrangères les articule, dessine les projets et les met en œuvre. Comme vous le voyez, les décisions résultent d’un processus de consultations très approfondies et de la coopération entre plusieurs entités, dans lequel le ministère des Affaires étrangères joue un rôle central du début à la fin.

Géostratégiques : Quel est le rôle de l’armée ?

  1. Ahmed : L’armée n’intervient pas dans la diplomatie pakistanaise, elle assure la sécurité et la défense nationale. Toutefois, les personnalités et les institutions qui ont un certain poids et dont certaines comptent des militaires peuvent influencer, orienter cette prise de décision. Les militaires peuvent exercer un certain poids sur le gouvernement, notamment quand la question de la Défense nationale est visée.

Géostratégiques : La nucléarisation du Pakistan, a-t-elle joué en faveur d’une ou plusieurs forces politiques internes ?

  1. Ahmed : Le nucléaire résulte de la dissuasion mais n’a pas été instrumentalisé par une quelconque force sociopolitique dans le pays. Les installations nucléaires sont gérées par la National Command Authority (NCA), dont les membres sont : le ministre des Affaires étrangères, les ministres de la Défense et de l’Intérieur, le chef d’état-major des Armées et les chefs des trois états-majors. Lorsqu’il y a une menace, le chef de l’Etat, qui est le premier magistrat, réuni le NCA pour prendre les décisions relatives aux intérêts nationaux.

Géostratégiques : Depuis 2001, le Président Mousharraf tente de gérer les mouvements islamistes, en août 2001, il avait pris l’initiative d’interdire deux mouvements extrémistes, le sunnite Lashkar-i Jhangvi et le chiite Sipah-e Muhammad et d’en placer deux autres sous observation le Sipah-e Sahaba sunnite, et le Tehrik-e Jafria, chiite. Sa volonté serait-elle de les inclure ou de les combattre ?

  1. Ahmed : Aujourd’hui, de nombreux groupes sont interdits, car toute organisation qui appelle à la violence et au terrorisme est interdite. Nous avons des institutions démocratiques dans lesquelles chaque citoyen peut librement s’impliquer dans l’intérêt de la communauté nationale.

Géostratégiques : Comment l’Etat contrôle les écoles coraniques, dites Madrassa, sachant que leur influence en collusion avec les idéologies islamistes, est importante au sein de la population?

  1. Ahmed : Permettez tout d’abord que je replace votre question dans une plus large perspective en vous donnant quelques précisions socioculturelles et historiques sur les madrasas. Historiquement les madrasas sont des séminaires qui dispensent une éducation coranique et enseignent l’éthique de l’Islam, y compris la jurisprudence, les principes de la société musulmane, la vie du Prophète (Que la Paix soit sur Lui). L’existence des madrasas remonte pratiquement à la naissance de l’Islam. Certaines des premières madrasas furent établies à Damas pendant le règne des Omeyyades. On trouve des madrasas dans tout le monde musulman et dans les pays qui ne le sont pas mais où les musulmans vivent en grand nombre, comme par exemple en Inde ou en Afrique du Sud. Ces madrasas font partie de l’histoire musulmane, de nos traditions et de notre culture.

Votre question ne porte pas sur ces écoles coraniques mais seulement sur les madrasas qui se sont politisées et qui, derrière une façade d’éducation religieuse, enseignent l’extrémisme et l’activisme. Celles-ci sont une minorité. Selon nos informations, elles ne représentent pas plus de 5% des madrasas pakistanaises.

Le gouvernement pakistanais est déterminé à identifier, isoler et fermer les madrasas qui appellent à l’extrémisme. C’est dans ce but que les mesures suivantes ont été adoptées : recensement de toutes les madrasas, transparence de leurs financements, droit de regard sur leur cursus, renvoi de tous les étudiants étrangers dans leurs pays d’origine, etc.

Géostratégiques : Comment se fera la cohabitation entre le pouvoir central et les islamistes de plus en plus influents sur la scène politique et sociale ?le président arrivera-t-il à contenir leurs débordements internes et transfrontaliers ?

  1. Ahmed : Nous sommes dans un Etat, comme je l’ai rappelé précédemment où il existe des institutions politiques, un appareil judiciaire, la cohabitation se fera légalement et dans un cadre institutionnel par des moyens légaux : le parlement formé du Sénat (87 sièges ; les membres sont indirectement élus par les assemblées provinciales pour des mandats de 6 ans ; un tiers des membres se présentent aux élections tous les 2 ans) et l’Assemblée Nationale (217 sièges dont 10 représentants des non-musulmans. Les membres sont élus au suffrage populaire pour des mandats de 5 ans). Tout doit se dérouler dans la légalité, les institutions respecteront les aspirations du peuple pakistanais.

Géostratégiques : La culture du pavot et la production d’héroïne

continuent d’être une activité importante chez les Pachtounes, comment l’Etat pakistanais tente d’éradiquer cette culture, qui a longtemps servi aux trafics d’armes ?

  1. Ahmed : Il n’y a ni culture du pavot, ni production d’héroïne au Pakistan. Pas la moindre. Les Nations unies ont déclaré le Pakistan « zone sans narcotiques ». Nous avons des lois anti-narcotiques très strictes et des forces anti-narcotiques très puissantes qui ont éradiqué cette menace de notre territoire. En ce qui concerne l’Afghanistan, le problème des narcotiques a resurgi et s’est accru jusqu’à devenir un sujet de préoccupation pour la communauté internationale. Ceci concerne le gouvernement afghan et non pas le gouvernement pakistanais.

II – Dimension régionale de la politique étrangère pakistanaise

Géostratégiques : Pouvez-vous nous donner une vision globale de la politique régionale et de voisinage pakistanaise ?

  1. Ahmed : Le Pakistan a une politique de voisinage qui s’inscrit dans la coopération et la prospérité de la région. Nous entretenons de bonnes relations avec la Chine, les républiques du Caucase, et de nombreuses relations bilatérales se renouent actuellement. Nous souhaitons le retour de la stabilité et la sécurité en Afghanistan, la déclaration sur les relations de bon voisinage avec l’Afghanistan reflète la coopération entre nos deux pays sur la question de la sécurisation des frontières et du retour des réfugiés, etc. Avec l’Inde, nous sommes dans une phase cruciale et nécessaire à la détente, il faut construire une confiance mutuelle. La voie du dialogue est ouverte, et le rapprochement se construit avec la confiance.

Géostratégiques : le désordre régional sert de rétribution stratégique au Pakistan devenant ainsi un Etat « tête de pont », quelle est la portée de cette politique de se structurer quand les voisins sont déstructurés ?

  1. Ahmed : Nous avons souffert pendant des années du désordre régional, aujourd’hui, le but d’Islamabad est d’être un acteur de structuration et de développement de la région.

Géostratégiques : La frontière pakistano-afghane demeure encore fragile par la présence de réfugiés afghans, notamment à Peshawar et l’insécurité liée aux accrochages entre des miliciens tribaux afghans et paramilitaires pakistanais. Comment l’Etat pakistanais tente-t-il de sécuriser ses frontières et restaurer l’ordre dans une perspective de coopération avec l’Afghanistan ?

 

  1. Ahmed : Nous devons d’abord comprendre la nature très particulière de la frontière pakistano-afghane. Elle a trois caractéristiques importantes : premièrement, elle s’étend sur 1000 km et traverse la région la plus montagneuse et inhospitalière du monde ; deuxièmement, cette zone n’est pratiquement pas peuplée et de ce fait, historiquement elle n’a jamais été efficacement contrôlée ; enfin, les tribus et les populations qui vivent des deux côtés de la frontières ont des liens et des relations très anciennes, une tradition transfrontalière.

Les problèmes surgissent lorsque des terroristes ou des criminels créent des troubles d’un côté ou de l’autre de la frontière, puis traversent pour trouver refuge de l’autre côté. Le remède à cela est en deux volets : faire de cette frontière une frontière moderne, avec surveillance, patrouilles, et arrêt des passages non autorisés ; éradiquer l’activité illégale du côté pakistanais, tout comme le gouvernement afghan doit le faire de son côté.

Le Pakistan s’est attelé à la tâche sur ces deux fronts. Une surveillance aérienne, des appareils d’écoute, et des piquets ont été mis en place. L’armée pakistanaise a déployé 80 000 hommes pour combattre et capturer les activistes qui arrivent à entrer au Pakistan. Il existe également une coopération et des échanges de renseignements avec les forces internationales qui se trouvent du côté afghan.

Géostratégiques : Quel est l’état actuel des relations pakistano-afghanes depuis le renouveau afghan et l’élection de Hamid Karzai ?

  1. Ahmed : Islamabad a salué l’élection de Hamid Karzai, le dialogue bilatéral entre les deux pays est relativement fourni. Le Pakistan a annoncé une aide de100M $ destinée au secteur social, qui s’ajoute à une précédente aide du même montant. Les deux pays tentent également de développer leurs échanges économiques. Les relations sont cordiales et les tensions disparaissent graduellement.

Géostratégiques : Le Pakistan et l’Inde sont en état de belligérance latent, la partition a eu des conséquences belliqueuses entre les deux peuples, les nombreuses confrontations militaires (1962-1965-1971-1999) ont eu des impacts politiques et diplomatiques importants pour le Pakistan, au point qu’en 1999 la crise de Kargil a bien failli tourner en conflit nucléaire et souffler tout le sous-continent indien. Comment expliquez- vous l’échec de la négociation et sa difficile amorce entre les deux pays ?

  1. Ahmed : Permettez-moi de formuler les choses de la manière suivante. Pour prévenir un échec des négociations, la condition minimum serait qu’aucune des parties en présence ne sente devoir réduire sa supériorité militaire et imposer un résultat de son choix à l’autre partie. Ceci ne serait pas de la négociation mais de la capitulation. Pour le succès des négociations, et même pour que les négociations se poursuivent, il faut davantage. Et par dessus tout, l’assurance que la solution doit être rationnelle, et que l’approche de la question du Cachemire qui est la pomme de discorde entre le Pakistan et l’Inde doit être flexible. Le Président Mousharraf a émis des solutions qui sont acceptables à cet égard et pour nos deux peuples, paradoxalement, nous sommes encore dans la construction de la confiance mutuelle. Les relations du Pakistan avec l’Inde se sont significativement améliorées au cours des deux dernières années.

La réponse positive des pakistanais à une initiative du Premier ministre indien Vajpayee a permis dès 2003 une reprise du dialogue entre les deux pays, sur l’ensemble des différends qui les opposent, y compris le Cachemire. Plusieurs mesures de confiance ont été mises en place (retour des ambassadeurs dans les deux pays, reprise des liaisons aériennes civiles, libération de prisonniers, proposition de concessions commerciales). Le Président Mousharraf et le Premier ministre Vajpayee se sont rencontrés le 5 janvier 2004. Les deux pays tentent de construire cette confiance mutuelle nécessaire pour entamer un dialogue constructif.

Géostratégiques : L’accès de l’Inde et du Pakistan au club fermé dit des pays nucléarisés n’a-t-il pas eu pour conséquence le gel des négociations sur la résolution du conflit ?

  1. Ahmed : Pour le Pakistan, l’arme nucléaire est un élément de défense, de dissuasion et d’équilibre des forces. En ce sens cela facilite les choses avec notre adversaire, on négocie avec raison, (plénitude de collaboration).

 

Le nucléaire n’est pas une chose que le Pakistan a cherché, il s’agit surtout d’une politique réactive, nous l’avons payé cher, nous sommes convaincus.

Géostratégiques : Les services de renseignement indiens soulignent le caractère persistant de ce qu’ils appellent « le double jeu d’Islamabad », ex-allié des Talibans s’inscrivant aujourd’hui dans une lutte anti-terroriste, comment jugez- vous cette position ?

  1. Ahmed : S’il vous plaît ! Ne prenez pas la propagande et surtout la désinformation des services indiens comme point de départ de votre analyse. Ce que vous entendez venant de ces sources est intentionnellement et par essence tronqué.

Il n’y a pas de double jeu. L’Afghanistan est notre voisin et la situation en Afghanistan a toujours eu un impact sur le Pakistan. Contrairement à d’autres, nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de tourner le dos à l’Afghanistan, et ceci, que nous ayons de bonnes ou de moins bonnes relations avec Kaboul. C’est pourquoi, tout au long de notre histoire, nous avons entretenu des liens avec le gouvernement de Kaboul, même si Kaboul a voté contre la candidature du Pakistan au Conseil de Sécurité Nations Unies et contesta à une époque la légalité de la frontière internationale. Le seul moment où le Pakistan n’a pas reconnu le gouvernement de Kaboul, fut durant l’occupation soviétique parce qu’il s’agissait alors d’un gouvernement fantoche aux ordres de Moscou.

Le Pakistan a rejoint la lutte internationale contre le terrorisme. A ce moment-là, le pouvoir d’Al-Qaida et des Arabes afghans avait immensément prospéré et miné l’Etat afghan. Al-Qaida était un Etat dans l’Etat. Le gouvernement était diminué et n’avait plus aucun pouvoir pour protéger son territoire des abus. L’activiste et le terrorisme étaient apparus et leurs effets se sont fait sentir jusqu’à Nairobi et aux tours jumelles de New York. Face à cette menace, la communauté internationale a dû prendre position. Bien entendu, le Pakistan a rejoint la communauté internationale pour lutter contre le terrorisme.

Géostratégiques : l’Inde exige depuis quelques années du Pakistan l’interdiction des deux groupes islamistes actifs dans la région de Jammu et Cachemire : Lashkar-e Taïba et du Jaish-e Mohammad, et que leurs dirigeants soient arrêtés. Que sont devenus ces deux groupes ?

  1. Ahmed : Lashkar-e-Tayyiba et Jaish-e-Mohaad ont été interdits par le décret présidentiel de janvier 2003. Leurs bureaux et leurs comptes en banque ont été scellés.

Géostratégiques : Existe-t-il des mouvements indépendantistes cachemiris ?

  1. Ahmed : Il y a un certain nombre de mouvements et partis politiques au Cachemire occupé par l’Inde. Ces mouvements sont regroupés sous une organisation appelée le All Parties Hurriyat (APHC) présidée par le Mirwaiz. La position officielle et ouvertement proclamée de l’APHC est la demande du droit à l’exercice de l’autodétermination pour le peuple cachemiri. Ce droit leur a été refusé au moment de la partition de l’Empire colonial des Indes britanniques en deux nouveaux Etats indépendants, l’Inde et le Pakistan.

Au sein de l’APHC, seul un petit parti minoritaire, le Jammu & Kashmir Liberation Front (JKLFF est en faveur de l’indépendance du Cachemire.

Géostratégiques : Ceci n’amène-t-ilpas Islamabad à se désolidariser voire

abandonner ces revendications sur le Cachemire ?

  1. Ahmed : Non cette assertion n’est pas correcte. La position officielle du Pakistan est identique à celle de l’APHC, c’est à dire l’exercice du droit à l’autodétermination du peuple cachemiri. Il ne s’agit pas seulement d’un droit inhérent, mais aussi d’un droit qu’il lui a été garanti par le Conseil de Sécurité des résolutions des Nations Unies. Le Pakistan et l’Inde ont accepté ces résolutions.

Géostratégiques : Les services secrets de l’armée pakistanaise sont souvent montrés du doigt par New Delhi, qui les qualifie d’acteurs de la « diplomatie du désordre » destinée à instrumentaliser les conflits identitaires indiens, tels que les groupes armés sikhs, assamais et cachemiris afin d’affaiblir économiquement et politiquement l’Inde.

L’accueil d’opposants indiens au Pakistan ne serait pas une stratégie de cette diplomatie du désordre ?

  1. Ahmed : Ceci est une folle accusation, et elle n’est pas nouvelle. Face à ce type d’accusations, nous demandons preuves et informations afin d’opérer des vérifications et établir la vérité. Jusqu’à présent aucune information n’a été donnée. Le Pakistan n’encourage, ne soutient ni n’instrumentalise aucune activité subversive, et il n’y a aucune collusion que ce soit avec des groupes dissidents de l’autre côté de la frontière. Ceux qui profèrent de telles accusations contre le Pakistan, devraient regarder de plus près dans leurs propres pays, prendre en compte et régler leurs problèmes. Je tiens à répéter que nous n’interférons pas dans des affaires qui se passent hors de nos frontières et ne tolérons pas davantage l’utilisation de notre territoire. En fait, dans le cadre de son rôle dans la lutte contre le terrorisme mondial, le Pakistan a interdit un certain nombre de groupes et parmi eux ceux désignés dans d’autres pays comme terroristes.

Géostratégiques : l’Ouzbékistan connut en 2004 plusieurs attentats perpétrés par des intégristes islamistes, une situation similaire que connut le Tadjikistan pendant la guerre civile des années 1990. Comment le Pakistan gère-t-il la nébuleuse islamiste avec les républiques voisines de l’Asie centrale ou le djihadisme prend une dimension sociopolitique grandissante ?

  1. Ahmed : Vous parlez de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Ces pays n’ont pas de frontières communes avec le Pakistan. En fait, nous sommes séparés par le vaste territoire afghan dont vous connaissez la situation. Nous n’avons rien à voir avec les problèmes en Ouzbékistan ou au Tadjikistan tels que vous me les décrivez.

Géostratégiques : Cela n’implique-t-il pas le Pakistan à devenir une arrière base américaine solidarisée avec les Etats-Unis dans sa croisade anti­islamiste ? Pensez-vous que le Pakistan est devenu de ce fait, un pilier de la lutte anti-terroriste dans le sous-continent ?

  1. Ahmed : Nous avons décidé de sévir contre tout ce qui touche à notre sécurité et aux intérêts nationaux. Nous participons à la lutte contre le terrorisme en prenant des dispositions et des actions internes sur notre territoire et participons à la coopération internationale de lutte contre le terrorisme. Notre objectif s’inscrit dans ses deux points importants, que ce soit sur le plan régional ou international.

Géostratégiques : Comment conciliez-vous cette position officielle avec les principes fondateurs de l’Etat pakistanais qui s’est intrinsèquement construit sur l’appartenance religieuse et la séparation avec les infidèles hindous (1980 : application de la Charia par la constitution) ?

  1. Ahmed : Je vais répondre d’abord sur le deuxième aspect de votre question. Il y a au Pakistan un parlement élu, qui est la seule institution habilitée à faire les lois. Toutes ces lois sont votées par le Parlement, et inscrites au livre des statuts. Le Pakistan a aussi un système judiciaire, instauré par l’Etat et qui applique ces lois. Les lois sont faites par des hommes et les tribunaux sont laïques. Dans la pratique, les plaintes recevables sont celles qui tombent sous le coup des lois édictées par le Parlement et aucune autre. Le verdict doit lui aussi être en conformité avec les lois du Pakistan. Ceci dit, vous devez réaliser que le Pakistan est à 95% musulman. Il est donc naturel que le Parlement adopte des lois qui ne soient pas en contradiction avec le Coran et la Charia.

Votre question porte également sur les principes qui ont présidé à la création du Pakistan. C’est une question importante qui doit être appréhendée correctement. Il y a beaucoup de désinformation et de confusion, et pas moins en Occident qu’ailleurs, sur la création du Pakistan. Le fondateur du Pakistan, Quaid-e-Azam Muhammad Ali Jinnah avait clairement énoncé que les Musulmans de l’Inde avaient une identité propre et les caractéristiques d’une nation. Jinnah avait très justement mis l’accent sur le fait que les musulmans de l’Inde avaient leur propre histoire, les héros sont différents des héros hindous, leur culture, leurs habitudes et leur éthique personnelle étaient également différentes. La langue qu’ils reconnaissaient comme la leur était l’Ourdou et non pas le Hindi ou le Sanskrit parlés par la majorité hindoue. Les Musulmans et les Hindous ne contractent que très exceptionnellement des mariages mixtes, dans le système des castes, les Hindous ne partagent pas leurs repas avec les Musulmans. Ainsi deux communautés distinctes, l’une hindoue et l’autre musulmane, avec leurs propres caractéristiques, occupaient le même espace géographique de l’Hindoustan, et vivaient côte à côte sans jamais s’être mélangées, sans intégration. C’est pourquoi, l’identité des Musulmans, leurs droits sociaux, politiques et personnels nécessitaient qu’une protection spéciale soit inscrite dans la Constitution. Sans cela, dans un pays démocratique moderne du « un homme, un vote », la communauté hindoue, avec sa majorité écrasante serait en position permanente de gouverner et aurait l’habilité d’opprimer. En fait, l’Inde indépendante a une longue histoire de conflits communautaires entre Hindous et Musulmans, qui ne se sont pas apaisés en plus de cinquante ans d’indépendance. Vous vous souviendrez sûrement des plus récents événements au Gujrat où les militants BJP, le parti qui était alors au gouvernement, ont tué des centaines de musulmans, je répète des centaines, brûlé et vandalisé leurs biens, sous les yeux de la police qui assistait à tout ça en spectateur. De telles choses ne se sont jamais produites au Pakistan.

Jinnah et la Muslim League avaient publiquement et formellement énoncé la volonté des Musulmans de vivre dans un Etat appartenant à une Fédération qui garantirait leurs droits. C’est le parti du Congrès qui a refusé. Dans de telles circonstances, la partition est devenue l’issue logique. Je dois ajouter qu’un vote démocratique dans les régions qui devaient devenir le Pakistan a tranché à l’écrasante majorité pour la partition et contre une Inde unie.

Géostratégiques : Dans l’hypothèse d’un Iran puissance nucléaire dont la force de dissuasion serait l’instrument le plus fiable de sa politique étrangère, comment le Pakistan percevrait une troisième force nucléaire dans la région ?

  1. Ahmed : Votre question est hypothétique. Au Pakistan, nous pensons que la question du nucléaire doit se résoudre par le dialogue et d’une manière pacifique. L’A.I.E.A. et le traité de non-prolifération dont l’Iran est signataire fournissent le cadre nécessaire. Le Pakistan est opposé à l’usage de la force. Et dans tous le cas, nous ne soutenons pas la prolifération, qui est un jeu dangereux.

III – Dimension internationale de la politique étrangère pakistanaise

Géostratégiques : En 1981, le Général Zia-ul Haq déclarait à propos de l’aide américaine au Pakistan que « si vous enlevez le Pakistan de la région, vous ne trouverez plus un endroit où l’Amérique pourra exercer son influence, de la Turquie au Vietnam », aujourd’hui, les Etats-Unis tentent de préserver le Moyen-Orient et l’Asie centrale en les remodelant par le projet du Grand Moyen-Orient. Quelle place serait réservée au Pakistan dans ce cadre ? Sera-t-il un acteur clé dans ce processus de démocratisation ?

  1. Ahmed : Je pense que les Etats musulmans veulent une bonne gouvernance, et elle ne peut se réaliser sans des élections démocratiques. La démocratie a ses failles d’adaptation dans les sociétés musulmanes, c’est un fait incontournable ; la réalité des problèmes, la structure économique inadaptée aux besoins de la société, le manque d’éducation, etc. Au Pakistan, nous avons observé que ce n’était pas un projet de démocratie mais de cryptocratie. A quoi sert une démocratie s’il n’y a pas un équilibre des pouvoirs ? La démocratie c’est la liberté et non le sentiment d’être opprimé, et vous n’avez pas besoin de la guerre pour cela.

Géostratégiques : en signant le traité sur les relations de coopération amicale et de bon voisinage en avril 2005, la Chine développe un axe

stratégique avec Islamabad et évoque un accord sur la lutte contre les  » trois vices » – le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme. Peut-on penser à une stratégie d’alliance qui serait en train de se constituer pour déséquilibrer l’alliance indo-américaine ?

  1. Ahmed : Existe t-il une alliance indo-américaine ? Je m’interroge. La Chine est un pays ami et un partenaire historique du Pakistan. Nos bonnes relations s’inscrivent dans une coopération et non dans une motivation de déséquilibre de l’un ou l’autre de nos partenaires. Nous ne sommes pas à l’œuvre pour déséquilibrer les alliances, nous sommes dans la phase de construction d’une région qui aspire au développement et à la stabilité. La Chine a aussi de bonnes relations avec New Delhi dans différents secteurs, pour ce qui nous concerne, nous souhaitons construire la région avec l’Inde, les Etats-Unis et la Chine.

Géostratégiques : L’Union européenne structure sa relation avec Islamabad sous une approche économique se basant principalement sur la démocratisation du Pakistan. Elle encourage la continuation de la politique dite «de modération éclairée » menée par le président Mousharraf. Quel bilan pouvez-vous tirer de cette relation bilatérale ?

  1. Ahmed : Avec l’Union européenne, nous avons des relations économiques fructueuses, 55% des exportations pakistanaises sont destinées aux pays de l’UE. Nous bénéficions de l’investissement européen, en particulier de notre premier partenaire, la Grande Bretagne, de l’expertise et de la technologie. Notre collaboration s’articule autour de questions cruciales, l’émigration pakistanaise qui est importante en Europe, la sécurité et l’investissement des capitaux européens au Pakistan.

Géostratégiques : La dissolution du bloc soviétique fit perdre l’allié soviétique à l’Inde, aujourd’hui, Israël développe une coopération économique et militaire croissante avec ce dernier. Cela a permis à Islamabad de renouer ses relations avec les pays arabes. La question de la bombe islamique a longtemps été un symbole de ce rapprochement. Par quel élément expliquez-vous ce renouveau du Pakistan avec le Monde arabe ?

  1. Ahmed : Les relations du Pakistan avec les pays arabes sont intrinsèques, et complètement naturelles, elles ne peuvent être comparées avec aucune autre relation avec quelque pays ou quelque Etat que ce soit. Nous partageons la même foi, et l’Islam nous enseigne que les Musulmans, peut importe où ils vivent, appartiennent à la communauté islamique, l’Ummah. Même pendant l’époque coloniale, les Musulmans de l’Inde avaient des relations avec d’autres communautés musulmanes qui vivaient également sous la domination coloniale, et des affinités particulières avec la Turquie qui était le principal Etat musulman indépendant. Les Musulmans de l’Inde ont soutenu le Califat et souffert pour lui après sa défaite durant la deuxième guerre mondiale. L’Etat princier d’Hyderabad a alors réuni des fonds pour soutenir Mohamed Kémal Ataturk.

Il est erroné de suggérer que le développement des relations entre l’Inde et Israël joue un rôle dans les relations entre le Pakistan et le monde arabe.

De la même manière, nos relations avec le monde arabe sont demeurées aussi proches, fortes et fraternelles avant et après les essais nucléaires du Pakistan en 1998. Bien sûr, nos frères musulmans étaient fiers de ce succès.

Géostratégiques : En septembre dernier, les autorités turques organisèrent une rencontre pakistano-israélienne ; cette dernière représente-t-elle une évolution dans la diplomatie des alliés islamiques des Etats-Unis ? Comment percevez-vous une éventuelle reconnaissance de l’Etat d’Israël par Islamabad ? Peut-on supposer que la cause palestinienne aura un allié nucléaire ?

  1. Ahmed : A ce moment là, le Pakistan voyait le retrait israélien de la banque de Gaza comme un développement positif. Nous avions déclaré que le retrait de Gaza devait être un premier pas vers la libération des territoires arabes occupés et la mise en place de la solution des deux Etats, soit la création d’un Etat palestinien et d’un Etat israélien côte à côte, par le biais de négociations pacifiques. Le Pakistan y a vu un pas important et a voulu contribuer à cette tendance en encourageant Israël et son gouvernement.

Il y a aussi l’importante question de Jérusalem. Jérusalem est la troisième ville sainte de l’Islam, et la résolution de son statut est une priorité sacrée et chère au cœur des Musulmans.

Pour le Pakistan, les conditions premières à la reconnaissance d’Israël sont claires : La solution des deux Etats et le statut de Jérusalem. Nous pensons qu’en allant dans ce sens, Israël trouvera la sécurité qu’il recherche pour lui-même. Dans ces conditions, Israël obtiendrait la reconnaissance du monde musulman, et quel meilleur gage de sécurité que l’établissement d’ambassades de pays musulmans comme le Pakistan, l’Arabie Saoudite, l’Indonésie, etc. à Tel Aviv.

Géostratégiques : Pour conclure, pourriez-vous nous donner en terme de géostratégie un aperçu du devenir du Pakistan dans la région de l’Asie centrale ?

  1. Ahmed : Un Etat important qui a une importance géostratégique ; une société modérée où les relations régionales construites sur des liens forts ; une zone d’échanges économique stable ; une prospérité et la paix : le Pakistan qui se trouve au coeur de cette région souffrant d’instabilité, de conflits, de pauvreté et de divisions, a la volonté de construire une région tournée vers la stabilité et le développement.

Nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation dont les contradictions de base sont écartées par la mondialisation, on a donc réussi à les exclure, et grâce à cela nous sommes dans une ère qui nous donne beaucoup de possibilités pour développer des relations équilibrées. Les Etats doivent être modérés, et les tendances de déstabilisation qui se jouaient au détriment du Pakistan et de tous les pays de la région sont aujourd’hui obsolètes, il est temps de voir l’avenir sous la perspective du développement et de la stabilité.

Note

  1. Source Le Figaro du 3 janvier 2002
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