Jure Georges Vujic
Géopoliticien et écrivain franco-croate.
2eme trimestre 2013
Dans le futur, le rôle géopolitique et militaire du Japon dans la région Asie-Pacifique dépendra, en grande partie, de la redistribution des cartes géostratégiques et géoéconomiques entre les puissances maritimes et eurasiatiques. Le changement de stratégie et le repositionnement américain dans la région Asie Pacifique a, d’ores et déjà, bouleversé la structure et la stabilité des rapports stratégiques dans la région. Le Japon se situe dans l’épicentre géopolitique du « collier de perles » de la mer de Chine et constitue le pilier majeur géostratégique et militaire de l’Alliance américano-atlantique. Pour la première fois depuis l’ère Meiji et, en dépit des restrictions légales et constitutionnelles, le Japon se réarme préventivement, de manière progressive, afin de contrebalancer les menaces militaires et les aspirations territoriales chinoises dans la région Asie-Pacifique. L’avenir dira s’il s’agit d’une véritable réhabilitation de Xhégémonie japonaise dans la région ou d’un pouvoir circonstanciel de rééquilibrage face à la Chine menaçante.
Vers une remilitarisation de la région Asie-Pacifique ?
Le changement de stratégie et le repositionnement américain dans la région Aise-Pacifique a, d’ores et déjà, bouleversé la structure et la stabilité des rapports stratégiques dans la région. Certains pays de la région refusent de se prêter au jeu de la rivalité sino-américaine dans la région et semblent s’orienter vers une politique de coopération régionale asymétrique plutôt que d’opter pour la traditionnelle politique d’alignement. L’administration Obama a déjà mis en mouvement la constitution d’une macro-région «Inde-Pacifique» dont la viabilité reste compromise en raison des grandes disparités culturelles, religieuses et ethniques. Bien que lié historiquement aux États-Unis et en raison des pesanteurs de la seconde guerre mondiale, le Japon devrait à l’avenir jouer un rôle stratégique plus actif et volontariste dans la région en raison de la nouvelle architecture régionale qui se met en place progressivement. Bien sûr, les États-Unis entendent saper toutes les initiatives régionales dans lesquelles ils ne sont pas présents ou n’ont pas d’influence suffisante. La Chine, Taiwan et le Japon revendiquent la souveraineté territoriale sur l’archipel des îles Senkaku (en langue chinoise) ou Diapyou (en langue japonaise), situé entre Okinawa et Taiwan, archipel riche en ressources naturelles et en pétrole. Les États-Unis soutiennent le Japon, en tant qu’allié stratégique et historique dans la région en tant que pilier pro-atlantiste régional et facteur de stabilité dans la zone Asie-Pacifique. Des litiges territoriaux semblables existent et éclatent sporadiquement entre le Japon et la Corée du Sud à propos des îles Takeshima (et entre le Japon et la Russie à propos de la souveraineté sur les îles Kouriles). La Chine, Taiwan et le Vietnam revendiquent leur souveraineté sur les îles Paracels et Spartleys, alors que les Philippines, la Malaisie et Brunei ont des prétentions territoriales partielles sur le même archipel. Cet espace maritime est d’une importance stratégique pour la Chine qui a entrepris la construction d’une base maritime pour ses sous-marins sur l’île de Hainan. La Chine a, d’autre part, annoncé, au début de 2012. Sa volonté de développer le secteur touristique dans l’archipel de Paracels, ce qui a provoqué la consternation de certains pays riverains.
Dans le futur, le rôle géopolitique et militaire du Japon dans la région Asie-Pacifique dépendra en grande partie de la redistribution des cartes géostratégiques et géoéconomiques entre les puissances maritimes et eurasiatiques. En ce sens, Bill Émmot l’éditorialiste de « The Economist » affirme que « les nouveaux pouvoirs eura-siatiques renforcent leurs pouvoirs maritimes sous la forme d’installations militaires localisées, pour les mettre au service de la protection de leurs intérêts économiques, la défense de leurs routes stratégiques et afin d’élargir leurs zones d’influence. »
Le Japon tête de pont stratégique dans le système de sécurité maritime américain
Dans le cadre du repositionnement américain dans la région et la mise en œuvre de la stratégie d’encerclement de la Chine, le Japon se situe dans l’épicentre maritime du « collier de perles » stratégique, les fameux « lily pads », qui relient les installations militaires maritimes de San Diego à Hawaï jusqu’à Guam, et de Guam au Japon et la Corée du Sud et, enfin, la grande barrière qui s’étend le long du littoral du sud-est asiatique. C’est pourquoi, le japon constitue un des pivots stratégiques de cette barrière maritime qui s’étend du nord de Bornéo en passant par Singapour[2]. En effet, le système de sécurité maritime américain repose actuellement sur des régions sécuritaires dites pivots : d’une part le canal de Panama qui relie l’Atlantique et le Pacifique. Grâce à cette barrière maritime qui s’étend du nord de Bornéo en passant par Singapour, les États-Unis sont assurés d’une présence géostratégique en Asie du sud-est. Avec Taïwan, le Japon constitue la deuxième tête de pont stratégique dans le système de sécurité maritime américain. En effet, le Japon abrite la plus importante base navale de la 7e flotte américaine et possède une armée efficace. La modernisation militaire de la Chine et la montée en puissance maritime de la Corée du Sud ont forcé les cercles militaires et stratégiques japonais à repenser leur doctrine militaire. C’est ainsi que le vice-amiral Hideaki Kaneda, à la tête de la force japonaise maritime d’autodéfense, explique en affirmant que la Chine a changé de style de défense maritime vers un sea-power plus agressif, ce qui a poussé le Japon à reformuler sa stratégie maritime nationale. L’armée japonaise vient de se doter d’armements sophistiqués, d’hélicoptères Hyuga qui accroissent les capacités opérationnelles maritimes. Tokyo utilise le JMSDF (Force japonaise maritime d’autodéfense) en support aux opérations en Afghanistan et en Irak. D’autre part, le Japon a acquis une nouvelle force de frappe avec le développement de la garde côtière qui est engagée dans la diplomatie maritime avec leurs partenaires dans l’Asie du Sud-Est. La Corée du sud, allié stratégique des USA dans la grand barrière maritime, vient de construire des bases navales maritimes tout près de la Chine et du Japon. La Corée du Sud, qui a le plus grand budget militaire dans le monde en proportion de son PIB, vient de réorganiser et de moderniser son armée avec la mise sur pied de trois escadrons mobiles stratégiques qui seront opérationnels en 2020 et qui seront constitués de bâtiments équipés de missiles AEGIS combat system. Paul Kennedy dans « The Rise and Fall of the Great Powers »[3] a déclaré que le Japon et la Corée du Sud se doteront d’un certain degré d’autonomie face à leur allié, les États-Unis, mais continueront d’occuper une place prépondérante dans le dispositif de défense américain de la grande barrière maritime.
Le conflit sino-japonais en Mer de Chine pourrait déboucher sur une course à l’armement dans la région. Ainsi, la modernisation et le développement de la marine de guerre et le lancement du premier porte-avions chinois sont devenus des priorités stratégiques de la politique de défense chinoise. Le rapport du Département de la défense américain du Congrès (mai 2012.) rapporte que le nouveau porte-avions japonais sera opérationnel en 2015. De son côté, le Japon, limité par des restrictions budgétaires et politiques quant à sa politique de défense, perçoit avec méfiance le programme militaire offensif chinois, en tant qu’instrument d’une nouvelle politique chinoise néocoloniale dans la région, et comme menace pour sa sécurité intérieure. Dans le livre blanc de la défense japonaise pour l’année 2012, il est fait état de l’inquiétude du Japon quant au développement du potentiel militaire dans la région. Comme contre-mesure, le Japon augmente ses capacités militaires ainsi que le nombre de ses sous-marins (dans les années qui suivent le Japon disposera de 22 sous-marins opérationnels) et développe un programme de porte-hélicoptères de grande dimension. Les menées belliqueuses chinoises en mer de Chine participent ainsi d’une nouvelle guerre de représentation, d’une guerre symbolique qui ont pour but d’intimider le Japon et constituent une démonstration de force chinoise afin d’appuyer la légitimité de ses revendications territoriales sur les îles contestées. L’escalade conflictuelle et militaire du conflit sino-japonais pourrait déboucher sur plusieurs scénarios, qui en raison de la mobilisation nationaliste des opinions publiques et de la rhétorique guerrière dans les deux camps, pourraient très bien aboutir à un scénario de conflit ouvert et incontrôlable. Ce conflit armé aurait, en tout état de cause, des conséquences désastreuses pour l’ensemble du monde asiatique et menaçerait la stabilité et la paix au niveau global. En effet la Chine a plusieurs litiges territoriaux avec ses voisins dans la région du sud-est de l’Asie (Philippines, Taiwan, Viet Nam), et l’escalade du conflit sino-japonais pourrait provoquer un effet domino, des conflits armés en chaîne dans la région par le jeu des alliances en cascade. Bien sur les USA restent, pour l’instant, la première puissance militaire en Asie et restent liés avec le Japon par un pacte militaire de défense mutuelle et se présentent comme les protecteurs des autres pays de la région contre la Chine. La péninsule coréenne, qui est dans le proche voisinage, reste très vulnérable et extrêmement militarisée alors que la Corée du Nord, aujourd’hui, développe un programme nucléaire.
Guerre économique sino-japonaise
Sur le terrain, bien que le conflit sino-japonais apparaisse comme un conflit historique « gelé » durant des décennies, c’est bien à une véritable guerre économique que se livrent le Japon et la Chine. En effet, la Chine a menacé ouvertement le Japon de recourir à l’arme économique en renforçant ses contrôles douaniers sur les marchandises japonaises, en multipliant les appels au boycott de produits japonais. Ainsi, les grands groupes japonais présents en Chine comme Toyota, Nissan et Suzuki sont en train de réduire leur production dans le pays alors que dans certaines provinces, les ventes de voitures japonaises auraient chuté de 60 %. Mais des experts avertissent qu’une guerre économique nuirait aussi à Pékin. Dans la mesure où les deux économies sont interdépendantes, la Chine étant le premier partenaire commercial du Japon, et les échanges s’étant accrus de 14,3 % l’an dernier, pour atteindre un montant record de 345 milliards de dollars. Toutefois, le Japon reste dépendant de la Chine quant à l’importation massive de produits finis chinois (appareils audio-visuels, téléphones, vêtements), et exporte en contrepartie vers la Chine des pièces détachées (pour machines ou automobiles notamment) et des composants. Par ailleurs, même s’il s’agit en l’occurrence d’une surenchère nationaliste des deux côtés et d’une démonstration de force, il n’est pas exclu d’assister à une escalade du conflit et à un dérapage car la zone est traversée par de nombreux bateaux – de pêches ou gouvernementaux. Côté chinois, plusieurs agences gouvernementales montent à ce front maritime avec des chaînes de commandement différentes qui peuvent créer des cafouillages et des rivalités au risque de pousser à la surenchère. Deux d’entre elles sont particulièrement actives : la China Maritime Surveillance (CMS), qui est le bras armé de la State Oceanic Administration (SOA), et le China Fisheries Law Enforcement Command (FLEC), l’agence de surveillance des pêches, qui dépend du ministère de l’Agriculture. Ces agences « civiles » disposent de bateaux armés et peuvent être assez agressives. La marine de guerre chinoise reste en deuxième rideau, proche mais invisible, prête à intervenir en cas de problèmes. Côté japonais, les garde-côtes sont en première ligne.
L’impact géostratégique du « come-back » américain dans la région
La remilitarisation potentielle du Japon s’inscrit dans le cadre du redéploiement géostratégique et militaire des États-Unis inauguré par la nouvelle politique état-sunienne pour l’Asie-Pacifique, le désengagement militaire progressif en Europe, et le déplacement du centre de gravité géostratégique du Moyen-Orient et de la Méditerranée orientale vers l’Asie-Pacifique. Même s’il existe une certaine continuité dans la présence géopolitique américaine dans la zone pacifique, on peut parler d’un certain retour géopolitique des États-Unis dans la région et plus particulièrement à l’occasion de la nouvelle stratégie obamienne pour l’Asie-Pacifique, dans le contexte de l’expansion économique et militaire de la Chine dans la région. Les États-Unis n’ont en outre jamais abandonné cette région stratégique du monde depuis la guerre hispano-américaine en 1898. Dans le contexte actuel de la crise financière et économique globale, la région Asie-Pacifique apparaît aux yeux des États-Unis comme la région privilégiée des économies «émergeantes» et semble présenter des atouts majeurs en matière de marchés potentiels. Dans cette région, plus que des centaines de milliers d’habitants se transforment progressivement en consommateurs potentiels lesquels sont en voie de constituer une nouvelle classe moyenne. Ainsi le « come-back » américain dans la région est perçu comme une nouvelle politique de « roll back », une stratégie de refoulement à l’égard de la Chine qui entend bien se positionner sur le marché régional en Asie du Sud-Est mais aussi dans la péninsule malaisienne et indochinoise. Dans le cadre de cette stratégie de « roll back » américaine, le Japon joue un rôle géopolitique et militaire fondamental en tant qu’allié américain et atlantiste. La mer de Chine méridionale devient ainsi un théâtre géopolitique parmi les plus critiques de la planète. En effet, se superposent ici les projections d’influence de la Chine à caractère expansif et le rôle régional des États-Unis à caractère défensif. La première remet en cause la stabilité régionale, le deuxième préfigure un nouveau modèle de « soft-containement ». Lors du discours d’Obama à Tokyo en novembre 2009, la politique de la nouvelle Administration américaine a défini les États-Unis comme « une nation du Pacifique ». Cette déclaration, énoncée dans le but de « renouveler le leadership américain dans le monde », s’adresse non seulement aux alliés historiques de la région, mais également aux pays de l’ASEAN (The Association of Southeast Asian Nations). L’ASEAN constitue un forum stratégique de toute première importance pour la stabilité, la paix et le développement économique en Extrême Orient et les USA ont demandé d’y adhérer. Dans le cadre de ce nouvel « échiquier asiatique », la politique étrangère chinoise influence les enjeux stratégiques des principaux acteurs régionaux dans la mer de Chine méridionale, dont les ressources naturelles sont disputées par Taïwan, les Philippines, la Malaisie, l’Indonésie, Brunei, Singapour et le Vietnam.
Cette zone est désormais incluse, d’après le New York Times, dans le périmètre des « intérêts vitaux » de la Chine au même titre que le Tibet et Taïwan. La superposition de deux zones d’influence sino-américaine sur le même espace a été confirmée par la Secrétaire d’État, Mme Hillary Clinton à Washington, le 23 juillet 2010, lors d’une déclaration dans laquelle elle a fait référence aux « intérêts nationaux » des États-Unis concernant la liberté de navigation et les initiatives de « confidence building » des puissances de la région. Face à une nouvelle forme « Doctrine Monroe » chinoise dans la mer de Chine méridionale, les pays du Sud-Est comptent sur la présence des États-Unis pour contrebalancer l’activisme chinois. Or, le Linkage entre la mer de Chine méridionale et la façade maritime du Pacifique est inscrit dans l’extension des intérêts de sécurité chinois. À travers les mers du sud et les détroits, transitent 50 % des flux mondiaux d’échange, ce qui fait de cette aire maritime un théâtre de convoitises et de conflits potentiels, en raison des enjeux géopolitiques d’acteurs comme la Corée du Sud et le Japon qui constituent des géants manufacturiers et des pays dépendants des exportations. Une des clés de lecture de cette interdépendance entre zones géopolitique à fort impact stratégique est le développement des capacités navales, sous-marines et de surface, de la flotte chinoise.
Le Japon et le supercomplexe régional de sécurité
Les États-Unis entendent aussi jouer la carte de l’alliance stratégique indo-américaine en tant que dispositif fondamental de leur politique de « néo-containement » à l’égard de la Chine dans la région. En effet les États-Unis, suite à la visite Leon Panetta en Inde en juin 2012, resserrent les liens avec l’Inde dans le domaine militaire. New Dehli est promu pour jouer le rôle de pilier dans la stratégie militaire des États-Unis dans la région. En effet, par le biais d’une alliance avec l’Inde, les États-Unis entendent verrouiller les routes intermédiaires maritimes indispensables pour l’économie mondiale dans l’océan Indien et le Pacifique occidental. L’alliance indo-américaine en tant que contre-balancier, pourrait en quelque sorte, rééquilibrer la puissance croissante de la Chine dans la région. Depuis les années 2000, L’Inde et le Japon ont signé en 2008 une déclaration conjointe sur la coopération de sécurité. Dans cette perspective, la marine indienne a étendu sa zone de manœuvre au-delà de la mer de Chine méridionale pour inclure les eaux du Japon et de la Corée du Sud. En contrepartie, l’Inde pourrait acquérir du Japon des technologies de défense antimissile balistique (DAMB). Néanmoins, l’Inde et Japon évitent de choisir ouvertement un camp dans l’antagonisme opposant Washington et Pékin. D. Brewster parle[4] d’un axe démocratique qui s’est progressivement construit en Asie entre l’Inde, le Japon, l’Australie et les États-Unis qui pourrait inquiéter la Chine. Le rôle croissant géopolitique et militaire du Japon influencera certainement le supercomplexe asiatique (Buzan et Waever dans l’ouvrage Regions and Powers parlent de supercomplexe régional de sécurité)[5] qui englobe l’ensemble des interactions entre Asie de l’Est et du Sud en matière de sécurité ainsi que le rôle des États-Unis dans le cadre des dynamiques régionales. L’Inde pourrait devenir avec le Japon le principal acteur stratégique dans la région, et a d’ores et déjà renforcé ses relations militaires et économiques avec Myanmar. En outre, l’Inde tout comme la Chine est membre de l’ASEAN, a un statut d’observateur dans l’organisation de coopération de Shangani, alors que la Chine est observateur dans l’organisation du SAARC (South Asian Association for Regional cooperation). La Chine refuse l’entrée de l’Inde dans l’APEC[6]. La plupart des pays voisins comme le Japon, Vietnam, les Philippines et l’Australie perçoivent la radicalisation de la position de la Chine dans la région comme une menace pour la stabilité régionale et entendent renforcer donc leur alliance avec les États-Unis et l’Inde. Dans le cadre de cette configuration régionale et de l’interaction croissante des diverses Organisation intergouvernementales asiatiques, on assiste à ce que E. Goh et A. Acharya Goh, E. et Acharya, A., « Introduction », in A. Acharya et E. Goh (dir.), Reassessing Security Cooperation in the Asia-Pacific: Competition, Congruence, and Transformation, Cambridge, MA, MIT Press, 2007, nomment la « course à l’adhésion », jeu dans lequel les états de la région se livrent à une compétition pour déterminer qui doit devenir membre de quelle organisation. La Chine ainsi s’efforce de maintenir l’Inde hors des OIG est-asiatiques et du Conseil de sécurité des Nations unies.
De l’ère Meiji à la « camisole constitutionnelle »
Après sa défaite de 1945, le Japon a abandonné sa traditionnelle géopolitique impériale d’inspiration allemande haushoférienne. Il faut en effet prendre en compte l’influence des nombreuses écoles géopolitiques océaniques japonaises sur les cercles militaires telles que : La Ligue pour l’Asie Orientale (LAO), L’Association de Recherches Showa (ARS), L’Association de Recherches sur la Politique Nationale (ARPN), L’Association Géopolitique Japonaise (AGJ), L’Association de Recherches sur la Politique Nationale (ARPN), La Société Géopolitique de Kyoto (SGK). Le Japon d’après-guerre qui fut soumis à une véritable « camisole juridique » quant à ses capacités militaires, a acquis une influence prépondérante par des moyens géoéconomiques pacifiques en Asie orientale et dans l’espace pacifique[7]. En dépit du fait que le Japon reste aujourd’hui un allié militaire incontournable des États-Unis dans la région, il n’est pas à exclure que le Japon puisse jouer dans l’avenir un rôle économique, politique et militaire plus important, surtout s’il renforce une alliance transcontinentale entre l’Europe, la Russie et le Japon. Il est à noter que cet ensemble géopolitique et géoéconomique constituerait le bloc le plus puissant de l’ère post-communiste. En effet, dans une perspective géopolitique de l’opposition d’hier entre, d’une part, le heartland mackinderien, le Japon pourrait constituer un des pivots majeurs des rimlands extrêmes orientaux, lesquels constitueraient des ports avancés pour le déploiement des capacités militaires et le contrôle sur les franges asiatiques du heartland eurasiatique.
« Pacifisme actif » du Japon ou remilitarisation ?
La zone Asie-Pacifique qui s’insère dans cette vaste macro-région pivot de l’extrême orient est d’une importance commerciale et géostratégique mondiale. En 2010, la moitié des matières premières et des biens échangés dans le monde ont transité par cette zone charnière névralgique dans laquelle se situent les principales routes maritimes que bordent la Chine, la Corée du Sud et le Japon. Les récentes études prospectives en géoéconomie démontrent que le nouveau centre global géoéconomique et financier qui délaisse son ancien centre de gravité nord-atlantique se trouvera déplacé vers la zone du Pacifique Nord. La lutte pour le contrôle de vastes espaces maritimes a, bel et bien, débuté puisque que l’armée de l’air chinoise a entre avril et septembre 2011, déjà violé 83 fois l’espace aérien japonais. Elle l’avait fait 386 fois en 2010. Au mois de novembre de cette année ont eu lieu au large des îles Spratley — vietnamiennes mais revendiquées par les Chinois — des manœuvres aéronavales conjointes réunissant Américains et Philippins. On assiste aussi à une véritable guerre symbolique avec une surenchère de démonstration de puissance militaire. Ainsi, en décembre 2010, des manœuvres américano-japonaises avaient mobilisé pas moins de 44.000 hommes dont 34.000 Japonais, 400 avions et 60 bâtiments dans l’archipel des Ryukyu, entre le Japon et l’île de Taiwan. Le Japon, bien sûr, hésite encore à réhabiliter son ancien statut de puissance militaire régionale car il est tenu par les restrictions juridiques héritées de la période de l’après-guerre et notamment par les dispositions de sa constitution de 1946 dont l’article 9 de-limite ses capacités militaires offensives et ses aspirations militaristes potentiellement bel-ligènes. En effet, dans le cadre de cette constitution, le Japon renonce explicitement à la guerre en tant que droit souverain de la nation.
Les très graves crises de 2001, 2002 et 2003 avec la Corée du Nord et l’acquisition par celle-ci de l’arme nucléaire vont provoquer un renforcement des liens militaires entre le Japon et les États-Unis, avec la mise en œuvre du projet BMD (Balistic Missiles Defense) qui oblige le Japon à entrer dans un système de défense collective, ce qui lui était jusqu’à présent interdit. D’un point de vue symbolique en 2004, Le Livre blanc japonais[8] sur les questions et les orientations militaires japonaises change de nom, pour s’appeler désormais « Directives sur le Programme de la Défense Nationale » et sera établi pour une période de dix ans (ce document est accompagné d’un autre document, le MTDP ou Programme de Défense à Moyen Terme). En décembre 2006, l’Agence de la défense a pris le nom de Ministère et ce nouveau Ministère s’est doté d’un Conseil d’État-major réduit aux prérogatives renforcées autour du Premier ministre et du ministre de la défense. Néanmoins, même s’il s’agit d’une certaine évolution dans l’opérabilité des forces militaires japonaises, il ne s’agit pas d’une révolution dans les affaires militaires car cette évolution s’insère toujours dans la philosophie générale pacifiste et défensive des contraintes imposées par l’article 9. Le Japon développe considérablement son industrie militaire et occupe aujourd’hui le 6e rang mondial en termes de budget militaire, sans dépasser le 1 % de son PNB. Son autonomie militaire est grandissante alors que la montée des menaces de conflits armés et les événements de l’actualité ont provoqué le vote d’un amendement qui lui accorde désormais le droit de riposte en cas d’attaque balistique, mais aussi, ce qui est plus important, le droit à l’attaque préventive. D’un point de vue politique, le succès historique du Parti Démocrate Japonais qui est arrivé au pouvoir en 2006 n’a pas remis fondamentalement en cause ces dispositions mais le Premier ministre Hatoyama a proposé à la Chine d’établir une communauté régionale sur le modèle de l’Union européenne avec une monnaie unique et un Parlement commun ce qui a été mal accueilli par les États-Unis qui voient d’un mauvais œil le développement de partenariats indépendants et l’utilisation autonome de l’espace japonais dans sa politique de défense, un domaine réservé aux Américains. D’autre part, l’ancien leader du PLD, Ozawa Ichirô, a déclaré que le temps est venu pour le Japon de passer d’un « pacifisme passif à un pacifisme actif ». Car, au vu de la situation décrite, les contraintes constitutionnelles qui restreignent l’usage de la force à la seule autodéfense pourraient bien, aujourd’hui, se retourner contre le Japon. D’un autre côté, même si l’on constate cette évolution vers plus d’indépendance dans le domaine militaire, la recrudescence des tensions intercoréennes a fait taire l’anti-américanisme au Japon et a redonné une dynamique à l’alliance avec les États-Unis, dont le parapluie nucléaire et la 7e flotte de l’US Navy dans cette zone restent une garantie sécuritaire certaine et indispensable pour le Japon notamment face à la menace hégémonique régionale de la Chine.
Bibliographie
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Valérie Niquet, Chine-Japon, l’affrontement, Paris, Perrin, 2006.
[1]Avocat au Barreau de Paris, diplômé de la Haute école de guerre des forces armées croates, collaborateur de l’Académie de Géopolitique de Paris et contributeur à la revue « géostratégiques ». Il se consacre à des recherches en géopolitique et géostratégie ainsi qu’au domaine de la critique sociologique et philosophique. Il est l’auteur de plusieurs livres dans le domaine de la géopolitique et la politologie.
[2]Barthélémy Courmont, Géopolitique du Japon, éd. Artège, 2010.
[3]Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances « The Rise and Fall of the Great Powers », Payot, coll. « Petite bibl. Payot n° P63 », 1988.
[4]Brewster, D., « The India-Japan Security Relationship : An Enduring Security Partnership ? », Asian Security, vol. 6, n° 2, 2010.
[5]Buzan, B. et Wœver, O., Regions and Powers. The Structure ofInternational Security, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
[6]P. Pelletier, Nouvelles organisations régionales en Asie orientale — Les héritages spatiaux.
NORAO vol. 1, Paris, CNRS, Éditions 2003
[7]Voir article « La géopolitique japonaise hier et aujourd’hui », Bertil Haggman, archives Euro-Synergies.
[8]Defense of Japan 2012, lien PDF