Christophe Réveillard
Responsable de recherches à l’UMR 8596 Roland Mousnier (CNRS/Université Paris Sorbonne), enseignant à Sciences-Po et ancien directeur du séminaire de géopolitique à l’Ecole supérieure de Guerre (École militaire, Paris).
4eme trimestre 2013
Le Brésil est, depuis les années 2000, à la recherche d’une capacité militaire à la hauteur de ses ambitions géopolitiques de puissance émergente. Du remplacement générationnel des matériels à la sophistication des systèmes en passant par la relance du programme nucléaire et l’élaboration d’une stratégie adaptée aux nouveaux défis, Brasilia tente une montée en puissance cohérente avec son nouveau positionnement régional et mondial de grande puissance alternative.
La dictature militaire au Brésil prend fin en 1984 mais depuis longtemps déjà, son indépendance en fait, le pays non seulement n’a pas connu de conflits de grande envergure, mais a quasiment échappé aux conséquences coûteuses d’opérations militaires classiques. Paradoxe de voir une junte militaire succéder à une autre et perpétuer un déclin militaire relatif ? La puissance militaire réelle dépend évidemment des objectifs géopolitiques, politiques et stratégiques qu’un pays peut se fixer. Or, pendant longtemps la préoccupation géopolitique majeure du pays fut d’ordre interne.
Le changement provient donc naturellement de l’ambition que procure le statut d’émergent et qui conduit à vouloir occuper une place de premier plan dans la hiérarchie politique internationale. Pour ce faire, l’un des paramètres fondamentaux est la crédibilité du potentiel militaire et sa capacité de projection de force et, si possible, de projection de puissance. Cette crédibilité doit se fonder notamment sur une croissance économique régulière, un budget en hausse constante et systématiquement au-dessus des limites capacitaires parce qu’indexé sur le renchérissement automatique des investissements au fur et à mesure de la sophistication de l’organisation de défense et des matériels. Cette progression en coûts de fonctionnement et d’investissement est la marque d’une ambition militaire affirmée du pouvoir politique et dont le désir est de s’inscrire dans la durée. S’y ajoutent naturellement une volonté de développement minimal, et, par niches pour commencer, d’une production domestique de matériels militaires dont l’objectif est de créer à terme une authentique industrie de défense nationale.
Modernisation et doctrine
Le passage des années 2000 voit les divers paramètres cités plus haut semblant se mettre en place au Brésil. Le pays voit donc en 2008 son président Luiz Inâcio Lula da Silva (mandat de 2003 à 2010) programmer une modernisation générale de l’outil militaire mais plus particulièrement de la marine et de l’aviation. Le pays dispose sur le papier de la première force militaire du continent avec une force de conscription de 287 000 hommes sous les drapeaux, mais, selon Yves Gervaise[1], souffre de « lourds handicaps », notamment une grande obsolescence de près de la moitié de ses matériels et l’incapacité d’une projection internationale avec ses moyens militaires. En ce qui concerne les équipements, la politique d’achat du gouvernement est très clairement orientée vers la recherche des matériels les plus sophistiqués[2] avec le célèbre appel d’offres des 36 avions de chasse de la classe du Rafale français (pour éventuellement remplacer les Mirage 2000), du F18 américain (pour éventuellement remplacer les F5), ou du Grippen suédois. Car, en effet, si la flotte de l’armée de l’air est globalement forte de 700 appareils, un certain renouvellement s’impose. Le Brésil a par ailleurs acheté à la France 50 hélicoptères de transport (assemblés dans l’usine d’Itajuba) ainsi que quatre sous-marins pour remplacer ses cinq sous-marins de fabrication allemande et vieillissants ; son porte-avions Sâo Paulo est le nouveau nom du porte-avion français Foch d’une… grande longévité. Brasilia a également acheté au Royaume-Uni 11 navires militaires, des patrouilleurs modernes pour appuyer les 17 existants moins en pointe, et à la Russie 24 hélicoptères de combat.
Un certain nombre de ces marchés font l’objet de la part du Brésil d’une demande de transfert de technologies sous des formes variées mais de plus en plus pressante au fur et à mesure que le pays se dote de réelles capacités productives de matériels de haute technologie comme on peut le constater avec l’avion de transport KC-390 de l’entreprise brésilienne Embraer pour remplacer les C 130 américains vieillissants et s’imposer sur le marché international, et dont Sylvie Delannoy souligne qu’elle bénéficie de transferts de technologie « de la part, entre autres, de l’entreprise italienne Finmeccanica. La construction de 2000 transports de troupe blindés sous licence italienne est prévue pour cette décennie. Des accords de défense ont également été signés avec la France en 2008, puis avec l’Italie et les États-Unis en 2010 afin de renforcer les coopérations militaires, y compris sur le plan de la recherche et développement ». On peut y ajouter la construction nationale de 4 sous-marins de type Scorpene, d’un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA), lequel « vise à contrôler la technologie pour des missions de combat et de projection de puissance. Le Brésil sera le seul pays d’Amérique latine à entrer dans le club de la propulsion nucléaire. Il prélude à un programme qui devrait en 2047, doter le Brésil de 6 sous-marins nucléaires et de 6 sous-marins conventionnels »[3].
Sur le plan de la doctrine stratégique, le Brésil, qui a toujours connu une intense réflexion d’ordre géopolitique en raison de la présence pendant des décennies de la culture d’état-major au plus haut niveau de l’État, la célèbre École supérieure de guerre brésilienne, a dû cependant opérer un bouleversement de son cadre conceptuel. Jusqu’au XXIe siècle, la géopolitique brésilienne est celle des « fronts pionniers », lorsque le régime militaire en 1970 a « accéléré l’aménagement de la région (amazonienne), la dimension géopolitique était au cœur de l’opération. L’objectif était d’intégrer la région au reste du territoire, pour ne pas devoir en céder les ressources à des intérêts étrangers, c’est-à-dire selon le slogan de l’époque integrar para nao entregar (intégrer pour ne pas brader) »[4]. La doctrine est celle de la force d’inertie vis-à-vis de ses voisins, telle une puissance non ostentatoire, s’imposant par elle-même en raison des caractéristiques de primatie du Brésil sur l’ensemble du continent latino-américain (superpuissance régionale et centralité stratégique partageant des frontières avec la plupart des pays du continent). Le bouleversement est directement issu de la volonté de Brasilia d’assumer de nouvelles responsabilités internationales, de compter dans la hiérarchie des puissances de rang mondial. Ces nouvelles responsabilités étant à la fois multiformes et opérant dans des cadres spatiaux de différentes grandeurs[5]. Des missions de sécurité et de défrichement des fronts intérieurs, le pays a basculé d’abord vers la surveillance des frontières extérieures, tant amazoniennes (17 000 km de frontières terrestres) que maritimes (8 500 km de frontières maritimes), la protection du potentiel brésilien, notamment en raison de la découverte des gisements d’hydrocarbures au large, dans et à la limite de sa zone économique exclusive (ZEE 4,5 millions de km2), à haute teneur stratégique dans l’Atlantique Sud : « 109 plates-formes actuellement en activité. 22 000 employés y travaillent pour extraire un pétrole dont les réserves sont apparemment considérables »[6]. C’est dans l’ancienne capitale Rio de Janeire que l’on trouve la base des centres de recherches et des raffineries de la compagnie nationale Petrobras. Le géopoliticien français Aymeric Chauprade souligne que le Brésil « a réaffirmé ses droits sur son plateau continental (dans une zone riche en pétrole), au-delà des 200 milles marins, en se projetant jusqu’à 350 milles marins. L’extension de souveraineté maritime ajoute 960 000 km2 à un espace maritime qui en comptait 3,5 millions. La nouvelle doctrine maritime lancée en 2008 est l’une des grandes priorités du Brésil. Il s’agit d’une politique d’État (menée conjointement par le commandement de la Marine et le ministère des Affaires étrangères) que les géopoliticiens appellent « Amazonie bleue » (…). Sécuriser les immenses richesses au large (pétrole et gaz) de ses espaces maritimes [implique] la croissance militaire dans les domaines de la Marine (sous-marins) et de l’aviation (chasseurs, hélicoptères) »[7].
Le deuxième échelon est évidemment d’ordre régional et il est le plus politique puisqu’il s’agit de prendre pacifiquement la place de Washington comme puissance dominante à la tête de ce que les États-Unis ont toujours appelé avec un certain mépris, le sous-continent, pour, à l’inverse de ces derniers, réussir à créer une atmosphère apaisée, une régionalisation réelle, la garantie de l’intangibilité et de l’inviolabilité des frontières ainsi que l’intégrité des territoires nationaux des États appartenant à l’ensemble latino-américain. Mais pour ce faire, Brasilia doit pouvoir s’imposer naturellement par le biais d’une puissance militaire suffisamment dissua-sive, pour ne pas devoir être utilisée sur les théâtres régionaux. Enfin, le troisième échelon, celui de puissance mondiale induit une intense recherche technologique propre pour nationaliser au maximum son arsenal militaire, pour rendre possible une industrie de défense occupant le spectre le plus large des productions sophistiquées et. atteindre la capacité nucléaire militaire.
Le saut qualitatif vers le nucléaire militaire
Le bouleversement conceptuel n’aurait pu être complet s’il avait conservé la position de Brasilia vis-à-vis du nucléaire militaire. En effet, si le Brésil est signataire du traité de Tlatelolco de février 1967 visant l’interdiction des armes nucléaires en Amérique latine, s’il a adhéré au Traité de non-prolifération nucléaire (TNP, signé en 1968 et entré en vigueur en 1970) et si même sa constitution lui interdit le nucléaire militaire, le fil rouge de la question a, en réalité, longtemps été la mesure de la rivalité avec l’Argentine. Ainsi, « un équilibre précaire s’était instauré entre les trois points du triangle Argentine-Brésil-Chili jusqu’à que ces trois pays clarifient leur intentions au début des
années 90 »[8].
Le Brésil avait cependant lancé avec le soutien de l’Allemagne dans le cadre d’un traité signé en 1975, un programme d’enrichissement de l’uranium qui fut interrompu en 1988. En 2007, celui-ci était relancé par le président Lula dans le cadre de la recherche de l’indépendance énergétique du pays. Plusieurs éléments sont venus renforcer l’opinion selon laquelle le Brésil se rapproche de la volonté de disposer de l’ensemble des moyens d’une grande puissance : il « refuse de signer le protocole additionnel au traité de non-prolifération nucléaire, arguant que les puissances nucléaires n’ont pas tenu leurs engagements en matière de désarmement, et les autorités ne mettent pas toute leur bonne volonté à accueillir les inspecteurs de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) qui effectuent des contrôles sur les centrales »[9] ; également, « l’initiative conjointe du Brésil et de la Turquie en 2010, à propos du nucléaire iranien, a visé à relancer un dialogue bloqué entre Téhéran et les puissances occidentales »[10], on a ainsi vu un rapprochement entre ces deux puissances dont la volonté de lutter contre les ingérences et les sanctions internationales occidentales est commune. Cette perspective se manifeste également par le fait de vouloir contrôler la filière et, au niveau régional, par le travail devenu commun avec l’Argentine nouveau partenaire via l’entreprise binationale argentine et brésilienne chargée de la construction du réacteur dernière génération Angra III pour l’enrichissement de l’uranium, faisant suite à Angra I (600 MW) et Angra II (1300 MW). Yves Gervaise souligne que « les découvertes au Ceara et dans l’État de Bahia permettent au Brésil de détenir les sixièmes ressources mondiales [de minerai] et la production d’uranium a triplé depuis 2006 passant à 1300 tonnes.
Le Brésil est désormais le 5e producteur mondial. Le construction de l’usine d’enrichissement fait du Brésil un des neuf pays capables de maîtriser cette technologie et utile pour d’éventuels besoins militaires
Il existe une logique intrinsèque dans le lien entre ambition de puissance correspondant au changement de statut du Brésil dans la hiérarchie mondiale des États et nouvelle stratégie de défense du pays. À la différence de l’Iran, le Brésil bénéficie aujourd’hui d’une certaine bienveillance internationale dans son rôle de stabilisateur du continent latino-américain qui pourrait, le jour de l’élargissement du Conseil de sécurité, déboucher sur l’évidence d’une place de membre permanent. Mais, le système international actuel, vieillissant et conservateur jusqu’à la caricature de rapports de force dépassés et d’une seule prééminence américaine à l’heure de la multipolarité, peut encore faire du Brésil une nouvelle cible occidentale au motif qu’il représenterait l’une des alternatives au système actuel, celle du respect du droit international contre la seule force ; le biais tout choisi et ayant fait ses preuves serait la possible instrumentalisation de la non-prolifération nucléaire. Ce qui peut expliquer tant la course de vitesse engagée par Brasilia pour la modernisation de ses outils de puissance que sa discrétion et sa modération sur les scènes régionale et internationale.
Bibliographie succincte
Chauprade Aymeric, Chroniques du choc des civilisations, Paris, éd. Chroniques, 2013 (3e éd.). Dallenne Pierre, Nonjon Alain (dir.), L’espace mondial : fractures ou interdépendances. Economie,
société, civilisation et géopolitique, Paris, Ellipses, 2005. Delannoy Sylvia, Géopolitique des pays émergents, coll. « Major », Paris, PUF, 2012. Gervaise Yves, Géopolitique du Brésil, coll. « Major », Paris, PUF, 2012. Lefevre Maxime, Le jeu du droit et de la puissance, coll. « Major », Paris, PUF (2e éd. 2000). Le Tourneau François-Michel, Droulers Martine, EAmazonie brésilienne et le développement
durable, Paris, Belin, 2011 Questions internationales, n° 55, « Brésil, l’autre géant américain », Paris, La documentation française, 2012
Rouquié Alain, Le Brésil au XXIe siècle. Naissance d’un nouveau grand, Paris, Fayard 2006. Salama Pierre, Economies émergentes latino-américaines, Paris, Armand Colin, 2012. Théré Hervé, Le Brésil, Paris, Armand Colin, 2005 (5e éd.)
- Yves Gervaise, op. cit., p. 133.
[1]Yves Gervaise, Géopolitique du Brésil, coll. « Major », Paris, PUF, 2012, p. 132 et sq.
[2]Sylvia Delannoy, Géopolitique des pays émergents, coll. « Major », Paris, PUF, 2012, p. 86 et sq.
[3]Yves Gervaise, op. cit.
[4]Pierre Dallenne, Alain Nonjon (dir.), L’espace mondial : fractures ou interdépendances. Economie, société, civilisation et géopolitique, Paris, Ellipses, 2005, p. 643.
[5]Yves Lacoste, De la géopolitique aux paysages : Dictionnaire de la géographie, Paris, Armand
Colin, 2003.
[6]Yves Gervaise, op. cit.
[7]Aymeric Chauprade, Chroniques du choc des civilisations, Paris, éd. Chroniques, 2013 (3e rééd.), p. 253.
[8]Maxime Lefevre, Le jeu du droit et de la puissance, coll. « Major », Paris, PUF (2e éd. 2000),
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[9]Sylvia Delannoy, op. cit.
[10]Aymeric Chauprade, op. cit., p. 252.