Viatcheslav AVIOUTSKII,
Chercheur d’Analyses et de Recherches Géopolitiques à Paris 8, coauteur d’un « Que sais-je? »
La Tchétchénie », n° 3332, PUF, 1998.
Février 2001
La Tchétchénie se trouve dans la partie Est du Nord-Caucase. Sa superficie est de 16,6 mille km. Elle est limitée au Sud par la Géorgie, à l’Est par le Daghestan (Fédération de Russie), à l’Ouest par l’Ingouchie (Fédération de Russie) et l’Ossétie du Nord (Fédération de Russie), et au Nord par le Territoire de Stavropol (Fédération de Russie). Malgré la proclamation de l’indépendance de cette République par le Général Djokhar Doudaëv, élu Président tchétchène en octobre 1991, la Tchétchénie n’a jamais été reconnue officiellement par aucun Etat, sauf par le mouvement des Talibans, qui eux mêmes étaient jusqu’en 2000, reconnus par le seul Pakistan.
Jusqu’en 1991, la Tchétchénie faisait partie de la République Autonome de Tchétchénie-Ingouchie, membre de la Fédération de Russie, La Tchétchénie-Ingouchie avait une population totale, en 1989, de 1 270 000 personnes, dont les Tchétchènes étaient le groupe majoritaire – 735 000, soit 57,8 de la population totale. Les Russes, concentrés essentiellement dans la capitale administrative de la Tchétchénie-Ingouchie, Grozny, et au Nord de la République, constituaient 23,1% de la population (294 000 personnes). Les Ingouches, 12,9% de la population (164 000 personnes), occupaient la partie Ouest de la Tchétchénie-Ingouchie. Ils se sont séparés en 1992 de la Tchétchénie-Ingouchie, en créant une République ingouche. A la différence des Tchétchènes, les Ingouches n’ont pas participé à la Guerre du Caucase au XIXème siècle, et actuellement, ne souhaitent pas de se séparer de la Fédération de Russie. En faisant un effort, les Tchétchènes et les Ingouches peuvent se faire comprendre, puisque tous les deux, ils appartiennent au même groupe de langues caucasiques du Nord-Ouest du Caucase. En revanche, leur langue est inintelligible aux Daghestanais, dont les langues font également partie de ce groupe. Les Tchétchènes constituent l’ethnie autochtone nordcaucasienne la plus nombreuse, dépassant les Avars du Daghestan (496 000), les Kabardes (364 000) et les Ossètes du Nord (335 000).
Les Tchétchènes ont été convertis à l’islam au XVIIIème siècle par les Daghestanais. A l’instar d’autres ethnies musulmanes du Nord-Caucase, telles les Adygues, les Chapsougues, les Tcherkesses, les Kabardes, les Abazas, les Karatchaïs, les Balkars, les Nogaïs, les Ossètes Digors et les ethnies du Daghestan, ils sont de rite sunnite. Si, avant 1985, seules 10 mosquées fonctionnaient dans toute la Tchétchénie-Ingouchie, il y en avait 175 en 1991, et plusieurs centaines au milieu des années 1990. Leur construction a été financée par les pétromonarchies du Golf, essentiellement l’Arabie Saoudite.
Il est important de distinguer deux significations du nom « Tchétchénie », lequel a évolué au cours de siècles. Avant 1917, il désignait « le pays des Tchétchènes », le territoire où habitent les Tchétchènes. Il existait même les subdivisions: « Petite Tchétchénie » et « Grande Tchétchénie »; « Tchétchénie de la Plaine » et « Tchétchénie Montagneuse ». Cependant, ce terme devient purement administratif après la création, le 20 janvier 1921, d’un Arrondissement Autonome Tchétchène à l’intérieur de la RSSA Montagnarde, (rappelons qu’en tant qu’ethnies constituantes de la RSSA, étaient reconnus les Kabardes, les Balkars, les Karatchaïs, les Ossètes du Nord, les Ingouches, les Tchétchènes, les Cosaques et les Russes). Le 30 novembre 1922, lorsqu’une Région Autonome Tchétchène fut organisée, son territoire dépassait celui de l’Arrondissement Autonome Tchétchène. La RA incluait les terres de quatre communautés cosaques appartenant à l’Arrondissement cosaque de la Sounja, membre de la RSSA Montagnarde. En 1928, l’Arrondissement cosaque de la Sounja fut partagé entre les RA Ingouche et Tchétchène, alors que cette dernière incorporait également la ville autonome de Grozny, majoritairement russe, cette dernière devenant la capitale administrative de la RA Tchétchène. A partir de ce moment, la RA Tchétchène devint une unité administrative multiethnique.
En 1937, la RSSA Tchétchéno-Ingouche (la réunification a eu lieu en 1934) comptait 189 000 Russes, 34.6% de toute la population de la République. En 1957, deux districts au Nord du Térek ont été incorporés à la RSSA Tchétchéno-Ingouche rétablie après le retour de Tchétchènes et d’Ingouches de l’exil : Chelkovski et Naourski, peuplés majoritairement par les Russes. Certes, depuis cette date, la part de la population russe diminuait progressivement : 367 000 en 1970 (34.5% de la population totale), 336 000 en 1979 (29.1% de la population totale), 294 000 en 1989 (23.1% de la population totale) . En 1989, d’autres minorités ethniques peuplaient la Tchétchénie-Ingouchie : Arméniens (14 800 personnes), Ukrainiens (12 600 personnes), Koumyks (9 800 personnes), Nogaïs (6 800), Avars (6 200), Tatars (5 100), Juifs (2 600) .
A l’époque soviétique, le terme « Tchétchénie » s’appliquait d’abord à un arrondissement autonome, puis à une région autonome, en suite à une République autonome et, finalement, à partir de 1991, à une République « indépendante » auto-proclamée, où les Tchétchènes ne constituaient qu’un de groupes ethniques, quoique majoritaire (en 1989, 57,8% de la population totale de la Tchétchénie-Ingouchie).
Dans le premier cas (« Tchétchénie » – « pays des Tchétchènes »), il s’agissait d’un terme ethnopolitique ou ethnoterritorial. Dans le deuxième cas (« Tchétchénie » – « unité administrative de la RSFSR ou de la Fédération de Russie », « République indépendante auto-proclamée »), il s’agissait d’un terme administratif. Dans le premier cas, on avait affaire à un territoire ethnique, correspondant exactement à l’espace géographique occupé par les Tchétchènes. Dans le second, il s’agissait d’une unité administrative aux limites plus ou moins artificielles, créée par le régime soviétique et dont l’agrandissement territorial ne correspondait pas forcement à l’élargissement de la zone d’habitation tchétchène.
Si les clans tchétchènes étaient réunis par la même langue, la même histoire, les mêmes traditions et le même mode de vie, les habitants de l’unité administrative tchétchène ne partageaient souvent avec les Tchétchènes qu’une partie du territoire de cette République (par exemple, les Russes, les Koumyks, les Arméniens, les Nogaïs, les Juifs montagnards). Qui plus est, dans l’histoire tchétchène, les Russes de Tchétchénie-Ingouchie, dont les Cosaques constituent une partie importante, sont vus comme des ennemis séculaires, des envahisseurs, des expropriateurs et des organisateurs de déportations staliniennes de 1957. Le projet politique tchétchène ne pouvait se baser que sur l’opposition conflictuelle à la Russie et l’exclusion d’une grande communauté russe de la vie politique, ce qui a provoqué son exode entre 1991 et 1994. La rhétorique populiste anti-Moscou et antirusse des dirigeants tchétchènes depuis 1991 était une preuve de cette dérive nationaliste. Ce discours, qui pouvait avoir une connotation progressiste ou anticoloniale à l’intérieur de la Fédération de Russie (une minorité ethnique revendiquant l’autodétermination), devenait chauvin vis-à-vis de la minorité russe de la République (slogans de 1991 à Grozny : « Russes, ne partez pas, nous avons besoin d’esclaves! »). Dans le parlement tchétchène, après les élections législatives de 1991, il n’y avait qu’un seul député russe, tandis que les Russes étaient absents du gouvernement, de l’administration présidentielle et républicaine, des postes de direction de police et des forces armées.
Cette exclusion selon des critères ethniques ne s’appliquait pas seulement à la communauté russe, mais également aux autres minorités ethniques. Rappelons que 30 000 Ingouches de Grozny ont quitté cette ville à l’instar de Russes, d’Ukrainiens, d’Arméniens et de Juifs. Entre janvier et août 1993, par exemple, 25 000 personnes, Russes, dans leur majorité, ont quitté la République Tchétchène. Seules 4 familles juives demeuraient encore présentes en août 1993 à Grozny, alors que la communauté juive comptait encore en 1989 plus de 2 000 personnes. Autrefois majoritairement russe, Grozny ne compte actuellement que quelques centaines ou dizaines personnes d’origine russe.
Rappelons que les Tchétchènes sont une ethnie montagnarde et que les Tchétchènes s’appellent entre eux « montagnards ». L’identité collective montagnarde (histoire, traditions et culture communes) subsiste aujourd’hui, et les ethnies montagnardes sont différentes, par exemple, des ethnies steppiques du Nord-Caucase. Cette appellation signifie que les Tchétchènes sont originaires des montagnes, ou du moins que les montagnes constituent leurs terres historiques. Jusqu’à maintenant, ils possèdent dans les montagnes leurs propres cimetières, réservés aux membres du même teïpe. Or, aujourd’hui, seulement 20% du territoire de la Tchétchénie est constitué de la zone montagneuse, qui était pendant des siècles le foyer ethnique tchétchène. Le reste du territoire est composé du Piémont, peut-être 20%, alors que 60% du territoire est constitué des steppes, des déserts et des vallées, autrefois occupées d’abord par les Kabardes, ensuite par les Cosaques et les Russes.
C’est la raison principale du conflit tchétchène, qui est tout d’abord est un conflit ethno-territorial. Un groupe ethnique (Tchétchènes) en se basant sur son poids démographique et sur ses droits éponymes (une confusion entre « Tchétchénie – République Tchétchène » et « Tchétchénie – pays des Tchétchènes »), a décidé de se séparer d’un grand ensemble géopolitique complexe, la Fédération de Russie (composée de plus de 100 groupes ethniques). Cependant, les frontières ethniques tchétchènes ne correspondent pas aux frontières administratives de la Tchétchénie (unité administrative). Un divorce à l’amiable n’est en fait pas possible, puisque les deux acteurs de ce conflit revendiquent le même territoire. Moscou et les leaders tchétchènes se disputent deux zones: la vallée de la Sounja (gisements pétroliers et industrie) et celle du Térek (communauté cosaque historique et axe routier important). Il est évident que sans industrie, gisements et axes routiers, seules richesses dont la République tchétchène dispose, les Tchétchènes n’ont aucune chance pour accéder à une réelle indépendance vis-à-vis de la Russie. Selon Moscou, l’industrie pétrolière, les routes et les gisements ont été développés par les efforts communs de tout le peuple soviétique, dont le peuple russe (tous les habitants de la Fédération de Russie) est héritier légitime. La question des frontières ethniques et administratives (et de ses changements multiples) se trouve au centre du conflit tchétchène. Pour l’étudier, il est nécessaire d’analyser la position géographique des acteurs de ce conflit, c’est-à-dire, situer géographiquement les ethnies, les clans et les rivalités. Ensuite, il faut analyser les événements pouvant éclairer les rapports entre les acteurs en lutte pour le territoire (vallées de la Sounja et du Térek). Enfin, il est nécessaire de trouver les explications à ses rivalités, et de prévoir le développement ultérieur de la situation.
Tout conflit est animé par des représentations, clichés souvent faux, mais qui mobilisent des masses pour la réalisation d’un projet politique. Ces représentations peuvent se baser sur une histoire légendarisée, mais majestueuse, sur une tragédie surdimensionnée, mais commune pour tous, donc unificatrice, et sur une vision de l’ennemi: « plus l’ennemi est dangereux, plus il faut être forts ». Dans certains cas, une rétrospective historique s’impose, celle-ci est toujours liée à l’actualité. Par exemple, les références systématiques des indépendantistes tchétchènes à la Guerre du Caucase, à l’imamat de Chamil et aux déportations staliniennes, ont pour fonction de dépasser les divergences claniques et d’unir les forces pour résister à l’agression russe. De son côté, Moscou exalte le passé cosaque des Russes de la Tchétchénie, en citant abondamment le pacificateur et massacreur des montagnards caucasiens pendant la Guerre du Caucase du XIXème siècle, le général Ermolov. Ce dernier déclarait à l’époque: « La douceur est signe de faiblesse aux yeux des Asiatiques [… ] et je suis inexorablement sévère. L’exécution d’un montagnard sauve les vies de centaines de Russes et prévient la trahison de milliers de musulmans. » Le général, tel un fantôme de commandeur, est toujours présent dans la confrontation russo-tchétchène, alimentant la haine des uns et procurant la force de combattre aux autres. Règle à la main et presque seul, Ermolov conçut les célèbres lignes cosaques, sorte de « barrages », isolant les montagnards dans leurs montagnes peu pénétrables et les coupant de tout contact avec les colons agricoles russes. De leur côté, les montagnards n’étaient pas moins catégoriques. L’imam Chamil, dans sa lettre au sultan ottoman, écrivait, par exemple : « …Mais les regards des Russes sont la fausseté, et leurs mots sont des mensonges. Nous devons détruire ce qu’ils ont créé et les tuer partout où nous les trouvons: à la maison ou à la campagne, par force ou par astuce, afin que leurs essaims disparaissent de la face de la terre. Parce qu’ils se multiplient comme les poux et sont venimeux comme les serpents qui rampent dans le désert de Muhan. »
L’héritage de cette guerre et de la défaite, infligée aux Tchétchènes par les Russes et les Cosaques, est encore présent. Bien qu’ils datent de plus de trois cents ans, les rapports belliqueux entre les Tchétchènes et les Cosaques ne sont malheureusement pas partie du passé, folklorique et légendaire, et la déportation des Tchétchènes en 1944 n’a pas fait qu’élargir la cassure entre les deux peuples. Les Cosaques de la Tchétchénie (communauté du Térek), présents depuis la fin du XVIème siècle sur les rives du fleuve Térek, considèrent une partie du territoire actuel de la Tchétchénie comme leurs terres historiques, auxquelles les Tchétchènes prétendent également.
L’aperçu géographique.
Comme nous l’avons déjà dit, le territoire de l’actuelle République tchétchène est composé de trois parties distinctes, du point de vue du relief : montagne, piémont et plaine.
Montagne.
La vie dans la zone montagneuse, dont l’économie a été et reste centrée autour du pastoralisme, se développe dans les vallées, où les populations étaient densément concentrées et fortement isolées d’autres communautés montagnardes. Un grand connaisseur du Caucase, le général Komarov, écrivait, au XIXème siècle: « Presque chaque dépression, chaque vallée séparée sont habités par une tribu distincte, qui dans la plupart des cas, n’a rien avoir avec les tribus voisines. Là, où les montagnes deviennent plus acessibles, la diversité des tribus diminue, alors que le nombre d’habitants et l’espace occupé par eux deviennent plus importants ». Rappelons que le pastoralisme dans les montagnes est pratiqué dans le cadre d’une migration biannuelle et le partage des pâturages en hivernages et en estivages. Comme les pâturages hivernaux se trouvaient dans la plaine, contrôlée par les Kabardes, les relations vassales se sont constituées entre ces derniers et les Tchétchènes, et les autres montagnards (Ossètes et Balkars en particulier).
D’une façon très pittoresque, George Dumézil a décrit la vie des sociétés montagnardes : « La pratique des razzias, la turbulence d’une jeunesse constamment à chreview, les risques mortels dans lesquels vivent quotidiennement les aouls ou villages, une morale fondée sur de riches et archaïques légendes et entretenue par des chants de louange et de raillerie ont exalté partout le goût des conduites exceptionnelles et paradoxales. Tout cela, joint aux conditions de l’économie, fait que le prestige ne va pas à la richesse étalée et stabilisée, ni au luxe des demeures: ce sont les fêtes offertes, d’énormes festins, une hospitalité de toutes les heures, une munificence sans compte et sans limite, la bravoure au combat et la parole habile qui posent les grands hommes dont toute la coquetterie va à la qualité des armes, et à la beauté des chevaux (et des épouses). Tant que le Caucase restait isolé, cet idéal assez exactement réalisé a pu se maintenir, l’anarchie faisant bon ménage avec l’indépendance ».
Géographiquement, les tribus tchétchènes occupaient les vallées des pays d’amont des affluents de la Sounja et de l’Aksaï, situés à l’Ouest du partage des eaux des zones avare et koumyke, situées dans le bassin du Soulak – Andiïskoïe Koïssou. De l’Est à l’Ouest, les vallées d’affluents, occupées par les Tchétchènes, sont les suivants: Yaraksou, Yamansou, Bénoïassi, Aksaï, Mitchik, Gansol, Goums, Okholitlaou, Kharatchoï, Elistanji, Bass, Charoargoun, Argoun, Martan, Gekhi, Valérik, Chalaja, Netkhoï. La Fortanga servait de limite entre les pays tchétchène et ingouche. Il semble que le foyer de l’ethnie tchétchène se trouve à l’Est de la zone montagnarde tchétchène, limitrophe du Daghestan, d’où les ancêtres de Tchétchènes sont ressortis. La date de cette migration, dont la raison résidait probablement dans la dissidence de certaines familles daghestanaise, se situe dans les Xème – XIIème siècles. Ces familles dissidentes se sont installer dans la zone qui s’appelle aujourd’hui « Itchkérie » (Dargo – Védéno). Rappelons que les Tchétchènes étant une société guerrière, ils trouvaient, en plus du pastoralisme, une large partie de leurs revenus dans les razzias, dirigées principalement contre leurs voisins daghestanais et contre les principautés géorgiennes en Transcaucasie. Avec l’apparition des villages cosaques dans le Piémont du Caucase, les guerriers tchétchènes ont commencé à piller leurs nouveaux voisins. Si les incursions faisaient presque partie de la vie quotidienne des Cosaques, la capture des femmes, enfants et parfois hommes, et leur vente aux marchés d’esclaves aux Ottomans, ont provoqué une mobilisation, à l’initiative des communautés cosaques du Térek et du Kouban, des troupes impériales russes, qui à partir du XVIIIème siècle ont commencé de plus en plus s’installer au Nord-Caucase.
D’après les témoignages des officiers russes qui se trouvaient dans la région à cette période, la présence militaire russe s’expliquait par la multiplication des incursions montagnardes contre les villages cosaques, mais également contre les convois de marchands russes, qui transitaient vers les domaines persans par la route de Derbent. C’est à cette période (fin XVIIIème – début XIXème siècles) que le commandement russe a commencé à aménager la Route Militaire Géorgienne, laquelle pouvait assurer une voie d’accès au marché persan à travers le Grand Caucase, mais aussi des principautés géorgiennes, qui avaient demandé à être placées sous protection russe.
Il faut rajouter que la haute montagne, autrefois densément peuplée, est presque vide aujourd’hui, surtout dans sa partie occidentale. Après le retour des Tchétchènes de leur exil d’Asie centrale en 1957, les autorités russes ont réuni les Tchétchènes dans les grands villages du Piémont, entre 5 et 10 000 habitants, alors que les villages de la haute montagne avaient des populations fortes de 200 à 1000 personnes. Aujourd’hui, entre 10 et 15% du nombre total de Tchétchènes habitent la zone montagneuse. Une très grande partie d’entre eux est concentrée en Itchkérie. Il est intéressant de constater que la Route d’Argoun, reliant les séparatistes tchétchènes à leur bases arrière en Géorgie, est très peu peuplée, dans sa section montagneuse.
Dans les années 1998-1999, les leaders tchétchènes intégristes (Bassaëv, Oudougov) ont multiplié les déclarations, selon lesquelles, autrefois la Tchétchénie et le Daghestan ne faisaient qu’un seul ensemble politique. Il est vrai que pendant la Guerre du Caucase, au XIXème siècle, l’Itchkérie faisait partie de l’Imamat de Chamil qui incorporait également la haute montagne daghestanaise. Des cols permettaient à cette époque de contrôler toutes ces vallées sans passer par la plaine. L’incursion de Bassaëv en 1999 au Daghestan a montré que les Tchétchènes poursuivaient leur projet de réunification avec les Avars afin d’obtenir un accès via le bassin du Soulak à la Caspienne.
Piémont.
Au Sud de la Sounja, de Grozny et de Goudemès, de nombreux villages tchétchènes, agrandis en 1957, occupent une bande des terres riches, limitées au Sud par les forêts. La descente dans la plaine a commencé bien avant l’arrivée des Russes au Nord-Caucase. Certains historiens affirment que les villages tchétchènes se trouvaient sur la Sounja, alors que leurs terres allaient jusqu’au Térek au Nord. A la différence de la présence dans la plaine l’occupation du Piémont était plus systématique et continue. Là, se trouvait plus de la moitié de la population tchétchène, principalement agraire.
Plaine.
La Plaine comprend deux parties : la vallée du Térek et celle de la Sounja. La rive gauche du Térek représente une bande de terres riches large de 10 kilomètres environ. Au Nord, la steppe se transforme progressivement en désert. Les populations sont concentrées dans les villages cosaques s’étendant le long du fleuve, alors qu’à l’extérieur de la rive gauche du Térek, on ne trouve que des hameaux dispersés. Pendant l’époque soviétique, des tentatives ont été entreprises pour irrigiuer mieux la rive gauche du Térek. Ainsi, plusieurs canaux ont été construits parallèlement au Térek, permettant ainsi d’élargie par endroits les terres cultivées. Par exemple, au niveau de Mékenskaïa – Naourskaïa la bande habitée s’élargie à 20 kilomètres au Nord du fleuve. Dans la plaine, le Térek n’est pas très profond: dans sa section tchétchène, sa largeur se varie entre 100 et 250 mètres, avec une profondeur allant de 2 à 3 mètres. De nombreux gués avec un nombre assez considérable d’îlots permettent de traverser le fleuve. Les stanitsas cosaques y ont été placées dans les endroits les plus faciles à traverser, ce qui permit, au XIXème siècle, de contrôler plus ou moins efficacement la traversée du fleuve par des montagnards. Certes, le Térek n’a pas pu constituer une barrière impénétrable, comme le souhaitaient les généraux russes, mais la ligne cosaque sur ce fleuve a permis néanmoins de diminuer le rayon d’action des montagnards, descendant dans la plaine en quête du butin. Les populations cosaques de cette partie de la plaine sont d’une implantation très ancienne. Elles ont participé directement aux combats aux côtés de Russes pendant la Guerre du Caucase, à la différence des Cosaques de la Sounja, qui se sont installés assez tardivement dans la région, dans les années 1840-1860. Les Cosaques de la vallée du Térek (dans cette zone tchétchène, connu sous le nom de Grébentsy, « Cosaques des Crêtes ») constituent la population cosaque la plus ancienne de la région. Répétons-le, ils considèrent la vallée du Térek comme leurs terres historiques, et idéologiquement, c’est la seule preuve de la présence russe ancienne et continue en Tchétchénie. Qui plus est, les Grébentsy ont partiellement adopté le mode vestimentaire montagnard et, pendant certaines périodes, ils ont pacifiquement cohabité avec les Tchétchènes, les incorporant souvent dans leurs communautés. Au cours deux dernières guerres, les Grébentsy ont préféré ne pas participer aux actions armées, adoptant ainsi une attitude neutre dans le conflit. Les Cosaques, présents aux côtés de Russes pendant les actions armées étaient généralement originaires du Térek ou d’autres régions du Nord-Caucase. Un exode a certes affaibli les communautés de Grébentsy au Nord du Térek, mais à part, quelques exceptions, il n’y pas eu d’expulsions ou de pressions de la part des Tchétchènes locaux. La raison du départ résidait surtout dans la situation économique catastrophique. Deux districts se trouvent au Nord du Térek : Chelkovski et Naourski. De manière récurrente, les Cosaques du Térek, autochtones et d’autres régions et républiques du Nord-Caucase, demandent leur rattachement au Territoire de Stavropol. Ces deux districts revêtent cependant une importance stratégique, puisqu’ils sont traversés par les voies ferrées Rostov – Bakou et Rostov – Astrakhan, alors que, depuis 1997, le chemin de fer Bakou -Astrakhan ne traverse plus le territoire de la République Tchétchène, puisqu’il fait le détour au Nord du Daghestan par Karlan-Yourt, vers Kizliar. La voie ferrée Rostov – Bakou traverse le Térek près de Tchervlennaïa pour rejoindre – aux environs de Goudermès – le doublement du Sud de cette voie qui commençait à Prokhladny, en Kabardino-Balkarie ceci en passant par Beslan, en Ossétie du Nord, Nazran, en Ingouchie, et Grozny, en Tchétchénie. Trois ponts majeurs relient la rive gauche du Térek au reste de la Tchétchénie: Itchcherski (près d’Itchcherskaïa), Tchervlenny (près de Tchervlennaïa) et Grebesnkoï (près de Grebenskaïa). Ce sont les seuls à pouvoir faire passer les blindés, ce qui explique les nombreux combats pour ces ponts et leurs reconstructions multiples. En plus de cela, le pont Itchcherski a joué un rôle très important pour relier le fief de Tchétchènes du District Nadtéretchny aux Russes et les districts cosaques « alliés », alors que le pont Grébenskoï permettait l’accès au Nord de la Tchétchénie aux troupes fédérales depuis le Daghestan.
Une autre partie de la plaine est la vallée de la Sounja, qui concentre à elle seule quasi la totalité de l’industrie et des gisements pétroliers de la République. Une forte présente russe dans cette vallée s’explique par la création d’une ligne cosaque, selon le plan du général Ermolov, sur la Sounja, qui devait relier deux fortéresses russes dans la région, celles de Vladikavkaz et de Grozny. La vallée de la Sounja était séparée par deux chaînes de montagnes relativement baisses, de la bande de terre occupée par les Tchétchènes sur la rive droite du Térek. Cette communauté tchétchène, connue dans les périodes différentes sous les noms de « Tchétchènes de la plaine », « Tchétchènes pacifiques » ou « Tchétchènes du Nadtéretchny » (Nadtéretchie – « pays du Térek »), ont choisi pendant la Guerre du Caucase de ne pas participer à la guerre et ont été installés par les autorités militaires russes en proximité immédiate des stanitsas cosaques, alors que la ligne de la Sounja devait non seulement bloquer les Tchetchènes montagnards dans leurs montagnes mais également isoler deux communautés tchétchènes l’une de l’autre.
La découverte du pétrole au XIXème siècle aux environs de Grozny, mais également dans les basses montagnes entre le Térek et la Sounja, et le développement de sa production au début du siècle mais surtout à l’époque soviétique, expliquent l’arrivée de la main d’œuvre russe dans la Tchétchénie. Même après la suppression des restrictions de la libre circulation en 1917, les Tchétchènes ont été exclus de l’industrie d’extraction pétrolière, leurs activités étant presque exclusivement agricoles. Plus tard, l’élite tchétchène se sentirait exclue du partage de la manne du pétrole, considérant que la République était exploitée par Moscou. La composition ethnique de la vallée de la Sounja, exclusivement russe avant 1917, a changé considérablement pendant l’époque soviétique. Certaines stanitsas cosaques étaient entièrement déportées. Dans d’autres, les Tchétchènes ont rapidement constitué la majorité. Vers 1989, la communauté russe en Tchétchénie était majoritairement citadine, presque entièrement concentrée à Grozny et à Goudermès. Dans la zone rurale, les Russes cosaques étaient présents au Nord du Térek et dans quelques villages encore de l’enclave cosaque de la Sounja, qui allait disparaître vers le milieu des années 1990. Pour les Russes, Grozny était une ville russe, notamment en vertu du monument au général Ersmolov érigé sur la place centrale. Cette ville se distinguait peu de celles de la Russie européenne, avec un théâtre et des bâtiments dans le style soviétique. Grozny était entourée par des raffineries et des usines chimiques, plus reliée avec les régions « russes » qu’avec ces zones rurales, peuplées par les Tchétchènes. La ville représentait une enclave russe dans la vallée de la Sounja, dominée par les Tchétchènes.
L’aperçu historique.
Dans l’histoire des relations difficiles entre les Tchétchènes et les Russes, deux épisodes peuvent nous intéresser: la Guerre du Caucase du XIXème siècle et leur déportation par Staline au Kazakhstan et au Kirguizstan entre 1944 et 1957, puisque ces deux épisodes de leur histoire étant à l’origine de représentations très fortes qui mobilisent les Tchétchènes dans leur lutte pour l’indépendance.
Les premiers contacts entre les Tchétchènes et les Russes datent du début du XVIIIème siècle. Le nom « Tchétchène » a été attribué par les Russes en hommage à leur victoire sur les Tchétchènes près d’un de leurs villages Grand Tchétchène, le 11 juillet 1730: la cavalerie russe, dirigée par le prince Volkonski, épaulée par les Cosaques du Térek, a battu les Ottomans, aidés par les Tchétchènes. Entre eux, les Tchétchènes s’appellent « Nakhtcho ». Les officiers russes ont donné des caractéristiques très négatives aux Tchétchènes, qui correspondaient plutôt aux images des Russes sur les Tchétchènes qu’à la réalité. Cependant, cette vision est aussi importante pour comprendre les raisons profondes du conflit. Par exemple, au XIXème siècle, le commandant en chef des troupes russes au Caucase, le général Potemkine, écrivait avec un certain cynisme: « Les Tchétchènes sont un tel peuple qui, en raison de ses inclinations féroces, ne peut jamais rester calme, renouvelant à toute occasion qui se présente ses actions hostiles insolentes. Pour les empêcher de les commettre, il ne reste qu’un seul moyen: soit les exterminer entièrement, en sacrifiant une partie considérable de troupes russes, soit s’emparer de la plaine, dont ils ont besoin pour l’élevage ou l’agriculture. » En demandant pardon pour les Tchétchènes à l’impératrice Catherine la Grande, le major-général Modom reçut la réponse suivante: « A la différence d’autres peuples, qui, même s’ils continuent à piller [nos villages], essaient au moins de le cacher, les Tchétchènes pillent ouvertement et même se vantent de leurs brigandages, c’est pour cela qu’ils ne méritent pas que l’impératrice s’adresse à eux directement » (ce qui voulait dire que l’impératrice n’avait pas souhaité les pardonner). Cependant, les actions violentes, tels le rapt, le pillage, le brigandage, autant critiqués par les Russes, faisaient partie intégrante du quotidien de la société tchétchène, subsistant en partie grâce aux guerriers. L’interdiction des razzias par les Russes a affaibli l’économie tchétchène et était perçue comme la restriction de leurs libertés fondamentales. Voici une autre caractéristique des Tchétchènes, donnée par un officier russe, toujours au XIXème siècle : « La lutte permanente contre les ethnies voisines, le pillage et le penchant très réduit au travail, tout cela était chez les Tchétchènes à l’origine de la bravoure, de la cruauté, de l’habileté et de l’ingéniosité. A ces qualités, le Tchétchène, énergique et sauvage, a rajouté la ruse, l’hypocrisie et la perfidie. Il est difficile faire confiance à un Tchétchène, il est impossible de croire à ses promesses et serments. Il peut toujours trahir, il est toujours capable de se faire séduire par une aventure douteuse, par un bénéfice du moment ou par un butin. Cependant, il faut reconnaître que le Tchétchène est hospitalier, très modéré dans ses besoins, et respecte les anciens. Il est un cavalier et guerrier habile, et dans les conditions favorables, il peut devenir un bon travailleur ».
L’intervention russe au Nord-Caucase commença en 1783, après la signature du traité de Guéorguievsk, selon lequel la Géorgie s’était placée sous le protectorat russe. La première révolteantirusse fut animé par un certain Cheïkh Mansour, qui réussit à résister, entre 1785 et 1791, à l’armée russe, en propageant le champ de bataille sur toute la Tchétchénie, le Daghestan et la Tcherkessie. En juin 1791, le général russe Goudovitch, lors de la guerre russo-turque, occupa Anapa et captura Mansour. Condamné à vie, il mourut en prison dans la forteresse de Schlusselbourg, le 13 avril 1794.
La Guerre du Caucase.
En 1822, une autre révolte embrasa la Tchétchénie, sous la direction d’Abdoul Kadyr, qui a répandu les bruits que sous quatre mois les Ottomans devaient intervenir au Caucase. En 1825, une nouvelle insurrection tchétchène, sous la direction de Beïboulat Tamazov, a eu lieu.
En 1825, un certain Kazi-Moulla, souffi naqchband originaire de Guimry au Daghestan, se proclama imam, en conduisant les actions militaires contre les Russes pendant sept ans. Il accompagnait la lutte contre les Infidèles avec les prêches parmi les Musulmans pour l’istauration de la charia. Après avoir obtenu quelques succès, Kazi-Moulla fut encerclé le 17 octobre 1832 dans son village natal et tué avec une grande partie de ses partisans. Parmi ceux qui purent se sauver, figurait un certain Chamil. En 1832, un de proches de Kazi-Moulla, Gamzat-Bek, originaire de Gotsatl, situé au Khanat Avar, se proclama le deuxième imam et continua le djihad. Cependant, il fut tué par ses proches, semble-t-il, aux termes d’une vendetta. En 1834, Chamil fut proclamé troisième imam. Pendant vingt-cinq ans, il conduisit la guerre contre l’armée russe. Il réussit à créer un Etat semi-militaire, connu dans l’histoire sous le nom d' »imamat de Chamil ». L’imamat occupait un grand territoire de la haute montagne tchétchène et avare, possédait ses propres organes de pouvoir, sa législation et ses forces armées. Après de nombreux échecs dans les affrontements directs, les militaires russes changèrent de tactique, concentrant leurs efforts sur la destruction de villages tchétchènes et avars, en brulant les champs de blé et en s’emparant du bétail. Progressivement, Chamil perdit sa base et le 25 août 1859, et, encerclé à Gounib, se rendit aux Russes pour éviter les morts parmi les habitants du village. Chamil fut reçu avec pompe par l’empereur Alexandre II en personne à Saint-Pétersbourg, et fut transféré avec sa famille à Kalouga. A la fin de sa vie, Chamil obtint la permission de faire un hadj dans les lieux saints de l’Islam, où il était mort à en 1871. Après la victoire russe sur Chamil, en 1864-1865, 39 000 Tchétchènes, ont émigré vers l’Empire Ottoman. Il semble que les Tchétchènes ont quitté leurs terres, sous la pression des autorités russes, cherchant à attribuer les terres arables aux Cosaques de la Ligne de la Sounja. Une autre raison de ce départ massif (presque 15% du nombre total de Tchétchènes), qui coïncida avec les grands transferts de tribus « tcherkesses » de l’Ouest du Nord-Caucase en Anatolie, résida dans la création de cette Ligne cosaque de la Sounja, résultat d’une progression militaire russe sur l’axe Grozny – Vladikavkaz, et dans l’expulsion systématique de Tchétchènes, habitants de la vallée de la Sounja. Ces 39 000 Tchétchènes, privés de leurs terres, source essentielle de leurs revenus, se réfugièrent dans les montagnes et partirent vers l’Empire Ottoman lorsque la première occasion se présenta.
Deuxième Guerre Mondiale et déportation stalinienne.
La première révolte eut lieu en Tchétchénie et au Daghestan en septembre 1920. Elle fut matée en mai 1921, après la défaite des forces principales de rebelles et la cessation de l’aide en provenance de la Géorgie, où, en février 1921, fut instauré le pouvoir soviétique. Le 20 janvier 1921, un Arrondissement Tchétchène apparut comme partie intégrante de la RSSA montagnarde. Le 30 novembre 1922, une Région Autonome Tchétchène fut organisée sur la base de l’Arrondissement Tchétchène, séparé de la RSSA Montagnarde. Elle fut réunie en 1934 avec la Région Autonome Ingouche et transformée, le 5 décembre 1936, en une République Autonome de Tchétchénie-Ingouchie.
La révolte était presque permanente dans la montagne tchétchène. Le 31 juillet 1925, le Conseil Révolutionnaire de l’Arrondissement Militaire du Nord-Caucase prit la décision de faire désarmer « la Tchétchénie montagneuse et ses districts les plus dangereux ». Le conseil mobilisa pour cette opération des forces importantes: 7 000 soldats, 24 canons, 240 mitrailleuses et 7 avions. Le résultat de l’opération permit la saisie de 23044 fusils, 3902 revolvers et d’un grand nombre de munitions.
En 1932, pendant la collectivisation, les autorités soviétiques montrèrent trop de zèle. Le 23 mars 1932, une nouvelle mutinerie commença en Tchétchénie. Le 27 mars, la 28ème division fut transférée à Grozny, et le 28 mars dut intervenir afin de mater la rébellion. Vers le 5 avril 1932, les forces rebelles furent liquidées. Le commandement de la division indiquait dans un rapport que les rebelles avaient résisté avec un acharnement particulier. Le rapport notait que même les femmes combattirent aux côtés des hommes, qui attaquaient en rangs serrés en chantant le zikr.
Le 23 février 1944, Jour de l’Armée Rouge, tous les Tchétchènes et les Ingouches furent déportés dans les wagons à bestiaux au Kazakhstan et en Asie Centrale. Cette décision avait été prise par le Comité de l’Etat de la Défense, et avait été confirmée plus tard par le décret du Praesidium du Soviet Suprême de l’URSS du 7 mars 1944. La veille, le 20 février, le ministre de l’intérieur Lavrenti Béria arriva par train spécial à Grozny pour surveiller en personne le déroulement de la déportation. Selon le télégramme de Béria, envoyé personnellement à Staline, dans les 86 convois ferroviaires 352 000 personnes furent « chargés ». Le 1er mars, Béria communiqua à Staline que le nombre de Tchétchènes et d’Ingouches déportés atteignit le chiffre de 478 000 personnes, envoyés au Kazakhstan dans 177 convois ferroviaires. Les déportations furent accompagnées d’atrocités, commises par le NKVD. A cause de la neige, les camions militaires ne pouvaient pas accéder à un village de la haute montagne Khaïbakh, il était impossible de transporter ses habitants. Les militaires enfermèrent dans les écuries et brûlèrent vifs quelques centaines de civils, y compris femmes et enfants. La déportation fut totale et elle toucha pratiquement tous les Tchétchènes. Ainsi ont été déportés les Tchétchènes-Akkintsy du Daghestan, les Kistines (Tchétchènes de la Géorgie), et quelques officiers de nationalité d’origine tchétchène qui étaient sur le front. Seulement, le 25 juin 1946, le Soviet Suprême de la RSFSR adopta un décret sur la dissolution de la RSSA Tchétchéno-Ingouche, accusant les Tchétchènes en collaboration avec la Wehrmacht. Jusqu’à maintenant, malgré de nombreuses études sur cette question, les raisons de ces déportations ne sont pas entièrement connues.
Un dissident d’origine tchétchène, émigré en Occident, A. Avtourkhanov, considère que les raisons de la déportation des montagnards étaient les suivantes: « 1. La lutte permanente pour l’indépendance nationale des montagnards et leur refus du système despotique du régime soviétique colonial. 2. La volonté de Moscou de s’assurer le Caucase dans de futures confrontations avec l’Occident. 3. La volonté du gouvernement soviétique de contrôler l’économie pétrolière caucasienne. 4. La volonté de faire du Caucase une base stratégique, invulnérable depuis l’intérieur, pour une expansion future contre la Turquie, l’Iran, le pakistan et l’Inde. »
Certains observateurs indiquèrent que Staline souhaitait offrir à ses compatriotes de nouveaux pâturages. En effet, la Géorgie s’empressa d’annexer les alpages du Grand Caucase, après la déportation des populations musulmanes du versant Nord de la chaîne, alors que le poids des Géorgiens, dans la direction soviétique, était traditionnellement considérable (Staline, Ordjonikidzé et Béria étaient originaires de Géorgie).
En ce qui concerne la collaboration présumée des Tchétchènes avec les Allemands pendant la seconde guerre mondiale l’ouverture des archives du KGB, pendant la pérestroïka, permit la révélation de nombreux documents sur les activités antisoviétiques en Tchétchénie pendant entre 1941 et 1944. Deux activités différentes furent observées en Tchétchénie. D’une part, il s’agissait de l’intensification du banditisme. Par exemple, un officier du NKVD informait qu’en août 1943, en Tchétchénie-Ingouchie, 54 bandes armées étaient actives, réunissant 359 membres, alors que sur le territoire de la République, 2045 déserteurs étaient recherchés. De l’autre, plusieurs rapports et témoignages, qui peuvent être tout à fait partiels, provenant toujours des archives du NKVD, citent une organisation clandestine, animée par des Tchétchènes, sous le nom de l’OPKB, Parti Spécial des Frères Caucasiens. Selon la même source, le 28 janvier 1942, une réunion constituante de l’OPKB fut organisée à Ordjonikidzé (aujourd’hui Vladikavkaz), en Ossétie du Nord. Les participants élurent les membres du comité exécutif de l’OPKB et du bureau d’organisation de l’OPKB. Dans un document issu de l’OPKB, on apprend que « tous les groupements et organisations antisoviétiques, y compris l’Organisation rebelle antisoviétique Tchétchéno-ingouche de onze peuples caucasiens (Azerbaïdjan, Adjarie, Abkhazie, Adyguée, Géorgie, Daghestan, Kabardino-Balkarie, Ossétie du Nord, Ossétie du Sud, Tcherkessie, Tchétchénie-Ingouchie, Nakhitchévan) de Républiques frères selon la volonté de représentants… de ces peuples, sont réunis dans le cadre de nouvellement organisé Parti Spécial des Frères Caucasiens. » Le même document exposait les objectifs de l’organisation : »réunir tous les groupements et organisations antisoviétiques », « désorganiser les arrières » de l’armée soviétique, « accélérer la disparition du bolchévisme au Caucase et favoriser la défaite de la Russie dans la guerre avec l’Allemagne », « créer au Caucase une République fédérative libre – Etat de peuples frères du Caucase sous le mandat de l’Empire allemand ». L’OPKB avançait le slogan de l’activité « Caucase – aux Caucasiens », proposant de « tuer pour toujours l’esprit du bolchévisme » et de « déporter les Russes et les Juifs » du Caucase. Parmi ses actions, l’OPKB prévoyait « des opérations systématiques contre les restes du bolchévisme pour assurer la victoire de l’Allemagne. » En même temps, dans un tract la Wehrmacht annonçait : « Nous avançons et vous portons la liberté et une vie meilleure, digne de vous, Caucasiens épris de la liberté! Vive le Caucase libre! » Déjà, un projet des armoiries a été proposé: un aigle, tenant dans ses serres un serpent venimeux (symbole du bolchevisme) et un cochon (symbolisant le « barbare russe, vaincu »). Un autre témoignage indiquait que dans la deuxième moitié de 1943, les rebelles envisageaient organiser un congrès de l’OPKB à Ordjonikidzé (Vladikavkaz), auquel devraient participer les Géorgiens, Ossètes, Azéris, Ingouches, Tchétchènes, ainsi que les représentants de l’Allemagne, de la Turquie et de l’Iran.
Le NKVD disposait également d’informations selon lesquelles une révolte générale des Tchétchènes était prévue pour le 10 janvier 1942, alors que la même source faisait savoir que l’OPKB avait dans ses rangs 24970 résistants prêts au combat. Selon l’information opérative du NKVD, quatre groupes de diversion, dirigés par le colonel Goube Osman, émigré d’origine avar, recruté par l’Abwehr, furent parachutés en Tchétchénie afin d’organiser une révolte tchétchène au moment de l’arrivée des troupes allemandes. Selon le témoignage de Goube, capturé au début de 1943, il a réussi à trouver le soutien parmi les Tchétchènes. Cependant, il n’existe pas de preuves d’une collaboration directe entre les nationalistes et simples brigands tchétchènes et le commandement de la Wehrmacht. En ce qui concerne l’existence de cette organisation, d’autres sources indiquent l’existence à la fin des années 1930 – début des années 1940, d’une résistance anticommuniste très active, sous la direction de Maïrbek Chéripov et de Hassan Israïlov, qui envoyèrent des émissaires en Allemagne, tout de suite après le début de la guerre entre l’Allemagne et l’URSS, en 1941, proposant un soutien aux troupes allemandes en échange de la création d’un Etat tchétchène indépendant. Cette proposition fut rejetée par Berlin qui ne pouvait pas accepter la présence d’un quelconque Etat indépendant sur la Route des Indes.
Le 9 novembre 1941, le bureau du comité régional de la RSSA Tchétchéno-Ingouche discutait les mesures à prendre pour venir à bout d’une révolte des populations tchétchènes dans certaines communes des Districts de Chatoï, de Galantchoj et d’Itoum-Kalé (montagnes du Sud et du Sud-Est de la Tchétchénie). Il est intéressant de noter que cette zone des montagnes tchétchènes n’a précisément pas été repeuplée après le retour des Tchétchènes de leur exil en 1957, alors que pratiquement tous les villages du District de Galantchoj, y compris Galantchoj, n’existent plus aujourd’hui. Cette information est confirmée par les sources des archives du NKVD-KGB. Ainsi, dans un rapport, le commandant du 178ème bataillon des troupes de l’intérieur du NKVD, faisait savoir que « des agents » allemands nazis avaient organisé une révolte sur le territoire de plusieurs districts de la Tchétchénie-Ingouchie, pendant laquelle la plupart de kolkhozes et de « soviets ruraux » avaient été saccagés. Il indiquait qu’entre le 30 octobre et le 5 novembre 1941, son bataillon, épaulé par les unités de l’Armée Rouge, avait maté la révolte, tuant « 59 bandits ». Le 17 août 1942, un bullétin d’information indiquait que la bande de Maïrbek Chéripov lança une attaque contre le village de Chatoï, centre du district du même nom. Les sources du NKVD inidquent qu’en été 1942, les rebelles agissaient dans les Districts de Charoï et d’Itoum-Kalé, situés dans les montagnes au Sud de la Tchétchénie. Les mêmes sources confirment que les rebelles avaient réussi à s’emparer des villages de Khimoï, de Chatoï et d’Itoum-Kalé. Le 20 août 1942, le 3ème bataillon du 141ème régiment du NKVD a délogé les insurgés de Chatoï. A ce moment précis, les troupes de la Wehrmacht s’approchaient de la Tchétchénie sans pouvoir pénétrer son territoire, elles étaient arrêtées à Mozdok. La rebelles tchétchènes ne déposèrent leurs armes que l’été et à l’automne 1943, après la défaite des Allemands à Stalingrad et le retrait définit du Nord-Caucase.
En 1996, les sources russes officielles affirmaient qu’en 1942, sous l’égide de l’Allemagne et la Turquie, un comité du Parti National-Socialiste Tchétchéno-Montagnard fut organisé, sans préciser où il siégeait. On affirmait qu’il existait des unités, formées de montagnards nord caucasiens, dans la Wehrmacht.
En aucun cas, les documents que les archives du KGB-NKVD conservent sur la situation en Tchétchénie entre 1941 et 1944 ne permettent pas de justifier l’absurdité de la décision prise par Staline, concernant la déportation des peuples punis en 1943 – 1944. Même si l’OPKB réellement existait, ce parti ne pouvait pas avoir autant de membres. Cette résistance tchétchène qui, à la différence de brigands purs et simples, avançaient des objectifs idéologiques, en pendant et fusillant des médecins, maîtres d’écoles et fonctionnaires russes, constituait un groupement de plusieurs dizaines de personnes armées au grand maximum.
Les rivalités claniques.
L’appartenance à un clan joue encore un rôle important dans une société tchétchène, dont le quotidien est géré encore par les adates, droit coutumier, répandus au Nord-Caucase dès le Moyen ge. Il semble que pendant plus de deux cents ans, le développement social tchétchène était d’abord freiné par la Guerre du Caucase, puis par leur isolation dans les « arrondissements montagnards », en suite par une soviétisation forcée et actuellement par les actions armées, le chaos économique et la guérilla. A quelques exceptions, leur mode de vie n’a pas évolué pendant de siècles, et même 70 ans de pouvoir soviétique n’ont pas fait oublier les vieilles querelles claniques, qui se sont matérialisées sous forme du contrôle du pouvoir à l’intérieur de la République autonome, mettant en valeur la vieille opposition entre les clans « montagnards » et ceux « de la plaine ».
Le clan tchétchène « teïpe » ou « taïpe » était composé de plusieurs « grandes familles », qui, sans exception, déclaraient leur origine commune du même ancêtre mythique. Plus de 135 teïpes existaient au XIXème siècle en Tchétchénie, avant le début de la Guerre du Caucase, après laquelle un groupe de teïpes ont été déportés dans l’Empire ottoman. Voici la liste des teïpes « autochtonnes » tchétchènes: Aïtkhaloï, Atchaloï, Bartchakhoï, Belkhoï, Belguiatoï, Benoï, Betsakhoï, Biltoï, Bigakhoï, Bouguiaroï, Varandoï, Vachandaroï, Va’ppiï, Galoï, Guiandoloï, Guiartchoï, Guiattoï, Guandarguenoï, Guiloï, Guioï, Guiordaloï,, Dattakhoï, Diaï, Dichniï, Do’rakhoï, J’evoï, Zandak’oï, Ziogoï, Zoumsoï (Bouguiaroï), Zourzak’khoï, Zurkhoï, Ichkhoï, Ikhiiroï, Italtchkhoï, Kamalkhoï, Keï, Kéloï, Kouloï, Kourchaloï, Kouchboukhoï (Yaliroï), Kkhartoï, Kiegankhoï, Lachkaroï, Makajoï, Marchaloï, Merjoï, Merloï, Mazarkhoï,, Miaïstoï, Moujakhoï, Moulk’oï, Nachkhoï, Nijaloï,, Nikiaroï, Nikhaloï, Nokkhoï, Pechkhoï, Pkhiamtoï, Pkhiartchoï, Rigakhoï, Sadoï, Sakhiandoï, Siarbaloï, Sa’ttoï, Sessankhoï, Sirkkhoï, O’chniï, Toumsoï, Tertakhoï, Toulkkhoï, Tourkoï, Kharatchoï, Khersanoï, Khildekhiarkhoï, Khoï, Khoulandoï, Khourkhoï, Khiakkoï (Tsiogankhoï), khiakmadoï, Khiatcharoï, Khimoï, Khikhoï, Khiourkoï, Tsatsankhoï, Tsientaroï, Tsietchoï, Tchartoï, Tcharkhoï, Tchermoï, Tchiarkhoï, Tchiinkhoï, Tchoungaroï, Charoï, Chik’aroï, Chirdoï, Chouonoï, Chpirdoï, Chou’ndiï, Eguiachbatoï, Elstanjkhoï, Enakkhaloï, Enganoï, Ersanoï, Erkhoï, Yalkharoï, Yalkhoï, Yaliroï, Yamakhoï. Il faut y ajouter une vingtaine de teïpes « non-autochtones », créés par des représentants d’autres peuples: par exemple, Gounoï, apparenté aux Cosaques du Térek, Dzoumsoï, créé par des Géorgiens. Certains teïpes (Biltoï, Varandoï, Akhchpatoï et Gounoï) au moment de l’islamisation de la Tchétchénie, l’ont quitté, en s’opposant à la charia, pour s’installer dans les villages russes ou cosaques sur le Térek, d’où des liens d’amitié entre certains teïpes et les Cosaques du Térek, par exemple.
Les mouvements des populations ont modifé la carte clanique. Cependant, 17 teïpes possèdent aujourd’hui les villages éponymiques : Belgatoï, Bénoï, Vachnidaroï, Dattakhoï, Zandak’oï, Ichkhoï, Kourchaloï, Makajoï, Nikhaloï, Kharatchoï, Tsentoroï, Charoï, Elstanjkhoï, Enganoï, Ersanoï, Yalkhoï, Yaliroï. Certains grands teïpes possèdent même plusieurs villages toponymiques, souvent éloignés l’un de l’autre. Par exemple, les membres du Bénoï habitent à Bénoï et Bénoï-Védéno dans les montagnes du Sud-Est, mais aussi à Benoï-Yourt dans le District Nadtéretchny. Un autre grand teïpe, Tsentoroï, possède deux villages éponymiques, comme le teïpe Belgatoï . Cependant, avant la déportation, 25 teïpes possédaient leurs villages éponymes.
Au milieu du XIXème siècle, 75% de teïpes tchétchènes étaient réunis dans 9 unions militaro-économiques, toukkhoumes : A’kkhiï, Malkhiï, Nokhtchmakhkoï, Terloï, Tchianti, Tchebarloï, Charoï, Chouotoï et Erchtkhoï. Cahque toukkhoume occupait un territoire défini, les teïpes de chaque toukkhoume parlaient le même dialecte.
Le toukkhoume A’kkhiï (actuellement Tchétchènes-Akkintsy au Daghestan) comprenaient les teïpes Bartchakhoï, J’evoï, Ziogoï, Pkhiartchoï, Pkhiartchakhoï et Va’ppiï, en occupant le territoire à l’Est de la Tchétchénie, limithrophe du Daghestan. Le toukkhoume Malkhiï réunissait les teïpes: Bia’stiï, Bienastkhoï, Italtchkhoï, Kamalkhoï, Kkhoratkhoï, Kiegankhoï, Mechiï, Sakankhoï, Teratkhoï, Tchiarkhoï, Erkhoï, et Yamkhoï, occupant le Sud-Ouest de la Tchétchénie, à la frontière avec l’Ingouchie et la Géorgie. Les membres du toukkhoume Nokhtchmakhkoï étaient Belguiatoï, Benoï, Biltoï, Guandarguenoï, Guiordaloï, Gounoï, Zandak’oï, Ikhiiroï, Ichkhoï, Kourchaloï, Sessankhoï, Tchermoï, Tsientaroï, Tchartoï, Eguiachbatoï, Enakkhaloï, Enganoï, Chouonoï, Yalkhoï, Yaliroï. leur zone était située à l’Est, au Sud-Est et partiellement dans le centre de la Tchétchénie. Ce toukkhoume etait le plus puissant, dont le territoire était connu sous le nom de « l’Itchkérie ». Dans le tokkhoume Tchiebarloï (Tchaberloï), il y avait les teïpes suivants: Diaï, Makajoï, Sadoï, Sandakhoï, Sikkhoï et Sirkhoï. Il était situé dans le Sud-Est de la Tchétchénie, dans la partie Nord de la vallée du Charo-Argoun. Le toukkhoume Charoï (Charo) (teïpes Kinkhoï, Rigakhoï, Khikhoï, Khoï, Kh’akmadoï, et Chik’aroï) occupait l’amont du Charo-Argoun. Le toukkhoume Chouotoï (Chato) (teïpes Varandoï, Vachandaroï, Guiattoï, Kéloï, Marchoï, Nijaloï, Nikhaloï, Pkh’amtoï, Sa’toï et Kh’akkoï) occupait le territoire de la Tchétchénie centrale, en aval du fleuve Tchanty-Argoun. Le toukkhoume Erchtkhoï, occupant la vallée du Bas Martan (Fortanga), incluait les teïpes Galoï, Guiandaloï, Guiartchoï, Merjoï, Moujakhoï et Tsietchoï. Le toukkhoume Tchiantiï (Tchanty) (teïpes Borzoï, Bouguiaroï, Khildekh’aroï, Do’rakhoï, Khouokkhadoï, Kh’atcharoï et Toumsoï) occupait le territoire en amont du fleuve Tchanty-Argoun. Le toukkhoume Tierloï (Tarélo) (teïpes Nik’aroï, O’chniï, Cho’ndiï, Eltpkh’arkhoï) occupait également l’amont du Tchanty-Argoun. Les teïpes Zourzak’khoï, Miastoï, Pechkhoï et Sadoï ne faisaient pas partie d’aucun toukkhoume .
Répétons que la carte clanique a évolué entre le milieu du XIXème siècle et aujourd’hui. Un toukkhoume (Ertchkhoï) était majoritairement déporté à la fin de la Guerre du Caucase, ceux qui sont restés étaient assimilés par les Tchétchènes et les Ingouches. Un autre toukkhoume (A’kkhiï) a donné naissance à un groupe tchétchène particulier, qui s’est retrouvé à l’extérieur de l’espace politique tchétchène, en contact avec les Koumyks. Rappelons également que cinq autres toukkhoumes (Tierloï, Tchiantiï, Chouotoï, Tchiebarloï, Charoï ), situés dans les vallées de la haute montagne des fleuves Tchanty-Argoun et Charo-Argoun, ont pratiquement perdu leurs territoires historiques, puisqu’au retour de l’exil en 1957, au bout de deux ans, en 1959, le bassin des fleuves Tchanty-Argoun et Charo-Argoun a été pratiquement « vidé » de leurs populations (certains villages sont complètement disparus, d’autres, Charoï, Chatoï, Borzoï, ont perdu une très grande partie de leur population). Les membres de ces cinq toukkhoumes ont été installés dans les grands villages du Piémont et de la plaine, mélangés avec d’autres Tchétchènes et Russes. Il en allait de même pour le toukkhoume Malkhiï, qui occupait également la haute montagne. De tout cela résulte que la seule région montagneuse, Itchkérie, habitée par le toukkhoume Nokhtchmakhkoï, le plus ancien, peut-être même réunissant les teïpes-fondateurs de la Tchétchénie, a conservé ses terres historiques autour de la capitale de l’Imamat Chamil, Védéno. Ce toukkhoume a donné son nom aux Tchétchènes, qui s’appellent entre eux Nokhtcho. Rappelons aussi que le Congrès National du Peuple Tchétchène a proclamé en 1990-1991 la République Nokhtchi-Tcho. Quoique Djokhar Doudaëv n’ait pas retenu cette appelation, en 1992, sous sa pression, la Tchétchénie a reçu un nouveau nom officiel : République Tchétchène – Itchkérie (foyer historique des Tchétchènes, correspondant au territoire du Nokhtchmakhkoï. Ainsi, Doudaëv proclamait la prédominance des teïpes montagnards, profondément antirusses, dans la nouvelle République tchétchène indépendante, à la différence de la République autonome tchétchène, dominée par les teïpes de la plaine, historiquement prorusses. Ce n’est pas un hasard si l’Itchkérie, ayant fait bloc antirusse avec les Avars au XIXème siècle dans le cadre de l’Imamat de Chamil, est devenue dès 1995, un foyer de résistance tchétchène permanente, et base arrière de Chamil Bassaëv et Khattab.
Pour comprendre le rôle que les teïpes ont joué dans les années 1990, il faut comprendre les règles, selon lesquelles ses membres agissent, les adates, droit coutumier montagnard en vigueur jusqu’en 1917 presque dans toutes les sociétés montagnardes. Les adates incluaient les 23 articles règlementant la vie du teïpe dans tous les domaines de vie: à l’intérieur de la famille, entre ses membres et dans ses relations avec les membres d’un autre teïpe. La vendetta est bien excplicitée dans les adates, selon lesquels le conseil des anciens du teïpe se réunissait chaque fois après la mort d’un de ses membres pour prendre la décision de faire venger la victime. Généralement, seuls les parents proches et les membres de la famille du mort avaient le droit de participer à la vendetta, alors que tous les membres du teïpes discréditaient l’assassin. Souvent, les teïpes neutres participaient en tant qu’intermédiaires au règlement à l’amiable d’un conflit de ce genre. Le dédommagement devait être payé en vaches et dépendait de l’importance du teïpe, auquel le mort appartenait. Par exemple, l’assassinat d’un membre d’un teïpe important pouvait être dédommagé avec 63 vaches, alors qu’une blessure à l’arme à feu coûtait au malfaiteur 20 vaches, alors que la mort d’un membre d’un teïpe « pauvre » ne coûtait à l’assassin que 21 vaches, 6 vaches devant être payées pour une blessure à l’arme à feu.
Les adates interdisaient formellement tout mariage entre les membres du teïpe, même si un teïpe important peut compter jusqu’à plusieurs milliers de personnes. Cette règle est observée, selon de nombreux témoignages, jusqu’à maintenant en Tchétchénie. La femme n’avait pas le droit de participer à la vie du teïpe, elle était privée de droit de vote lors des assemblées générales. Cependant, les adates protégeaient d’une certaine façon les femmes. Par exemple, les rapports extraconjugaux étaient sévèrement punis par la communauté: si le coupable les a eu avec une jeune fille ou veuve, il devait payer en dédommagement 7 vaches, alors que s’il les avaient avec une femme mariée, le coupable devait payer 10 vaches et était bannie de la communauté. Si le mari tuait sa femme et elle n’avait pas d’enfants, il devait payer 85 vaches à la famille de la femme, en revanche si elle avait des enfants, l’époux ne payait que 12 vaches. Les normes de conduite dans la vie quotidienne étaient bien définies et détaillées. Par exemple, un Tchétchène de son plus jeune âge savait comment fallait-il parler avec l’épouse à l’intérieur de la famille et en présence d’autres personnes, comment parler avec les enfants, comment se comporter à la maison et chez quelqu’un, que faut-il faire en rencontrant un adulte ou un jeune, comment aider une personne âgée de descendre ou monter le chreview, comment se comporter et de quoi parler avec un invité, à qui faut-il céder la place à droite pendant le repas, comment s’assoir à la table et comment manger chez soi et chez quelqu’un. Toutes ces règles étaient observées par tous les membres du teïpe et surveillées par les anciens ou les adultes. Les traditions d’hospitalité étaient très enracinées dans la vie quotidienne tchétchène. Par exemple, le meurtrier d’un invité devait payer 7 vaches au maître de la maison, où l’invité se trouvait, et 63 vaches à la famille de l’invité tué.
Le teïpe avait ses chefs civil (kh’alkhantcha ou tkh’amada) et militaire (biatcha). Le chef civil présidait le conseil des anciens du teïpe et gérait la vie quotidienne, alors que le chef militaire entrait dans ses fonctions que pendant les campagnes militaires.
En suite, chaque teïpe avait son nom, reçu de son fondateur, occupait un territoire, possédait une montagne éponyme, une tour, érigée par le fondateur, sa propre divinité avec un culte religieux particulier et un cimetière, réservé pour les membres du même teïpe .
Deux observations s’imposent. La première concerne le caractère sacré de la terre pour un teïpe tchétchène comme pour chaque communauté montagnarde, souffrant en raison du relief accidenté de la pénurie des terres arables, d’où la volonté de sacraliser la zone d’habitation et de la délimiter, en marquant par les symbôles du teïpe: cimitière, tour et montagne éponimiques ses terres historiques. La deuxième observation se réfère au poids de traditions dans la vie tchétchène. Les adates, quoique supplantés officiellement par le droit soviétique depuis les années 1920, ont continué à jouer un rôle très important dans les relations internes de la société tchétchène. Même à l’époque soviétique une grande partie de normes de conduite quotidienne était systématiquement observée par les Tchétchènes : exclusion de la femme de la vie sociale, respect des anciens, rôle dominant du chef du teïpe et attachement aux terres historiques. Par exemple, même dans les années 1980, une femme tchétchène n’avait pas droit voyager seule, devant être accompagner par son mari ou par des hommes de sa famille; la vendetta continuait être en vigueur, le meurtrier étant été poursuivi sur le territoire de toute l’Union Soviétique; le mariage avec les non-Tchétchènes était rigoureusement puni. Au début des années 1990, lors de nombreux congrès et assemblées, les structures de teïpes ont été recréées, les caisses de teïpe ont été organisées pour financer le lobbying de ses intérêts dans les structures du pouvoir. Les caches d’armes, intactes depuis la deuxième guerre mondiale, étaient ouvertes pour armer les milices privées, formées par chaque teïpe. Avec quelques modifications par rapport au XIXème siècle les teïpes ont recommencé à jouer un rôle actif dans la politique républicaine.
Il est assez difficile de recréer aujourd’hui l’emplacement géographique de teïpes tchétchènes aujourd’hui, considérablement modifiée suite à de nombreux déplacements forcés. Ce qui nous intéresse, c’est l’appartenance à tel ou tel teïpe des hommes politiques, qui occupaient dans telle ou telle période une position clef dans la politique tchétchène. Le général Doudaëv, président tchétchène entre 1991 et 1996, le ministre des produits pétroliers de la Tchétchénie, Soultan Albakov, et le ministre de sécurité d’Etat de la Tchétchénie, Soultan Guéliskhanov, appartiennent au teïpe Yalkhoroï. L’ancien président du Soviet Suprême russe, Rouslan Khasboulatov, est du teïpe Kharatchoï, siuté au village de Tolstoï-Yourt. Le maire du District Nadtéretchny, Oumar Avtourkhanov, et ancien président du Soviet Suprême de Tchétchénie-Ingouchie, Dokou Zavgaëv, appartiennent au teïpe Nijaloï, basé actuellement dans le District Nadtéretchny. L’ancien chef du gouvernement de Doudaëv Yaragui Mamodaëv et l’ancien maire de Grozny, devenu un de plus importants adversaires de Doudaëv, puis de Maskhadov, Beslan Gantémirov, font partie du teïpe Tchonkhoï, occupant le village d’Ourous-Martan .
Il faut y rajouter qu’à l’intérieur de la société tchétchène, il existe une opposition, vieille de 200 ans entre les teïpes montagnards (100 teïpes environ) et ceux de la plaine (70 teïpes environ). Le régime de Doudaëv-Maskhadov s’appuyait surtout sur les teïpes montagnards, constituant également la partie la plus pauvre de la société tchétchène, alors que l’opposition anti-Doudaëv se basait sur les teïpes de la plaine. Il semble également que les grands teïpes ne soutenaient pas Djokhar Doudaëv, à l’exception du teïpe Bénoï.
Les confréries soufies.
Pour comprendre la complexité du conflit tchétchène, il faut également tenir compte des confréries soufies, qui regroupent un plus ou moins grand nombre de clans. Les confréries religieuses dans le Nord-Caucase furent étudiées en profondeur par Alexandre Bennigsen , et sa fille Marie Bennigsen Broxup poursuivit ces recherches sur les confréries musulmanes en particulier et dans le contexte actuel. Le soufisme n’est pas un phénomène de sectarisme religieux, comme les scientifiques russes et soviétiques le considéraient, mais une forme plus intensive d’statement de l’islam, par les adeptes d’une tendance religieuse. Les confréries soufies se subdivisent en wirds, fondées généralement par des religieux éminents. Ces wirds portent le plus souvent les noms de leurs fondateurs.
Deux confréries musulmanes soufies s’étendent actuellement sur le territoire de la Tchétchénie: la Naqshbandiya et la Qadiriya. Les adeptes de la Naqshbandiya professent une forme plus discrète de prières, tandis que les Qadiris s’expriment au cours de sortes de danses (zikr), également accompagnées par des prières. Les adeptes sont subordonnés à leurs chefs spirituels. En bref, les confréries représentent une organisation religieuse, réunissant des adeptes d’une forme particulière, fortement hiérarchisée, de l’islam.
Historiquement, la présence de la Naqshbandiya est antérieure à celle de la Qadiriya. Le premier chef spirituel naqshband fut le sheikh Mansour, à la fin du XVIIIème siècle, tandis que les Qadiris n’apparaissent dans le Nord-Caucase qu’au XIXème siècle, après la guerre caucasienne.
L’enracinement de la Naqshbandiya au Nord-Caucase en général et en Tchétchénie en particulier est lié à la personnalité de l’imam Chamil, qui a transformé le soufisme en idéologie de l’imamat. Si le cheïkh Mansour réussit à diriger les incursions de Tchétchènes vers les infidèles, russes et cosaques, Chamil au travers du soufisme rendit à l’islam son agressivité, consubstantielle aux origines de l’expansion de l’islam. Non seulement Chamil proclama une guerre sainte contre les infidèles, mais il réussit également à imposer par la force les normes islamiques aux populations musulmanes montagnardes. Il ne faut pas oublier que l’imam Chamil n’hésitait pas à brûler entièrement les villages tchétchènes qui refusaient de se soummètre à la charia et de rejoindre l’imamat.
La radicalisation de l’islam nordcaucasien s’explique par la pénétration de la doctrine souffie naqshbande, emportée d’abord au Daghestan par des pélérins depuis Bagdad, et ensuite en Tchétchénie. En réalité, l’introduction de la Naqshbandiya au Daghestan fut le fait de cinq personnes : Magomet de Yarag, Khas-Magomet originaire de la Boukhara, Djemal-Addin, Kazi-Moulla, premier imam, et Chamil, troisième imam. Grâce à la complicité de plusieurs notables et dirigeants locaux, la doctrine naqshbande se répandit très rapidement, essentiellement parmi les Avars, Lezguines et Tchétchènes. De nombreux observateurs russes du XIXème siècle expliquaient le recours au soufisme des leaders montagnards lors de la Guerre du Caucase par le besoin de fanatiser les masses à la guerre contre la Russie et comme un moyen de réunir de petites ethnies montagnardes sous le drapeau de l’islam, aucune autre base de réunification n’ayant été trouvée. Il faut préciser que l’embrassement par Magomet de Yarag de la doctrine naqshbande date du début des années 1820, alors que l’apparition de nombreux adeptes et l’essor de la Naqshbandiya correspondent à l’époque de l’Imamat de Chamil, entre 1834 et 1859.
Sur le plan géographique, la Qadiriya est surtout présente en Tchétchénie, où se trouve son fief, ainsi qu’en Ingouchie et au Daghestan. L’apparition de la Qadiriya est due à l’activité d’un berger koumyk dans les années 1860 et 1870, connu sous le nom de Kounta Khadji. Il semble que la wird Kounta Khadji est la plus puissante dans la région. La Qadiriya fut fondée par un docteur hanbalite Abd-ul Qadir Gilani (1077-1166), dont la tombe à Bagdad est censée d’être vénérée par tous les adeptes qadirs. En réalité, la quasi-totalité des adeptes qadirs, tchétchènes et ingouches, ne connaissent ni le terme « soufisme », ni celui de « qadiriya », et se réfèrent presque exclusivement au nom du fondateur de leur wird Kounta Khadji. L’expansion de la doctrine de Kounta Khadji en Tchétchénie s’explique surtout par l’échec de la Naqshbandiya et par le retournement de veste du chef de cette dernière: l’imam Chamil devint pro-russe à la fin de sa vie, appelant les Tchétchènes de cesser la résistance et de se soumettre au tsar. Il semble qu’au niveau local, la Qadiriya a supplanté certaines branches de la Naqshbandiya, ce qui s’expliquait plutôt par la déception de l’après guerre que par le prosélytisme, exclu dans le soufisme nord caucasien. Tous les membres soufis, comme de la Qadiriya aussi de la Naqshbandiya, sont de naissance adeptes de telle ou telle confrérie locale, dirigée par un « cheikh », dignitaire musulmain du village et en même temps un mollah de la mosquée locale. Cinq wirds qadiries sont présentes en Tchétchénie: celle de Kounta Khadji, dont le tombeau se trouve aux environs de Grozny, mais également très répandue en Itchkérie; celle de Bammat Guiry, dont le fief se trouve au village tchétchène d’Avtoury, situé à une trentaine de kilomètres au Sud-Est de Grozny, dont les adeptes sont les membres du teïpe Gounoï; celle de Batal Khadji, considérée comme extrêmement radicale, étant à l’origine de la résistance antisoviétique, dont le fief se trouve en Ingouchie; celle de Tchim Mirza, dont le fief se trouve à Mairtoup, près de Chali en Tchétchénie ; et finalement la wird la plus jeune et la plus radicale, apparue en exil au Kazakhstan, celle de Vis-Khadji Zaguiev. Pendant leur exil kazakhstanais, le frère ainé du général Doudaëv, Bekmouraz Doudaëv, rejoignit cette dernière wird, devenue la wird kadirie la plus puissante en Tchétchénie après 1957. Il faut ajouter à cela que ce furent les Qadiris arrivèrent à convertir les Ingouches à l’islam, et c’est la raison pour laquelle leur position est particulièrement forte en Ingouchie.
En revanche, la majeure partie de Naqshbandis se trouve au Daghestan, bien qu’une forte et influente confrérie naqshbandie soit installée depuis longtemps en Tchétchénie. Mais ce qui nous importe est surtout la faute qu’en Tchétchénie, les Naqshbands sont implantés à Tolstoï-Yourt, à Ourous-Martan et dans le District Nadtéretchny, qui correspondent en même temps aux fiefs de l’opposition anti-Doudaëv entre 1992 et 1995.
Sur le plan social, on peut constater que les adeptes naqshbandis sont souvent des intellectuels, dits « arabistes » parce qu’ils connaissaient l’arabe, et qu’ils appartiennent majoritairement à l’élite clanique de la société tchétchène, tandis que les Qadiris sont surtout issus de la campagne. La prière silencieuse des Naqshbandis implique une soummission plus longue et un effort spirituel plus fort que les danses et chants des Qadiris. Typique de l’aristocratie tchétchène, la famille tchétchène d’Arsanov, très impliquée dans le partage du pouvoir en Tchétchénie en automne 1991, appartient aux Naqshbandis.
Il existe certes une opposition entre ces deux confréries en Tchétchénie, opposition qui recoupe les rivalités claniques. Au cours de l’histoire, les adeptes des deux confréries ont souvent suivi des orientations différentes. Par exemple, la Naqshbandiya fut la base spirituelle de l’imamat Chamil, tandis que la Qadiriya s’opposait alors à la lutte armée contre les Russes. A l’époque soviétique, les confréries prirent aussi des positions opposées. Les Naqshbandis participèrent massivement à une révolte contre les bolcheviques dans les années 1920 – 1921, tandis que les Qadiris collaborent activement avec les communistes. Les premiers dirigeants tchétchènes, ralliés à l’appareil soviétique, étaient qadiris. Mais à partir de 1928, les Qadiris ont été réprimés à l’instar de leurs confrères naqshbandis. Dans le cadre de la lutte antireligieuse, les confréries devinrent des organisations clandestines dont l’activité devait être tenue secrète par leurs membres.
Actuellement, il est difficile de distinguer une réelle opposition entre les deux confréries religieuses. Pourtant, tous les clans soutenant Doudaëv sont qadiris, alors que ses opposants les plus influents sont naqshbandis. Ainsi, en 1991, Eltsine a choisi, par exemple, comme représentant personnel en Tchétchénie Akhmed Arsanov, soutenu par les membres de la confrérie religieuse du sheikh Deni Arsanov. Ils ont créé une coalition avec les membres du Conseil Provisoire (ce qui restait du Soviet suprême de la Tchétchénie-Ingouchie, dissous par Doudaëv) et de l’Association de l’intelligentsia. En réponse, le Conseil des Anciens de la Tchétchénie, formé majoritairement par des membres de la wird kadirie de Vis-Khadji Zaguiev, a déclaré que les Naqshbands était un « guêpier du KGB ». Mais ces prises de position présentent des contradictions historiques. Normalement, Chamil était un leader spirituel naqshbandi et, selon Bennigsen, le sheikh Deni Arsanov « mena pendant des années des incursions contre les colonies des cosaques du Térek » et fut finalement tué par ces derniers. Cependant, après avoir été partisans de la voie pacifique au XIXème siècle, collaborant avec les bolcheviks dans les années 1920, les Qadiris constituaient l’entourage de l’indépendantiste Doudaëv et forment la majeure partie des résistants tchétchènes actuels. Par exemple, le conseiller de Doudaëv concernant les questions religieuses (jusqu’à sa mort en 1996), était un certain Magomed-Khadji Dolkaëv, dignitaire kadire, bien qu’il était descendant direct du cheikh Mansour, adepte de la Naqshbandiya.
Ce revirement idéologique peut s’expliquer par le profil social des adeptes soufis des deux confréries. Les Naqshbandis, plus influents et plus intellectuels, ont formé l’élite tchétchène et la diaspora intellectuelle et commerciale de Moscou. Plus puissants, ils ont réussi à établir un dialogue privilégié avec Moscou. Les Qadiris, plus « simples », ont, quant à eux, servi de base à la révolution tchétchène. Mais, longtemps écartés du pouvoir, ils ont résisté avec acharnement à la poussée russe et aux factions tchétchènes prorusses, après avoir pris Grozny. Cependant, la rivalité des deux confréries s’inscrit dans une lutte inter clanique. Les confréries servent plus souvent de couvertures idéologiques pour certains clans, et peuvent permettre d’accélérer la mobilisation des adeptes.
L’indépendantisme.
Prémisses de l’indépendantisme.
On ne peut pas dater l’apparition de tendances indépendantistes tchétchènes à partir de la perestroïka, parce que ces tendances n’ont jamais complètement disparues. Certains caucasologues affirment que la révolte tchétchène n’a pas été vraiment matée par Moscou. Les chroniques des événements politiques ne citent que les épisodes violents: la résistance du cheikh Mansour, la guerre caucasienne avec Chamil, la révolte de 1877-1878, les conflits ethniques de la guerre civile, les guérillas entre 1940 et 1942, les émeutes de Grozny de 1971 et l’épopée indépendantiste après 1991. La résistance aux Russes s’est poursuivie tout au long de la domination russe du Caucase. Les Tchétchènes ont toujours vécu dans leur univers, professant une idéologie particulière, fondée sur les clans et les confréries religieuses. La Tchétchénie est demeurée fort différente des autres républiques du Nord du Caucase. Les rapports entre les nouveaux arrivants russes et les Tchétchènes n’ont jamais été bons. Il faut rappeler que le poste de premier secrétaire du comité régional tchétchène fut occupé par un Russe après le retour des Tchétchènes. Il fallut attendre l’époque de la perestroïka pour que le premier Tchétchène fût nommé à ce poste. Cependant, on réussissait généralement à éviter les affrontements ouverts. Après 1959, les Russes ont commencé à quitter toutes les régions autonomes du Nord-Caucase pour s’installer plus au Nord dans les « régions russes ». Ainsi, si les Russes constituaient, en 1970, 37,2% de la population totale de la Kabardino-Balkarie, leur part s’est réduite jusqu’à 35,1%, en 1979, et jusqu’à 32,0%, en 1989. Il s’agissait là d’une tendance générale, bien qu’en Tchétchénie l’émigration russe ait été une des plus massives.
Trois facteurs ont fortement influencé l’apparition et la radicalisation du mouvement ethnopolitique tchétchène, et ensuite le déclenchement des hostilités, à l’origine de l’arrivée du général Djokhar Doudaëv au pouvoir.
Tout d’abord, il existait des problèmes écologiques, liés à l’exploration démesurée des richesses naturelles de la République, surtout du pétrole, qui ont débouché sur la détérioration du paysage tchétchène, alors que la nature faisait toujours partie importante de l’identité tchétchène. Les problèmes de pollution étaient particulièrement graves dans les banlieues industrielles de Grozny (située dans une cuvette et favorisant l’accumulation de la pollution aérienne), dominées par la transformation du pétrole, et à Goudermès, où, à la fin des années 1980, un projet de la production d’une composante biochimique mobilisa l’intelligentsia de toute la République.
Ensuite, les leaders du mouvement nationaliste tchétchène ont été également inspirés par l’exemple de la Géorgie, qui a réussi à se débarrasser, de la domination de Moscou en 1989. Rappelons qu’une grève de la faim, accompagnée d’une série de manifestations à Tbilissi, se déroula en avril 1989. Le 9 avril 1989, la foule, réunie sur la place centrale de la capitale géorgienne fut dispersée par les soldats de l’Armée Soviétique. 21 personnes furent tuées, ce qui provoqua une vague du nationalisme. Les 17-18 novembre 1989, une session du Soviet Suprême géorgien désapprouva l’infraction, par la Russie soviétique, du traité avec la Géorgie du 7 mai 1920, qui annexa cette dernière en février 1921. En octobre 1990, le bloc politique « La table ronde » de Zviad Gamsakhourdia remporta les élections législatives, et, en décembre de la même année, les Géorgiens déclenchèrent le blocus de l’Ossétie du Sud. L’apparition d’une République, limitrophe de la Tchétchénie et indépendante de Moscou, promettait un éventuel soutien dans la lutte contre l’adversaire commun, ce qui allait se produire en 1991, lorsque Djokhar Doudaëv et Zviad Gamsakhourdia établirent d’étroites relations.
Le troisième facteur qui favorisa le mouvement politique tchétchène fut la guerre du Golfe et la solidarité avec l’Iraq, dont les musulmans du Nord-Caucase, surtout ceux du Daghestan et de la Tchétchénie-Ingouchie, témoignèrent lors d’une série de manifestations, fin 1990, à Makhatchkala et à Grozny. En Tchétchénie-Ingouchie, par exemple, un Comité du mouvement pour la défense de l’Iraq fut créé en décembre 1990. Il organisa de grandes manifestations de protestations, des marches, des collectes d’argent et de médicaments, mais aussi l’enroulement de volontaires souhaitant partir pour Iraq. Certaines sources locales prétendent qu’un « corps de 25 000 volontaires » fut formé pour partir combattre aux côtés des Iraquiens. Le président du comité, Abdoul Aliev, parallèlement un des leaders du Parti Démocrate Vaïnakh, mouvement politique tchétchène nationaliste et conservateur, organisa une manifestation à Grozny, début février 1991, avec les slogans: « Bas les mains devant l’Iraq! » et « Iraq, le peuple de la Tchétchénie-Ingouchie est avec toi! » Au même moment, des tracts étaient diffusés dans le Territoire de Stavropol, dans lesquels on demandait aux Cosaques du Térek de quitter la Tchétchénie-Ingouchie, le Daghestan et tout le Nord-Caucase sous trois mois, en faisant référence au président Saddam Hussein : « Notre jeune tigre, Hussein iraquien, on pouvait lire dans le tract, s’est dressé et a dégourdi ses muscles. Il lancera un appel et nous, croyants musulmans, le suivront. Nous constituons une majorité absolue sur terre, et il n’existe aucune force qui pourra nous arrêter ».
La révolution tchétchène de 1991.
A partir de la fin des années 1980, les Verts entrent dans la vie politique tchétchène par une série d’actions visant à empêcher la construction d’une nouvelle usine biochimique à la ville de Goudermès. Parallèlement, de nombreuses réunions de teïpes se tiennent partout en Tchétchénie. Lors de ces réunions, chaque teïpe élisait un chef clanique, créant les caisses noires pour financer les activités claniques et formant les milices. C’est à cette époque que les caches d’armes, apparues lors de la deuxième guerre mondiale, ont été ouvertes, les armes en grand nombre commencent à circuler en Tchétchénie. Plusieurs mouvements politiques tchétchènes se sont réunis dans le cadre d’un Congrès National du Peuple Tchétchène, (CNPTch), dont la première session a été organisée en novembre 1990. Un major-général de l’aviation soviétique et commandant d’une escadrille de bombardiers en Estonie, Djokhar
Doudaëv, est élu président du comité exécutif du congrès. Doudaëv démissionne au début de 1991, et rentre en Tchétchénie, où il transforme le congrès dans une puissante organisation politique, financée par Yaragui Mamodaëv, directeur de la société républicaine du bâtiment. Plusieurs tendances politiques sont présentes dans le comité exécutif du congrès: les Verts, les islamistes, les démocrates, les traditionnalistes et les radicaux. Lors de la seconde session du CNPTch, au début juin 1991, les radicaux prennent le dessus, alors que les démocrates et les traditionnalistes quittent le congrès, en accusant Doudaëv de provoquer une guerre civile. Le CNPTch proclame la création d’une République tchétchène Nokhtchi-Tcho, ne faisant partie ni de l’URSS, ni de la Fédération de Russie.
Parallèlement, dans la vie politique tchétchène deux hommes politiques s’opposent: Dokou Zavgaëv, chef local du PCUS et président du parlement républicain, et Rouslan Khasboulatov, Tchétchène moscovite, proche de Boris Eltsine et vice-président du parlement russe. Après l’élection en juin 1991 de Boris Eltsine à la présidence de la Fédération de Russie, Khasboulatov devient président du parlement russe. Naturellement, il essaie de toutes les forces de remplacer Zavgaëv par son homme, cependant Dokou Zavgaëv résiste. Il a placé dans toute la République les hommes de son teïpe dans les postes clef, en usurpant le pouvoir en Tchétchnénie-Ingouchie.
Si les Tchétchènes commencent de plus en plus à revendiquer l’indépendance, les Ingouches, qui disputent avec les Ossètes le District Prigorodny, ne souhaitent pas quitter la Fédération de Russie. La scission de la Tchétchénie-Ingouchie devient inévitable. Les 19-21 août 1991, une tentative de coup d’Etat a été entreprise à Moscou, visant à destituer le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev. Une foule, dirigée par les militants du CNPTch, envahit la place centrale de Grozny. Le dirigeant de la République, Dokou Zavgaëv, a temporisé avant de condamner les putschistes, jusqu’à ce que leur échec soit évident. Le 22 août, les leaders du CNPTch la démission du parlement Tchétchéno-ingouche et de son président Dokou Zavgaëv en raison de leur soutien présumé aux putschiste. Les militants du congrès se sont emparés de la télévision républicaine, à laquelle le général Doudaëv s’est adressé aux habitants de la République, en expliquant les demandes de l’opposition. Le 25 août, une session extraordinaire du parlement tchétchéno-ingouche s’est tenu à Grozny. Après avoir écouté le général Doudaëv, les députés ont rejeté les revendications du CNPTch, en demandant d’arrêter les émeutes. Le 26 août, une délégation du parlement russe se rend à Grozny, dont les membres préviennent Zavgaëv que la crise politique en Tchétchénie ne devrait pas être résolue par force. Dans les jours suivants, le présidium du parlement tchétchéno-ingouche démissionne, alors que Zavgaëv et ses adjoints restent à leurs postes. Une tentative de pourparlers entre le parlement républicain et l’opposition s’est soldée par un échec. Les députés rejettent à nouveau les demandes du CNPTch, en qualifiant les agissements des radicaux tchétchènes d’anti-constitutionnels. Le 31 août, le président par intérim du parlement russe, Rouslan Khasboulatov se rend à Grozny, alors que les agitations ont embrasé la ville: manifestations, grèves, barricades en feu, bus renversés. Les 1-2 septembre, la troisième session du CNPTch déclare que le parlement de la République est destitué, son conseil exécutif assume tout le pouvoir sur tout le territoire de la Tchétchénie-Ingouchie. Le 3 septembre, le parlement tchétchéno-ingouche introduit l’état d’urgence sur le territoire de la République, mais la police et les militaires, se trouvant en Tchétchénie-Ingouchie, déclarent leur neutralité dans le conflit. Les militants du CNPTch contrôlent Grozny et la plupart de districts de la République. Des barricades apparaissent sur les rues de Grozny. Les 4-5 septembre, le parlement de la République et le CNPTch s’opposent, en tentant d’attirer de leur côté des populations rurales. Le 6 septembre, Dokou Zavgaëv tient une réunion avec les députés, les maires et les chefs d’entreprise de la République dans le bâtiment du centre politique. Zavgaëv déclare qu’il restera à son poste. La garde nationale du CNPTch s’empare du bâtiment, en interrompant la réunion, alors que la police, qui le gardait, ne s’interpose pas. Plusieurs personnes ont été blessées ou molestées lors de l’assaut, alors que le chef du PCUS de Grozny, Vitali Koutsenko, s’est fait défénestré. Les gardes nationaux ont forcé Zavgaëv à signer sa démission. Le comité exécutif du CNPTch annonce dans les journaux que le parlement tchétchéno-ingouche et son président ont démissionné. Un comité provisoire, sous la direction de Yaragui Mamodaëv, est créé pour remplacer le pouvoir exécutif. Le CNPTch contrôle les bâtiments administratifs, la télévision et la radio de la République, alors que la mobilisation sur la place centrale de Grozny dure depuis trois semaines. Le 6 septembre, certaines entreprises de la République ont commencé la campagne présidentielle, en proposant la candidature de Salambek Khadjiev, député du parlement soviétique et ancien minsitre du pétrole de l’URSS. Le 7 septembre, plusieurs partis de l’opposition, ayant soutenu Djokhar Doudaëv, condamnent la dissolution forcée du parlement de la République, en accusant le président du comité exécutif du CNPTch d’avoir usurpé le pouvoir. Le 10 septembre, le général Doudaëv déclare que l’objectif du CNPTch est la création d’un Etat démocratique et indépendant. Le 11 septembre, réfugié dans un volage de montagne, Dokou Zavgaëv s’adresse à la radio aux habitants de la République, en affirmant qu’il contrôle la situation en Tchétchénie-Ingouchie. Le président du parlement russe, Rouslan Khasboulatov, adresse un télégramme au comité exécutif du CNPTch, en exprimant sa satisfaction à l’occasion de la démission de Zavgaëv. Le 12 septembre, les pourparlers commencent entre une délégation du gouvernement russe et le comité exécutif du CNPTch. Ces négociations ne donnent aucun résultat concret. L’enroulement se poursuit à la garde nationale, qui comptent déjà plusieurs milliers de membres. Le comité exécutif forme le service des douanes, dont les employés s’installent à l’aéroport et sur les frontières de la République. Le président du parlement russe, Rouslan Khasboulatov, arrive à Grozny. Il demande la démission de tous les députés de la Tchétchénie-Ingouchie, qui selon lui sont « embourbés dans le vol, la corruption et la concussion. » A la télévision locale, Khasboulatov déclare qu’il n’est plus possible supporter « une telle situation », en affirmant que le peuple leur demande de prendre « les mesures efficaces ». Cependant, l’opposition anti-Doudaëv s’organise autour du Mouvement des Réformes Démocratiques, MRD, rassemblant l’Association de l’Intelligentsia, le mouvement « Concorde civile » et le Club Social-Démocrate. Salambek Khadjiev est élu président du MRD. Le MRD annonce que la Tchétchénie est menacée par l’instauration d’une dictature dans le style de Zviad Gamsakhourdia. Selon le MRD, cette dictature peut être imposée par les groupes de pression, issus de l’économie de l’ombre. Le 15 septembre, en absence de Dokou Zvagaëv et de son premier adjoint A.Petrenko, la dernière session du parlement de la Tchétchénie-Ingouchie se tient à Grozny. Le bâtiment, où se déroule la session, est encerclé par la garde nationale. Sous la pression de Rouslan Khasboulatov, les députés votent la démission du président du parlement, Dokou Zavgaëv, et l’autodissolution du parlement. Les élections législatives sont fixées pour le 17 novembre 1991. Un organe provisoire du pouvoir est formé : le Conseil Suprême Provisoire, CSP, composé de 32 députés, principalement appartenant à l’opposition anti-Zavgaëv. En même temps, les députés ingouches se réunissent à Nazran et proclament la création d’une République ingouche, faisant partie de la Fédération de Russie. Le 17 septembre, le mouvement républicain des Verts annonce son désaccord avec la polititque du CNPTch, le leader des Verts, R. Goïtémirov quitte le comité exécutif du CNPTch. Le 18 septembre, le nombre de membres du CSP est réduit jusqu’à 13 personnes. Le vice-président du comité exécutif du CNPTch, Khousseïn Akhmadov devient sont président, alors que l’homme de confiance de Rouslan Khasboulatov, Youri Tcherny, est élu son adjoint. Le CSP annonce qu’en plus des élections législatives, il prépare également les élections présidentielles . Le 25 septembre, l’opposition anti-Doudaëv, réunie dans un block « Table ronde », demande au CNPTch de ne pas usurper le pouvoir, libérer la télévision et la radio et dissoudre des formations armées. Cinq membres du CSP, dirigé par Youri Tcherny, désapprouve l’usurpation du pouvoir par le comité exécutif du CNPTch. Le 26 septembre, Rouslan Khasboulatov envoie un télégramme, en prevenant que si le pouvoir est usurpé par des « organisations informelles » (CNPTch), les resultats des élections ne seront pas reconnus. Le 27 septembre, trois membres ingouches quittent le CSP, en raison de la proclamation de la République ingouche. Neuf membres restent dans le CSP: 4 sous la direction de Khousseïn Akhmadov (CNPTch) et 5 sous la direction de Youri Tcherny (homme de Khasboulatov). Le 1er octobre, 4 membres du CSP, sous la direction d’Akhmadov, publie plusieurs actes législatifs au nom du CSP, y compris celui sur la séparation de la Tchétchénie-Ingouchie en deux républiques. Youri Tcherny déclare que les actes, rendus publics par Akhmadov, n’ont pas de force juridique, puisqu’ils n’ont pas été votés par la majorité de membres du CSP. Le 2 octobre, Khousseïn Akhmadov dément la déclaration de Tcherny et affirme que tous les actes, y compris celui sur les élections présidentielles, ont été adoptés légalement. En même temps, le bloc de l’opposition anti-Doudaëv « Table ronde » tient une réunion à Grozny, avec la participation des leaders syndicalistes et de l’adjoint du président du CSP Youri Tcherny. A nouveau, l’opposition condamne la prise illégale du pouvoir par le CNPTch et demande de dissoudre la garde nationale, de cesser le blocus de la radio et de la télévision républicaine et d’annuler la tenue des élections présidentielles tchétchènes, prévues pour le 19 octobre. Le 5 octobre, sept sur neuf membres du CSP se réunissent avec les représentants du parlement de la République et les leaders syndicalistes à la Maison des Syndicats à Grozny. Ils décident d’annuler les actes, adoptés par Akhmadov, et de relever ce dernier des fonctions du président du CSP. 7 membres du CSP demandent au ministre de l’intérieur de la République d’assurer la protection du CSP et de désarmer la garde nationale du CNPTch. La garde nationale prend d’assaut la Maison des Syndicats, 7 membres du CSP prennent la fuite. Le même jour la garde nationale s’empare du siège républicain du KGB. Pendant l’assaut, un agent du KGB est tué . Le 6 octobre, le comité exécutif du CNPTch fait dissoudre le CSP pour « les agissements suvbersifs et les provocations ». Le général Doudaëv déclare que des membres du CSP sont entrés en complot avec le KGB, ayant pour le but d’entreprendre un coup d’Etat dans la République. Le CSP continue fonctionner en clandestinité. Une délégation du gouvernement russe, sous la direction du vice-président russe, Alexandre Routskoï, se rend à Grozny. Elle rencontre toutes les parties en conflit: les membres du comité exécutif du CNPTch, les membres du CSP et les représentants de l’opposition anti-Doudaëv. La visite de Routskoï s’achève sans aucun résultat. Le 7 octobre, le CSP recommence ses activités à Grozny dans son ancienne composition de 37 membres. Il demande la population de boycotter les élections présidentielles annoncées par le comité exécutif du CNPTch et annonce ses élections présidentielles, prévues pour le 17 novembre. Les 7-8 octobre, la garde nationale du CNPTch s’empare pendant la nuit du siège du CSP à Grozny. Le 9 octobre, le vice-président russe Alexandre Routskoï fait un rapport très négatif devant le parlement russe sur les agissements du CNPTch: saccage des bâtiments administratifs, prise d’otage de responsables, attitude agressive de la garde nationale. Les députés reconnaissent le CSP comme le seul organe du pouvoir légitime en Tchétchénie-Ingouchie et invite le CSP de prendre « toutes les mesures nécessaires pour stabiliser la situation. Le parlement russe donne un délai de 24 heures aux formations armées pour rendre leurs armes. Le comité exécutif considère le décret du parlement russe cette « ingérence grossière et provocatrice dans les affaires de la République tchétchène » comme « la déclaration de guerre ». Routskoï propose à Doudaëv et au CNPTch de participer aux élections sous l’égide du CSP, s’ils se soumettent à l’ultimatum. Le général Doudaëv rejette l’offre, en déclarant: « Nos droits, nous les tenons de notre peuple ». Le CNPTch proclame une mobilisation générale de tous les hommes de 15 à 55 ans, en déclarant tous les décrets du CSP illégaux. Le bureau du procureur général de la Tchétchénie-Ingouchie est pris d’assaut par des gardes nationaux, alors que le président du Parti Démocrate Vaïnakh, Zélimkhan Yandarbiev, a proclamé le djihad, guerre sainte contre les infidèles, en appelant aux armes ses partisans. Le 10 octobre, deux manifestations se déroulent à Grozny: celle du CNPTch, anti-Moscou, et celle de l’opposition anti-Doudaëv. Dans les zones rurales, des milices locales s’organisent. Le 13 octobre, la télévision russe annonce que le comité exécutif du CNPTch a condamné à mort in absentia Rouslan Khasboulatov et Alexandre Routskoï, information démentie par le côté tchétchène. Une nouvelle délégation de Moscou se rend à Grozny. Les leaders du CNPTch acceptent annuler la mobilisation générale, si le parlement russe annule à son tour l’ultimatum. Le comité exécutif du CNPTch confirme la tenue des élections présidentielles et législatives républicaines le 27 octobre. Il annonce que pour le moment la question de la séparation de la Fédération de Russie ou de l’Union Soviétique sera resolue après les élections au cours d’un référendum. En même temps, les représentants du comité exécutif du CNPTch, du CSP et de la manifestation des forces démocrates à Grozny formen un « Comité d’Etat de la Concorde Nationale ». Le CSP et les forces démocrates (opposition anti-Doudaëv), insistent sur la remise à plus tard des élections présidentielles du 27 octobre et sur la conservation de la Tchétchénie-Ingouchie. Le 19 octobre, le président russe Boris Eltsine adresse un ultimatum au CNPTch. Le général Doudaëv annonce que la pression de force de la part d’Eltsine ne peut pas être acceptée par un peuple « qui lutte pour sa liberté. » Le 26 octobre, Djokhar Doudaëv dit dans un entretien à l’agence AP qu’une fois élu président de la Tchétchénie-Ingouchie, il étudiera la question sur « la possibilité de mener une guerre contre la Russie » . Le 27 octobre, sous l’égide du CNPTch, les élections présidentielles se déroulent en Tchétchénie-Ingouchie. Elles sont boycottées par les districts ingouches et cosaques de la République. Le CSP previent que ces élections n’ont aucune valeur juridique. L’opposition déclare que seulement 30% d’électeurs ont participé au scrutin du 27 octobre. Elu président de la Tchétchénie, Djokhar Doudaëv annonce que les élections tchétchènes, présidentielles et législatives, du 27 octobre, étaient un couronnement logique de la voie de la Tchétchénie vers l’indépendance. Le 29 octobre le CSP et l’opposition anti-Doudaëv commence à former des milices populaires en contrepoids de la garde nationale de Doudaëv. Le CSP commence une campagne électorale pour les législatives, fixées au 17 novembre. En même temps, Rouslan Khasboulatov est élu président du parlement russe, dont le poste il occupait par intérim depuis l’élection de Boris Eltsine président de la Fédération de Russie en juin 1991. Le 3 novembre, l’Abkhazie, le Daghestan, la Kabardino-Balkarie et le président géorgien Zviad Gamsakhourdia déclarent leur soutien au président Doudaëv. Le 8 novembre, Boris Eltsine introduit l’état d’urgence en Tchétchénie-Ingouchie, en donnant l’ordre de la confiscation des armes blanches et armes à feu, se trouvant en possession de la population. Le président Doudaëv décrète l’état de guerre et affirme être investi de « pouvoirs d’exception ». Il previent Moscou sur la possibilité « d’actes terroristes, y compris d’attentats contre les centrales nucléaires ». Doudaëv déclare à l’AFP que Moscou est décrétée « zone sinistrée », en rajoutant que « tout le Caucase va se dresser [contre l’agresseur] ». Des avions transportant des troupes aterrisent à Khankala, aérodrome militaire de Grozny. Le lendemain, la garde nationale du CNPTch bloque l’aérodrome de Khankala, alors que des dizaines de milliers de manifestants se réunissent dans le centre de Grozny, protestant contre l’introduction de troupes. Sans utiliser les armes, les soldats russes sont transportés, sous le convoi de la garde nationale, de Khankala à Vladikavkaz, en Ossétie du Nord. Le 11 novembre, le parlement russe annule le décret du président Eltsine sur l’introduction de l’état d’urgence en Tchétchénie-Ingouchie.
Les résultats de la révolution tchétchène sont l’arrivée du général Djokhar Doudaëv et du CNPTch, dominé par les radicaux, au pouvoir en Tchétchénie, la scission de la Tchétchénie-Ingouchie, la création de plusieurs formations armées (garde nationale du CNPTch, milices de l’opposition anti-Doudaëv), l’échec d’une transition démocratique et affaiblissement de l’opposition au régime de Doudaëv suite à l’intervention russe. La réussite des radicaux en général et de Djokhar Doudaëv en Tchétchénie s’explique par la superposition de plusieurs facteurs: tout d’abord par la faiblesse du président Eltsine, qui combat sur deux fronts en même temps contre le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev et le tandem Routskoï-Khasboulatov, puis par la neutralité de l’armée soviétique, qui n’est pas encore devenue l’armée russe, en suite par la radicalisation d’autres minorités musulmanes, au Tatarstan, par exemple, et par l’intervention de Gorbatchev qui s’est opposé personnellement à l’usage de force à Grozny. Rappelons qu’il était encore au pouvoir pendant la révolution tchétchène.
La crise tchétchéno-ingouche.
La séparation de l’Ingouchie de la Tchétchénie a provoqué un conflit territorial grave qui a failli provoquer un affrontement armé entre les Ingouches et les Tchétchènes. La raison principale de cette crise réside dans l’absence d’une frontière définie entre les districts ingouches et la Tchétchénie.
La crise commence le 5 janvier 1992, quand le président tchétchène propose sa solution du problème ingouche: création d’une République vaïnakhe, tout en promettant aux Ingouches d’engager les pourparlers avec l’Ossétie du Nord sur les terres ingouches du District Prigorodny, que les Ossètes n’ont pas restituées à la Tchétchénie-Ingouchie en 1957. Le ledemain, le parlement tchétchène définit les frontières entre l’Ingouchie et la Tchétchénie, en incluant à cette dernière le District Sounjenski, avec la population mixte ingouche et tchétchène . Les mouvements ethnopolitiques ingouiches se prononcent contre le rattachement du Sounjenski à la Tchétchénie, des manifestations ingouches s’organisent. Le 10 janvier, une campagne de désobéissance civique commence en Ingouchie. Doudaëv instaure l’administration présidentielle directe dans le Sounjenski. Les Tchétchènes du Sounjenski, partisans du CNPTch, forment un comité provisoire d’administration du district. Le 12 janvier, la tension monte dans le District Sounjenski, lorsque les Ingouches, majoritaires dans ce district, organisent une manifestation pour protester contre la résolution du parlement tchétchène sur la frontière tchétchéno-ingouche. Les Ingouches bloquent les routes dans le Sounjenski et créent une garde nationale. Les districts Sounjenski, de Nazran et de Malgobek déclarent l’introduction de l’état d’urgence. Le 13 janvier, les négociations commencent à Grozny entre les représentants ingouches et les parlementaires tchétchènes. Cependant, à la sortie des négociations la délégation ingouche est arrêtée par la garde nationale du CNPTch. Grâce à l’intervention personnelle de Doudaëv, les membres de la délégation sont relâchés. Le 14 janvier, la section ingouche de l’autoroute Grozny – Vladikavkaz est bloquée par les Ingouches. Les parlementaires tchétchènes insistent sur les fait que les frontières sont définies et qu’ils ne reviennent plus sur cette question. Un accrochage a lieu à Troïtskaïa entre les Ingouches et les Tchétchènes. Le conseil des anciens tchétchènes appelle à la vengeance. Début février, des élections se déroulent dans la partie tchétchène du Sounjenski, un organe d’autoadministration est créé. Il décide rattacher la zone tchétchène du Sounjenski à la République tchétchène. Le 13 février, le président Doudaëv met son veto sur la résolution parlementaire sur les frontières entre la Tchétchénie et l’Ingouchie. La situation en Ingouchie redevient normale.
Quelques mois après la tentative d’intervention militaire russe en Tchétchénie, Doudaëv traite une minorité ethnique de la même façon que Moscou l’a traité, en recourant au diktat et à l’usage de force. Ces méthodes seront utilisées maintes fois par le président tchétchène dans ses affrontements avec l’opposition en 1992 – 1994. Une pseudo-République démocratique s’est transforme progressivement dans une dictature personnelle du type latino-américain.
La lutte pour le pétrole et les affrontements avec l’opposition.
En 1992 – 1993, une lutte pour le pétrole opposa entre d’un côté, le président Djokhar Doudaëv, le ministre tchétchène du pétrole Soultan Albakov, et le ministre tchétchène de sécurité d’Etat, Soultan Guéliskhanov, tous appartenant au teïpe Yalkhoroï, et de l’autre le chef du gouvernement tchétchène Yaragui Mamodaëv et le maire de Grozny Beslan Gantémirov, tous les deux du teïpe Tchonkhoï. Dans le même temps, les doudaëviens s’opposaient aux membres du teïpe Nijaloï de l’ancien président du parlement tchétchéno-ingouche Zavgaëv, basés dans le District Nadtéretchny et dirigés par son maire Oumar Avtourkhanov. Le conflit pour le partage des bénéfices pétroliers conduit à la réunification des membres des deux teïpes, opposés à Doudaëv, Nijaloï et Yalkhoroï. Durant l’été 1994, ils étaient rejoints par l’ancien président du parlement russe et son teïpe Tchonkhoï. Pendant l’été – automne 1994, les affrontements sporadiques entre Doudaëv et l’opposition tchétchène se multiplient et se transforment graduellement dans une guerre civile. L’opposition fait l’appel à Moscou qui intensifie son aide militaire. Impliquée dans le conflit, en décembre 1994, les troupes fédérales sont introduites en Tchétchénie.
La guerre de 1994-1996.
L’armée russe est devenue rapidement victime de son poids. Cette machine de guerre, équipée d’un grand nombre de blindés et organisée en vue d’une éventuelle bataille en Allemagne, n’est pas été adaptée aux combats de rue. Les forces russes ont rencontré une résistance très organisée à Grozny. Cinq assauts de la capitale tchétchène se sont soldés par un échec. Des milliers de jeunes recrues russes sont mortes pendant les premières semaines de l’affrontement. Cependant, dès le début 1995, l’armée russe se ressaisit. Les troupes d’élite sont dépêchées en Tchétchénie qui progressent rapidement dans la ville, en s’emparant du palais présidentiel tchétchène le 19 janvier 1995. Rappelons que l’intervention des groupes d’assaut de parachutistes du général Babitchev et les commandos de forces spéciales du GRU ont commencé à intervenir, en appliquant la tactique de Stalingrad, seulement à partir du 6 janvier 1995. Pour limiter au minimum les pertes, les troupes fédérales recourent à l’usage démesuré de l’artillerie lourde, causant de nombreuses morts parmi les civils.
La réussite de Doudaëv dans la bataille de Grozny, qui s’est terminée le 8 février 1995, après l’évacuation du QG doudaëvien de la ville, s’explique par plusieurs facteurs. Premièrement, en attendant une intervention militaire russe, le général Doudaëv, militaire de métier, a constitué une mini-armée professionnelle de plusieurs milliers de combattants, basée sur la garde nationale et les bataillons abkhazes. Ces unités ont eu une expérience lors des affrontements avec l’opposition anti-Doudaëv en 1993-1994. Deuxièmement, Doudaëv a réussi à constituer les stocks d’armes et munitions renouvelables, grâce au pont aérien qu’il a organisé entre l’Azerbaïdjan et la Tchétchénie. Les anciennes armes soviétiques arrivaient en Azerbaïdjan en provenance du Pakistan, qui disposait d’un stock d’armes important après la guerre d’Afghanistan, et de la Turquie, qui a acquis les armes soviétiques à la RDA au début des années 1990. En 1994, la compagnie aérienne tchétchène Stigle a fait enregistrer deux avions TU-134 à l’aéroport de Khartoum, au Soudan. Ces avions ont multiplié leurs vols entre Bakou et Khartoum, la veille de l’intervention russe en Tchétchénie. Ils serviront pour le transport d’armes en 1994-1995. Troisièmement, le président tchétchène a eu recours aux mercenaires, en provenance des pays baltes, d’Ukraine, de pays arabes et d’Afghanistan. Fin septembre -début octobre 1994, les émissaires tchétchènes se sont rendus au QG de Gulbudin Hekmatyar, leader du mouvement islamiste afgan Hezb I-islami. Hekmatyar les assura qu’un détachement de mudjahedin serait envoyé en Tchétchénie. Le journal chypriote Eleftimia a précisé qu’une grande partie de combattants afghans devait être transférée de la zone du conflit du Nagorny Karabakh, où ils se trouvaient depuis 1993. Le 29 décembre 1994, le ministre russe de la défense expliquait le professionnalisme des combattants tchétchènes par la présence dans leurs rangs de nombreux mercenaires, venus de l’Afghanistan et du Pakistan. Le 5 janvier 1995, les sources officielles russes indiquaient que quelques 300 mudjahedin afghans combattaient aux côtés de Tchétchènes. Le 13 janvier 1995, les journalistes de Segodnia indiquaient que les milices tchétchènes étaient dispersées aux approches de Grozny dans les premiers jours du combat, alors qu’à l’intérieur de la ville, les militaires russes ont rencontré des professionnels entrainés d’origines diverses (mercenaires afghans, lituaniens, ukrainiens et même russes).
Après les regroupements de forces consécutif à la bataille de Grozny, les troupes fédérales reprennent l’offensive et s’emparent d’Argoun (le 23 mars 1995), de Goudermès (le 30 mars 1995) , de Chali (le 31 mars 1995) , Samachki (le 9 avril 1995) , Védéno (le 4 juin 1995) , de Chatoï et de Nojaï-Yourt (le 13 juin 1995) .
Cependant, une prise d’otages spectaculaire à l’hôpital de Boudionnovsk, effectuée par un commando tchétchène de Chamil Bassaëv, les 14-20 juin 1995, fait arrêter la marche victorieuse des troupes russes. Les négociations russo-tchétchènes commencent alors à Grozny, qui débouchent sur la signature d’un accord de paix le 30 juillet 1995 entre les rebelles et les commandements russe. L’accord prévoyait un cessez-le-feu et un échange de tous les prisonniers de guerre, ainsi que l’évacuation de la grande partie de troupes en échange du désarmement des combattants tchétchènes. Deux brigades de troupes fédérales devaient rester en Tchétchénie.
Les actions à grande échelle n’ont pas repris, pourtant des accrochages sporadiques se poursuivaient avec une intensité variable. Les pourparlers continuaient sans pouvoir déboucher sur un accord sur les questions politiques. Les indépendantistes tchétchènes insistaient sur la séparation de leur République, inacceptable pour Moscou. Le 10 septembre 1995, l’armée russe a commencé à évacuer ses unités de la Tchétchénie. La situation se dégrade le 19 septembre, suite à la déclaration de délégation russe sur le désarmement forcé des indépendantistes, s’ils ne le font pas de leur propre gré . Le 20 septembre, la dégringolade continue après l’attentat à la bombe manqué, visant le représentant de Boris Eltsine en Tchétchénie, Oleg Lobov . La crise s’approfondit lorsque, le 6 octobre, un attentat à la bombe blesse grièvement le commandant des troupes fédérales en Tchétchénie, le général Anatoli Romanov, en le plongeant en coma profond. Le 9 octobre, Moscou interrompe les pourparlers à Grozny .
Le 1er novembre, l’ancien président du parlement tchétchéno-ingouche, Dokou Zavgaëv, revient en Tchétchénie, en qualité du chef du gouvernement tchétchène pro-Moscou . Le 20 novembre, un attentat à la bombe faillit tuer Zavgaëv. En décembre 1995, Dokou Zavgaëv est élu président de la République tchétchène, lors des élections, boycottées cependant par les indépendantistes.
Le 14 décembre 1995, un chef de guerre, beau-fils de Doudaëv, Salman Radouëv avec ses hommes s’empare de Goudermès . Seulement le 24 décembre, les rebelles ont été délogés de la ville, en y laissant 267 combattants tchétchènes morts. Le 9 janvier 1996, le commando de Radouëv s’infiltre à Kizliar, au Nord du Daghestan. Avec 250 otages, les rebelles se retranchent à Pervomaïskoïe, sur la frontière tchétchéno-daghestanaise. Le 18 janvier, le village est libéré. Les sources russes rapportent que 153 rebelles sont tués pendant l’assaut, alors que Radouëv avec quelques proches réussit à prendre la fuite . Le 17 janvier, la prise d’otages de Pervomaïskoïe s’internationalise, lorsqu’un commando pro-tchétchène s’empare d’un ferry Avrasya avec 95 citoyens russes. Les terroristes demandent de relâcher le commando de Radouëv, pris en tenailles par les forces spéciales russes à Pervomaïskoïe.
La nouvelle étape dans les affrontements est franchie, les 6-9 mars 1996, alors que les rebelles, dirigés par Chamil Bassaëv, s’emparent pour quatre jours d’une partie de Grozny. Les combats s’intensifient partout en Tchétchénie, les rebelles reprennent et reperdent des villages, alors que les bombardements de l’aviation fédérale se poursuivent. Les troupes russes entreprennent une nouvelle ofensive dans les montagnes dans le Sud-Est de la République et reprennent Saïassan et Tsentoroï (le 2 avril 1996), Belgotoï (le 5 avril 1996). Les rebelles reprennent l’initiative, en détruisant une colonne blindée fédérale, 23 blindés sur 27, à 25 km de Grozny (le 16 avril 1996). La mort du général Doudaëv, suite à un coup de missile, près de Gekhi Tchou (le 21 avril 1996) ne change pas la tactique des rebelles, qui continue la guérilla. Avec la disparition de Doudaëv, Moscou reprend les négociations avec les indépendantistes. Le président tchétchène par intérim Zelimkhan Yandarbiev et le premier ministre russe Viktor Tchernomyrdine signent un accord sur un cessez-le-feu au Kremlin (le 27 mai 1996), cependant des accrochages continuent en Tchétchénie. Les Russes accusent Yandarbiev de ne pas contrôler ses combattants, qui agissent sur le terrain indépendamment. Les tensions montent quand les rebelles font prisonniers 26 soldats russes près de Nojaï-Yourt (le 1er juin 1996), les pourparlers russo-tchétchènes à Makhatchkala sont annulés. Une explosion ravage une rame de métro moscovite (le 11 juin 1996), alors qu’une délégation tchétchnène (indépendantiste) est visée par un attentat à la bombe en Tchétchénie (le 12 juin 1996). Un autre attentat à la bombe survient dans un autocar à Naltchik, en Kabardino-Balkarie, causant six morts. Les pourparlers russo-tchétchènes reprennent et échouent à nouveau. Les indépendantistes reprennent les combats à Ourous-Martan, Nojaï-Yourt et Kourtchaloï (le 9 juillet 1996). Deux autres attentats à la bombe surviennent à Moscou (les 11 et 12 juillet 1996), causant 33 blessés. Des accrochages se poursuivent avec les rebelles à Chatoï, Stary Atchkhoï, Goudermès et Guerzel-Aoul. Les rebelles lancent un nouvel assaut contre Grozny (le 6 août 1996), les combats font rage à la ville (le 7 août 1996). Les fédéraux perdent le contrôle de Grozny en se retranchant dans ses deux aéroports Séverny et Khankala (le 8 août 1996). Le nouveau secrétaire du conseil de sécurité russe, le général Alexandre Lebed, se rend en Tchétchénie et reprend les pourparlers avec le chef militaire des rebelles Aslan Maskhadov. Un premier accord russo-tchétchène est signé à Novyé Atagui (le 22 août 1996). Les Russes évacuent les montagnes. A Khassavyourt, au Daghestan, Lébed et Maskhadov, signe un deuxième accord. Les indépendantistes acceptent de remettre à plus tard (l’année 2001) la définition de statut de leur République, en échange Moscou évacue ses troupes de la Tchétchénie (le 2 septembre 1996). La campagne de Tchétchénie de 1994-1996 est close.
Après la mort de Doudaëv, la résistance tchétchène se fragmente rapidement en plusieurs dizaines de groupes armés autonomes, contrôlant chacun son territoire. La Tchétchénie se transforme dans une coalition floue de fiefs féodaux du style du Moyen-Age. Moscou retrouve de plus en plus de difficultés pour négocier. Après être élu président tchétchène (le 27 janvier 1997), Aslan Maskhadov ne parviendra jamais à imposer son contrôle sur toutes les formations armées. Deux facteurs expliquent la deuxième intervention russe en Tchétchénie (à partir de 1999): le rapt et le commerce des êtres humains généralisé sur le territoire tchétchène et l’agression de wahhabites tchétchènes au Daghestan.
La campagne de Daghestan et la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2001).
Les premiers accrochages sérieux entre les forces russes et les combattants tchétchènes surviennent au Nord du Daghestan (le 28 mai 1999). Des combattants tchétchènes de Khattab reprennent les combats et pénetrent le Daghestan du Nord en plusieurs endroits (le 2 juin 1999), l’incursion tchétchène se répète une autre fois (le 17 juin 1999) . Les wahhabites daghestanais, épaulés par les combattants tchétchènes, annoncent l’interdiction de la charia dans leurs villages: Etcheda, Gakko, Guigatl et Avgali, en les proclamant un « territoire islamique » (le 1er août 1999). Les combats commencent entre les militaires russes et les combattants tchétchènes près d’Etcheda (le 3 août 1999). Plusieurs centaines d’islamistes tchétchènes traversent la frontière daghestanaise et s’emparent des villages d’Ansalta et Rakhata (le 7 août 1999). Les Daghestanais créent les milices et résistent à l’incursion tchétchène. Les combats font rage aux environs d’Ansalta, Rakhata et Tando (les 19-21 août 1999). Les fédéraux délogent les islamistes des villages daghestanais Tando, Rakhata, Chadroda, Ansalta Ziberkali et Achino (le 24 août 1999). Les rebelles tchétchènes se réplient en Tchétchénie. Le nouveau premier-ministre russe Vladimir Poutine se rend au Daghestan (le 28 août 1999). Les forces fédérales lancent une attaque contre un fief wahhabite au Daghestan (Karamakhi et Tchabanmakhi) (les 29 août-3 septembre1999).
Une série d’attentats meurtiers survient à Moscou (le 31 août 1999), à Bouïnaksk, au Daghestan (le 4 septembre 1999), encore à Moscou (le 9 septembre 1999), une autre fois à Moscou (le 13 septembre 1999), à Volgodonsk (le 16 septembre 1999). Poutine déclarent que les terroristes se cachent sur le territoire tchétchène et sont soutenus par les forces extrémistes de Tchétchénie (le 15 septembre 1999). En parlant des terroristes, le premier ministre se dit prêt à « arracher cette abomination avec les racines».
Les fédéraux repoussent finalement les rebelles de Bassaêv et de Khattab vers la Tchétchénie et se concentrent près de sa frontière (le 21 septembre 1999). L’aviation russe bombarde l’aéroport de Grozny et 15 villages tchétchènes (le 23 septembre 1999). Poutine affirme que les forces russes poursuivront les terroristes, en prononçant la phrase qui l’a rendu célèbre: « S’ils sont aux toilettes, nous irons les buter dans les chiottes » (le 24 septembre 1999).
Les troupes fédérales entrent en Tchétchénie (le 30 septembre 1999), en pénétrant en profondeur entre 5 et 30 kms sur son territoire (les 2-3 octobre 1999). Les fédéraux occupent toute la rive gauche du Térek (le 5 octobre 1999), s’emparent de Garagorski (le 15 octobre), et s’approchent de Grozny (le 29 octobre 1999). Les talibans afghans offrent une aide militaire et financière aux indépendantistes tchétchènes, alors que des Albanais du Kossovo traversent la Géorgie pour rejoindre les combattants tchétchènes (fin octobre 1999).
Une opposition anti-Maskhadov se forme en Tchétchénie autour du mufti tchétchène Akhmad Kadyrov, qui a rendu aux fédéraux Goudermès, et l’ancien maire de Grozny, Beslan Gantémirov, libéré d’une prison russe (le 6 novembre 1999). Gantémirov commence à former les milices tchétchènes qui combattront aux côtés de fédéraux lors de la bataille pour Grozny (le 30 novembre 1999).
L’avancée victorieuse russe en Tchétchénie continue. Les forces fédérales prennent Assinovskaïa (le 12 novembre 1999), Bamout (le 12 novembre 1999), Novy-Charoï (le 16 novembre 1999), Atchkhoï-Martan (le 19 novembre 1999), Argoun (le 3 décembre 1999) et Ourous-Martan (le 8 décembre 1999). La bataille pour Grozny commence (le 13 décembre 1999), s’intensifie (le 24 décembre 1999). L’assaut se généralise (le 26 décembre). Les fédéraux progressent lentement à Grozny (le 28 décembre). En même temps, les rebelles entreprennent une contre-offensive à Argoun et Chali (le 9 janvier 2000) qui s’est soldée par un échec. La bataille de Grozny se termine par une sortie de rebelles de la ville, conduits vers les champs de mines: des centaines de combattants périssent ou sont mutilés (les 6-7 février 2000).
Les rebelles lancent une nouvelle contre-offensive à Komsomolskoïe (les 5-10 mars 2000) et passent aux actions de guérilla. Ainsi, dans des embuscades, tendues par les Tchétchènes, trouvent la mort 43 soldats russes (le 29 mars 2000) et 15 soldats (le 23 avril 2000). Un camion, bourré d’explosifs et conduits par un commando suicide (deux femmes tchétchènes, explose, en tuant 17 soldats fédéraux, selon les indépendantistes, à Alkhan-Yourt (le 7 juin 2000).
Poutine nomme le mufti tchétchène Akhmad Kadyrov administrateur de la Tchétchénie (le 12 juin 2000). Les actions de guérilla continuent en été et automne 2000. En décembre 2000, les forces russes lancent une grande offensive dans les montagnes pour porter un coup mortel aux indépendantistes.
L’actualité.
La situation actuelle ressemble à celle de 1995. La guérilla est retranchée dans les montagnes (chefs de guerre Chamil Bassaëv et Khattab), alors que dans la plaine une administration tchétchène pro-russe est formée. En analysant les deux personnages de cette administration Beslan Gantémirov et Akhmad Kadyrov, on peut conclure qu’ils ne sont prorusses que stratégiquement. Ce sont des chefs de guerre tchétchènes comme les autres, possédant ses propres formations armées, recrutées chez son teïpe, et son fief (Ourous-Martan pour Gantémirov, Goudermès pour Kadyrov).
Beslan Gantémirov, qui est à nouveau maire de Grozny est un militant indépendantiste de longue date. Il se trouvait pendant la révolution tchétchène en 1991 à la tête de la garde nationale aux côtés de Doudaëv, qui le nomme en suite le maire de Grozny. Cependant, Gantémirov passe à l’opposition de Doudaëv en 1993 suite au conflit pour les revenus pétroliers. Il rassemble autour de lui l’essentiel de forces armées de l’opposition anti-Doudaëv et participe aux assauts de Grozny en automne 1994. Après avoir collaboré dans l’administration tchétchène prorusse, en 1995, il est arrêté, jugé et condamné à la prison à Moscou, puis libéré en 1999 pour former les milices tchétchènes, qui ont participé à l’assaut de Grozny. Gantémirov entretient de mauvais rapports avec Kadyrov, avec lequel il a partagé les zones d’influence (Grozny étant sous le contrôle de Gantémirov, Goudermès sous celui de Kadyrov).
Akhmad Kadyrov est un ennemi juré de longue date des wahhabites, lui même étant adepte du soufisme. Rappelons que les premiers affrontements armés entre les wahhabites et les soufis ont lieu à Goudermès en juillet 1998, alors qu’en été 1999, Kadyrov créé un régiment tariqatiste (soufi) pour combattre la menace wahhabite en Tchétchénie. Il est difficile de soupçonner Kadyrov des sentiments prorusses, puisqu’il a combattu les fédéraux les armes à la main en 1994-1996. Pendant un certaine période, il soutenait le président tchétchène Maskhadov contre Movladi Oudougov, promoteur d’un mouvement islamiste Tchétchéno-daghestanais « Nation Islam », et Chamil Bassaëv, bras armé de ce mouvement. Or au moment de l’incursion de Bassaëv au Daghestan, Maskhadov ne le désapprouve pas, et quand les troupes fédérales entrent en Tchétchénie, il s’allie avec les wahhabites. Cependant, Kadyrov, démis de ses fonctions par Maskhadov, se rend au Daghestan pour demander le pardon aux frères daghestanais. La scission s’agrandit par le rapprochement de Maskhadov avec les pétromonarchies du Golfe et le Pakistan, sponsors de la résistance tchétchène. Maskhadov et Yandarbiev en 1999 et 2000 multiplient leurs visites dans ces pays, mais également en Turquie, où, semble-t-il, leurs familles sont réfugiées.
Au début de l’année 2001, Moscou a bloqué tous les pourparlers avec Maskhadov en refusant le reconnaître, alors que certains groupements tchétchènes insistent sur l’organisation des élections présidentielles tchétchènes afin d’élire un président légitime, avec qui Moscou pourrait négocier. Pourtant, Boris Nemtsov, leader de l’Union des Forces de Droite, propose son plan de règlement de la crise en Tchétchénie. Il propose de transformer la Tchétchénie d’une République présidentielle dans une République parlementaire, où tous les teïpes seraient représentés, alors que le président ne peut pas être élu démocratiquement par tous les Tchétchènes, dominés par les intérêts claniques. Selon Nemtsov, le gouvernement tchétchène doit également représenter les teïpes. Il croit qu’il faut provisoirement nommer à la tête de la Tchétchénie un gouverneur-général, comme à l’époque tsariste.
Boris Nemtsov propose également la partition de la Tchétchénie, en deux parties celle de la plaine et celle des montagnes. La première serait rattachée au Territoire de Stavropol, la deuxième serait proclamée « un territoire rebelle », qui serait entouré depuis partout par une frontière fortifiée. Cette proposition de partager la Tchétchénie en deux a été faite encore en 1991 par le Nobel russe Alexandre Soljenitsyne, et évoquée à plusieurs reprises par les leaders cosaques en 1996, 1997 et 1998. En été 2000, l’ancien maire de Moscou Gavriil Popov a parlé de la partition. Cette unique solution au conflit tchétchène n’est pas encore approuvée par la direction russe, qui essaie d’étouffer la guérilla en fermant la frontière avec la Géorgie et en introduisant le visa pour les citoyens géorgiens se rendant en Russie.
Les Kistines, groupe ethnique tchétchène de Géorgie, ont été évoqués très souvent comme une base arrière des indépendantistes. Les médias affirment que Khattab envisage de créer une enclave wahhabite dans la gorge Pnakisskoïe en Géorgie, où les Kiztines habitent. Les observateurs indiquent que les combattants de Khattab contrôlent 17 villages dans cette zone, limitrophe à la Tchétchénie, en proclamant leur capitale Douissi. Un mouvement islamiste « Al-Kharameïne » mise sur Khattab dans la propagation du wahhabisme au Caucase selon le scénario des talibans afghans. Les combattants tchétchènes contrôlent la gorge Pankisskoïe depuis 1998, et projetaient en été 2000 de déclarer l’autonomie du District d’Akhméty de Géorgie (où les Kistines vivent), mais l’ont remis à plus tard.
En définitive la seule solution du conflit tchétchène procède de deux étapes. La première comprend la collaboration avec les teïpes de la plaine, ce qui est réalisé en partie avec le recrutement de Kadyrov et de Gantémirov. La deuxième consiste en la partition de la Tchétchénie, en isolation de sa partie montagneuse avec des rebelles qui y sont retranchés.