Christophe Réveillard
Université Paris-Sorbonne (Paris-lV), directeur de séminaire de géopolitique au Collège interarmées de Défense (CID – École militaire)
Lorsque l’on observe les évolutions récentes de la situation géostratégique de la Russie, on est frappé du renversement d’ensemble dans lequel subsistent évidemment des exceptions.
Au niveau international, la plus grande organisation géopolitique à l’échelle mondiale est l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS)1, fondée le 26 avril 2001 afin de faire barrage à l’hégémonisme américain symbolisé un temps par les « révolutions de couleurs »2. L’obtention du statut d’observateur à l’Assemblée générale de l’ONU, en décembre 2004, a permis à d’affirmer son rôle « dans l’approfondissement des processus d’intégration, de coopération et de sécurité dans l’espace CEI et dans la grande région qui s’étend de la Baltique à l’Océan Pacifique »3. L’OCS à tenu à Ekaterinbourg les 15 et 16 juin derniers, sa dernière réunion des chefs des Etats membres de l’OCS dont font partie la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan et dont la Mongolie, le Pakistan, l’iran et l’inde ont le statut d’observateur. Or, c’est à cette réunion que l’Organisation de Shangaï a, pour la première fois aussi précisément, évoqué le projet d’une monnaie commune de règlement au sein de la zone couverte par l’organisation. Dans le cadre des solutions structurelles à opposer à la crise financière et économique mondiale, les pays dit « BRIC » (Brésil, Russie, Inde, Chine), réunis en marge du sommet OCS, ont également évoqué l’idée de ne plus laisser au seul dollar le statut de monnaie de réserve internationale et d’hégémonie en termes d’échange (plus de 50 % toujours à l’heure actuelle), surtout en raison de la dégradation vertigineuse des comptes américains (les twins déficits, la chute du crédit, un budget fédéral intenable) et l’émergence d’une multipolarité économique. Par l’impulsion qu’elle donne dans ces nouveaux centres de pouvoir que sont l’OCS et BRIC, sans oublier le G8 et les instances et forums internationaux traditionnels, la Russie a donc réussi à retourner la situation qui était la sienne dans les années 90. Elle a prouvé que non seulement le déclin n’était pas inéluctable mais que sa diplomatie savait pouvoir peser sur les plus grandes orientations stratégiques mondiales comme la lutte contre le terrorisme, la nécessité d’un réorganisation du système financier et monétaire international et la fin de l’unilatéralisme.
En Asie centrale et dans le Caucase, la Russie a misé et réussi sur une stratégie énergétique de reconquête de ses positions historiques, perdues après la chute de l’Union soviétique. Bien sûr, la puissance américaine vient de sauver sa présence à Manas au Kirghizistan et l’Ouzbékistan reste officiellement un allié, mais l’évolution est réelle dans la région et sur le pourtour des frontières de la Russie depuis vingt ans. Le grand succès récent de la puissance russe dans le Caucase est assurément d’avoir réussi à être de nouveau perçue comme force dominante et stabilisatrice de la région. De même la Russie a maintenu son contrôle sur les principaux processus d’intégration dans la région lors de la réunion de l’Organisation de coopération centrasiatique (OCCA) et la Communauté économique eurasiatique
(CEEA4) en octobre 20055.
Le fait qui incarne le plus ce réinvestissement russe dans la région, est la fébrilité qui a accompagné les derniers développements des hésitations kirghizes concernant la base aérienne de Manas. Si la décision des autorités kirghizes de maintenir et développer, en partenariat avec les Etats-Unis, un centre de transit à l’aéroport international de Manas, au lieu de faire évacuer complètement la base militaire américaine, est en soi une mauvaise nouvelle pour Moscou, il faut rappeler qu’elle est la seule base américaine en Asie centrale dont l’accord signé le 22 juin 2009 permet l’utilisation pour le transport de matériel non militaire essentiellement à destination du théâtre afghan. Il s’en est fallu de peu puisque en février le président kirghize Kourmanbek Bakiev ordonnait dans un délai de 180 jours l’évacuation des Américains. Il est intéressant de constater que Pierre Lellouche, désormais chargé au sein du gouvernement français de développer une politique européenne (indépendante ?), a joué, de conserve avec Richard Holbrooke, un rôle décisif dans le changement de position du gouvernement Kirghize au profit des Américains, en émissaire de Nicolas Sorkozy pour une mission de bons offices. Il est vrai qu’il fut président de l’Assemblée parlementaire de l’Otan et reste fervent partisan de l’intégration de la Turquie au sein de l’Union européenne conformément aux vœux de Washington pour fermer le verrou oriental de l’Otan.
Ainsi, Washington avait-elle fait la démonstration de sa faiblesse géopolitique en risquant de perdre son seul flux logistique aérien d’ampleur6, à partir de cet appui stratégique de la route du Nord, pour les forces de l’Otan en Afghanistan. Les autres sites de transit se faisant par voies ferrées et terrestres à partir au Sud du Pakistan (matériels militaire et non militaire) et au Nord uniquement non militaire via le Turkménistan et le Kazakhstan. Les Kirghizes en situation favorable, cette base possède des avantages qui en font un site unique, ont imposé des conditions draconiennes, notamment financières, aux Américains. Déjà, en 2005, l’Ouzbékistan en accord avec Moscou avait fait fermer la base américaine de Khanabad, ne laissant plus que les passages routier et ferré de Termez pour le matériel non militaire en provenance de Lettonie et de Géorgie et à destination de l’Afghanistan. Pour le Caucase, il faut ajouter que les évènements très récents en Ingouchie et au Daguestan ne sont pas un démenti au règlement militaire et à la solution politique conclus en Tchétchénie lesquels achèvent le processus de normalisation de cette région autrefois dévastée. Le commencement de cette normalisation est à dater de l’année 2006 lors de l’élimination des terroristes indépendantistes tchétchènes Abdoul-Khalim Sadoulaev et C. Bassaev, responsable des prises d’otages du théâtre de la Doubrovka, en octobre 2002 et de Beslan, en septembre 2004.
À l’Ouest, la Russie a accentué son poids diplomatique vis-à-vis de l’Union européenne par une implication stratégique de sa politique d’approvisionnement énergétique de l’Europe occidentale. D’autant qu’elle surveille de près la question de l’adhésion de la Turquie à l’UE ainsi que le devenir des discussions entre l’UE et le Kazakhstan, le Kirghizstan, et l’Ouzbékistan à propos de leur éventuel statut de membres associés. Mais c’est bien l’Accord de Partenariat Energétique du Sommet de Paris d’octobre 2000 qui régulait principalement les relations avec l’UE laquelle avait souhaité à l’époque augmenter ses approvisionnements en provenance de Russie elle-même intéressée à accroître ses livraisons d’hydrocarbures, source importante de devises, obtenir des technologies et des investissements européens pour augmenter ses capacités de production, exploiter de nouveaux gisements, moderniser ses infrastructures de sortie des hydrocarbures (gazoducs et oléoducs). Avec l’élargissement de l’UE, les pays d’Europe centrale et orientale attendent de la Russie jusqu’à 90% de leurs besoins en pétrole, notamment la Pologne, les Balkans et les Etats baltes. Pour l’ensemble de l’UE, la part du gaz russe approche les 30 % de la consommation totale et devrait connaître une croissance phénoménale dans les décennies à venir.
La question de l’approvisionnement en gaz illustre bien la stratégie russe. Le froid soufflé lors de la dernière crise entre la Russie et l’Ukraine, à la suite de celle de l’hiver 2005-2006, a brutalement révélé la dépendance de l’UE en ce qui concerne son approvisionnement énergétique et la nécessité pour elle de s’engager à aider à l’élaboration d’un accord entre Moscou et Kiev pour bénéficier à nouveau du transit du gaz en provenance de la Russie.
La société Gazprom constitue le premier exploitant et exportateur mondial de gaz et le secteur énergétique représente 55% des revenus budgétaires de la Russie. Ses exportations de gaz vers l’Europe transitent principalement via l’Ukraine mais également via la Biélorussie et la Pologne. Le projet North Stream est l’une des illustrations de la diversification éminemment politique de l’offre d’approvisionnement à laquelle s’est attachée Moscou, laquelle a signé un accord sur la construction d’un gazoduc sous-marin reliant Saint-Pétersbourg au nord de l’Allemagne par la Baltique en septembre 2005 et dont la mise en oeuvre devrait débuter en 2010 avec à la clef des économies sur les droits de transit en Pologne, en Biélorusse et en Ukraine. Gerhard Schrôder, signataire allemand aux côtés de Vladimir Poutine a été engagé par Gazprom, lors de son départ de la chancellerie, pour diriger le conseil de surveillance du consortium germano-russe chargé de construire ce gazoduc. Parallèlement, le projet South Stream a pour objectif de créer un transit à destination de l’Italie par les Balkans, ce qui complète idéalement la diversification de l’offre russe, d’autant que l’UE pressée par les EU et l’Otan de ne pas dépendre de Moscou, fait le constat de la limite des alternatives norvégienne et algérienne ainsi que du projet Nabucco, concurrent du South Stream, et censément approvisionné par le gaz d’Asie centrale. L’UE, en effet, ne peut que prendre acte de la position dominante de la Russie à l’échelle mondiale7 sur ce secteur. Représentant à elle seule près de 30 % des réserves mondiales de gaz et en en produisant plus de 20 % de la production mondiale, les facteurs déterminants de la Géopolitique gazière russe sont ainsi énumérés par N. Campaner : la Russie possède les « premières réserves mondiales de gaz naturel (avec 47 trillions de m3); ses principaux gisements sont situés au Nord-Est des montagnes de l’Oural. Elle est le premier producteur et deuxième consommateur de gaz mondial et le premier exportateur (et une interdépendance avec l’Europe occidentale en raison des accords gaziers de long terme depuis 1968 et une interdépendance avec les États de transit) ». De même, cette étude déroule les orientations probables de la stratégie énergétique du gouvernement russe jusqu’en 2020 : « maintien du rôle central de l’État dans le développement du secteur gaz devant connaître une croissance de la production prévue après 2010 avec une priorité au développement de Yamal et de la zone arctique et l’espérance d’une production en 2020 de 710-730 Gm3 (scénario optimiste) ou 680 Gm3 (scénario modéré) à laquelle les « producteurs indépendants » participeraient à hauteur de 170-180 Gm3 (25%), comptant donc sur un accroissement continu des exportations puis une stabilisation vers 2015, la recherche d’une diversification des marchés d’exportation vers l’Asie-Pacifique, parallèlement à une réduction de la part du gaz dans la balance énergétique russe au profit du charbon et du nucléaire. La géographie des réserves [serait] toujours plus au Nord et à l’Est : Péninsule de Yamal, zone arctique (Chtokman), Sibérie orientale
(Kovykta) » .
Dans la situation de crise à évolution exponentielle dans les mois qui viennent, et largement au-delà de sa gestion propre des évènements d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, de son rapport de force avec l’Otan et les Etats-Unis dans le cadre des réaménagements des accords stratégiques, de ses relations particulières avec la Corée du Nord, l’Iran, le Venezuela d’une part, l’Allemagne, la France et Israël d’autre part, du défi des réformes de sa Défense, la Russie a su développer une stratégie énergétique de renaissance et de reconquête en passe de s’affirmer aux toutes premières places sur l’échiquier mondial.
1. Ses pays membres couvrent un territoire supérieur à 30 millions de km2, avec une population de 1,46 milliard d’habitants. Deux langues de travail : le chinois et le russe. L’OCS a pour origine le mécanisme « Shanghai Cinq », établi en 1996 par la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Russie, le Tadjikistan avec pour objectif de renforcer la confiance, entreprendre des désarmements dans les régions frontalières et promouvoir la coopération régionale. En 2004, l’OCS a décidé d’accepter des observateurs et en a offert le statut à la Mongolie en juin. En juillet 2005, le Pakistan, l’Iran et l’Inde sont eux aussi devenus membres observateurs. Selon la charte de l’OCS, les missions majeures du bloc consistent à renforcer la confiance et le bon voisinage au sein des pays membres, développer la coopération dans divers domaines, maintenir la paix et stabilité régionales, promouvoir la création d’un nouvel ordre politico-économique international.
2. Illustrant le soutien américain en Géorgie et en Ukraine (2003 et 2004), la révolution des tulipes au Kirghizstan, (2005), laquelle avait provoqué l’arrivée au pouvoir de Kourmanbek Bakiev. |
Notes
- Création en octobre 2000 par la Russie pour un régime sans visas et à terme un projet d’union douanière et de marché commun ; réunie en 2005 avec l’Organisation de coopération centra-siatique. Membres : Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Russie et Tadjikistan.
- . « la Russie et les autres pays de la CEI », Le Courrier des pays de l’Est n°1059, janvier-février 2007, La documentation française, Paris, mars 2007 et Le Courrier des pays de l’Est n° 1055, mai-juin 2006, « la Russie et son étranger proche, de l’usage du soft power », La documentation française, Paris, juillet 2006.
- . « la Russie et les autres pays de la CEI », Le Courrier des pays de l’Est n°1059, janvier-février
2007, La documentation française, Paris, mars 2007 et Le Courrier des pays de l’Est n° 1055, mai-juin 2006, « la Russie et son étranger proche, de l’usage du soft power », La documentation française, Paris, juillet 2006.
- N. Campaner. Géopolitiquegazière de la Russie et de l’Asie centrale, CGEMP – Université Paris Dauphine, Gaz de France, 2007
7 . Ibid.