André PERTUZIO
Octobre 2005
Toute activité implique une dépense d’énergie et, dans le domaine économique et industriel, toute croissance va de pair avec un accroissement de l’énergie utilisée.
Dire que les Etats-Unis sont, et de beaucoup, la première puissance économique et industrielle de la planète est également un truisme. Ils consomment annuellement une quantité d’énergie qui représente 25% de la consommation mondiale, aujourd’hui d’environ 10 milliards de tep. Cette nécessité d’approvisionnement énergétique se traduit nécessairement par un ensemble de problèmes d’ordre technique, économique, politique et stratégique qui exercent une influence notable sur la politique suivie en la matière et notamment sur la politique internationale des Etats-Unis.
L’évolution historique
Les Etat-Unis ont toujours été grands producteurs de charbon, ce qui n’a pas peu contribué à leur développement économique au cours du XIXe siècle et continue de constituer une source d’énergie importante dans ce pays, aujourd’hui environ 22%.
Mais, le 30 Août 1859, à Titusville en Pennsylvanie, le « Colonel » Edwin Drake forait le premier puits producteur de pétrole, annonciation d’une ère nouvelle, celle des hydrocarbures qui représentent aujourd’hui plus de 60% de l’énergie consommée dans le monde !
C’est donc aux Etats-Unis que prit naissance l’industrie pétrolière et tant ses pratiques, ses concepts juridiques, ses définitions techniques et même les mesures et le langage utilisés en la matière sont, aujourd’hui encore, d’origine américaine.
A partir de la découverte de Titusville, la fièvre s’empara des spéculateurs qui se muèrent en prospecteurs et ce fut une nouvelle ruée vers l’or, noir cette fois, qui eut lieu de manière anarchique en l’absence de normes juridiques adaptées à cette nouvelle industrie. Seul existait le système des « leases » assorti des conditions d’ordre minier habituelles, c’est-à-dire essentiellement le paiement d’une « royalty » au propriétaire du sol qui, selon la loi américaine, possède également le sous-sol, voire même par « droit de capture » celui du voisin !
Le nombre des compagnies pétrolières dès lors proliféra dont trois cents à New York seulement, les puits forés se multiplièrent et les nombreux gisements s’épuisèrent rapidement car leurs propriétaires avaient hâte de convertir le pétrole en dollars.
Cette situation explique d’une part le très grand nombre de puits forés aux Etats-Unis, et le nombre de puits producteurs si l’on songe qu’aujourd’hui, troisième producteur mondial avec 7 millions de barils/jour soit 350 millions de tonnes/an (2), la productivité moyenne des puits est de 17 barils/jour soit environ 400 000 puits !
Cette situation initiale et cet engouement répondaient aussi à un besoin économique, c’est-à-dire l’éclairage car le pétrole permettait de fournir de la lumière à bas prix.
C’est ainsi qu’une puissante industrie pétrolière se mit en place aux Etats-Unis alors que petit à petit émergèrent les grands prédateurs de génie qui mirent fin à l’anarchie et constituèrent de grands empires pétroliers lesquels produisaient, raffinaient, transportaient et vendaient leur production non seulement aux Etats-Unis mais à l’étranger.
Un nom résume cette époque, celui de John D. Rockefeller et celui de sa Standard Oil qui, dès 1880, détient 75% des raffineries et 90% des oléoducs et va assurer jusqu’à 95% du marché mondial qu’elle partagera ensuite, notamment avec la Royal Dutch Shell de Henry Deterding qui sera son principal concurrent.
Avec la survenance de la Grande Guerre aujourd’hui appelée Première Guerre Mondiale, le pétrole devait prendre une importance toute particulière avec l’intervention des avions, des sous-marins et des tanks et aussi le remplacement du charbon pour certains navires de guerre notamment en Angleterre où, dès 1917, Winston Churchill prenait pour l’Amirauté 56% des actions de l’Anglo Persian, future B.P.
Dès lors, les Etats commencent à s’intéresser de près à l’industrie pétrolière devenue un élément stratégique. Aux Etats-Unis, la Standard Oil accroît sa production et devient indispensable au point que le 10 Août 1918 une loi soustrait ces exportations à l’application des lois anti-trusts.
Notons à ce propos que dans le pays de la libre entreprise et de l’économie de marché, les relations entre les grandes sociétés et l’Etat sont permanentes et que bien souvent les financiers dirigeants des unes se retrouvent pourvus de fonctions gouvernementales et que, si leurs intérêts divergent parfois, en règle générale les grandes compagnies et le Gouvernement se font la courte échelle et se soutiennent lorsqu’il s’agit de l’étranger. La politique internationale des Etats-Unis reste marquée par cette collaboration même s’il ne s’agit pas de la symbiose qui existe ou a existé dans d’autres pays, notamment en France entre l’Etat et Elf-Aquitaine.
C’est ainsi que dès 1919, Washington a appuyé les efforts des grands groupes pétroliers pour s’implanter au Moyen Orient où l’Angleterre régnait en maître. En Irak, les sociétés américaines s’introduisaient de la sorte dans la nouvelle Irak Petroleum Company avec 23,75% avec Royal Dutch Shell, Anglo-Persian et la toute nouvelle Compagnie Française des Pétroles qui devait, bien plus tard, devenir Total.
Mais c’est en Arabie Saoudite qu’eut lieu le triomphe américain avec l’octroi d’une immense concession en 1933 à la Standard Oil de Californie qui, plus tard avec la Texaco constituera la fameuse Aramco, concessionnaire et toujours exploitant, aujourd’hui comme entrepreneur, des gisements de ce pays.
A l’aube de la Seconde Guerre Mondiale, la politique officielle des Etats-Unis est « au lieu d’exploiter nos réserves rapidement, nous devons soit tirer de plus en plus de pétrole des pays étrangers, soit réduire notre consommation ». Washington et la Standard Oil marchent la main dans la main.
Le pétrole ne semble pas avoir de responsabilité dans le déclenchement de la guerre encore qu’en 1941 c’est l’embargo sur l’approvisionnement du Japon qui sera déterminant pour lancer ce pays contre les Etats-Unis ainsi que l’a rappelé Winston Churchill « les Japonais n’avaient d’autre issue ».
Quoiqu’il en soit, l’énergie pétrolière allait jouer dans cette conflagration mondiale un rôle essentiel par l’emploi massif par les puissances combattantes des chars, des avions, des bâtiments de guerre et des sous-marins. La supériorité en la matière des Alliés était immense et ni les Allemands au Caucase, ni les Japonais en Insulinde ne purent atteindre les champs pétroliers tandis que la guerre sous-marine qui exigeait beaucoup de carburant n’est pas arrivée à stopper le ravitaillement des armées alliées par les Etats-Unis.
Après la guerre, la prise de conscience de l’importance tous azimuts du pétrole devenait un facteur essentiel de la politique des Etats. C’est ainsi que le 13 Février 1945, le Président Roosevelt rencontrait sur le croiseur « Quincy » le roi Ibn Saoud dont le pays devenait un protectorat pétrolier américain et le premier producteur du monde, le consortium Aramco dont l’actionnariat incluait dorénavant Mobil et Exxon (Standard Oil), grandissait en puissance.
Ainsi, au niveau des sociétés pétrolières, on assistait à une redistribution des cartes car, si les Sept Sœurs (3) dominaient toujours l’industrie et le marché du pétrole, les pays producteurs commençaient à réagir en exigeant une part supérieure du gâteau, le défi – pour la dernière fois relevé avec succès par les sociétés – le plus sérieux fut porté par l’Iran du Dr Mossadegh en 1951. Inéluctablement se poursuivit « la décolonisation du pétrole » avec la constitution de sociétés nationales des pays producteurs et la nationalisation dans ces pays de l’industrie pétrolière, les compagnies étrangères devenant juridiquement des prestataires de service.
Même la fixation des prix du brut échappe lors du choc pétrolier d’Octobre/Décembre 1973 aux compagnies pétrolières qui dès lors ne contrôlaient plus ni les aires de production ni le marché tout en conservant un rôle prééminent par leur expertise technique et leur puissance financière.
Mais désormais, la détermination de la politique pétrolière, de plus en plus importante d’un point de vue économique et géostratégique, passait aux Etats. Le poids politique, économique et militaire des Etats-Unis s’exerce pleinement aujourd’hui dans ce domaine car ils se trouvent confrontés à une situation énergétique nouvelle à laquelle la réponse à donner est d’autant plus importante que les Etats-Unis occupent dans ce domaine une place prépondérante.
Déjà en 1973, le Président Nixon fixait pour son pays des objectifs ambitieux qui consistaient dans le domaine énergétique à obtenir une sorte d’autarcie (projet « Independance »).
Ce projet, comme on le sait, n’a pu être mené à bien mais on lui doit la construction de centrales nucléaires qui permettent aux Etats Unis de produire environ 8% de l’électricité consommée annuellement.
La situation actuelle
Le rappel historique ci-dessus montre l’évolution de la politique pétrolière des Etats-Unis et permet de comprendre les aspects actuels de la situation énergétique actuelle :
- a) Une production pétrolière toujours très importante de 350 millions de tonnes/an soit environ 7 millions de barils/jour qui, nous l’avons vu, met les Etats-Unis au troisième rang des producteurs mondiaux, mais obtenue par un très grand nombre de puits à très faible productivité et une majorité de gisements en déclin, les réserves actuelles se situant à environ 8 à 9 ans de production, les découvertes permettant de maintenir, bien que difficilement, ce ratio.
- En conséquence, une dépendance croissante des importations pétrolières dont la part la plus importante vient des pays américains Venezuela, Mexique et Canada mais où le pourcentage du Moyen Orient se situe à 25% et l’Afrique à 16%.
- Une demande mondiale en augmentation permanente notamment des pays nouvellement industrialisés et particulièrement de la Chine dont la consommation en accroissement annuel de plus de 3,4% rejoindra celle des Etats-Unis à l’horizon 2025-2030, ce qui nécessitera des investissements considérables dans la recherche et la production (plus de 3 000 milliards de dollars pour le pétrole et autant pour le gaz naturel au niveau mondial).
- Une capacité de raffinage insuffisante et un parc de raffineries vieillissant faute d’investissements importants pour le rénover et en augmenter la capacité.
- Une production de gaz naturel importante mais qui ne couvre pas entièrement les besoins (580 millions de tep) avec un ratio réserves/ production d’environ 10 années.
Quant au bilan énergétique des Etats-Unis, il s’établit de la manière suivante :
- Consommation d’énergie primaire de 2 350 millions de tep dont : 950 millions de tep de pétrole brut et produits pétroliers, 580 millions de tep de gaz naturel, 570 millions de tep de charbon et 250 millions de tep d’électricité primaire (hydraulique et nucléaire).
- La répartition de cette consommation d’énergie (end use) est la suivante : Industrie et Agriculture : 38%
- Transports : 26%
- Usages commerciaux : 24%
- Usages résidentiels : 12%
Il faut toutefois noter que le transport automobile à lui seul représente 590 millions de tep soit 63% de la consommation de pétrole c’est-à-dire plus que la quantité des importations !
- Les projections à l’horizon 2015 montrent relativement peu de changements dans les pourcentages respectifs des différentes sources d’énergie avec une augmentation de 1% du pétrole, une diminution de 1% du charbon mais un accroissement de 3% du gaz naturel tandis que l’électricité d’origine nucléaire perdra 1%. Quant aux importations de pétrole, leur pourcentage par rapport à la consommation qui est aujourd’hui d’environ 54%, passera selon les projections à 60% à l’horizon 2015, cette augmentation étant due non seulement aux besoins des transports pour lesquels aucune solution de rechange au niveau industriel n’est prévu mais aussi à l’augmentation des besoins d’hydrocarbure pour la production d’électricité, cette dernière devant s’accroître alors que le pourcentage d’électricité d’origine nucléaire est appelé à baisser (à noter que les Etats-Unis consomment 28% de l’électricité produite dans le monde).
Les défis à relever par les Etats-Unis dans un monde en évolution, politiquement incertain et face à l’appétit en énergie des nouveaux venus du développement économique et industriel dont évidemment la Chine mais aussi l’Inde, le Sud-est asiatique et le Brésil, sont donc considérables.
Il convient cependant de ne pas sous-estimer les capacités techniques et méthodologiques des américains ni l’esprit d’entreprise des sociétés pétrolières. C’est ainsi que le nombre de puits forés dans le monde est en augmentation soit 20 722 en 2005 par une cinquantaine de compagnies dont une majorité des Etats-Unis.
Enfin, en ce qui concerne l’approvisionnement du pays en pétrole brut, il ne faut pas oublier que, si sa dépendance des importations ne peut qu’augmenter avec le temps, il existe sur les territoires américains de très importantes réserves qui commencent à être exploitées sur une grande échelle. Il s’agit de bruts extra-lourds du Venezuela et des sables asphaltiques de l’Athabasca au Canada : plusieurs grandes sociétés y sont déjà à l’œuvre, entre autres Shell et Total au Venezuela mais, à ce jour, 1 à 2% de ces ressources ont déjà été produites mais de nombreux projets de développement sont en cours. Ils requièrent certes des investissements importants et posent des problèmes d’environnement mais on pense qu’ils pourraient atteindre à l’horizon 2010 une production de 100 à 250 millions de tonnes par an et jusqu’à 500 millions dans les décennies suivantes.
C’est là pour les Etats-Unis une réserve pour l’avenir sans parler, plus tard dans le siècle, des schistes bitumineux.
Le problème ne sera pas résolu pour autant. Pour l’heure les combustibles fossiles conventionnels (charbon, pétrole, gaz naturel) continueront de représenter 85% de l’approvisionnement énergétique mondial en l’absence de substituts disponibles à la fois techniquement, quantitativement et financièrement. De ces énergies, on l’a vu, les hydrocarbures vont représenter dans le monde un pourcentage de plus en plus élevé quelle que soit l’importance du charbon dans quelques pays dont les Etats-Unis, la Chine et la Russie.
La sécurité de ces approvisionnements représente dès lors et continuera de représenter un impératif pour les Etats-Unis et ne peut que jouer un rôle de première importance dans leur politique internationale. Il s’agit en effet non seulement de leur propre approvisionnement mais également du poids géostratégique du pétrole et, par conséquent, du contrôle des aires principales de production et de l’acheminement de ce dernier vers les marchés.
* André PERTUZIO est Consultant pétrolier international avec une carrière internationale de plus de 30 ans dans l’industrie pétrolière dont 20 ans dans un grand groupe pétrolier français. Il fut aussi Conseiller juridique pour l’Energie à la Banque Mondiale