Professeur Paul BALTA
Décembre 2005
Ayant couvert pour Le Monde la révolution iranienne de septembre 1978 à avril 1979, cet événement a marqué ma carrière et même ma vie que j’ai failli perdre à trois reprises à Téhéran, entre le 10 et le 12 février. Je voudrais aussi, pour éclairer mon intervention, rappeler que je suis avant tout un homme de terrain. Toutefois, mes grands reportages étaient l’occasion d’approfondir ma documentation en vue de publier des articles dans des revues scientifiques et des livres comme L’Iran insurgé ou Iran-Irak, une guerre de 5000 ans1. En 1987, j’ai été coopté, à l’université Paris III Sorbonne-Nouvelle où j’ai dirigé le Centre d’études de l’Orient contemporain.
Si j’ai choisi le thème de la modernité pour cette étude sur « l’avenir de l’Iran : enjeux stratégiques et économiques », c’est qu’il est trop souvent occulté par les aspects négatifs mis en relief par les médias. Je précise qu’est moderne ce qui est fait selon les techniques et l’esprit contemporains, le modernisme étant le goût de ce qui est moderne même si on n’a pas les moyens de le créer et qu’on l’importe ; en revanche, la modernité est un état d’esprit fondé sur la recherche, l’innovation et la créativité. Sans préjuger des communications à venir, je crois que le développement de l’énergie nucléaire civile est une des manifestations de la volonté du peuple iranien et pas seulement du pouvoir, de moderniser la recherche, la science et la technologie.
La Constitution de la République islamique d’Iran
Le projet publié le 4 novembre 1979 et adopté par référendum le 3 décembre a été occulté en Europe et même dans le monde musulman, par un autre événement : l’occupation, ce même 4 novembre, de l’ambassade des États-Unis à Téhéran, jusqu’à la libération, le 20 janvier 1981, des diplomates pris en otages. Or cette Constitution innove non seulement par rapport aux coutumes régionales quand on sait, par exemple, que l’Arabie Saoudite n’a pas de Constitution, mais aussi sur le plan théorique. Je rappelle les origines de cette modernité. En effet, l’ayatollah Khomeyni m’avait confié qu’il souhaitait une contribution de l’ayatollah Momammad Baqer el-Sadr qu’il connaissait depuis son exil à Nadjaf, mais officiellement celle-ci a été demandée à ce dernier par des ulémas libanais.
Né à Kazimayn, faubourg de Bagdad, entre 1932 et 1935, Baqer Sadr était, à l’époque, le seul Arabe des huit marja’ (la plus haute autorité chez les chiites). Saddam Hussein l’a fait exécuter secrètement le 9 avril 1980. D’une immense culture (je l’ai rencontré longuement à deux reprises à Najaf) il était alors le seul théoricien musulman à avoir traduit en termes politiques, économiques et sociaux ce qui n’était encore qu’une réflexion théologique. Son biographe Pierre Martin le considère comme « Le symbole de la modernité islamique » et « Le pilier de la renaissance islamique ». Il écrit à son propos : « Conscient du vide intellectuel qui caractérise la pensée islamique dans de nombreux domaines, il s’efforce d’élaborer un système de pensée, de jeter les bases de théories politiques et économiques où l’islam apparaît comme l’unique alternative pour résoudre les problèmes de notre temps2 « .
En effet, il ne s’était pas contenté de connaître les fuqaha, les savants musulmans sunnites et chiites, mais avait lu aussi les grands penseurs et les économistes occidentaux, comme le prouvent deux de ses nombreux livres. Falsafatuna, « Notre philosophie », publié à Nadjef en 1959, est une réponse argumentée aux idées marxistes alors à la mode en Irak et dans le monde. Iqtisâduna, « Notre économie », publié en 1960, souligne dans la préface à la première édition, qu’il n’y a pas de science islamique de l’économie. Le livre comporte trois parties ; la première réfute le marxisme et condamne le communisme, la deuxième critique le capitalisme et la troisième explique ce que pourrait être un système économique islamique moderne et équitable. Certains grands ayatollahs iraniens m’avaient dit vouloir s’inspirer de ces textes.
L’ayatollah Baqer Sadr avait accédé au voeu de Khomeyni en rédigeant une lettre intitulée : Note préliminaire de Fiqh, à propos de la Constitution de la République islamique d’Iran. Publiée en arabe et en persan, elle a été soumise au débat du peuple iranien et a été la principale source d’inspiration de la Constitution. On en trouve le texte intégral, traduit en français, dans la revue Les Cahiers de l’Orient3. Il définit le rôle du Vélayat faqih puis rappelle que, dans les démocraties occidentales, le pouvoir vient du peuple alors qu’en Islam, « Dieu est la seule source du pouvoir ». Néanmoins, au nom de l’ijtihâd il recourt à un subtil argument théologique pour justifier que, dans la République islamique, la Oumma, la communauté des croyants, soit investie » des pouvoirs législatifs et exécutifs ».
Il écrit : « La Oumma a le droit d’exercer ces pouvoirs, selon les modalités prévues par la Constitution. Ce droit est accordé par Dieu, véritable source de tout pouvoir, dans le même sens où le calife peut remplacer le Prophète ; c’est un droit de gérance. Par l’exercice du pouvoir, la Oumma accroît son sens des responsabilités de façon importante car elle prend conscience qu’elle dirige en tant que représentant de Dieu sur terre. Tous les membres de la Oumma sont égaux dans l’exercice de ce droit et chacun peut donc, à tout moment, exprimer ses opinions, ses points de vue et avoir une activité dans les domaines les plus différents. De même, chacun a le droit de pratiquer la religion et le rite de son choix ».
On retrouve ces recommandations dans la Constitution iranienne adoptée par référendum, qui est aussi un droit prévu dans un des 177 « Principes » (articles) qui la composent. Autre facteur de modernité, les Iraniennes sont électrices et éligibles alors qu’en Arabie Saoudite les femmes ne peuvent toujours pas voter et que les hommes n’y ont été autorisés que cette année ! Certes, ces dernières années, les mollahs conservateurs ont, grâce à des ruses juridiques, réduit ces droits, accru leurs pouvoirs et accentué le caractère théocratique de l’État au détriment de la démocratie4, il n’en demeure pas moins que la Constitution conserve ses principes de base empreints de modernité.
L’évolution dans le domaine de l’enseignement
L’enseignement a été totalement islamisé mais la scolarisation, y compris celle des filles, a été faite de façon intensive, ce qui est aussi un facteur de modernité. En outre, le nombre d’étudiantes dans les universités est maintenant de 60% et elles ont dans l’ensemble de meilleurs résultats que les garçons.
Évolutions aussi sur le plan religieux. En 1979, j’avais consacré deux jours à la visite des facultés de théologie des villes saintes de Qom et de Mechhed. J’y suis retourné en 1995. J’ai constaté qu’elles avaient intégré les sciences humaines et les langues étrangères de façon à former des religieux capables de faire bonne figure dans les débats théologiques et idéologiques qui se multiplient en Iran et à l’étranger. Un des plus connus est celui qui a concerné la théorie du velayat faqih. Abdolkarim Soroush (né en 1945) idéologue du régime à ses débuts est devenu contestataire à la fin des années 1980. Sa réflexion porte sur les moyens de conjuguer islam et modernité et il fait partie des « nouveaux penseurs de l’Islam5 « . Il n’hésitait pas à affirmer : « 90% des fuqaha ne sont pas d’accord sur le principe du velayat faqih ». Comme d’autres intellectuels, il s’est exprimé dans la revue Kiyan (Valeurs). En 1995, son rédacteur en chef m’avait résumé leur position en ces termes : »La religion est un don de Dieu. Toutefois, elle est interprétée par des hommes. L’interprétation humaine varie selon les époques et les circonstances : elle est influencée par l’histoire, la société, etc. En conséquence, si la religion est sacrée, la pensée humaine ne l’est pas. Nous avons donc le droit de ne pas être d’accord avec la théorie de Khomeyni. De même, le Coran, est la parole de Dieu, mais sa mise en forme a été faite par des hommes : il est donc légitime d’analyser les circonstances dans lesquelles ils ont travaillé, de se pencher sur la grammaire, d’étudier la société de l’époque, de suivre les évolutions, etc. ». Même s’il a eu des problèmes avec les autorités, de même que d’autres intellectuels, leurs apports sont importants et ont largement dépassé les frontières de l’Iran.
Autres exemples : Muhammad Legenhausen6 (né en 1953), Américain catholique converti à l’islam en 1983, enseigne la philosophie des religions à l’Institut Khomeyni de Qôm, depuis 1989. L’analyse comparée de l’islam et du christianisme attire de plus en plus de jeunes étudiants en théologie. De même, en 1995, j’ai été témoin du début d’une série de cours sur le thème : « La philosophie du langage de Ludwig Wittgestein7 (1889-1951) peut-elle éclairer la lecture du Coran ? » Cela aurait été inconcevable dans les années 1980 !
Le rôle important des femmes dans la société civile, autre facteur de modernité
En Europe l’image qui domine dans les opinions publiques est celle de la femme en tchador qu’on croit soumise. Que la juriste et militante des droits de l’homme, Shirin Ebadi soit la première femme musulmane à avoir obtenu, en 2003, un Prix Nobel, celui de la paix, a contribué à corriger les « idées reçues » et les perceptions négatives mais pas suffisamment. Électrices et éligibles (plusieurs ont été ou sont députés au Conseil consultatif islamique, le Parlement), les Iraniennes peuvent travailler à l’extérieur, sortir seules, conduire une voiture, etc.
Permettez-moi d’apporter quelques témoignages personnels. Je ne connais aucune ville du monde musulman qui compte autant de femmes chauffeurs de taxis que Téhéran. Cela peut paraître anecdotique, mais c’est révélateur d’une certaine modernité, comme l’ajmontré l’excellente revue Zanan (Les Femmes), premier magazine libéral consacré aux femmes et publiée depuis 1991. Parce que tout le monde les voit et qu’elles sont un symbole, la revue les a mises, il y a une dizaine d’années, sur la couverture d’un numéro spécial consacré au rôle des Iraniennes dans la société et réclamant qu’on leur confie plus de responsabilités dans l’administration et la vie publique. Ce qui a été fait. Il y a désormais des femmes policiers. Il faudrait également citer les Iraniennes qui excellent dans l’enseignement, la médecine, la littérature, les arts plastiques, le cinéma comme Samira Makhmalbaf qui a joué dans les films de son père Mohsen Makhmalbaf avant d’être couronnée au Festival de Cannes comme réalisatrice et scénariste
Une autre couverture représentait une femme en tchador qui arrachait une bande de sparadrap collée sur sa bouche. Avant que je me rende en Iran pour une mission d’étude, en septembre 1995, plusieurs radios et télévisions françaises, très intéressées, m’avaient demandé de reprendre contact à mon retour. Ce que j’ai fait. Quand j’ai dit que je souhaitais mettre l’accent sur le rôle des femmes, personne ne m’a rappelé sauf France culture et RFI. De même, j’avais proposé au Nouvel Observateur un article illustré par la couverture de la revue Zanan que je leur avait envoyée. En vain. Une fois Mohammad Khatami élu Président de la République, le 26 mai 1997, grâce au vote des femmes et des jeunes, tous les médias qui m’avaient ignoré m’ont rappelé et longuement interviewé. Quant au Nouvel observateur, il a fait sa couverture avec celle de Zanan pour illustrer un numéro « Spécial islamisme », en janvier 1998.
Autre figure emblématique, Faezeh Hashemi (47) ans, fille cadette de l’ex-président Rafsandjani et grande militante du sport féminin. Député, vice-présidente du Comité olympique iranien et présidente du Conseil de solidarité des femmes sportives des pays islamiques qu’elle a créé, elle m’avait expliqué que 50% des villes iraniennes avaient des piscines et qu’elles voulait que toutes en soient dotées et soient accessibles aux filles. Entre 1995 et 2000, elle en a fait construire 1400 et elle continue depuis. Elle avait conclu en disant : « Le sport donne aux femmes confiance en elles et contribue à les épanouir. Il les aide à s’élever sans la société et rien dans la Constitution n’empêche une femme d’accéder à la présidence de la République ». Honnie par les traditionnalistes excédés par son activisme, elle n’en poursuit pas moins son action dans le sens de la modernité.
Je voudrais conclure en citant le message qu’une amie de l’Université de Lyon, Jacqueline Valantin, a adressé à ses collègues pour annoncer une conférence sur le voyage touristique qu’elle a fait en mars en Ouzbékistan et en Iran. « Pour l’Iran (12 jours), la surprise majeure, partagée avec les autres membres du groupe, est l’écart, le fossé, l’immensité, qui sépare les représentations que nous en avons, de la réalité rencontrée. A priori, l’Iran évoque des idées d’insécurité, d’éventuels enlèvements… En fait, c’est un pays très moderne et dynamique au réseau routier et autoroutier impressionnant. Avec les fêtes de Nowrouz, le Nouvel An , les Iraniens sont partout, sur les sites archéologiques, dans les villes, les rues, les salons de thé, les restaurants.. Et toujours souriants et accueillants, nous abordant pour savoir d’où nous venions et nous souhaiter la bienvenue. Les femmes sont certes plutôt bien couvertes (il y a quand même beaucoup de jeans sous les manteaux qui s’arrêtent souvent au genou), mais elles sont partout, de jour, de nuit, dans les rues, les restaurants, et souvent entre elles, sans le cerbère d’homme que l’on imagine ! Ils manifestent un tel plaisir de nous accueillir, que loin d’être insécurisés, on se sent protégés. Et si nous avons pris bien des photos et des films, ils en ont pris largement autant de nous, avec leurs appareils à photos « normaux », numériques, leurs caméras… »
Pour ma part, je suis persuadé, si les conservateurs continuent à s’obstiner à monopoliser le pouvoir, que la société civile iranienne fera prévaloir la démocratie et la modernité, même au prix d’une nouvelle révolution.
* Professeur Paul BALTA est spécialiste du Monde Arabe, ancien journaliste au Monde, Directeur honoraire du Centre d’Etudes de l’Orient Contemporain à l’Université de la Sorbonne Nouvelle. Auteur de plusieurs ouvrages et publications sur l’Iran, le Monde arabe, l’Islam et la méditerranée.
Note
- À titre d’exemple : Paul Balta, Claudine Rulleau, L’Iran insurgé. 1789 en Islam ? Un tournant du monde, Sindbad, Paris, 1979.
Voir aussi, Paul Balta, Iran – Irak, une guerre de 5000 ans, Anthropos/ Economica, Paris, 2è édition, 1988.
- Une grande figure de l’islamisme en Irak, in Les Cahiers de l’Orient, N° 8-9, premier trimestre1988, Paris.
- « L’islamisme chiite. Muhammad Bâqer al-Sadr », in Les Cahiers de l’Orient, Paris, ibid
- Sepideh Farkondeh, Médias, pouvoir et société civile en Iran, préface de
Paul Balta, L’Harmattan, Paris, 2002.
- Ziad Hafez, « Les nouveaux penseurs de l’islam », in Al Mouaten. Revue du
Mouvement du citoyen libanais, Beyrouth, N° 32, 34, 36, 1996-1997.
Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Albin Michel, Paris,
2004.
- Islam and Religious Pluralism, Al Hoda, London, 1999. Contemporary Topics of Islamic Thought, Al Hoda, Tehran, 2000. Traduits en farsi et en arabe.
- Tractatus logico-philosophicus, 1921, Investigations philosophiques, 19361949, publié en 1953, Le cahier bleu et Le cahier brun, 1933-1935, publié en 1958, Remarques philosophiques, publié en 1964, De la certitude,
1950-1951, publié en 1969.